Napoléon prend le commandement de l'armée d'Italie. — Dénuement absolu de cette armée. — Bonaparte demande au Sénat de Gênes réparation de l'attentat commis sur la frégate la Modeste. — Beaulieu remplace Devins dans le commandement de l'armée autrichienne en Italie. — La campagne s'ouvre le 10 avril 1796. — Montenotte. — Millesimo. — Dego. — Saint-Michel. — Mondovi. — Armistice de Cherasco.Le 27 mars 1796, le général Bonaparte arriva à Nice. L'armée active d'Italie comptait quarante-deux mille hommes, dont trente-huit mille présents, en face de l'ennemi. L'armée des Alpes, commandée par Kellermann, occupait la Savoie et les montagnes du Dauphiné vers Briançon. L'ennemi comptait quatre-vingt mille hommes, Autrichiens et Sardes, répandus sur la ligne du Mont-Blanc au golfe de Gênes. L'armée française était depuis longtemps exposée à des privations horribles ; souvent les vivres manquaient, et ces soldats placés sur les sommets des Alpes et qui se trouvaient huit mois de l'année au milieu des neiges, manquaient de chaussures et de vêtements ; la moitié des soldats venus des Pyrénées après la paix avec l'Espagne, avaient succombé dans les hôpitaux ou sur le champ de bataille. Les Piémontais les appelaient. les héros en guenilles. Depuis trois ans, on tirait des coups de fusil en Italie, uniquement parce qu'on était en guerre ; mais sans aucun but et comme pour l'acquit de sa conscience. Napoléon trouva à cette armée le général Masséna qui, le 2 novembre précédent et sous le commandement nominal du général Schérer, avait gagné la bataille de Loano sur l'armée autrichienne, commandée par le général Devins ; il trouva l'armée placée de la façon la plus ridicule ; elle était perchée sur les sommets arides de l'Apennin, depuis Savone jusqu'à Ormea. Ses communications avec la France longeaient le bord de la mer, suivant une ligne parallèle à celle de l'ennemi. Si celui-ci attaquait par sa droite, les communications étaient rompues. L'armée de Nice avait deux routes pour passer les montagnes et entrer en Italie ; l'une traverse la grande chaîne des Alpes, au col de Tende : c'est la grande route de Turin par Coni. L'autre route est le fameux chemin de la Corniche qui, alors, en cent endroits, ne présentait entre d'immenses rochers à pic et la mer, qu'un passage de trois ou quatre pieds de large. Quand cette route s'éloignait de quelques toises de la mer, elle consistait en montées et descentes d'une rapidité extrême. Cette route, alors si incommode, aboutissait au passage de la Bocchetta. Il y a un troisième chemin qui conduit d'Oneille à Ceva : il est bon pour l'artillerie. Depuis les opérations dirigées en 1791 par Bonaparte commandant l'artillerie, l'armée d'Italie, maîtresse du col de Tende, aurait pu descendre sur Coni, si elle eût été d'accord avec l'armée des Alpes. Le peu de pain qu'avait l'armée lui était fourni par des marchands génois. Bonaparte la trouva répartie ainsi qu'il suit : La division Maquart, forte de trois mille hommes, gardait le col de Tende ; la division Serrurier, de cinq mille hommes, occupait la route de Ceva. Les divisions de Masséna, d'Augereau, de Laharpe, formant trente-quatre mille hommes, se trouvaient aux environs de Loano, Finale et Savone. La division Laharpe poussa son avant-garde sur Voltri, pour effrayer les aristocrates de Gênes et assurer les communications avec cette grande ville, que les soldats nommaient la mère nourricière. Depuis quatre ans, le quartier général administratif était resté établi commodément à Nice ; le général en chef s'en fit suivre à Albenga, par la route pénible de la Corniche. Cette démarche vive étonna tout le monde et enchanta les soldats. Malgré la misère excessive à laquelle on les laissait en proie, ces jeunes républicains ne respiraient qu'amour de la patrie et des combats. Ils riaient de se voir des habits en lambeaux. Les mandats qu'on donnait aux officiers ne valaient pas dix francs par mois ; ils vivaient et marchaient comme le soldat. Le général Bonaparte demanda au Sénat de Gênes, en réparation de l'attentat commis dans son port, sur la frégate la Modeste prise par les Anglais, qu'il livrât passage à l'armée française, par la ville et par le col de la Bocchetta. A ce prix, il lui promettait d'éloigner pour toujours le théâtre de la guerre de son pays. L'oligarchie de Gênes qui détestait les Français, se hâta de communiquer leur demande au général en chef autrichien. Cette communication pouvait avoir pour effet d'attirer toute la gauche des Autrichiens au col de la Bocchetta. Ce mouvement qui placerait ]e gros des forces ennemies aux deux extrémités de leur ligne, à Ceva et vers Gênes, livrerait aux attaques des Français un centre isolé. Le conseil aulique avait remplacé le général Devins, battu à Loano, par Beaulieu, vieillard presque octogénaire, fameux par son courage et son caractère entreprenant ; mais, d'ailleurs, fort médiocre. Son armée était au grand complet et forte de cinquante mille hommes ; elle était répartie depuis Coni et le pied du col de Tende, jusqu'à la Bocchetta, vers Gênes. Soit que Beaulieu eût été instruit par le Sénat de Gênes de la demande du général français, soit pur hasard, Beaulieu marcha sur Gênes avec le tiers de son armée ; il voulait s'emparer de Gênes et se mettre en communication avec Nelson et Jervis, qui se trouvaient dans ces parages avec une escadre anglaise. Si Beaulieu eût eu la moindre idée de son métier do général en chef, il eût opéré en masse contre la gauche des Français, qui eussent été obligés de retirer en hâte tout ce qu'ils avaient du côté de Gènes. Ce fut le 10 avril 1706 que commença cette célèbre campagne d'Italie. Beaulieu descendit lui-même l'Apennin par la Bocchetta à la tête de son aile gauche. Bonaparte lui laissa le plaisir de débusquer sa petite avant-garde à Voltri, et pendant ce temps se bâta de rassembler le gros de ses forces contre le centre autrichien, qui s'était avancé de Sassello, sur Montenotte. Ce point était défendu par trois redoutes, connues par le serment que le colonel Rampon fit prêter à la 32° demi-brigade, au moment où les Autrichiens attaquaient la dernière avec fureur. Au reste, si le général d'Argenteau l'eût emportée et fut descendu jusqu'à Savone, il n'en eût été que plus complètement battu : dans la nuit toutes les forces françaises se portèrent sur ce point. Le 12 avril, d'Argenteau se vit attaquer de front et à revers, par des forces supérieures ; il fut battu et rejeté sur Dego. L'armée française avait passé l'Apennin. Bonaparte résolut de se tourner contre les Piémontais, pour tâcher de les séparer de Beaulieu ; le général Colli qui les commandait, occupait le camp de Ceva. Le général Provera, placé avec un petit corps autrichien, entre Colli et d'Argenteau, occupait les hauteurs de Cosseria. Bonaparte conduisit contre lui les divisions Masséna et Augereau. Laharpe avait été laissé pour observer Beaulieu, qui eut le tort de se tenir tranquille. Le 13, la division Augereau força les gorges de Millesimo. Provera, battu et cerné de toutes parts, fut forcé de chercher un refuge dans les ruines du château de Cosseria et mit bas les armes le 14 au matin, avec les quinze cents grenadiers qu'il commandait. Beaulieu, fort surpris de ce qu'il apprenait, se hâta de courir à Acqui et envoya directement une partie de ses troupes à travers les montagnes, à Sassello. D'Argenteau occupait Dego ; Bonaparte l'y attaqua à la tête des divisions Masséna et Laharpe. Les troupes autrichiennes se battirent fort bien ; mais grâce aux combinaisons du général en chef, les Français étaient supérieurs en nombre. L'ennemi se retira en désordre sur Acqui, en laissant vingt pièces de canon et beaucoup de prisonniers. Après la bataille gagnée, le général Wukassowich qui accourait par Sassello, avec l'intention de rejoindre d'Argenteau, qu'il croyait encore à Dego, tomba au milieu des Français. Ce brave homme, loin de se décourager, fondit sur la garde des redoutes de Magliani, enleva l'ouvrage et poussa la garnison épouvantée jusqu'à Dego. Les Français furent complètement surpris ; mais le brave Masséna, remarquable par la constance qu'il montrait dans les revers, rallia les fuyards et détruisit presque entièrement ce corps de cinq bataillons. Les Autrichiens battus, le général en chef attaqua de nouveau les Piémontais avec les divisions Augereau, Masséna et Serrurier. Les Piémontais eurent un moment de succès à Saint-Michel, contre la division Serrurier ; ils avaient évacué le camp de Ceva et enfin furent rejetés derrière la Stura. Le 26, les trois divisions françaises se réunirent à Alba. Une dernière bataille pouvait les mettre en possession de Turin, dont ils n'étaient qu'à dix lieues. Mais Bonaparte n'avait pas de canons de siège, et les sièges ne conviennent nullement au génie des Français ; les généraux ennemis ne virent point ces deux idées. Ils se crurent perdus ; ils ne virent pas la belle position de la Stura, flanquée à droite par la forteresse importante de Coni, à gauche par Cherasco, qui était à l'abri d'un coup de main. Derrière la Stura, Colli pouvait se faire joindre par mille Piémontais, épars dans les vallées adjacentes et par Beaulieu, à qui il restait bien vingt mille hommes. Il suffisait aux alliés de deux jours de vigueur, d'activité et de résolution, pour que tout fût remis en question. Étaient-ils battus ? La place admirable de Turin était là pour recevoir, en cas de revers, une armée battue qui n'en eût pas été encore à sa dernière ressource, puisque l'Autriche ne manquait pas de moyens pour la secourir. Dans tous les cas, Turin était imprenable pour l'armée qui n'avait pas d'équipages de siège. A peine les Français eurent-ils occupé Alba, que les démocrates piémontais organisèrent un comité régénérateur qui lança des adresses au peuple du Piémont et de la Lombardie, menaçantes pour les nobles et les prêtres, encourageantes pour les peuples. L'effet surpassa l'attente des Français ; le désordre et la terreur furent au comble dans Turin ; le roi n'avait dans ses conseils aucun homme supérieur. La cour eut peur des Jacobins piémontais et quoique Beaulieu eût marché d'Acqui sur Nizza, peur se réunir à Colli, elle se crut perdue sans ressource et un aide de camp vint de la part du roi demander la paix au général Bonaparte. Celui-ci fut au comble de ses vœux. Ses espions lui apprirent qu'après les discussions les plus vives, dans lesquelles les ministres du roi et surtout le marquis d'Albarey soutenaient le parti de la guerre, le cardinal Costa archevêque de Turin détermina le roi à la paix. Il est incroyable qu'avant de se livrer à cette démarche précipitée, le roi ne se soit pas rappelé ce que son aïeul Victor-Amédée avait fait en 1706. Si le roi, rappelant des Alpes une partie des troupes du prince de Carignan, eût tenu ferme à Turin, à Alexandrie, à Valence, dont les Français étaient hors d'état d'entreprendre les sièges, il eût été impossible à ceux-ci de faire un pas de plus. Si la coalition eût jugé à propos de faire arriver quelques renforts tirés du Rhin, les Français pouvaient fort bien être chassés d'Italie. Le génie de Bonaparte privait ses ennemis d'une partie de leur jugement et amena, sans doute, le roi à demander honteusement la paix à une armée qui n'avait ni artillerie, ni cavalerie, ni chaussure. Si l'on suppose, pour un instant, les mêmes avantages remportés par Moreau, Jourdan, ou tout autre général homme médiocre, on verra tout de suite que le roi de Sardaigne ne se fût pas mis à leur discrétion. Bonaparte n'était pas autorisé à traiter de la paix ; mais, par l'armistice de Cherasco, il se fit livrer les places de Coni, d'Alexandrie et de Ceva ; le roi s'engageait à se retirer de la coalition. Bonaparte qui sentait que du roi de Sardaigne uniquement dépendait sa marche sur l'Adige, laissa entrevoir au comte de Saint-Marsan, son envoyé à Cherasco ; que loin d'être disposé à renverser les trônes et les autels, les Français sauraient les protéger, même contre les Jacobins du pays, si tel était leur intérêt. Malheureusement le Directoire ne put jamais comprendre cette idée que, pendant un an, Bonaparte lui présenta de toutes les manières. Il avait fait, en quinze jours, plus que l'ancienne armée d'Italie en quatre campagnes. L'armistice avec le Piémont livrait à ses coups l'armée de Beaulieu et surtout donnait à la sienne une base raisonnable. S'il était battu, il pouvait désormais chercher un refuge sous Alexandrie et si, dans ce cas, le roi violait le traité, il pouvait bien l'en faire repentir, en soutenant les Jacobins piémontais. Mais comme notre but est moins de faire connaître les choses, que Bonaparte lui-même, nous allons donner son récit de cette campagne brillante ; elle révéla à l'Europe, un homme tout à fait différent des personnages étiolés, que ses institutions vieillies et ses gouvernements, en proie à l'intrigue, portaient aux grandes places. L'apparition de Napoléon à l'armée, comme général en chef, fit une véritable révolution dans les mœurs ; l'enthousiasme républicain avait autorisé beaucoup de familiarité dans les manières. Le colonel vivait en ami avec ses officiers. Cette habitude peut amener l'insubordination et la perte d'une armée. L'amiral Decrès racontait que ce fut à Toulon qu'il apprit la nomination du général Bonaparte au commandement de l'armée d'Italie ; il l'avait beaucoup connu à Paris et se croyait en toute familiarité avec lui. Aussi, quand nous apprenons que le nouveau général va traverser la ville, je m'offre aussitôt à tous les camarades, pour les présenter, en nie faisant valoir de mes liaisons. J'accours, plein d'empressement et de joie ; le salon s'ouvre, je vais m'élancer, quand l'attitude, le regard, le son de voix, suffisent pour m'arrêter. Il n'y avait pourtant en lui rien d'injurieux ; mais c'en fut assez. A partir de là, je n'ai jamais été tenté de franchir la distance qui m'avait été imposée. En prenant le commandement de l'armée d'Italie, Napoléon, malgré son extrême jeunesse et le peu d'ancienneté dans son grade de général de division, sut se faire obéir. Il subjugua l'armée par son génie bien plus que par des complaisances personnelles. Il fut sévère et peu communicatif, surtout envers les généraux ; la misère était extrême, l'espérance était morte dans le cœur des soldats ; il sut la ranimer ; bientôt il fut aimé d'eux ; alors sa position fut assurée envers les généraux de division. Sa jeunesse établit un singulier usage à l'armée d'Italie : après chaque bataille, les plus braves soldats se réunissaient en conseil et donnaient un nouveau grade à leur jeune général. Quand il rentrait au camp, il était reçu par les vieilles moustaches qui le saluaient de son nouveau titre. Il fut fait caporal à Lodi : de là, le surnom de petit caporal, resté longtemps à Napoléon parmi les soldats. |