VIE DE  NAPOLÉON

— FRAGMENTS —

 

XIV.

 

 

Embarras de Bonaparte au sujet des fripons qui occupaient la plupart des emplois administratifs à l'armée d'Italie. — Le directoire envoie le général Clarke au quartier général, pour y observer la conduite de Napoléon.

 

Napoléon ne voulait pas choquer le Directoire pour des détails. On volait scandaleusement à son armée, soit sur les réquisitions en nature imposées au pays, soit sur les contributions en argent. Les hommes qui avaient la direction de toutes ces affaires lui étaient imposés par le Directoire et se donnaient pour des parents ou des protégés des Directeurs. Le général Bonaparte, qui était souvent obligé de ne pas suivre les ordres absurdes qu'il recevait de Paris, à propos d'affaires de la plus haute importance, n'eût pas voulu se brouiller avec les Directeurs pour des misères. Qu'importait, en effet, à l'armée que tel cousin de Barras volât deux ou trois cent mille francs ? L'essentiel était qu'on lui envoyât un renfort de deux ou trois mille hommes.

Il est impossible que Napoléon n'ait pas eu, dès cette époque, l'idée, réalisée plus tard, d'établir un receveur général, dans la caisse duquel auraient été versées toutes les contributions. Rien ne serait sorti de cette caisse que sur la signature d'un magistrat nommé Ordonnateur en chef ou Intendant général. On voit par les rapports du général en chef au Directoire, qu'il avait trouvé pour remplir cette place importante un homme de talent et d'une probité irréprochable : l'ordonnateur Boinod. Rien n'était donc plus simple que d'organiser cette administration, mais :

1° Le général se serait fait une foule d'ennemis.

2° A Paris, la misère et les embarras d'argent du Directoire, étaient inimaginables. Le trésor national ne recevait, par les impositions, que des assignats valant en numéraire la cent cinquantième partie de leur valeur nominale. Le Directoire était obligé de passer du régime des assignats à celui de la monnaie métallique. Aucun des Directeurs n'était assez instruit en économie politique pour se confier la force des choses et comprendre qu'une grande nation ayant toujours besoin d'une monnaie pour ses échanges de tous les jours, donnera nécessairement crédit, pour tout le temps désirable, à cette mise en avant par le gouvernement.

Le Directoire croyait avoir le plus pressant besoin du crédit des hommes à affaires qui l'environnaient ; il était persuadé que, sans eux, la France serait perdue.

Barras protégeait la plupart de ces agents d'affaires, qui arrivaient eu Italie avec des commissions du Directoire. Napoléon devait à ce Directeur la place de général en chef ; il avait été nominalement sous ses ordres, à l'époque du 13 vendémiaire, et c'est alors que sa fortune avait commencé.

Dans la distribution intérieure du travail parmi les membres du Directoire, Barras était chargé du personnel des armées, comme Carnot de leur mouvement et de la partie des plans de campagne.

Mais les employés fripons, protégés par le Directoire, n'étaient pas le seul embarras du général en chef. L'armée d'Italie était alors embarrassée par des commissaires du gouvernement, en perpétuelle rivalité avec le général en chef. Ces commissaires avaient été représentants du peuple et se souvenaient encore du grand rôle qu'ils avaient joué aux armées, dans le temps du gouvernement révolutionnaire. Alors, par un simple arrêté, ils ôtaient son commandement à un général et le renvoyaient au tribunal révolutionnaire, qui ne manquait pas de faire tomber sa tête.

Il paraît que les commissaires du gouvernement près l'armée d'Italie décidaient de l'emplacement des troupes. C'était sur leurs ordres, par exemple, qu'une demi-brigade était employée à l'armée active, ou tenait garnison dans quelque place de la Ligurie. Il paraît que ces commissaires avaient un pouvoir très-étendu sur les sommes provenant des contributions imposées par l'armée aux petits princes d'Italie. La correspondance de Napoléon montre qu'ils se permettaient de prendre des arrêtés pour mettre en réquisition des généraux de division de l'armée d'Italie[1] ; il est vrai que Bonaparte défendait à ses généraux d'obéir à ces arrêtés.

Les noms de ces commissaires étaient Garrau et Salicetti ; le second fut un homme d'une rare sagacité ; il fut plus tard premier ministre et ministre de la police d'un des rois français, à Naples ; il périt empoisonné par un de ses subordonnés. Une autre fois, on avait fait sauter son palais.

Il ne pouvait convenir à la politique de Napoléon de se livrer aux mouvements de colère que lui donnaient les friponneries des employés et fournisseurs protégés par le Directoire, et le désordre à peu près complet des finances de son armée. Il osait encore moins se plaindre des entreprises des commissaires du gouvernement Garrau et Salicetti.

Le Directoire lui envoya un général, chargé d'observer sa conduite en secret et de correspond-ce à ce sujet avec le Directoire. Napoléon pouvait facilement faire courir de bien grands dangers au général Clarke, chargé de cette singulière mission. Ce procédé eût été tout à fait dans les anciennes mœurs italiennes ; mais Napoléon, qui en sentait les mouvements au fond du cœur, savait les corriger par l'empire de la raison ; il aima mieux gagner le général Clarke qui, plus tard, devint un des instruments de son gouvernement et de celui de Louis XVIII.

Vers la fin de la campagne de 1797, le Directoire fut dans le cas de traiter d'égal à égal avec Napoléon et lui dépêcha, à cet effet, M. Bottot[2] le favori de Barras.

Les Directeurs n'étaient, il est vrai, que des bourgeois, unis par toutes sortes de petites passions. Bonaparte est un grand homme ; mais il ne faut point oublier qu'il a fini par renverser le Directoire et la République elle-même ; et que les Directeurs sont bien loin d'avoir usé, à son égard, de toute la sévérité de leurs devoirs.

Probablement, le lecteur pense que c'est aux choses que Napoléon fit après la première campagne d'Autriche, en 1805, qu'il faut attribuer tous les maux que la France a soufferts des Restaurations.

Mais Napoléon ne prévoyait point la Restauration : il ne craignit jamais que les Jacobins. Son éducation, restée extrêmement imparfaite, ne lui permettait point de voir les conséquences historiques des choses. Au lieu de les poser froidement, il avait le sentiment des dangers que lui, personnellement, pourrait courir et alors sa grande âme lui répondait par le mot : Alors comme alors.

On peut dire que dans les mesures qui ont le plus contribué à créer la possibilité du retour des Bourbons, Napoléon a agi purement par instinct militaire, pour se guérir de la peur que lui faisaient les Jacobins.

Plus tard, il agit par vanité puérile, pour se montrer digne du noble corps des Rois, dans lequel il venait d'entrer. Et, enfin, c'est pour ne pas encourir le reproche d'être un roi faible et cruel, qu'il est tombé dans l'acte de clémence excessive, qui a été la cause immédiate de sa chute.

Voici ce que tout le monde voyait en Italie, au commencement de novembre 1796. Pour résister à soixante mille hommes, Napoléon n'en avait que trente-six mille, fatigués par le gain de neuf batailles et des marches énormes ; encore, chaque jour un grand nombre trouvait la fièvre dans les environs de Mantoue, si malsains à la fin de l'automne, et que pourtant il fallait occuper. Bonaparte écrivait sa position au Directoire ; il lui disait avec chagrin que la République allait perdre l'Italie.

 

 

 



[1] Œuvres de Napoléon Bonaparte. — Panckoucke, tome Ier.

[2] Sous l'Empire, M. Bottot, un peu exilé, vivait en philosophe et avec sa maîtresse, mère de deux jolies filles, dans une charmante habitation, à la porte de Genève. R. C.