VIE DE  NAPOLÉON

— FRAGMENTS —

 

II.

 

 

Napoléon à Valence. — Imperfection de son éducation. — Ses erreurs en politique. — Il tient garnison à Auxonne. Son début comme auteur. — Imprime à Avignon la brochure intitulée : Le souper de Beaucaire. — Révolution française : Comment elle est envisagée à l'étranger. Troubles à l'intérieur. — Energie de la Convention. Napoléon chef d'un bataillon de la garde nationale en Corse. — Il se rend à l'armée devant Toulon, pour y prendre le commandement en chef de l'artillerie.

 

Napoléon, à vingt-un ou vingt-deux ans, devait être fort différent de ce que à Paris on appelle un jeune homme aimable, et son bonheur fut grand d'être goûté par madame du Colombier. Probablement, ses succès à Paris eussent été moins rapides ; on va en juger : Il pensait avec force ; il avait la logique la plus serrée. Il avait immensément lu et a, peut-être, perdu depuis, dit-il. Son esprit était vif et prompt, sa parole énergique. A Valence il fut aussitôt remarqué, il plut aux femmes par des idées neuves et fières, par des raisonnements audacieux. Les hommes redoutaient sa logique et les discussions auxquelles la connaissance de sa propre force l'entraînaient facilement.

Un officier fort distingué, mais homme de l'ancien régime et parfaitement aimable, nous disait un jour à Berlin que franchement rien ne l'avait tant étonné que de voir M. Bonaparte gagner des batailles. D'abord, il avait cru que c'était un autre officier du même nom, un frère de Napoléon. D'après les relations qu'il avait eues avec celui-ci, à Valence et plus tard à Auxonne, il ne lui était resté d'autre idée que celle d'un jeune bavard, s'enfournant à tout propos dans des discussions interminables et voulant, sans cesse, tout réformer dans l'État. Des hâbleurs de cette sorte, j'en ai connu vingt depuis que je suis au service, ajoutait l'officier. Quant à sa tournure et à sa figure, la tournure était dépourvue de grâce et d'aisance, et pour la figure, sans son extrême singularité, il eût passé pour laid ; mais il était sauvé par le suffrage des dames. Je crois, disait l'officier de Berlin, qu'elles étaient fascinées par son regard sombre et fixe, à l'italienne ; elles s'imaginaient, sans doute, que c'était là le regard de la grande passion.

Ce fut pendant son séjour à Valence, que Napoléon remporta un prix à l'académie de Lyon, sur cette question proposée par l'abbé Raynal, alors célèbre : Quels sont les principes et les institutions à donner aux hommes pour les rendre le plus heureux possible ? Le mémoire fut remarqué ; mais le jeune officier craignant les quolibets de ses camarades, avait jugé prudent de garder l'anonyme. Ce mémoire était, du reste, tout à fait dans le style et dans les principes du temps : des idées généreuses et romanesques étaient mêlées à une critique incomplète et partiale de ce qui existait. L'auteur commençait par se demander : en quoi consiste le bonheur ? C'est de jouir complètement de la vie, répondait-il ; c'est d'en jouir de la manière la plus conforme à notre organisation morale et physique. Napoléon devenu empereur, jeta au feu ce mémoire, retrouvé par les soins de M. de Talleyrand.

Le jeune officier d'artillerie avait pu traiter d'une façon piquante par son originalité une question dont s'est beaucoup occupée la philosophie antique, la seule qu'il eût entrevue. Mais, par malheur pour lui comme pour la France, son éducation était restée fort incomplète. Excepté les mathématiques, l'artillerie, l'art militaire et Plutarque, Napoléon ne savait rien. Il ignorait la plupart des grandes vérités découvertes depuis cent ans, précisément sur cet art de rendre les hommes plus heureux, dont il venait de s'occuper.

Sa supériorité gisait tout entière dans la faculté de trouver des idées nouvelles, avec une promptitude incroyable, de les juger avec une raison parfaite et de les mettre à exécution avec une force de volonté qui n'eut jamais d'égale.

Par malheur, cette force de volonté pouvait être éclipsée par un mouvement de sensibilité.

C'est ainsi que sur les montagnes de Bohême le..... 1813, il ne voulut pas donner bataille. Quelque pressentiment intérieur, ou quelque présage arrêtèrent ce grand homme, et l'emportèrent malheureusement sur la nécessité de donner bataille, pour bien finir la campagne et sur l'apparence évidente des chances les plus heureuses.

Sans doute, Napoléon à Valence, à Auxonne et ailleurs, avait beaucoup lu. Mais dans cette âme ardente et rêvant sans cesse à l'avenir, les livres les plus graves ne produisaient d'autre effet que celui que font les romans sur les âmes vulgaires. Ces livres réveillaient ou excitaient des sentiments passionnés ; mais laissaient-ils de grandes vérités parfaitement démontrées et servant de base, désormais, pour la conduite de la vie ?

Napoléon, par exemple, n'avait pas lu Montesquieu, comme il faut le lire ; c'est-à-dire, de façon à accepter ou à rejeter nettement chacun des trente et un livres de l'Esprit des lois. Il n'avait pas lu ainsi le Dictionnaire de Bayle, ou l'Esprit d'Helvétius.

Je ne voudrais pas anticiper sur des choses qui, plus tard, seront racontées ; mais pour présenter ma pensée avec la netteté convenable, je suis forcé d'ajouter quelques exemples.

Bien des années après, pendant les discussions du Code civil au conseil d'État, on voyait ce puissant génie deviner, en courant, toutes les conséquences des vérités que MM. Threillard ou Boulay (de la Meurthe), énonçaient devant lui, mais ces vérités, elles étaient nouvelles pour lui, et elles n'étaient nouvelles pour aucun des quarante conseillers d'État ou maîtres des requêtes, qui assistaient à la séance. Il est vrai aussi qu'avec une rapidité inimaginable à qui n'en a pas été témoin, il arrivait à des conséquences d'une haute justesse, et que ni Threillard, ni Boulay n'auraient jamais entrevues. Il est vrai aussi, qu'arrivant tard dans la science et avec tout le bon sens d'un homme fait, il ne se laissait point prendre aux petits préjugés qui gâtent encore les sciences les mieux faites. C'est ce qu'on voit bien dans la discussion sur le divorce et dans celle sur les testaments[1]. A leur tour, Threillard et Boulay étaient effrayés de ces éclairs de génie si nouveaux, et Napoléon les défendait contre eux-mêmes.

On ne s'apercevait point de cette ignorance de l'Empereur dans sa conversation ordinaire. D'abord il dirigeait cette conversation et ensuite, avec une adresse tout italienne, jamais une question ou une supposition étourdie ne venait trahir cette ignorance[2].

On peut donc dire qu'en fait de science du gouvernement, celle qui, par la suite, eût été la plus indispensable à Napoléon, l'éducation de ce grand homme était nulle. En fait de gouvernement, il ne comprenait que celui d'un général qui fait agir ses troupes :

Par enthousiasme pour la patrie,

Par point d'honneur,

Par crainte du châtiment,

Par amour-propre ou intérêt de vanité,

Par intérêt d'argent.

On voit que, parmi ces motifs d'action, aucun n'a sa source dans les habitudes de croire ou d'agir de celui qui obéit, ni dans l'opinion qu'il peut avoir de la légitimité des ordres de celui qui commande.

En un mot, Napoléon sut se faire obéir comme général, mais il ne sut pas commander en roi, et j'attribue l'imperfection de son génie en ce point uniquement à l'absence totale d'éducation première.

Lorsque Napoléon eut besoin d'idées sages sur le gouvernement de la France, il fut obligé de les inventer. Mais, par un premier malheur, il avait une répugnance personnelle pour l'école libérale et, par un second, il eut souvent besoin d'expérience personnelle pour voir les vérités les plus fondamentales et découvertes trente ans avant lui[3].

La conspiration de Mallet, en octobre 1813, lui fit voir, peut-être pour la première fois que, tout en croyant faire de la monarchie au profit de la France et de son fils, il n'avait fait que du pouvoir. Il ne comprit jamais peut-être, qu'au moral comme au physique, on ne s'appuie que sur ce qui résiste et que tant qu'un corps politique ne résiste pas dans l'occasion, il n'existe point en effet. Ainsi, il vit avec un étonnement naïf, que le Sénat n'existait point, que l'archichancelier Cambacérès n'existait point, etc., etc. Rien ne fut singulier, à son retour de Russie après Mallet, comme son étonnement' de ce que le Sénat n'avait rien fait, sur ce que des hommes sages, comme M. Frochot, préfet de la Seine, n'avaient rien fait, sur ce que tous les regards ne s'étaient pas dirigés à l'instant vers le roi de Rome, etc.

J'ose dire qu'il y avait vingt mille officiers dans son armée au-dessus de cette illusion puérile : que, ce cas échéant, on songerait au roi de Rome.

Quoi qu'il en ait dit, quelquefois, lorsque son imagination se Huait à un de ses plaisirs de prédilection, celui de s'égarer dans le roman de l'avenir[4], il se faisait une illusion complète sur le rôle du futur roi de Rome. Comme il se voyait supérieur à tout ce qui avait existé depuis bien des siècles, comme il sentait qu'il aimait vraiment la France et d'un amour que les âmes vulgaires des rois, ses prédécesseurs, n'avaient jamais pu éprouver, il se figurait que les règles immuables provenant de la nature du cœur humain, cesseraient d'avoir leur effet, lorsqu'après sa mort, le roi de Rome, son fils, n'aurait de ressource que dans la force de son titre ou dans celle de son génie.

Il n'entrevit jamais que cet enfant, mal élevé par des êtres élégants et plats, comme tous les princes nuls, ne trouvant point dans le cœur des Français l'antique habitude d'obéir à sa race, ne serait qu'une griffe, entre les mains de quelques généraux entreprenants.

Napoléon ne vit point que, pour donner de l'autorité au roi de Rome, privé de son père, il fallait se dessaisir, de son vivant, d'une partie de son pouvoir, et souffrir que des corps politiques se formassent.

Mais il aimait le pouvoir, parce qu'il en usait bien et qu'il aimait le bien opéré rapidement ; toute discussion ou délibération retardante lui semblait un mal.

Faute d'instruction, il ne vit jamais l'exemple de Charlemagne, autre grand homme, auquel rien ne survécut, et il ne connut Charlemagne que par les pauvretés académiques de M. de Fontanes[5].

Faute d'avoir lu même l'histoire du dernier siècle, celle de Richelieu et de Louis XIV, il ne vit pas qu'avant la Révolution, un roi ne régnait en ?rance que parce qu'il pouvait s'appuyer sur la noblesse et les parlements et surtout sur l'ancienne habitude qu'avaient les Français de ne jamais douter de la légitimité de son autorité.

Ne pouvant créer une ancienne habitude en peu d'années, il ne vit pas que depuis la Révolution de 1789, un prince qui ne s'appuie pas sur une Chambre, ne garde le pouvoir que par la peur qu'inspire son armée, ou par l'admiration qu'on a pour son génie.

En un mot, comme par un défaut déplorable de son éducation première, l'histoire n'existait pas pour lui ; il ne connut que les faits qu'il avait vus s'accomplir et encore il les voyait à travers sa peur des Jacobins, et son amour, sa faiblesse, pour le faubourg Saint-Germain.

Il m'a fallu tous ces faits, relatifs à Napoléon empereur, pour faire voir ce qu'était l'éducation si vantée de Napoléon, lieutenant d'artillerie. Il ne savait ni l'orthographe, ni le latin, ni l'histoire. Tout était affaibli et étiolé, en 178, dans le déclin final de la monarchie de Louis XIV ; tout, jusqu'à l'instruction publique. En ce sens limité, on peut dire que le renvoi des jésuites avait été un mal ; dans un temps de faiblesse, tout changement est un mal.

Il fallut quitter Valence et l'aimable salon de madame du Colombier, pour aller tenir garnison à Auxonne. Avant de s'y rendre, Napoléon fit une sorte de voyage sentimental en Bourgogne avec M. Desmazys.

Ce fut à Auxonne que, pour la première fois, Napoléon se donna le plaisir de faire imprimer un ouvrage de sa composition. C'est la Lettre de M. Buonaparte à M. Matteo Buttafoco.

M. Joly, imprimeur à Dôle, raconte que cette brochure sortit de ses presses en 1790 ; Napoléon avait alors vingt-un ans, il était lieutenant au régiment de La Fère, en garnison à Auxonne. Il vint trouver M. Joly à Dôle, avec son frère Louis Bonaparte, auquel, dans ce temps-là, il enseignait les mathématiques. L'ouvrage fut imprimé à ses frais, au nombre de cent exemplaires qu'il fit passer en Corse, où il porta un coup terrible à la popularité de M. Buttafoco. C'est un pamphlet satirique, absolument dans le goût de Plutarque. La donnée en est à la fois ingénieuse et forte. On dirait un pamphlet écrit en 1630 et en Hollande.

Napoléon revoyait lui-même les dernières épreuves. Il partait d'Auxonne à quatre heures du matin, arrivait à pied à Pôle ; après avoir vu les épreuves, il prenait chez M. Joly un déjeuner extrêmement frugal et rentrait avant midi, à sa garnison, après avoir fait huit lieues.

Bonaparte avait composé un ouvrage qui aurait pu former deux volumes, sur l'histoire politique, civile et militaire de la Corse. Il engagea M. Joly venir le voir à Auxonne, pour traiter de l'impression. M. Joly s'y rendit en effet et trouva le jeune officier logé de la manière la plus exiguë ; Bonaparte occupait au pavillon une chambre presque nue, laquelle avait pour tous meubles un lit sans rideaux, deux chaises et une table placée dans l'embrasure d'une fenêtre, laquelle était chargée de livres et de papiers. Son frère Louis couchait par terre, sur un matelas, dans un cabinet voisin. On fut d'accord sur le prix de l'impression de l'Histoire de Corse ; mais l'auteur attendait, d'un moment à l'autre, une décision qui devait lui faire quitter la garnison d'Auxonne, ou l'y fixer pour longtemps. Cet ordre arriva quelques jours après ; le jeune Bonaparte partit et l'ouvrage ne fut pas imprimé.

M. Joly raconte qu'on avait confié au jeune officier le dépôt des ornements d'église, provenant de l'aumônier du régiment, qui venait d'être supprimé. Si vous n'avez pas entendu la messe, dit-il à M. Joly, je puis vous la dire. Du reste, il parla des cérémonies de la religion avec beaucoup de décence.

Trois ans après, en 1793, Bonaparte, capitaine depuis dix-huit mois, passait à Beaucaire ; il s'y trouva à souper dans une auberge, le 29 juillet, avec plusieurs négociants de Montpellier, de Nîmes et de Marseille. Une discussion s'engagea sur la situation politique de la France : chacun des convives avait une opinion différente.

De retour à Avignon, Bonaparte fit une brochure qu'il intitula : le Souper de Beaucaire ; il la fit imprimer chez Sabin Tournai, rédacteur et imprimeur du Courrier d'Avignon. L'ouvrage ne fit alors aucune sensation ; mais lorsque Bonaparte devint général en chef, un M. Loubet qui en avait conservé un exemplaire, y attacha quelque prix parce que cet exemplaire était signé de la main de l'auteur. Cet opuscule a été réimprimé chez Pankouke[6].

Nous placerons dans l'appendice quelques pages de chacune de ces deux brochures. Le style est lourd, les tournures de phrase sont quelquefois irrégulières ; on y trouve des italianismes ; mais on ne peut s'empêcher d'entrevoir chez l'auteur un caractère singulier.

Je serais tenté d'admettre que la société des brumes avait donné quelque apparence de légèreté au caractère sombre et réfléchi du jeune officier corse. On surprend quelques teintes de galanterie €i de gaîté jusqu'aux temps difficiles du commandement de l'armée d'Italie, après lesquels on n'aperçoit plus qu'une gravité pensive. Napoléon se devait alors d'être un homme à part.

Pendant ces jeux d'enfant, la révolution se faisait. Il y eut beaucoup d'émigrés dans l'artillerie ; car le parti aristocrate attachait une grande importance à faire passer le Rhin aux officiers de cette arme. C'était le temps où la noblesse s'imaginait que le peuple français, abandonné par les officiers, ne saurait pas faire la guerre tout seul.

Les émigrés se réunirent à Coblentz. Ils étaient si fous et depuis ils ont été si aimables dans leur façon de montrer aux étrangers comment un Français sait supporter le malheur, que nous n'avons plus la force de nous indigner de leurs projets de cette époque ; ils étaient atroces pourtant ; c'était cent fois pis que les fusillades de Ney, des frères Faucher, ou du colonel Caron[7].

Ce fut au moment où les gentilshommes émigrés se réunissaient à Coblentz, que commença la fameuse coalition qui a fini par entrer à Paris, en mars 1814[8].

L'origine de cette ligne célèbre est encore assez obscure ; elle n'est devenue sérieuse qu'à mesure de la peur que les folies du peuple français faisaient aux rois. On peut, si l'on veut, voir les premiers moments de la coalition dans les conférences qu'eut à Mantoue l'empereur Léopold avec le comte d'Artois, depuis Charles X. D'abord, la fierté du jeune prince ne consentait à demander du secours qu'aux rois qui avaient l'honneur de tenir à sa maison par les liens du sang, les rois d'Espagne et de Sardaigne et l'empereur d'Autriche.

Léopold proposa un congrès à l'assemblée nationale, laquelle ne répondit qu'en déclarant traître à la patrie tout Français qui s'abaisserait jusqu'à discuter les lois de son pays avec un congrès d'étrangers. On avait alors l'exemple récent de la Pologne.

Autrefois Louis XV avait fourni à Gustave III, roi de Suède, quelques secours pour détruire la constitution de son pays et se faire roi absolu. La délicatesse toute monarchique des émigrés pensa qu'il appartenait à ce prince de rendre à son tour un service semblable à Louis XVI.

Mais Gustave fut assassiné, et Frédéric-Guillaume roi de Prusse fut placé, on ne sait trop pourquoi, à la tête de la ligue anti-française. L'Angleterre et la Russie approuvèrent fort cet arrangement ; la première par haine pour la France, qui venait de l'offenser en Amérique ; la seconde pour des intérêts plus directs. Au moment où des cris de liberté éclatèrent dans ce Paris, qui devenait la capitale du monde et firent peur aux rois de l'Europe, la Prusse et la Suède venaient d'armer contre la Russie. Leur but était de sauver la Turquie, alors envahie par les forces combinées de Joseph II et de Catherine.

L'habile Catherine fut enchantée de la peur des rois du midi, qui allait lui livrer les restes de la Pologne.

Les armées françaises se laissent trahir et se font battre (avril 1792), par une poignée d'Allemands, sous les ordres de ce Beaulieu qui devait être, quatre ans plus tard, le premier général vaincu par Napoléon.

Trois mois après celte première défaite, les ministres de Louis XVI sont d'accord avec le duc de Brunswick qui, parti de Coblentz, pénètre en Champagne à la tête de soixante mille Prussiens et de dix mille émigrés. Son fameux manifeste, puni après la bataille d'Iéna, menace de mettre tout à feu et à sang en France. M. Bertrand de Molleville, à cette époque ministre de la marine et confident de Louis XVI, s'est fait gloire de son intelligence avec le duc de Brunswick, général en chef ennemi[9].

Le peuple répond à cette trahison par le 11 août : le trône est renversé.

Bientôt le défilé de l'Argonne voit la première victoire du peuple français. Alors commence ce grand drame qui, à nos yeux du moins, finit à Waterloo.

Il y avait bien des siècles qu'on n'avait vu une grande nation se battre, non pour changer de roi, mais pour sa liberté, et ce qui augmente la sublimité du spectacle, c'est que l'enthousiasme des Français ne fut aidé ni par la religion ni par l'aristocratie.

La partie la plus héroïque de ce drame, celle qui exigea le génie de Danton et en même temps le sacrifice de tant de têtes innocentes, touchait à sa fin lorsque, en I79I, époque du siège de Toulon, Napoléon entre en scène.

Depuis longtemps la diplomatie anglaise s'était mise à la tête de la coalition ; elle faisait marcher, à peu près à son gré, toutes les puissances de l'Europe et soudoyait beaucoup de traîtres dans l'intérieur de la France.

A tant d'habileté la Convention opposait sa redoutable énergie ; elle faisait un appel sérieux à tous les cœurs généreux.

Il fut un moment où la situation de la France sembla désespérée. Des Alpes aux Pyrénées, du Rhin à l'Océan, du Rhône aux rives de la Loire, le drapeau tricolore recule.

La Vendée est en feu, et soixante mille royalistes peuvent marcher sur Paris. Bordeaux, Lyon, Marseille et Caen, se soulèvent contre la Convention.

Partout inférieures en nombre et désorganisées, les armées républicaines sans chefs capables, attendent le coup qui doit les anéantir.

Toutes les combinaisons de la prévoyance humaine semblent annoncer une chute horrible et prochaine ; la civilisation va reculer en Europe.

Mais les Montagnards éloignent les Girondins, et redoublent d'énergie. Carnot, Prieur, Dubois-Crancé, dirigent les mouvements militaires ; Danton fait décréter que tout soldat quittant les drapeaux sera puni de mort. Valenciennes et les places fortes donnent à l'audace de Danton le temps d'électriser la France.

Ce moment est le plus beau de l'histoire moderne.

Le 23 août 1793, la Convention décrète la levée en masse des Français ; cinq jours après elle décrète la suspension de la Constitution et l'établissement de la Dictature nommée Gouvernement révolutionnaire. Et, ce qui est singulier, cette Dictature n'est pas exercée par un seul homme, mais par ce qu'il y a de plus énergique dans tous.

A peine ce décret est-il rendu que se répand la fatale nouvelle de l'entrée des Anglais et des Espagnols dans Toulon. Napoléon va paraître.

Barrère fait décréter l'établissement de douze tribunaux révolutionnaires demandés par la Commune de Paris, pour juger les traîtres. Un million d'hommes se précipite sur les coalisés et enfin réussit à les repousser de toutes parts. Les soldats aiment la patrie, les officiers sont poussés par l'honneur et par les sentiments les plus divers ; plusieurs sont d'anciens nobles.

Il serait absurde de demander de la circonspection et de la modération à un homme fou de colère et qui cherche à sauver sa vie, en se débattant sous les coups redoublés de vingt ennemis. Voilà pourtant ce qu'oublient les petits écrivains modernes, nés dans une époque d'hypocrisie et de tranquillité, et qui cherchent à se faire une petite fortune.

Au commencement de cette grande guerre de la Révolution, par l'effet de la levée de nouveaux corps, et des vacances que l'émigration occasionnait dans les anciens régiments, l'avancement allait fort vite. Napoléon, capitaine le 6 février 1792, partit pour la Corse au commencement de 1793 ; il venait de faire imprimer à Avignon le Souper de Beaucaire, et avait accepté le commandement d'un bataillon de garde nationale corse, qu'on voulait employer à une expédition contre la Sardaigne.

Le 12 février 1193, l'amiral Truguet mouilla devant Cagliari, capitale de l'île, mais l'expédition de Sardaigne étant annoncée depuis six mois, on reçoit les Français à coups de fusil ; ils font faute sur faute ; ils manquent de bravoure ; ils perdent un vaisseau et enfin sont obligés de rentrer à Toulon. Cette expédition est une des plus ridicules qu'ait tentées la République.

A cette époque, Pascal Paoli commandait en Corse ; il avait été fait lieutenant-général par Louis XVI et envoyé en Corse. Là, il trahit le pays auquel il avait juré fidélité de la manière la plus emphatique, et travailla en faveur des Anglais. Ce fut probablement alors que voyant le jeune Bonaparte organiser son bataillon, il dit ce mot célèbre en Corse :

Ce jeune homme est taillé à l'antique ; c'est un homme de Plutarque.

La révolution tentée par Paoli l'avait d'abord intéressé par la grandeur du spectacle et à cause de l'influence qu'elle pouvait exercer sur son sort. Un des grands avantages de cette tête, c'est qu'elle était vide de toute puérilité. Un homme de vingt-quatre ans devine deux cents choses par an ; Napoléon n'en devinait qu'une : l'amour de la gloire !

En avançant en âge et revoyant la Corse, Napoléon avait enfin jugé sainement des rapports de ce pays avec la France. Il ne lui reste, de quinze années de haine passionnée, que l'usage de la réflexion profonde et l'habitude de ne point se livrer aux hommes au milieu desquels il est jeté.

Au retour de cette expédition, où Napoléon avait pu voir l'exemple de tous les ridicules militaires, il rentra dans l'artillerie, mais avec le grade de chef de bataillon. Il avait trouvé en Corse sa famille ruinée, il revenait en France avec son grade pour toute fortune, et il avait vingt-quatre ans.

Que se passait-il alors dans cette âme ardente. ? J'y vois :

1° La conscience de ses propres forces ;

2° L'habitude d'être incapable de distraction ;

3° La facilité d'être profondément ému par un mot touchant, par un présage, par une sensation ;

4° La haine de l'étranger.

Napoléon qui vient de voir sa famille dans la misère, sent plus que jamais la nécessité de faire fortune, soit en France, soit dans l'Orient.

En rentrant à Paris, chef de bataillon d'artillerie et regardant autour de lui, Napoléon vit une assemblée furibonde, chargée de la conduite d'une grande guerre et demandant des talents partout. Il peut donc se dire : Et moi aussi je vais commander ! mais la carrière militaire conduit maintenant à des périls hideux. Dans sa certitude d'être environnée de traîtres, dans son impuissance de juger le fond des choses, la Convention nationale envoie à l'échafaud tout général qui se bisse battre, ou qui ne remporte pas une victoire complète.

Tout à coup la nouvelle se répand que Toulon vient d'être livré aux Anglais (septembre 1793). Napoléon arrivant de Marseille et connaissant le Midi, est envoyé à l'armée devant la place, pour commander l'artillerie.

Par bonheur pour la République, les coalisés ne sentirent pas l'importance de la conquête de Toulon. Ils ne virent qu'une place forte à défendre, tandis que sa possession pouvait exercer une influence immense sur la conduite générale de la guerre ; ce n'était rien moins qu'une base d'opérations, pour une armée ennemie, agissant dans le Midi de la France.

Ce fut un des bonheurs de la liberté que la malhabileté des coalisés à conduire, dans une vue d'ensemble, leurs forces d'ailleurs si considérables. En d'autres termes, à l'exception de William Pitt, aucun homme supérieur ne parut parmi eux.

La France qui cherchait des hommes dans toutes les classes de la société, trouva des génies dans des positions qui, d'ordinaire, ne fournissent que des avocats ou des officiers subalternes, Si Louis XVI eût continué à régner, Danton et Moreau eussent été des avocats ; Pichegru, Masséna et Augereau, des sous-officiers ; Desaix, Kléber, des capitaines ; Bonaparte, Carnot, des lieutenants-colonels ou colonels d'artillerie ; Lannes et Murat, des marchands chapeliers ou des maîtres de poste. Sieyès eût été grand-vicaire et Mirabeau, tout au plus, un négociateur subalterne, un chevalier d'Éon.

A la fin d'août 1793, lorsque les hommes de l'ancien régime, qui commandaient à Toulon, prirent le parti de livrer la flotte et la ville aux coalisés, Lyon avait arboré le drapeau blanc ; la guerre civile était mal éteinte en Languedoc et en Provence ; l'armée espagnole victorieuse avait passé les Pyrénées et inondait le Roussillon. De son côté, l'armée piémontaise avait franchi les Alpes, elle était aux portes de Chambéry, qui n'est qu'à trois journées de Lyon.

Si trente mille Anglais, Sardes, Espagnols, Napolitains, se fussent réunis, dans Toulon, aux douze mille fédérés, cette armée de quarante mille hommes, ayant une base aussi importante, eût pu fort bien remonter le Rhône et arriver jusqu'à Lyon. Alors elle se fût liée par sa droite à l'armée piémontaise et par sa gauche à l'armée espagnole.

Mais on peut dire qu'à cette époque, ces idées de grande guerre, que les campagnes de la Révolution ont fait naître parmi nous, eussent passé pour chimériques, aux yeux des vieux officiers qui dirigeaient les armées de la coalition. Les plus instruits ne connaissaient que les guerres de Frédéric II, pendant lesquelles les opérations d'un corps d'armée dépendaient toujours des mouvements possibles de la boulangerie. Aucun d'eux, par bonheur pour la France, n'avait la moindre lueur de son génie, et le hasard presque tout seul, décida des batailles.

Comme le but de cet écrit est de faire connaître Napoléon, et non de raconter les événements de sa vie en style académique, je prends le parti d'insérer ici le récit du siège de Toulon tel que ce grand homme l'a donné. J'en userai de même pour la campagne d'Italie, qui eut lieu du 10 avril 1796 au 12 mai 1797.

C'est-à-dire qu'après avoir raconté les batailles d'une manière succincte, je transcrirai les longs récits dictés par Napoléon à Sainte-Hélène. Ainsi, un quart à peu près des deux premiers volumes sera copié dans les œuvres de Napoléon.

Rien n'eût été plus facile que de profiter de ces récits, en les abrégeant ; on eût évité une critique facile à faire. Il fallait, dit-on, tirer parti des récits de Napoléon, comme Rollin tire parti de Tite-Lige, dans son histoire romaine. Cette façon d'agir m'eût semblé un sacrilège. Selon moi, une histoire de Napoléon qui ne placerait pas sous les yeux du lecteur les récits de la campagne d'Italie, tels que ce grand homme les a laissés, ne pourrait prétendre à faire connaître son caractère, sa manière d'envisager le malheur, sa façon de voir les hommes et les choses.

Il en fut tout autrement de 1800 à 1814. Alors Napoléon voulait se faire ou se maintenir empereur et il se trouva dans la dure nécessité de mentir constamment. Je ne prendrai pas vingt pages des récits de cette seconde époque.

Un autre motif m'a porté à transcrire les récits mie Napoléon a donnés de ses principales batailles. J'ai considéré que le lecteur qui ne connaît Napoléon que par la plupart des histoires de ce grand homme, publiées jusqu'ici, est obligé d'admirer sur parole son talent pour la guerre.

Or, j'ai cru voir qu'il n'était pas impossible de raconter ses batailles et de les faire comprendre même au lecteur non militaire. Avant 1790, un récit de ce genre eût été impossible ; le style français n'admettait alors pour les batailles que les phrases élégantes de l'abbé de Vertot, ou la manière puérile de Voltaire.

Aujourd'hui, je crois voir que la grande difficulté dans les lettres consiste à avoir une idée nette. Quand il a ce bonheur et qu'il veut bien renoncer à la gloire du style emphatique, un écrivain peut se tenir assuré d'être suivi par le lecteur. Or, rien n'est plus facile que de se faire une idée nette de Rivoli.

J'ose espérer qu'avec le secours d'une carte d'Italie de dix francs, tout lecteur comprendra les batailles de Castiglione, d'Arcole et de Rivoli, qui empêchèrent les Autrichiens de secourir Mantoue et qui forment comme le fond de la campagne d'Italie.

J'ai longtemps hésité à transcrire le long récit du siège de Toulon : ce siège pouvait fort bien s'expliquer en six pages ; mais :

1° Le lecteur peut passer sans inconvénient le récit de Napoléon[10].

2° Ce récit de la première victoire de ce grand général me semble extrêmement curieux.

3° Quelques recherches que j'aie faites auprès des contemporains, je n'ai pu découvrir de mensonge dans le récit qu'on va lire. Ce ne fut qu'après Lodi que Napoléon songea à être autre chose qu'un général de la République[11].

 

 

 



[1] Voir Locré qui délaye et aplatit sans cesse les dires de l'Empereur ; voir Thibaudeau.

[2] Cette adresse se retrouve admirablement dans la conversation des Sauvages, toujours attentifs à l'opinion qu'ils peuvent donner d'eux-mêmes.

[3] Par Delolme, Montesquieu, Beccaria, et lues en 1837 dans Bentham. En 1809, à Landshut, un ministre gronda un auditeur parce qu'il lisait Delolme.

[4] Conversation avec le comte Daru au Kremlin, en septembre 1812.

[5] Président du Corps législatif et grand maitre de l'Université, ami d'Élisa Bonaparte.

[6] Œuvres de Napoléon Bonaparte, 4 vol. in-8°, t. Ier, 1821.

[7] Voir les Mémoires publiés, sous la Restauration, par MM. Fauche-Borel, Bertrand de Molleville, et tant d'autres.

[8] Mais elle a eu la gaucherie de ne pas placer sur le trône Napoléon II, qui eût empêché la naissance de la liberté de la presse, qui blesse les rois au cœur.

[9] Voir l'histoire de tout ce qui est antérieur au siège de Toulon, dans la collection de MM. Roux et Buchez, 36 volumes ; ou dans l'histoire qui sera extraite de ces matériaux.

[10] Mémoires de Napoléon, tome Ier, page 1.

[11] Il est inutile de dire que cette histoire est incomplète ; le lecteur y trouvera des passages où Stendhal annonce qu'il transcrira textuellement certains récits du Mémorial de Sainte-Hélène, comme émanés de la bouche même de Napoléon Ier. Ces récits n'ont pas été transcrits, mais nous avons laissé les lignes où il en est question, pour montrer l'intention de l'auteur et le plan de son ouvrage.

NOTE DE L'ÉDITEUR.