LA PIRATERIE DANS L’ANTIQUITÉ

 

CHAPITRE XXIX

 

 

LA PIRATERIE ET LA LITTÉRATURE - LE THÉÂTRE ET LES ÉCOLES DE DÉCLAMATION

Les historiens grecs et romains auxquels j’ai fait de si nombreux emprunts pour le développement de la partie historique de la piraterie ne sont pas les seuls à consulter sur cette matière, il faut aussi interroger les couvres purement littéraires, si l’on veut avoir une idée complète de la piraterie dans l’antiquité. Le théâtre, la comédie surtout, reflet des mœurs, abonde en aperçu : précieux et en documents curieux sur la piraterie. C’est dans les œuvres des grands auteurs comiques qua je trouverai jetés çà et là, une foule de traits caractéristiques et une multitude de renseignements concernant la vie et les mœurs des pirates, marchands d’esclaves. Combien la moisson serait plus abondante si la comédie grecque n’avait pas disparu ! A défaut des œuvres des poètes comiques de la Grèce reste le théâtre de Plaute et de Térence, imitateurs d’Épicharme, de Ménandre, de Philémon, de Diphile, d’Alexis, et les scènes qu’il contient sur la piraterie tiennent à la fois de la Grèce et de Rome, comme du reste les personnages et les mœurs.

En dehors de l’histoire, le théâtre suffirait pour nous apprendre que la piraterie était en pleine vigueur dans le monde ancien. En effet, il n’est presque pas de pièce où l’intrigue ne roule sur des enlèvements de jeunes filles et de jeunes gens. Je n’ai qu’à citer par exemple le sujet, de la pièce du Pœnulus, le petit Carthaginois, imitée de Ménandre, pour le prouver. Dans le prologue, Plaute expose qu’il y avait à Carthage deux pères auxquels on enleva à l’un son fils âgé de sept ans, et à l’autre ses deux filles en bas âge avec leur nourrice. Le garçon fut transporté à Calydon et vendu à un vieillard qui l’adopta et le fit son héritier ; quant aux deux jeunes filles, elles furent achetées, argent comptant, avec leur nourrice, par un marchand d’esclaves, le plus exécrable des hommes, si toutefois un leno est un homme,

Præsenti argento, homini, si leno est homo,

Quantum hominum terra sustinet, sacerrumo.

Dans la fameuse pièce des Ménechmes, le chef-d’œuvre de Plaute, un des chefs-d’œuvre aussi de notre poète comique Regnard, il s’agit encore d’enlèvement. Dans le Câble (rudens), imité de Diphile, Palæstra, fille de Démonès de Cyrène, est tombée toute jeune entre les mains d’un pirate qui l’a vendue au trafiquant Labrax. Il en est de même dans le Curculio (le Charançon), dans le Persan et autres comédies de Plaute où des personnes, enlevées et considérées comme esclaves, recouvrent plus tard leur qualité de citoyennes libres, après mille intrigues imaginées par le poète.

Plaute, qui vivait à une époque où la piraterie était maîtresse de la Méditerranée, composa même une comédie intitulée les Pirates ou l’Aveugle, Prædones vel cœcus. La perte de cette œuvre nous est particulièrement sensible ; que de détails intéressants elle nous eût donnés sur la piraterie ! Il n’en reste que quelques vers ; l’un d’eux résume en lui seul l’histoire de la piraterie :

Ita suat prædones, prorsum pamunt nemini,

Voilà comme sont les pirates, ils n’épargnent personne ! D’ingénieux interprètes, M. Naudet, entre autres, ont donné par conjecture l’analyse de cette pièce qu’ils ont refaite à la manière de Cuvier. D’après eux, la comédie des Pirates était sans doute une pièce de circonstance, du moins en partie. Plaute excitait ou flattait la haine des Romains contre Carthage. On mettait en scène des pirates africains. Les spectateurs romains admiraient les richesses d’une demeure ou d’une ville près de laquelle les flibustiers avaient débarqué. On s’apprêtait au combat ; peut-être l’invasion arrivait-elle au milieu d’une fête. Les brigands triomphaient. Ils se vantaient de leurs violences,

Perii, hercle, Afer est !

Je suis perdu, s’écrie un des personnages, en entendant parler un de ces pirates, c’est un Africain !

Ils menaçaient les vaincus de la torture pour les contraindre à dire où leurs richesses étaient cachées.

Si non strenue fatetur, ubi sit aurum, membra ejus exseccemus serra.

Dans toutes les comédies de Plaute et de Térence, imitées ou non des poètes comiques grecs, on retrouve toujours un personnage indispensable, le marchand d’esclaves, le leno. Ces poètes sont très durs pour ces misérables voleurs et vendeurs d’esclaves ; ils en parlaient du reste en connaissance de cause, Plaute était esclave et Térence avait été enlevé par des pirates. Il n’est pas étonnant dès lors de trouver dans leurs œuvres une science profonde des ruses et des spéculations du leno, des misères et des mœurs de l’esclave. Dans Plaute surtout, le caractère des esclaves, leurs fourberies, et aussi leurs souffrances, sont reproduites avec une vérité et une énergie admirables. A l’époque où les poètes comiques grecs et latins mettaient sur la scène des marchands d’esclaves, c’était, je l’ai déjà dit, au moment de la plus grande puissance des pirates ; aussi, le leno est-il, à proprement parler, un pirate, et non pas exclusivement un marchand. En effet, ce sont généralement des étrangers que le leno amène sur le marché, et la plupart de ces étrangers des deux sexes ont été ravis à leurs parents et à leur patrie. Le leno est un misérable, un être sans honneur, les poètes ne lui ménagent pas les injures. Dans la comédie du Persan, de Plaute, Toxile apostrophe le leno Dordalus en ces termes : Ah ! te voici.... être impur, infâme, sans foi ni loi, fléau du peuple, vautour de l’argent d’autrui, insatiable, méchant, insolent, voleur, ravisseur effronté ! Trois cents vers ne suffiraient pas pour exprimer tes infamies ![1]

Dans un grand nombre de vers le leno est ainsi injurié.

Dans les Adelphes de Térence, Sannion paie d’impudence :

Marchand d’esclaves, c’est vrai, je l’avoue ; je suis la ruine des jeunes gens, un voleur, un fléau public[2], et le poète nous fait voir ce leno se dirigeant avec une riche cargaison de femmes et d’opulentes marchandises vers l’île de Chypre, consacrée à Vénus, et centre d’un grand commerce de courtisanes.

C’est ainsi que l’on trouve dans le théâtre antique mille traits ayant rapport à la piraterie et au danger de la navigation.

Un voyage était le grand souci de l’époque, j’ai dit que pour se mettre en mer on préférait la saison d’hiver et les temps orageux, on aimait mieux exposer sa vie que sa liberté. Un des personnages de Plaute ne peut s’empêcher de dire comiquement, et le trait est bien vrai, du moins en ce qui concerne le vaisseau : Celui qui veut se préparer beaucoup d’embarras n’a qu’à se donner deux choses, un vaisseau et une femme !

Negoti sibi qui volet via puce

Navem et mulierem, hæc duo conparato[3].

Non seulement la piraterie fournissait des sujets de comédies au théâtre, elle avait encore du retentissement dans les écoles de déclamation. L’histoire de la déclamation romaine est très intéressante, j’en dirai quelques mots avant d’indiquer les sujets que l’enseignement de cet art a empruntés à la piraterie.

Les Romains entendaient par le mot declamatio un exercice d’éloquence. L’enseignement de la déclamation apporté par des rhéteurs grecs à Rome ne s’y établit d’une manière définitive qu’après la mort du vieux Caton. On se rappelle, en effet, ce qui arriva au sujet de la mission de Diogène, de Critolaüs et de Carnéades, les trois délégués d’Athènes pour la négociation diplomatique de l’occupation d’Oropos. Ces habiles rhéteurs, en attendant la décision du Sénat, réunissaient autour d’eux l’élite de la jeunesse romain etla charmaient parleur science philosophique, par leur éloquence, et par les grâces de leur esprit. Les pères excitaient leurs enfants à s’appliquer aux lettres grecques et à rechercher la société de ces hommes admirables. Seul, le sévère censeur fut effrayé des séductions exercées par les envoyés d’Athènes sur ses concitoyens. Craignant que la jeunesse ne préférât la gloire de bien à dire à celle de bien faire et de se distinguer dans la carrière des armes, il demanda énergiquement au Sénat l’expulsion de ces rhéteurs, otiosi, inepti, loquaces, qui démontraient le matin l’utilité, le soir l’inutilité de la vertu, et savaient si bien, disait-il, faire du juste l’injuste et de l’injuste le juste. Mais Caton mort (149 av. J.-C.), les rhéteurs affluèrent, ouvrirent des écoles qui obtinrent la plus grande faveur de la part du public, et l’héllénisme se répandit désormais victorieusement sur l’Italie.

Græcia capta ferum victorem cepit, et aries

Intulit agresti Latio[4].

L’enseignement le plus goûté à Rome était celui de la déclamation. Il fallait, en effet, savoir parler pour arriver aux fonctions publiques, et chaque citoyen considérait le service de l’État comme un devoir. Les professeurs étaient généralement esclaves ; ils fondaient des écoles ou cours de déclamation en langue grecque où les jeunes gens apprenaient à soutenir des discussions philosophiques et à prononcer des éloges et des harangues judiciaires. La méthode d’improvisation occupait le premier rang dans l’enseignement sophistique. Ces déclamateurs que Cicéron appelait des ouvriers en paroles, à la langue agile et bien exercée, operarios, lingua celeri et exercitata, habituaient leurs disciples à s’armer d’équivoques et de sophismes pour faire triompher le mensonge et la vérité. Quelques Romains, tels que L. Prœconius, surnommé Stilo, l’homme au style, M.-S. Postumus, L.-P. Gallus, professèrent en langue latine. Cicéron, lui-même, qui aimait tant à prononcer des discours, eut l’idée de déclamer devant ses amis, et souvent même devant les amis et les généraux de César, Balbus, Oppius, Matius, Pansa, Hirtius, Dolabella, etc. Il mit l’usage de la déclamation à la mode précisément au moment où l’éloquence politique allait disparaître. C’était après Pharsale.

L’empire opéra un grand changement à Rome : la vie publique n’exista plus, les citoyens cessèrent de s’occuper des affaires de l’État. On fut désoccupé, suivant l’expression de madame de Sévigné. On se jeta dans l’étude des belles-lettres, ce qui faisait gémir Horace : Ignorants ou habiles nous écrivons tous, disait-il, et Sénèque s’écriait : Nous souffrons de l’intempérance de la littérature, litterarum intemperantia laboramus. Le forum devint désert, l’empereur, selon les termes de Tacite, ayant pacifié l’éloquence comme tout le reste. Elle fut donc réduite à ne plus vivre que par elle-même ; on déclama pour le plaisir de déclamer, et l’empire fut la plus belle époque de la déclamation. Les écoles des rhéteurs, placées sous la surveillance du préteur, regorgeaient d’élèves. Les jeunes gens étaient d’abord exercés au genre démonstratif, ils prononçaient des laudationes ou panégyriques dans lesquels on louait les dieux, les grands hommes, les qualités de l’âme, les villes, etc. Les matières d’amplifications étaient dictées avec les formules de lieux communs, sur lesquels Cicéron a écrit un curieux traité, les Topiques, imité d’Aristote. Puis venaient dans le genre délibératif ce que l’on appelait les suasoriæ. Il y avait enfin les controverses, controversiæ, dans le genre judiciaire. C’est de ce dernier dont je vais parler, car on y retrouve la piraterie.

Les jeunes gens soutenaient des thèses affirmatives et négatives devant un auditoire nombreux et composé de leurs parents, de leurs amis et des gens du grand monde. Les sujets sur lesquels roulaient les controverses n’étaient pas très variés, il en résultait une sorte de concours où plusieurs orateurs parlaient dans le même sens et cherchaient à surpasser leurs rivaux en habileté, en imagination ou en esprit. Sénèque le Rhéteur et Quintilien fournissent chacun un volume de ces controverses.

Les controverses classiques par excellence étaient empruntées à la piraterie. Je n’entrerai pas dans l’examen de chacune de ces déclamations, très fastidieuses généralement, je me bornerai à signaler qu’un grand nombre dei déclamations sont brodées sur le canevas suivant : Des jeunes gens enlevés par des pirates écrivent à leurs pères de les racheter ; la rançon payée, ces jeunes gens, revenus dans leur patrie, refusent de nourrir leurs parents. La loi ordonnait d’enchaîner tout enfant qui ne nourrissait pas ses parents. Devait-on leur faire application de cette loi ? Souvent la discussion devenait vive parce qu’on supposait que l’enfant ingrat avait eu l’insigne honneur de tuer un tyran, action qui le mettait au-dessus des lois et lui attirait la bienveillance des juges déclamateurs. Le tyrannicide était l’homme à la mode dans les écoles de déclamation. Juvénal nous apprend que la classe nombreuse du rhéteur Vectius immolait en chœur dans ses compositions les farouches tyrans[5]. La plupart du temps on supposait aussi que le meurtrier était le pyus proche parent du tyran, et l’on discutait s’il devait être puni ou récompensé.

Parmi toutes ces déclamations il en est une beaucoup plus intéressante que les autres, celle de la Fille du chef de pirates, Archipiratæ filia, dont voici le sujet : Un jeune Romain enlevé par les pirates écrit à son père de le racheter, mais le père reste inflexible. La fille du chef des pirates s’éprend d’amour pour le captif et lui fait promettre de l’épouser si elle parvient à le délivrer. Les deux amants s’échappent, et le jeune homme, fidèle à son serment, épouse sa libératrice. Aucun enfant n’étant né de cette union, le père du jeune Romain veut contraindre son fils à répudier sa femme ou à la vendre. Sur le refus de celui-ci, le père le désavoue et le déshérite. Était-il fondé à le faire en droit ? — Telle est la proposition de cette controverse[6] exceptionnellement intéressante, attrayante même par les développements que lui donnaient des orateurs jeunes et pleins d’imagination.

Les uns montraient, en effet, le captif couvert de haillons, enchaîné et gisant au fond d’un horrible cachot. Puis, ils faisaient apparaître la jeune fille, douce, sensible, aimante, née probablement de quelque captive, car elle n’avait rien des mœurs des pirates, nihil in illa deprehendi poterat piraticum ; elle supplie son père, se jette à ses genoux en l’implorant en faveur du malheureux prisonnier dont les souffrances lui arrachent des larmes. La fille du pirate parvient enfin à délivrer le captif, les deux amants prennent la fuite et arrivent à Rome. Là, ils trouvent un père inflexible qui veut les séparer. Partons, leur fait-on dire, puisque nous ne pouvons partager le même bonheur, nous partagerons du moins la même infortune.

L’autres soutenaient que la jeune fille n’avait pas agi sous l’impression de la pitié pour les souffrances du captif, mais sous l’empire seulement de la volupté ; d’autres, qu’elle avait suivi le Romain, non par amour, mais par haine envers son père, un chef de pirates. Il faut se défier, disait un déclamateur, de cette fille audacieuse, née et élevée au milieu des pirates, et impie envers son père. L’un des orateurs essayait d’ébranler la fidélité de l’époux en s’écriant : Quel est ce tumulte, l’incendie nous entoure, les paysans fuient épouvantés, ô jeune homme, voici ton beau-père !

Quand on en venait aux voix, les jeunes auditeurs se prononcèrent tous en faveur des amants.

Je suis entré dans quelques développements sur cette déclamation, il me semble qu’elle contient les germes du roman dans l’antiquité, et c’est la piraterie qui en a fourni le sujet. Mlle de Scudéri s’en est inspirée dans son roman de Clélie. Cette controverse lui a donné l’idée de dépeindre la Méditerranée sillonnée par les pirates et de décrire un brillant combat entre son héros Aronce et un corsaire qui emportait sur son brigantin des Romains enchaînés parmi lesquels se trouvaient Clelius et la fameuse Clélie, sa fille. C’est un des meilleurs passages de ce roman. Mlle de Scudéri a traité l’épisode des pirates d’une manière en tous points conforme aux données de l’histoire.

La controverse de l’Archipiratæ filia est un souvenir perpétué dans les écoles de déclamation de certaines aventures romanesques qui se produisirent au moment où la piraterie était maîtresse de la mer. L’amour, en effet, ne pouvait-il pas naître dans le cœur des filles des pirates quand elles voyaient parmi les captifs de jeunes Romains, de haute aristocratie et de belles manières, surtout quand ce captif était un Clodius ou un César Y Et de même ne peut-on pas supposer avec quelque raison que de jeunes Romaines furent séduites aussi par la vie aventureuse, la brillante audace et les immenses richesses de certains corsaires, possédant, au dire de Plutarque[7], des navires dorés, des rames d’argent, des voiles de soie éclatante, et parcourant les mers, mollement étendus sur des tapis de pourpre de l’Orient, pendant que de joyeux concerts retentissaient sur le pont de leurs somptueuses galères. Combien de fois la jeune fille ne dut-elle pas profiter du bénéfice de la loi qui lui donnait le droit d’épouser son ravisseur, si elle n’exigeait passa mort ?

On voit par l’esquisse rapide que je viens de tracer, que la piraterie occupait singulièrement les esprits dans l’antiquité puisqu’on la retrouve même dans les œuvres littéraires. C’était à un tel point que l’on discutait en philosophie[8] si les navigateurs, au retour d’un voyage au long cours, et témoins du départ d’autres voyageurs, ne devaient pas s’empresser de les avertir non seulement des tempêtes et des écueils, mais encore des pirates qu’ils pourraient rencontrer. Cet empressement était la conséquence de la bienveillance naturelle qu’on ressent pour ceux qui vont à leur tour s’exposer aux dangers auxquels on vient d’échapper.

 

 

 



[1] Acte III, sc. III, v. 403-408.

[2] Acte II, sc. I, v. 189-190.

[3] Pœnulus, acte I, sc. II, v. 210-211.

[4] Horace, Épîtres, II, 1.

[5] Satire VII ; — Boissier, L’Opposition sous les Césars, et à son cours.

[6] Sénèque le Rhéteur.

[7] Vie de Pompée.

[8] Cicéron, Pro Murena, II ; Quintilien, V, 11.