LA PIRATERIE ET
LA LÉGISLATION
MARITIME DANS L’ANTIQUITÉ
Toute piraterie, suivant la remarque judicieuse de M.
Pardessus[1], suppose l’existence
d’un commerce maritime aux dépens duquel elle s’exerce. Le commerce avait
donc besoin d’une protection. C’est pour la lui donner que des guerres furent
entreprises contre les pirates par tous les États qui eurent successivement
la prépondérance maritime ou l’empire de la mer dans la Méditerranée. Mais,
à l’origine, il n’existait pas de navires armés en guerre, et, même à des
époques postérieures, il arriva souvent qu’aucun peuple ne faisait la police
sur les eaux. Rome, après avoir détruit Carthage, avait complètement négligé
la marine et laissé la mer au pouvoir des flibustiers. Qui protégeait alors
la navigation, et comment les navires marchands pouvaient-ils transporter en
sécurité les produits de l’agriculture et du négoce ? Le premier moyen de défense
fut peut-être celui dont les Grecs surtout paraissent avoir retenu l’usage,
puisque Cicéron emploie un mot grec pour le désigner : όμοπλοία[2]. C’est ce que
nous appelons voyage de conserve quand
plusieurs navires se réunissent pour naviguer ensemble et s’assurer en
quelque sorte mutuellement contre les périls communs de la navigation, comme
on se réunit en caravane pour se défendre contre les Bédouins, ces pirates du
désert.
J’ai beaucoup insisté pour démontrer que, pendant une
grande partie des temps anciens, la piraterie ne fut pas considérée comme
criminelle et qu’elle fut, au contraire, un métier tout comme un autre. Les
mêmes actes qualifiés plus tard de crimes et punis comme tels, grâce au
progrès de la civilisation et de la morale, passaient pour licites quand les
différentes nations se les permettaient vis-à-vis d’étrangers dont elles
rapportaient les dépouilles comme un légitime butin de guerre. Combien n’ai-je
pas cité de peuples qui ne vivaient que de rapines et de brigandages sur
terre et sur mer ? Ce ne fut, en réalité, que sous l’empire romain, que les
pirates cessèrent d’être regardés comme de justes
ennemis, et qu’ils furent traités comme des brigands et des voleurs. Hostes sunt, dit Ulpien[3] qui vivait sous
Alexandre Sévère, quibus bellum publice populos
romanos decrevit, vel ipsi populo romano. Cæteri latrunculi vel prædones appellantur.
Parmi les peuples de l’antiquité qui firent aux pirates
les guerres les plus acharnées, les Rhodiens se distinguèrent entre tous par
leurs lois nautiques-Le haut rang que les Rhodiens ont occupé parmi les
nations commerciales est attesté par Tite-Live, par Polybe, par Strabon, par
Florus, etc., qui vantent la sagesse de leur législation. Cicéron lui a rendu
hommage dans son discours pour la loi Manilia
: Rhodiorum usque ad nostram memoriam disciplina navalis
et gloria remansit.
Le droit maritime des Rhodiens reproduisait, en les
complétant, les dispositions des lois de Tyr. Il passa en partie dans la loi
romaine. Une question vivement débattue et sur laquelle les opinions les plus
contraires se sont produites, a été celle de savoir si le recueil ou
compilation aujourd’hui connu sous le nom de lois
rhodiennes, publié pour la première fois par Schard, en 1591, et
inséré par Lœwenklau, en 1596, dans une collection d’ouvrages sur le droit
gréco-romain, jus græco-latinum, sous la
rubrique : Loi maritime des Rhodiens, Νόμος ‘Ροδίων
ναυτιxος, doit être considéré comme
contenant le texte des véritables lois de Rhodes. Jacques Godefroy, Mornac,
Vinnius, Gianonne, Valin ont accepté et vanté ce recueil comme authentique[4]. François
Baudoin, Antoine Augustin, Bynkershœck, Heineccius, Gravina croient, au
contraire, y reconnaître les signes manifestes d’un récit trompeur et d’une
composition fabriquée à plaisir par un juriste ignorant, ou peut-être par un
pauvre grec affamé : Jus illud rhodium quod nescio
quis Græculus esuriens finxit, dit Bynkershœck[5]. Cujas a exprimé,
au sujet de ces lois rhodiennes, l’opinion que ce n’étaient pas les anciennes
lois de cette île célèbre, mais des lois d’une date plus récente, recentiorum leges. M. de Pastoret, dans sa
remarquable Dissertation, couronnée en 1784, par l’Académie des Inscriptions
et Belles-lettres, partage cet avis : Il parait
assez prouvé, dit-il, que les lois des
Rhodiens, telles qu’elles ont été faites, ne sont pas parvenues jusqu’à nous[6].
On peut contester à cette compilation les deux caractères
d’antiquité et d’autorité législative, mais elle ne doit pas cependant être
rejetée d’une manière absolue, comme un assemblage incohérent et sans valeur.
M. Pardessus me semble être tout à fait dans le vrai, en disant que cette
série de chapitres, sans appartenir à la législation positive, ni en faire
partie, s’y rattachait comme un livre de pratique se rattache à la loi dont
il offre les développements ou le supplément usuel[7]. Penser avec
Meyer et Boucher que les Rhodiens n’ont point en de lois maritimes écrites,
mais seulement des coutumes successivement accrues et corrigées par les
décisions des juges, c’est s’insurger contre des autorités parfaitement
dignes de foi. Le Digeste emploie
expressément le mot loi : De lege rhodia, lege rhodia cavetur, lege rhodia judicetur. Dans un
fragment inséré au Digeste, le jurisconsulte Volucius Mœcianus
rapporte un rescrit qu’il attribue à l’empereur Antonin : Requête d’Eudémon de Nicomédie à l’empereur Antonin.
— Ayant fait naufrage sur les côtes d’Italie,
nous avons vu nos effets enlevés par les agents du fisc qui résident aux îles
Cyclades. — Antonin répondit : Je suis
maître du monde, mais la loi est maîtresse de la mer. Que la loi maritime des
Rhodiens soit observée en tout ce qui n’est pas contraire aux nôtres, ainsi l’a
décidé autrefois l’empereur Auguste[8].
En présence de textes aussi importants, il n’est ras
permis de supposer que les jurisconsultes et les législateurs romains n’ont
désigné que des usages vagues et incertains ou de simples coutumes manquant
de ce caractère d’authenticité et de précision qui n’appartiennent qu’aux
actes du pouvoir législatif.
Les bonnes lois navales deviennent universelles, celles
des Rhodiens, dans l’antiquité, ont été, selon l’expression de l’empereur
Antonin, maîtresses de la mer. Les Us et coutumes des Barcelonnais,
dans le XIe
siècle, les Jugements d’Oléron, dans le XIIIe siècle, et les Ordonnances de
Wisby, au XVe,
ne furent que ses institutions maritimes des Rhodiens, transmises d’âge en
âge, plus ou moins modifiées suivant l’état de la navigation et les progrès
des peuples.
Les lois rhodiennes contenaient certainement des
règlements sur la police des gens de mer et sur la répression des vols et des
baratteries. A mesure que le commerce se répandit et que les idées de justice,
d’humanité et de droit se développèrent chez les nations, on songea à purger
les mers de la piraterie dont le propre, comme on l’a remarqué souvent, est
de croître en force et en audace si on la laisse s’exercer impunément. Aussi
la répression de ce brigandage dut-elle marcher de pair avec les progrès de
la civilisation et du droit. Les nations les plus renommées pour la justice
de leurs lois nautiques furent celles qui s’employèrent avec le plus de zèle
à extirper cette plaie de la navigation. Les lois de Rhodes firent la force
et la prospérité de cette île. C’est certainement dans ces lois qu’a été
puisé le principe inscrit au Digeste que le pirate était un brigand et qu’il
ne pouvait acquérir par la prescription la propriété de l’objet par lui volé[9].
Il existait une singulière disposition dans la loi grecque
: lorsqu’un citoyen d’une ville grecque éprouvait yin déni de justice dans
une autre ville, il pouvait être autorisé par son gouvernement à exercer des
représailles, c’est-à-dire à saisir la propriété d’un des concitoyens de son
débiteur. Ces représailles s’exerçaient généralement sur mer. Qu’on juge
combien d’actes de piraterie devaient se cacher sous le couvert de ce droit[10] ! La loi romaine
ne nous a transmis aucune trace d’une semblable disposition. Cette loi
plaçait les vols commis par les pirates au nombre des cas de force majeure
qui fournissaient à un armateur une légitime exception contre la demande des
choses qui lui avaient été confiées, et, parmi les sacrifices faits pour le
salut commun, les sommes ou valeurs données pour racheter le navire que les
corsaires avaient pris[11]. Enfin, en cas
de reprises sur les pirates, on suivait, relativement au droit de
revendication par le propriétaire dépouillé, des principes semblables à ceux
qui régissent les sociétés modernes[12].
Il existait de nombreuses actions dues à la sollicitude du
législateur et du magistrat, et établies dans l’intérêt de la navigation et
du commerce. Les vols commis, soit à bord, soit dans le chargement et le déchargement
des navires, étaient sévèrement punis[13].
Non seulement les pirates, mais les peuples qui habitaient
les rivages de la mer, ne se faisaient pas faute de s’emparer des effets des
malheureux naufragés. C’est plutôt une supplication que la revendication d’un
droit qui sort de la bouche d’un personnage de la tragédie grecque :
Ναυαγός
ήxω ξενος,
άσύλητον
γένος.
Je
suis un naufragé, ne me dépouilles pas.
Le préteur traduisit en loi positive ce cri de l’humanité
: Si quelqu’un, dit-il, enlève à mauvaise intention un objet quelconque d’un
navire en détresse ou naufragé, ou cause en cas pareil quelque dommage, je le
condamnerai à rendre le quadruple, si la poursuite a lieu dans l’année, et à
la simple restitution, si la poursuite n’a lieu que plus tard[14].
Indépendamment de cette action, la loi criminelle
prononçait des peines corporelles les plus sévères, le fouet ou les verges, l’exil,
les travaux forcés dans les mines, contre ceux qui, au lieu de porter secours
aux naufragés, les auraient pillés dans leur détresse[15]. Elle voulait qu’on
traitât comme assassins ceux qui auraient empêché le sauvetage des passagers,
dans le but détestable de s’approprier leurs dépouilles[16].
L’antique maxime res sacra miser
fut enfin appliquée aux naufragés.
Les empereurs veillèrent avec soin sur les actes des
agents du fisc qui, dans certaines localités, faisaient main basse sur les
effets des naufragés. J’ai cité, à cet égard, la requête d’Eudémon de
Nicomédie à l’empereur Antonin. Constantin fit aussi une déclaration
généreuse dont voici les termes : Que mon fisc n’intervienne
pas pour empêcher les Objets naufragés de retourner à leurs maîtres légitimes.
Quel droit aurait-il donc de tirer profit d’une circonstance calamiteuse ?
Dans l’intérêt de la navigation, le législateur obligea
les maîtres de navires à prendre dans des passes difficiles des pilotes spéciaux
ayant acquis par la pratique une connaissance exacte et sûre des lieux. Sa
sollicitude s’étendit à la police des gens de mer, et veilla à ce qu’une
discipline rigoureuse fût observée à bord des navires de commerce comme à
bord des vaisseaux de l’État. Il plaça sous la protection de la loi, les
familles des marins ou naviculaires victimes de leur dévouement. Enfin, la
création des douanes organisées à Athènes comme à Rome, eut lieu dans un
double but : celui de percevoir des droits imposés au profit du trésor
public, et celui d’assurer l’exécution des lois qui, dans un intérêt général,
prohibaient, soit l’importation, soit l’exportation de certaines denrées ou
marchandises. Les règlements sur les douanes étaient observés avec une grande
rigueur. Nous lisons, en effet, une sentence du jurisconsulte Paul,
contemporain d’Alexandre Sévère, ainsi conçue : Si
le propriétaire d’un navire a chargé ou fait charger à bord quelque objet de contrebande,
le navire sera confisqué ; si le chargement a eu lieu en l’absence du
propriétaire, par le fait du patron ou d’un matelot, ceux-ci seront punis de
mort et les marchandises confisquées, mais le navire sera rendu à son
propriétaire[17].
A côté de si sages réformes et de si grandes mesures de
protection survivaient cependant des actes traités de criminels quand ils
étaient commis par des aventuriers sans patrie et sans loi, et considérés comme
licites quand des nationaux se les permettaient vis-à-vis d’étrangers dont
ils rapportaient les dépouilles dans leur patrie, comme un légitime butin.
Ainsi le droit de prise s’exerçait non seulement pendant la guerre, mais même
pendant la paix, à l’égard des peuples qui n’avaient avec Rome ni pacte d’alliance,
ni lien d’hospitalité ou d’amitié. C’est ce que dit Pomponius : Si cum gente aliqua neque amicitiam, neque hospitium,
neque fœdus amicitis causa factum habemus, hi hostes quidem non sunt, quod
autem ex nostro ad eos pervenit illorum fit, et liber homo noster ab eis
captus servus fit et eorum : idemque est si ab illis aliquid ad nos
perverniat[18]. Ces lois
inhumaines qui sanctionnaient dans une trop large mesure la piraterie elle-même,
ont fait dire à Grotius que dans ces temps la corruption des mœurs avait
éteint chez les hommes le sentiment de l’humanité
qui les rend sociables par nature[19]. Cependant,
hâtons-nous d’ajouter que le grand jurisconsulte Ulpien posa en principe, à
propos du droit de prise, que la translation de propriété n’avait pas lieu au
profit du capteur, s’il n’était qu’un pirate et non un légitime ennemi ; c’est
pourquoi, disait-il, le citoyen enlevé par les brigands n’a pas besoin d’être
déclaré libre à sa rentrée, car il n’a jamais cessé de l’être aux yeux de la
loi[20].
C’était un immense progrès ; à l’époque grecque il était
loin d’en être ainsi. Une loi athénienne organisait la course pour enlever
les hommes libres à l’ennemi[21]. C’était aussi
une loi dans l’antiquité que l’homme libre devenait esclave de celui qui l’avait
racheté jusqu’à ce qu’il eût remboursé sa rançon. Nous voyons dans le
plaidoyer d’Apollodore contre Nicostrate, attribué à Démosthène, que
Nicostrate s’étant mis en mer à la poursuite de trois esclaves fugitifs,
tomba entre les mains des pirates, fut vendu à Égine, y subit un sort affreux
et fût resté en servitude s’il n’avait trouvé le moyen de rembourser les 26
mines (23.831 fr. 60)
que son acquéreur avait payées aux pirates. Une inscription d’Amorgos[22], de la fin du
troisième siècle av. J.-C., rapporte un fait commun dans la vie des peuples
anciens : Des pirates ayant envahi le pays
pendant la nuit et pris des jeunes filles, des femmes et d’autres, au nombre
de plus de trente, Hégésippe et Antipappos qui eux-mêmes se trouvaient parmi
les prisonniers, décidèrent le chef des pirates à rendre les hommes libres ;
quelques-uns des affranchis et des esclaves s’offrirent eux-mêmes en garantie
et montrèrent un zèle extrême pour empêcher qu’aucun des citoyens ou
citoyennes ne fait distribué comme partie du butin, ou vendu, et ne souffrit
rien qui fût indigne de sa condition. En récompense de cette action honorable,
on leur vota une couronne ; l’inscription est le décret même du peuple en
leur faveur.
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