VIE DE  NAPOLÉON

— FRAGMENTS —

 

XII.

 

 

De l'art militaire.

 

Pendant ce long repos de l'armée d'Italie, qui dura deux mois ; du 15 septembre au 5 novembre 1796, nous allons nous permettre une réflexion.

Ce livre, je le sens, présente trop souvent des récits de bataille ; mais comment éviter ce défilé, si notre héros a commencé par là, si le plaisir d'acquérir de la gloire en commandant à des soldats et de vaincre avec eux a formé son caractère ?

Ces récits de combats sembleront un peu moins dénués d'intérêt, si l'on veut prendre la peine de juger les idées suivantes. Après tout, on parle sans cesse de guerre dans nos sociétés modernes. On ne se battra plus à l'avenir pour la possession d'une province, chose assez peu importante au bonheur de tous ; mais pour la possession d'une Charte ou d'un certain gouvernement. Enfin, dans ce siècle d'universelle hypocrisie, les vertus militaires sont les seules qui ne puissent être remplacées avec avantage par l'hypocrisie.

L'art militaire, si l'on veut être de bonne foi et le dégager des grands mots, est bien simple à définir ; il consiste, pour un général en chef, à faire que ses soldats se trouvent deux contre un sur te champ de bataille.

Ce mot dit tout ; c'est la règle unique ; mais souvent l'on n'a que deux minutes pour l'appliquer. C'est une difficulté qui ne se surmonte nullement en faisant d'avance provision de réflexions sages et de faits bien racontés. Il faut inventer des choses raisonnables en deux minutes et souvent au milieu des cris et des émotions. Le maréchal Ney devenait, dans ces circonstances-là, un volcan d'idées raisonnables et fermes ; ailleurs, il parlait peu et mal, et même semblait troublé par timidité.

Il faut de l'enthousiasme, si l'on veut, pour exposer sa vie ; il faut de l'enthousiasme pour un capitaine de grenadiers, pour Gardanne se précipitant dans le Mincio, à Borghetto ; mais pour un général en chef, la guerre est un jeu d'échecs.

Au coin de ce château gothique, vous voyez cette tour élevée ; sur le toit d'ardoise si glissant qui la couronne, vous apercevez un couvreur qui semble petit tant il est haut placé ; s'il tombait il serait moulu. Mais là-haut, il a bien autre chose à faire que de penser au péril qu'il court ; son affaire est de bien clouer son ardoise, de ne pas la faire éclater en enfonçant son clou et, en un mot, de l'attacher bien solidement.

Si, au lieu de songer à bien fixer ses ardoises, il vient à penser au péril qu'il peut courir, il ne fera rien qui vaille.

Ainsi, pour peu qu'un général ait la faiblesse de songer au péril auquel sa vie est exposée, il n'a plus qu'une demi-attention à donner à son jeu d'échecs. Or, il faut une attention profonde ; car il s'agit à la fois d'inventer de grands mouvements et de prévoir les inconvénients les plus petits en apparence, mais qui peuvent tout arrêter.

De là, le profond silence qui régnait autour de napoléon ; on dit que dans les plus grandes batailles, excepté le bruit du canon plus ou moins rapproché, on eût entendu voler une guêpe au lieu où il était ; on se gênait pour tousser.

Il faut, chez le général en chef, une extrême attention à la partie d'échecs, et cependant il ne lui est pas permis d'être naturel ; il faut qu'il soit corné. lien, et là comme ailleurs, le degré de grossièreté de la comédie est calculé sur le génie de ceux pour qui elle est jouée.

On connaît les admirables singeries du grand Suwaroff. Catinat, le seul général raisonnable des dernières années de Louis XIV, avait l'air d'un froid philosophe au milieu du feu, ce qui ne convient pas au caractère français. II faut frapper les soldats de cette nation par quelque chose de physique, de facile à saisir : être un magnifique comédien comme le roi Murat — fort ressemblant dans le tableau de la bataille d'Eylau de Gros —, ou un homme singulier, unique en son espèce, environné de généraux accablés de broderies et portant une redingote grise, non d'uniforme ; mais cette redingote grise sera prescrite par la comédie, comme les panaches infinis du roi Murat, comme l'air altier du sous-lieutenant de hussards. On adorait à l'armée d'Italie jusqu'à l'air maladif du général en chef.

L'amour n'est pas difficile sur les circonstances auxquelles il se prend ; lorsqu'il y a émotion, il ne faut plus que du singulier.

C'est en général vers l'âge de vingt-deux ans, que l'homme a le plus la faculté de se décider en deux minutes sur les plus grands intérêts. L'expérience de la vie diminue cette faculté, et il me semble évident que Napoléon était moins grand général à la Moscowa, et quinze jours avant la bataille de Dresde, qu'à Arcole ou à Rivoli.

Pour un général de division, l'art de la guerre consiste à faire, avec sa division, le plus de mal possible à l'ennemi et à en recevoir le moins de dommage qu'il se peut. Le talent d'un général de division s'augmente par l'expérience, et si le corps n'a pas contracté des infirmités trop fâcheuses, c'est peut-être vers cinquante ans que ce talent est à son maximum.

On voit combien il est absurde de faire des généraux en chef avec de vieux généraux de division ; c'est pourtant ainsi qu'en agit la Prusse à Iéna. Kalkreuth, Mollendorf et le duc de Brunswick n'étaient que de vieux généraux de division de Frédéric. Pour comble de misère, plusieurs de ces vieux généraux étaient courtisans ; c'est-à-dire, sentaient chaque jour de la vie, depuis trente ans, combien facilement la plus petite circonstance peut casser le cou à un homme.

Cette règle de faire le plus de mal et d'en recevoir le moins possible descend toujours la même, du général de division jusqu'au moindre sous-lieutenant commandant un corps de vingt-cinq hommes.

Quand un général français attaque dix mille Autrichiens avec un corps de vingt mille hommes, peu importe qu'à quelques lieues du champ de bataille les Autrichiens aient un second corps de quinze ou vingt mille hommes, si ces hommes ne peuvent arriver au secours du corps premier attaqué que lorsqu'il sera détruit.

L'expérience montre que mille hommes qui se croient sûrs de vaincre en battent deux mille ou même quatre mille qui, fort braves individuellement, ont des doutes sur l'issue de l'affaire. Un régiment de hussards sabre fort bien six mille fantassins qui fuient ; qu'un général de sang-froid rallie ces fuyards derrière une haie, fasse abattre huit ou dix arbres et tourne les branches vers la cavalerie, celle-ci fuit à son tour.

Mais cette exception ne détruit nullement la règle principale et l'on peut dire unique, qui consiste, pour un général en chef, à se trouver deux contre un sur le champ de bataille.

Le principe du général en chef est absolument le même que celui des voleurs qui, au coin de la rue, se trouvent trois contre un autour du passant, à cent pas d'une patrouille de dix hommes. Qu'importe la patrouille qui arrivera dans trois minutes au malheureux volé !

Toutes les fois que Napoléon a coupé une aile de l'armée ennemie, il n'a fait autre chose que se trouver deux contre un.

A Roveredo, à Bassano et dans tous les combats de la campagne du Tyrol, mille Français battaient toujours trois mille Autrichiens. — Napoléon se conformait donc à la règle, en plaçant mille Français vis-à-vis mille Autrichiens.

La grande difficulté de la marche de flanc, c'est qu'en supposant toujours les soldats des deux armées aussi lestes et aussi braves les uns que les autres, l'armée qui exécute la marche de flanc peut voir un de ses corps de huit mille hommes enveloppé par seize mille ennemis.

Le même accident peut arriver dans le passage de l'ordre défensif à l'ordre offensif. Une armée qui, dans l'ordre défensif, occupe la rive gauche de la Seine, de Paris à Honfleur, aura quatre-vingts ou cent postes de cent hommes chacun et cinq ou six corps de deux ou trois mille hommes. Pour passer à l'ordre offensif contre une armée venant de Chartres, par exemple, il faut qu'elle se réunisse en un seul corps ou en deux tout au plus. Si, pour cette opération, chacun des petits corps suit la ligne la plus courte, qui est celle du front de bandière, il est clair que cette armée, si elle attend trop tard pour son mouvement, opère réellement une marche de flanc sous les yeux de l'ennemi ; ce qui donne à celui-ci l'occasion d'attaquer deux mille hommes avec quatre mille.

Peu importe qu'à cinq lieues du champ de bataille, les deux mille hommes attaqués aient six mille camarades ; ceux-ci ne pourront arriver que lorsque les deux mille attaqués seront détruits — c'est-à-dire deux cents tués, six cents blessés, quatre cents prisonniers et six cents découragés, ou démoralisés, en langage militaire.

Ainsi, le général Mack, dans sa campagne contre Championnet (1799), avait raison ; son erreur unique lorsqu'il vint de Naples attaquer les Français dans Rome, consista à se figurer qu'il avait des soldats. Ce point admis partout, six mille Napolitains attaquèrent trois mille Français ; un général en chef ne pouvait faire plus.

Une chose jette la confusion dans tous les discours de guerre, les langues modernes n'ont que le même mot armée, pour exprimer une armée rassemblée de façon à pouvoir donner bataille dans une heure et une armée disséminée pour vivre et occupant vingt lieues de terrain. Par exemple, on appelle une armée, cent mille hommes rassemblés, savoir : vingt mille à l'arc de l'Étoile, quarante mille dans le bois de Boulogne, vingt mille à Boulogne et vingt mille à Auteuil ; ou bien le même nombre de soldats disséminés dans tous les villages de Boulogne à Rouen.

Il est évident que cette seconde armée ne peut donner bataille qu'autant qu'elle sera réunie ; mais pour que cette armée se rassemble dans un espace de deux lieues, en tout sens, comme le bois de Boulogne et les environs, il faut : 1° vingt-quatre heures de temps ; 2° que le général en chef lui ait fait prendre des vivres d'avance, ou réunisse dans cet étroit espace cent mille rations toutes les vingt-quatre heures.

De là, pour le dire en passant, un moyen sûr de faire mouvoir les Autrichiens, c'est d'attaquer la ville où ils ont leurs magasins ; cette ville est toujours pour une armée autrichienne ce que Mantoue fut pour l'armée du général Bonaparte à la fin de-1796 : le centre de toutes les pensées.

Tous les trente ans, selon que la mode fait donner plus d'attention à telle ou telle recette pour battre l'ennemi, les termes de guerre changent et le vulgaire croit avoir fait un progrès dans les idées quand il a changé les mots[1].

On peut voiries admirables réflexions de Napoléon sur les campagnes d'Annibal, Turenne, Frédéric II, César, etc. Napoléon était assez sûr de ses pensées pour oser être clair. Ces réflexions font sentir le ridicule de la plupart des phrases sur l'art de la guerre.

 

 

 



[1] Il en est de même dans l'art de guérir les maladies.