Réflexions sur l'état moral de l'armée française en Italie. — Venise : ses habitudes sociales, son gouvernement. — Masséna entre à Vérone le 3 juin 1795. — Le général Serrurier est chargé du blocus de Mantoue.Napoléon vit fort bien que tant que Mantoue n'aurait pas été prise, on pourrait dire que les Français avaient parcouru, mais non pas conquis l'Italie. Rien n'était plus facile que de poursuivre les soldats de Beaulieu ; ils étaient tellement démoralisés par l'imprévu et la rapidité de leurs revers, qu'un bataillon français attaquait sans hésiter et mettait en déroute trois bataillons ennemis. Malgré cet immense avantage, qui se perdait en ne se hâtant pas d'en profiter, Napoléon ne se trouva pas assez fort pour s'enfoncer dans le cœur des États autrichiens, tandis que les armées du Rhin se trouvaient encore derrière ce fleuve. Aujourd'hui, en 1837, les paysans et le bas peuple de tous les pays civilisés de l'Europe ont à peu près compris que la Révolution française tend à les faire propriétaires, et c'est Napoléon qui leur a donné cette éducation. En 1796, ils étaient tout à fait dans la main des prêtres et des nobles, et fort disposés à s'irriter profondément des vexations et des petites injustices, inséparables de l'état de guerre. Une armée française d'alors était obligée de garder soigneusement ses derrières, si elle ne voulait voir assassiner ses malades et ses isolés. Ce genre de soins minutieux impatientait Napoléon, et il faut avouer qu'il s'en acquittait assez mal. Il eût eu besoin d'un bon chef de partisans, chargé de parcourir ses derrières et de punir sévèrement les assassinats. Les paysans et le bas peuple de la Lombardie, où les soldats français avaient été si bien accueillis par la haute bourgeoisie et une bonne partie de la noblesse, venaient de prouver, à Pavie, qu'ils étaient pour le moins fort divisés d'opinion à l'égard de leurs prétendus libérateurs. Le roi de Sardaigne, les ducs de Parme et de Modène, avaient déposé les armes ; mais les rapports des espions ne laissaient aucun doute sur leur vif désir d'attaquer les Français au moindre revers sérieux. La cour de Rome, dont les décrets de l'Assemblée constituante attaquaient le pouvoir, ne cherchait point à cacher sa haine furibonde. Naples pouvait la secourir, et, ce qui était bien autrement important, les Anglais, maîtres de la Corse, pouvaient jeter six mille hommes à Civita-Vecchia ou à Ancône, rassembler vingt mille soldats italiens et marcher au secours de Mantoue, ou, du moins, occuper la rive droite du Pô. Napoléon n'avait que quarante-cinq mille hommes tout au plus. Mantoue renfermait une garnison de douze mille Autrichiens ; Beaulieu, réuni aux Tyroliens, avait trente mille hommes dans la vallée de l'Adige et trente mille soldats aguerris venant du Rhin étaient en marche sur Insprück et venaient le joindre. S'il se fût trouvé à Venise un seul homme, tel que ceux qu'elle produisait en foule vers l'an 1500, du temps de la bataille d'Aignadel, cette république eût suffi, à elle seule, pour assurer la supériorité aux armes autrichiennes et délivrer l'Italie des Français. Quant aux motifs de guerre, elle en avait de suffisants : les Français ne s'étaient-ils pas emparés de Peschiera et de Vérone ? Ne vivaient-ils pas au moyen de réquisitions en nature frappées sur le pays, ou dont il était obligé de se racheter, en faisant fournir des denrées par un juif ? Mais depuis la perte de la Morée, abandonnée aux Turcs vers 1500, les nobles de Venise, n'ayant plus besoin d'énergie, étaient tombés dans la mollesse. Cette ville aimable était devenue le centre de la volupté en Europe. On s'y amusait avec esprit, dans le temps que Paris n'était encore qu'une réunion assez grossière de marchands et de soldats, se volant les uns les autres[1]. Jusque vers la fin du règne de Louis XIV, Venise fut la ville d'Europe la plus agréable à habiter. Les citoyens qui ne s'occupaient pas directement à blâmer le gouvernement étaient beaucoup plus libres qu'on ne l'était à Paris en 1745, et même en 1740. On n'y connaissait rien de semblable à la bulle Unigenitus, et les prêtres ne pouvaient y faire persécuter personne. La République avait eu le courage d'employer contre la cour de Rome un homme de génie, Fra Paolo Sarpi qui, à Paris, eût été mis à la Bastille[2]. Lorsque l'irruption du général Bonaparte vint effrayer les petits princes d'Italie, Venise ne comptait qu'un homme énergique, le procurateur Pesaro. Il est vrai que tous les sénateurs, tous les magistrats influents, n'avaient que de l'envie et de la haine pour cet homme singulier. Cette aristocratie était de bien loin la plus aimable, mais aussi, peut-être, la plus imbécile de toutes celles qui dirigeaient leurs colères contre la République française. C'est qu'elle ne pouvait pas, comme la pairie anglaise, comme la noblesse de France, acheter un homme de mérite, né dans les basses classes et lui faire une place dans son sein. Demandez comment s'appelaient, à vingt ans, tous les pairs d'Angleterre qui ont eu de l'énergie contre Napoléon, et voyez qui défend l'aristocratie en France. Le général français, parfaitement servi par des espions qu'il payait bien, connaissait toute la pusillanimité du gouvernement de Venise ; mais la prudence lui faisait une loi de ne pas trop compter sur cette erreur d'une puissance très-forte contre son armée. L'Angleterre ne pouvait-elle pas leur envoyer un de ses généraux formés dans l'Inde ? Venise avait trois millions de sujets et un revenu de trente millions de francs ; la peur pouvait lui donner un emprunt forcé de pareille somme. Elle ne comptait, il est vrai, que douze mille soldats, formant sept régiments d'infanterie et six de cavalerie ; mais avec de l'argent elle eût pu avoir huit ou dix régiments suisses et un grand nombre de Dalmates, naturellement fort braves. Enfin, ce gouvernement pouvait mettre à la mer vingt-quatre vaisseaux de ligne et sa capitale était imprenable. On voit que pour peu que Napoléon manquât de rapidité dans ses mouvements, une partie de ses ennemis pouvaient se réveiller de leur stupeur et le rejeter en désordre jusque sous les murs d'Alexandrie. C'est une vérité qu'il se gardait bien de laisser soupçonner. Il n'ignorait pas que le ministre de Venise à Paris pouvait acheter toutes ses lettres au Directoire. Il sut imposer aux alliés douteux et même aux ennemis par la fermeté de sa contenance. De tous les généraux que la Révolution a fait connaître, pas un seul n'eût été capable d'une telle conduite. Après la retraite de Beaulieu dans le Tyrol, Napoléon dirigea toute son attention sur Mantoue ; le peu d'artillerie de siège que l'armée d'Italie avait pu réunir était alors employé contre la citadelle de Milan et il fallut se contenter d'investir Mantoue. Mais pour venir à bout, même d'un simple blocus, il fallait être maître de Vérone et du cours de l'Adige, qui sont la clef de la position (occupée par les troupes du blocus). Toutes les insinuations du provéditeur Foscarelli, pour s'opposer à la marche sur Vérone, furent vaines. Le 3 juin, Masséna s'empara de cette ville située à trente-deux lieues de Milan, vingt-cinq de Venise, seize de Trente ; elle a trois ponts de pierre sur l'Adige et une bonne enceinte. Si Mantoue eût été une place comme Lille, l'armée d'Italie n'eût pas pu à la fois en faire le siège et le couvrir. Mais, par une circonstance heureuse et bien en rapport avec le petit nombre des soldats de l'armée, les lacs marécageux qui font la force de Mantoue, ne permettent à la garnison de sortir de la place que par cinq digues, dont une seule, celle de la Favorite, était défendue par un fort, en 1796. Napoléon fit attaquer la garnison, l'obligea bien vite à rentrer dans la place, et au moyen de quelques redoutes construites à l'extrémité des digues, il put, avec quatre mille hommes, empêcher douze mille soldats de déboucher du côté du Pô. L'investissement de la citadelle exigeait aussi un corps de quatre mille hommes. Serrurier, général méthodique, sévère, ferme, ne prenant rien sur lui, fut chargé du blocus et du commandement de ce corps de huit mille hommes. Augereau, placé sur le bas Adige, vers Legnago, protégea le siège. |
[1] Mémoires de Bassompierre, Lettres du cardinal Bembo et de l'Arétin.
[2] On trouverait mille preuves de tout ceci dans l'Histoire de Venise, du comte Daru, et surtout dans les Mémoires de Goldoni, de Casanova et de G. Pietro Gozzi. Il y a un ouvrage admirable et digne de Plutarque ; c'est la Vie de Fra Paolo Sarpi, théologien de la République, écrite par son successeur. — Un volume in-12. — Les Français sont, en général, tellement préoccupés de leur manière de faire, en toutes choses, qu'ils ne comprennent pas le sens des phrases générales décrivant les mœurs des autres peuples. Ils n'ont de ressource que celle de lire des mémoires particuliers, comme ceux de Pietro Gozzi, par exemple. Là, tout est expliqué si clairement qu'il n'y a pas moyen de se méprendre ; on ne peut confondre la manière d'aller à la chasse du bonheur de tous les jours, dans la Venise de 1760, avec notre vie de Paris, du temps des Mémoires de madame d'Épinay.