VIE DE  NAPOLÉON

— FRAGMENTS —

 

XIII.

 

 

Occupation de Modène par les Français. — Bologne et Ferrare forment l'une des deux républiques cispadanes, Reggio forme la seconde. — Occupations de Bonaparte depuis le combat de Saint-George jusqu'à l'attaque de Caldiero. Le général Gentili débarque en Corse, le 19 octobre 1705.

 

Napoléon donna le mois d'octobre aux soins qu'exigeait l'intérieur de l'Italie.

L'invasion menaçante de Wurmser avait ranimé les espérances de la cour de Home, qui n'exécutait plus les conditions de l'armistice de Foligno. Il fallait négocier et menacer à propos, pour dominer ce pouvoir dangereux ; vingt mois plus tard, on vit les prodiges que le cardinal Ruffo put faire dans les Calabres, avec l'exaltation religieuse[1].

La régence de Modène avait violé scandaleusement les conditions de l'armistice, en livrant à la garnison de Mantoue des approvisionnements préparés d'avance ; les Français occupèrent Modène. Les patriotes de Reggio firent eux-mêmes leur révolution.

Il fut question de former des républiques sur le modèle de celle de France. A la suite d'un congrès provoqué et sagement organisé par le général français, Bologne et Ferrare formèrent une république ; Reggio en forma une seconde. Ces républiques qui, par allusion aux anciens noms des provinces romaines, prirent le nom de Cispadanes, n'existèrent qu'un moment. Bonaparte ne cherchait à établir ces États que dans l'intérêt de son armée ; des idées plus relevées lui étaient interdites par les préjugés de Barras et de Rewbel et par ceux des Italiens eux-mêmes. Alors, chaque ville d'Italie haïssait et méprisait la ville voisine ; cet état de choses existait suivant toute apparence, dès avant la conquête des Romains, et n'a été un peu affaibli que par l'établissement du royaume d'Italie, de 1802 à 1815. Cette haine est encore aujourd'hui le plus grand obstacle à la liberté ou, du moins, à l'indépendance de l'Italie.

En se prêtant à l'établissement de ces républiques provisoires, Napoléon eût bien voulu pouvoir conserver quelques privilèges à la noblesse et au clergé ; car il voulait, avant tout, ne pas avoir contre lui ces classes puissantes, pendant la lutte qui allait s'engager sur l'Adige. Les revers des armées de la République en Allemagne lui faisaient regarder comme fort prochaine cette lutte décisive ; mais il eût été souverainement imprudent de parler d'autre chose que de démocratie pure, aux jeunes patriotes qui formaient son armée.

La juste crainte d'être rendus à l'Autriche, comme compensation de la Belgique, lors de la conclusion de la paix, refroidissait l'enthousiasme des Milanais. Par probité politique, le général Bonaparte chercha à compromettre le moins possible ces peuples qui pouvaient être si malheureux, si jamais l'Autriche avait pouvoir de les punir de leur amour pour les Français[2] ; en cela, il obéissait aux vues du Directoire, raisonnable une fois.

Le but réel de toute cette apparence d'organisation politique de la haute Italie, était d'occuper l'amour-propre des peuples et de porter la Lombardie à lever quelques légions soldées qui, de concert avec les gardes nationales des républiques du Pô, maintiendraient l'ordre dans l'intérieur du pays conquis, et par ce moyen une partie des garnisons françaises deviendrait disponible.

Le reste de l'Italie prenait un aspect peu rassurant pour l'armée ; les négociations avec Naples traînaient en longueur ; la politique du Piémont paraissait incertaine. Il était miraculeux que le roi Victor-Amédée ne s'aperçût pas que sa position était absolument la même que celle de son aïeul Charles II en 1705, lorsque celui-ci se déclara contre les armées de Louis XIV qui étaient sur l'Adige et entraîna leur ruine.

Le Pape, revenu de sa première terreur, ne songeait plus à la paix ; le Sénat de Gênes, fatigué des réquisitions frappées pour la subsistance des troupes françaises, fomentait les troubles qui se déclaraient dans les fiefs impériaux, enclavés dans son territoire.

Quant à Venise, la haine qu'elle portait à la République française était extrême ; elle avait des moyens de nuire infiniment à l'armée, mais les lumières et le courage lui manquaient presque également ; heureusement pour la France, les Morosini, les Dandolo, les Alviane, n'existaient plus en ce pays. Leurs faibles successeurs ne s'aperçurent pas même qu'ils tenaient en leurs mains le sort de cette armée, qui leur faisait tant de peur.

Là, comme ailleurs, la vieille Europe n'avait à opposer à la République que de la finesse et des trahisons ; la force de vouloir n'existait plus hors de France ; on ne voit d'exception que pour Pitt et Nelson. C'est peut-être pour cela que l'Angleterre, si peu intéressée aux débats des vieilles monarchies du continent avec la République, finit par se trouver à la tête de la coalition, car je ne puis croire qu'en 1796 l'aristocratie anglaise eût quelque chose à craindre des radicaux.

Quoi qu'il en soit, l'Angleterre paie encore aujourd'hui ce plaisir d'orgueil que son aristocratie se donna il y a quarante ans ; il existe une dette énorme dont il faut solder les intérêts.

La France, qui avait alors vingt-cinq millions d'habitants, en compte trente-trois millions aujourd'hui (1837) ; le peuple y est devenu propriétaire ; il a acquis de l'aisance, de la moralité et du loisir ; tandis que dix millions d'Anglais, sur quinze, sont obligés de travailler quatorze heures par jour, sous peine d'expirer de faim dans la rue. Ainsi, l'Angleterre est aujourd'hui le seul pays de l'Europe qui se ressente des maux causés par la guerre de la Révolution, et la France croît et s'élève, malgré son incertitude sur le gouvernement qu'elle aura en 1847.

Pour rendre tolérable la situation des non-propriétaires, l'aristocratie anglaise se voit obligée à se dessaisir de ses privilèges ; il faut qu'elle accorde plus de liberté et cela sous peine de révolte imminente. Voilà, ce me semble, une terrible réponse à M. Pitt ; probablement, un avenir voisin en garde une semblable à M. de Metternich.

En octobre 1ï96, Napoléon cherchait surtout à prolonger le sommeil de Venise ; il avait pour rival dans cette entreprise le procurateur Pezaro qui, à force d'instances et en dévorant mille humiliations, détermina un Sénat imbécile à ordonner la levée de milices esclavonnes et l'armement d'une flottille pour la défense des lagunes.

La conduite de la cour de Rome devenait intolérable, et Bonaparte se disposait à marcher sur cette ville, lorsque les mouvements des armées autrichiennes le forcèrent à s'occuper uniquement de ce qui allait se passer sur l'Adige.

Le Directoire, se refusant toujours à comprendre sa véritable position en Italie, avait fait présenter au Pape un projet de traité en soixante-quatre articles, tel qu'il aurait pu l'imposer si son armée eût été campée sur le Janicule.

Cette insolence eut un effet malheureux pour l'armée ; la cour de Rome regarda l'armistice comme non avenu, et l'argent destiné à payer la contribution de guerre rétrograda.

Les neuvaines, les prières des quarante heures, les processions, tout fut mis en usage pour enflammer la haine d'une multitude ignorante et passionnée qui, plus tard, donna d'excellents soldats à la France. Le connétable Colonne leva un régiment d'infanterie ; le prince Giustiniani en offrit un de cavalerie ; on parvint ainsi à mettre sur pied huit mille hommes. Nous verrons plus tard le sort burlesque de cette armée.

La position de celle de la République fut un peu améliorée par le traité de paix avec Naples, qui fut signé le 10 octobre ; Napoléon avait convaincu Carnot de la nécessité de cette paix, à laquelle les quatre autres membres du Directoire ne consentirent qu'à regret. La Réveillère-Lépeaux avait une âme noble et droite ; Rewbell ne manquait pas de talents administratifs ; mais l'on peut dire que le Directoire ne comprit jamais un mot aux affaires d'Italie.

Le vieux roi de Sardaigne vint à mourir ; le nouveau roi Charles-Emmanuel répondit aux propositions d'alliance, en demandant qu'on lui cédât la Lombardie. Le Directoire devait promettre au moins une partie de cette province et autoriser Napoléon à répandre quatre millions parmi les courtisans du nouveau roi. C'est ce qu'il se garda bien de faire ; les Directeurs semblaient préparer à plaisir le grand événement qui fut sur le point d'éclater à Arcole. Ils s'obstinaient à ne pas voir que l'armée d'Italie était aventurée, sans base d'opérations et même sans ligne de retraite, si le Piémont venait à changer de politique.

Au moment de ses plus grands embarras sur l'Adige, Napoléon envoya un aide de camp au doge de Gênes, avec une série de griefs dont il demandait réparation, menaçant, en cas de refus, de marcher sur Gênes. Il ne se trouva personne dans l'aristocratie génoise pour rire au nez de l'aide de camp, et le 9 octobre, elle signa un traité par lequel elle se mettait à la disposition de la République française et s'obligeait à payer quatre millions.

Les paysans des fiefs impériaux étaient moins étiolés que cette aristocratie ; trouvèrent du courage au service de leur haine ; il y eut un second soulèvement qui fut dissipé par une colonne mobile.

Les Corses, mécontents des Anglais qu'ils avaient appelés dans leur île, leur tirèrent des coups de fusil ; le général anglais occupa Porto-Ferrajo. Napoléon ménagea avec beaucoup d'adresse l'expédition du général Gentili qui, malgré les croisières ennemies, parvint à débarquer en Corse avec quelques soldats, le 19 octobre 1796. En peu de jours Gentili chassa les Anglais et les émigrés français.

Telles furent les occupations politiques de Napoléon depuis le combat de Saint-George le 15 septembre 1796, jusqu'à l'attaque infructueuse de Caldiero, le 12 novembre suivant. Il ne fut nullement secondé par le Directoire qui, peut-être au fond, désirait qu'il fût battu. On pense bien que sa correspondance avec ce gouvernement Inhabile et malveillant, n'était pas un modèle de franchise.

 

 

 



[1] Voir le très-véridique Coletta : Histoire de Naples de 1735 à 1815.

[2] Les déportés aux bouches du Cattaro en 1799 ; je les vis rentrer à Brescia en 1801. Voir l'histoire pittoresque de cette prison par le pauvre Apostoli c. d. l. a. En 1821, prison du Spielberg dans Le mie Prigioni, de Silvio Pellico.