LA PIRATERIE DANS L’ANTIQUITÉ

 

CHAPITRE XXVII

 

 

LA PIRATERIE ET LA LÉGISLATION MARITIME DANS L’ANTIQUITÉ

Toute piraterie, suivant la remarque judicieuse de M. Pardessus[1], suppose l’existence d’un commerce maritime aux dépens duquel elle s’exerce. Le commerce avait donc besoin d’une protection. C’est pour la lui donner que des guerres furent entreprises contre les pirates par tous les États qui eurent successivement la prépondérance maritime ou l’empire de la mer dans la Méditerranée. Mais, à l’origine, il n’existait pas de navires armés en guerre, et, même à des époques postérieures, il arriva souvent qu’aucun peuple ne faisait la police sur les eaux. Rome, après avoir détruit Carthage, avait complètement négligé la marine et laissé la mer au pouvoir des flibustiers. Qui protégeait alors la navigation, et comment les navires marchands pouvaient-ils transporter en sécurité les produits de l’agriculture et du négoce ? Le premier moyen de défense fut peut-être celui dont les Grecs surtout paraissent avoir retenu l’usage, puisque Cicéron emploie un mot grec pour le désigner : όμοπλοία[2]. C’est ce que nous appelons voyage de conserve quand plusieurs navires se réunissent pour naviguer ensemble et s’assurer en quelque sorte mutuellement contre les périls communs de la navigation, comme on se réunit en caravane pour se défendre contre les Bédouins, ces pirates du désert.

J’ai beaucoup insisté pour démontrer que, pendant une grande partie des temps anciens, la piraterie ne fut pas considérée comme criminelle et qu’elle fut, au contraire, un métier tout comme un autre. Les mêmes actes qualifiés plus tard de crimes et punis comme tels, grâce au progrès de la civilisation et de la morale, passaient pour licites quand les différentes nations se les permettaient vis-à-vis d’étrangers dont elles rapportaient les dépouilles comme un légitime butin de guerre. Combien n’ai-je pas cité de peuples qui ne vivaient que de rapines et de brigandages sur terre et sur mer ? Ce ne fut, en réalité, que sous l’empire romain, que les pirates cessèrent d’être regardés comme de justes ennemis, et qu’ils furent traités comme des brigands et des voleurs. Hostes sunt, dit Ulpien[3] qui vivait sous Alexandre Sévère, quibus bellum publice populos romanos decrevit, vel ipsi populo romano. Cæteri latrunculi vel prædones appellantur.

 

Parmi les peuples de l’antiquité qui firent aux pirates les guerres les plus acharnées, les Rhodiens se distinguèrent entre tous par leurs lois nautiques-Le haut rang que les Rhodiens ont occupé parmi les nations commerciales est attesté par Tite-Live, par Polybe, par Strabon, par Florus, etc., qui vantent la sagesse de leur législation. Cicéron lui a rendu hommage dans son discours pour la loi Manilia : Rhodiorum usque ad nostram memoriam disciplina navalis et gloria remansit.

Le droit maritime des Rhodiens reproduisait, en les complétant, les dispositions des lois de Tyr. Il passa en partie dans la loi romaine. Une question vivement débattue et sur laquelle les opinions les plus contraires se sont produites, a été celle de savoir si le recueil ou compilation aujourd’hui connu sous le nom de lois rhodiennes, publié pour la première fois par Schard, en 1591, et inséré par Lœwenklau, en 1596, dans une collection d’ouvrages sur le droit gréco-romain, jus græco-latinum, sous la rubrique : Loi maritime des Rhodiens, Νόμος Ροδίων ναυτιxος, doit être considéré comme contenant le texte des véritables lois de Rhodes. Jacques Godefroy, Mornac, Vinnius, Gianonne, Valin ont accepté et vanté ce recueil comme authentique[4]. François Baudoin, Antoine Augustin, Bynkershœck, Heineccius, Gravina croient, au contraire, y reconnaître les signes manifestes d’un récit trompeur et d’une composition fabriquée à plaisir par un juriste ignorant, ou peut-être par un pauvre grec affamé : Jus illud rhodium quod nescio quis Græculus esuriens finxit, dit Bynkershœck[5]. Cujas a exprimé, au sujet de ces lois rhodiennes, l’opinion que ce n’étaient pas les anciennes lois de cette île célèbre, mais des lois d’une date plus récente, recentiorum leges. M. de Pastoret, dans sa remarquable Dissertation, couronnée en 1784, par l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres, partage cet avis : Il parait assez prouvé, dit-il, que les lois des Rhodiens, telles qu’elles ont été faites, ne sont pas parvenues jusqu’à nous[6].

On peut contester à cette compilation les deux caractères d’antiquité et d’autorité législative, mais elle ne doit pas cependant être rejetée d’une manière absolue, comme un assemblage incohérent et sans valeur. M. Pardessus me semble être tout à fait dans le vrai, en disant que cette série de chapitres, sans appartenir à la législation positive, ni en faire partie, s’y rattachait comme un livre de pratique se rattache à la loi dont il offre les développements ou le supplément usuel[7]. Penser avec Meyer et Boucher que les Rhodiens n’ont point en de lois maritimes écrites, mais seulement des coutumes successivement accrues et corrigées par les décisions des juges, c’est s’insurger contre des autorités parfaitement dignes de foi. Le Digeste emploie expressément le mot loi : De lege rhodia, lege rhodia cavetur, lege rhodia judicetur. Dans un fragment inséré au Digeste, le jurisconsulte Volucius Mœcianus rapporte un rescrit qu’il attribue à l’empereur Antonin : Requête d’Eudémon de Nicomédie à l’empereur Antonin. — Ayant fait naufrage sur les côtes d’Italie, nous avons vu nos effets enlevés par les agents du fisc qui résident aux îles Cyclades. — Antonin répondit : Je suis maître du monde, mais la loi est maîtresse de la mer. Que la loi maritime des Rhodiens soit observée en tout ce qui n’est pas contraire aux nôtres, ainsi l’a décidé autrefois l’empereur Auguste[8].

En présence de textes aussi importants, il n’est ras permis de supposer que les jurisconsultes et les législateurs romains n’ont désigné que des usages vagues et incertains ou de simples coutumes manquant de ce caractère d’authenticité et de précision qui n’appartiennent qu’aux actes du pouvoir législatif.

Les bonnes lois navales deviennent universelles, celles des Rhodiens, dans l’antiquité, ont été, selon l’expression de l’empereur Antonin, maîtresses de la mer. Les Us et coutumes des Barcelonnais, dans le XIe siècle, les Jugements d’Oléron, dans le XIIIe siècle, et les Ordonnances de Wisby, au XVe, ne furent que ses institutions maritimes des Rhodiens, transmises d’âge en âge, plus ou moins modifiées suivant l’état de la navigation et les progrès des peuples.

Les lois rhodiennes contenaient certainement des règlements sur la police des gens de mer et sur la répression des vols et des baratteries. A mesure que le commerce se répandit et que les idées de justice, d’humanité et de droit se développèrent chez les nations, on songea à purger les mers de la piraterie dont le propre, comme on l’a remarqué souvent, est de croître en force et en audace si on la laisse s’exercer impunément. Aussi la répression de ce brigandage dut-elle marcher de pair avec les progrès de la civilisation et du droit. Les nations les plus renommées pour la justice de leurs lois nautiques furent celles qui s’employèrent avec le plus de zèle à extirper cette plaie de la navigation. Les lois de Rhodes firent la force et la prospérité de cette île. C’est certainement dans ces lois qu’a été puisé le principe inscrit au Digeste que le pirate était un brigand et qu’il ne pouvait acquérir par la prescription la propriété de l’objet par lui volé[9].

Il existait une singulière disposition dans la loi grecque : lorsqu’un citoyen d’une ville grecque éprouvait yin déni de justice dans une autre ville, il pouvait être autorisé par son gouvernement à exercer des représailles, c’est-à-dire à saisir la propriété d’un des concitoyens de son débiteur. Ces représailles s’exerçaient généralement sur mer. Qu’on juge combien d’actes de piraterie devaient se cacher sous le couvert de ce droit[10] ! La loi romaine ne nous a transmis aucune trace d’une semblable disposition. Cette loi plaçait les vols commis par les pirates au nombre des cas de force majeure qui fournissaient à un armateur une légitime exception contre la demande des choses qui lui avaient été confiées, et, parmi les sacrifices faits pour le salut commun, les sommes ou valeurs données pour racheter le navire que les corsaires avaient pris[11]. Enfin, en cas de reprises sur les pirates, on suivait, relativement au droit de revendication par le propriétaire dépouillé, des principes semblables à ceux qui régissent les sociétés modernes[12].

Il existait de nombreuses actions dues à la sollicitude du législateur et du magistrat, et établies dans l’intérêt de la navigation et du commerce. Les vols commis, soit à bord, soit dans le chargement et le déchargement des navires, étaient sévèrement punis[13].

Non seulement les pirates, mais les peuples qui habitaient les rivages de la mer, ne se faisaient pas faute de s’emparer des effets des malheureux naufragés. C’est plutôt une supplication que la revendication d’un droit qui sort de la bouche d’un personnage de la tragédie grecque :

Ναυαγός ήxω ξενος, άσύλητον γένος.

Je suis un naufragé, ne me dépouilles pas.

Le préteur traduisit en loi positive ce cri de l’humanité : Si quelqu’un, dit-il, enlève à mauvaise intention un objet quelconque d’un navire en détresse ou naufragé, ou cause en cas pareil quelque dommage, je le condamnerai à rendre le quadruple, si la poursuite a lieu dans l’année, et à la simple restitution, si la poursuite n’a lieu que plus tard[14].

Indépendamment de cette action, la loi criminelle prononçait des peines corporelles les plus sévères, le fouet ou les verges, l’exil, les travaux forcés dans les mines, contre ceux qui, au lieu de porter secours aux naufragés, les auraient pillés dans leur détresse[15]. Elle voulait qu’on traitât comme assassins ceux qui auraient empêché le sauvetage des passagers, dans le but détestable de s’approprier leurs dépouilles[16].

L’antique maxime res sacra miser fut enfin appliquée aux naufragés.

Les empereurs veillèrent avec soin sur les actes des agents du fisc qui, dans certaines localités, faisaient main basse sur les effets des naufragés. J’ai cité, à cet égard, la requête d’Eudémon de Nicomédie à l’empereur Antonin. Constantin fit aussi une déclaration généreuse dont voici les termes : Que mon fisc n’intervienne pas pour empêcher les Objets naufragés de retourner à leurs maîtres légitimes. Quel droit aurait-il donc de tirer profit d’une circonstance calamiteuse ?

Dans l’intérêt de la navigation, le législateur obligea les maîtres de navires à prendre dans des passes difficiles des pilotes spéciaux ayant acquis par la pratique une connaissance exacte et sûre des lieux. Sa sollicitude s’étendit à la police des gens de mer, et veilla à ce qu’une discipline rigoureuse fût observée à bord des navires de commerce comme à bord des vaisseaux de l’État. Il plaça sous la protection de la loi, les familles des marins ou naviculaires victimes de leur dévouement. Enfin, la création des douanes organisées à Athènes comme à Rome, eut lieu dans un double but : celui de percevoir des droits imposés au profit du trésor public, et celui d’assurer l’exécution des lois qui, dans un intérêt général, prohibaient, soit l’importation, soit l’exportation de certaines denrées ou marchandises. Les règlements sur les douanes étaient observés avec une grande rigueur. Nous lisons, en effet, une sentence du jurisconsulte Paul, contemporain d’Alexandre Sévère, ainsi conçue : Si le propriétaire d’un navire a chargé ou fait charger à bord quelque objet de contrebande, le navire sera confisqué ; si le chargement a eu lieu en l’absence du propriétaire, par le fait du patron ou d’un matelot, ceux-ci seront punis de mort et les marchandises confisquées, mais le navire sera rendu à son propriétaire[17].

A côté de si sages réformes et de si grandes mesures de protection survivaient cependant des actes traités de criminels quand ils étaient commis par des aventuriers sans patrie et sans loi, et considérés comme licites quand des nationaux se les permettaient vis-à-vis d’étrangers dont ils rapportaient les dépouilles dans leur patrie, comme un légitime butin. Ainsi le droit de prise s’exerçait non seulement pendant la guerre, mais même pendant la paix, à l’égard des peuples qui n’avaient avec Rome ni pacte d’alliance, ni lien d’hospitalité ou d’amitié. C’est ce que dit Pomponius : Si cum gente aliqua neque amicitiam, neque hospitium, neque fœdus amicitis causa factum habemus, hi hostes quidem non sunt, quod autem ex nostro ad eos pervenit illorum fit, et liber homo noster ab eis captus servus fit et eorum : idemque est si ab illis aliquid ad nos perverniat[18]. Ces lois inhumaines qui sanctionnaient dans une trop large mesure la piraterie elle-même, ont fait dire à Grotius que dans ces temps la corruption des mœurs avait éteint chez les hommes le sentiment de l’humanité qui les rend sociables par nature[19]. Cependant, hâtons-nous d’ajouter que le grand jurisconsulte Ulpien posa en principe, à propos du droit de prise, que la translation de propriété n’avait pas lieu au profit du capteur, s’il n’était qu’un pirate et non un légitime ennemi ; c’est pourquoi, disait-il, le citoyen enlevé par les brigands n’a pas besoin d’être déclaré libre à sa rentrée, car il n’a jamais cessé de l’être aux yeux de la loi[20].

C’était un immense progrès ; à l’époque grecque il était loin d’en être ainsi. Une loi athénienne organisait la course pour enlever les hommes libres à l’ennemi[21]. C’était aussi une loi dans l’antiquité que l’homme libre devenait esclave de celui qui l’avait racheté jusqu’à ce qu’il eût remboursé sa rançon. Nous voyons dans le plaidoyer d’Apollodore contre Nicostrate, attribué à Démosthène, que Nicostrate s’étant mis en mer à la poursuite de trois esclaves fugitifs, tomba entre les mains des pirates, fut vendu à Égine, y subit un sort affreux et fût resté en servitude s’il n’avait trouvé le moyen de rembourser les 26 mines (23.831 fr. 60) que son acquéreur avait payées aux pirates. Une inscription d’Amorgos[22], de la fin du troisième siècle av. J.-C., rapporte un fait commun dans la vie des peuples anciens : Des pirates ayant envahi le pays pendant la nuit et pris des jeunes filles, des femmes et d’autres, au nombre de plus de trente, Hégésippe et Antipappos qui eux-mêmes se trouvaient parmi les prisonniers, décidèrent le chef des pirates à rendre les hommes libres ; quelques-uns des affranchis et des esclaves s’offrirent eux-mêmes en garantie et montrèrent un zèle extrême pour empêcher qu’aucun des citoyens ou citoyennes ne fait distribué comme partie du butin, ou vendu, et ne souffrit rien qui fût indigne de sa condition. En récompense de cette action honorable, on leur vota une couronne ; l’inscription est le décret même du peuple en leur faveur.

 

 

 



[1] Collection des lois maritimes, t. I, p. 69.

[2] Epist. ad Atticum, XVI, 1.

[3] Fragm. 24, Digeste lib. 49, tit. 15.

[4] Pretiosim fragmentum, dit Mocmac ; in qua legum navalium collectione, dit Vinnius, malta sane mat egregia et scitu utilissima. Pardessus, loc. cit., I, 26.

[5] Dissertatio ad legem rhodiam, de jactu.

[6] De l’influence des lois maritimes des Rhodiens sur la marine des Grecs et des Romains.

[7] Loc. cit. ; c’est aussi l’opinion de M. Cauchy, Droit maritime international, ouvrage couronné par l’Académie des sciences morales et politiques.

[8] Fragm. 9, Digeste, de lege rhodia, de jactu.

[9] Lib. XLIX, tit. 15.

[10] Démosthène, Plaidoyers civils ; Androclès contre Lacrite.

[11] Digeste, lib. IV, tit. IX, Nautæ ; lib. XIV, tit. II, De lege rhodia de jactu.

[12] Inst., lib. 2, t. 6, § 2 et suiv., L. unic., C. de usucap. transform.

[13] Fragm. 88, tit. 2. lib. 47, Digeste, De furtis.

[14] Fragm. 1, tit. 90, lib. 47, Digeste, De incendio, ruina.

[15] Édit d’Antonin.

[16] Ulpien, Fragm. 3, § 8, Digeste, De incendio, ruina, naufragio.

[17] Fragm. 11, § 2, Digeste, lib. 39, tit. 4.

[18] Fragm. 5, § 2, Digeste, lib. 49, tit. 15.

[19] Sesum naturalis sociatatis quæ est inter homines, mores exsurdaverant. Lib. 3, c. 9, § 18.

[20] Fragm., 19, § 2 ; 24, Digeste, lib. 49, tit. 15.

[21] Petit, Lois attiques, VII, 17.

[22] Bœckh, Corp. inscript., suppl. n° 2263.