LA PIRATERIE DANS L’ANTIQUITÉ

 

CHAPITRE XXVI

 

 

LA PIRATERIE ET LES INVASIONS DES BARBARES

Une phase nouvelle s’ouvre pour l’histoire de la piraterie au troisième siècle de notre ère. Depuis longtemps déjà l’empire souffrait de sa propre grandeur, eo creverit ut jam magnitudine laboret suâ, pour me servir des expressions du grand historien Tite-Live[1]. Cependant, jusqu’à la On des Antonins, des mains puissantes avaient maintenu l’autorité romaine, fait respecter les frontières, agrandi même les limites de l’empire. Mais, à partir de cette époque, le pouvoir suprême est mis à l’encan ; l’anarchie et le despotisme militaires sont à leur comble ; on compte jusqu’à trente empereurs à la fois que l’on appelle les trente tyrans. L’empire menacé, attaqué de tous côtés, est gouverné par des chefs asservis aux caprices d’une milice indisciplinée qui, suivant Montesquieu, les rendait impuissants pour faire le bien et ne leur laissait de liberté que pour commettre des crimes.

Sur les frontières s’amassent des peuples nouveaux, affamés de besoins, avides de conquêtes. Leur nombre fait leur force. Ils marchent toujours droit devant eux, poussés par un courant irrésistible d’invasion de l’Est à l’Ouest, comme s’ils étaient mus par une grande loi de la physique de l’univers. Ces peuples appelés généralement Barbares, comme au temps de l’invasion médique, et plus particulièrement Scythes, Hérules, Sarmates, Gépides, Goths, se comportent tous de la même manière que les peuples anciens dont il a été si souvent question dans le cours de cette histoire. Comme à l’époque de l’ambassade de Mélos, la force prime le droit, et c’est par le brigandage et la piraterie que les hordes barbares signalent leur entrée sur le territoire de l’empire romain.

Au milieu du troisième siècle, l’empire tout entier est envahi. Les Germains et les Francs traversent la Gaule et l’Espagne, et se montrent sur les rivages de la Mauritanie, étonnés de cette nouvelle race d’hommes. Les Alamans, au nombre de 300.000, s’avancent en Italie jusque dans le voisinage de Rome. Les Goths, les Sarmates et les Quades trouvent Valérien en Illyrie, qui les contient, assisté de Claude, d’Aurélie et de Probus. La Scythie vomit ses peuples sur l’Asie-Mineure et sur la Grèce[2]. C’est là que le flot des Barbares est le plus grand. Les Goths, après avoir conquis l’Ukraine, s’établissent sur la côte septentrionale du Pont-Euxin ; cette mer ne baignait-elle pas, en effet, au midi, les provinces opulentes et amollies de l’Asie-Mineure, où l’on trouvait tout ce qui pouvait attirer un conquérant et qui n’avaient rien pour lui résister[3].

Les Barbares apprirent la navigation des peuplades insoumises que Strabon appelle les Achæi, les Zygi et les Héniokhes, qui exerçaient la piraterie depuis un temps immémorial. Ces pirates montaient des embarcations fragiles, étroites et légères, faites pour vingt-cinq hommes, mais pouvant, dans des cas exceptionnels, en porter jusqu’à trente. Ces embarcations étaient appelées camares (camaræ). Quand la mer était agitée, et à mesure que la vague s’élevait, on ajoutait des planches jusqu’à ce que les deux bords, se rejoignant par en haut, les couvrissent comme un toit. Les carrares roulaient ainsi à travers les flots ; les deux extrémités se terminaient en proue, et comme la chiourme changeait de main à volonté, on pouvait prendre terre indistinctement et sans péril par l’un et l’autre bout. Les pirates formaient avec leurs camares de véritables escadres et tenaient perpétuellement la mer, soit pour faire main basse sur les vaisseaux de transport, soit pour attaquer quelque province ou quelque ville du littoral. Les populations du Bosphore favorisaient elles-mêmes leurs déprédations en leur prêtant non seulement des abris pour leurs embarcations, mais encore des comptoirs, des entrepôts pour leur butin. Au retour de leurs courses, les pirates n’ayant ni ports, ni mouillages, portaient leurs carrares à dos d’hommes au fond des bois. Ils donnaient souvent, en pays étranger, la chasse aux habitants pour se procurer des esclaves, et faisaient payer d’énormes rançons aux malheureux captifs qui voulaient se racheter[4].

A l’instar de ces peuplades indépendantes, les Goths et les Scythes s’empressèrent de construire des carrares pour exercer la piraterie et dévaster toutes les villes qu’ils rencontreraient dans leur aventureuse et audacieuse navigation. Ils attaquèrent d’abord Pytiunte, la dernière limite des provinces romanes, ville pourvue d’un bon port et défendue par une forte muraille. Successianus les repoussa et fut nommé, en récompense, préfet du prétoire par Valérien. Les Barbares profitèrent du départ de ce général pour renouveler leur attaque contre Pytiunte et s’en emparer. De là, ils naviguent vers Trébizonde, la surprennent, font main basse sur des richesses inestimables, enchaînent les citoyens captifs aux rames de leurs vaisseaux, et retournent triomphants dans leurs bois.

D’autres Goths ou d’autres Scythes, jaloux des richesses que leurs voisins avaient amassées, équipent des navires pour commettre de semblables brigandages, et se servent pour ouvriers d’une quantité de prisonniers et d’autres gens que la misère avait réunis autour d’eux. Ils partent des bouches du Tanaïs et voguent le long du rivage occidental du Pont-Euxin, en même temps qu’une armée de terre marche de concert avec la flotte. Ils franchissent le Bosphore, abordent en Asie, prennent Chalcédoine, où ils trouvent de l’argent, des armes et des approvisionnements en abondance. Ils entrent ensuite dans Nicomédie, où les appelait le tyran Chrysogonas ; de là, ils vont saccager les villes de Pruse, Apamée, Cios, et se dirigent vers Cyzique. Un heureux accident retarda la ruine de cette cité. La saison était pluvieuse, et les eaux du lac Apolloniate, réservoir de toutes les sources du mont Olympe, s’élevaient à une hauteur extraordinaire. La petite rivière de Rhyndacus, qui en sort, devint tout à coup un torrent large et rapide qui arrêta la marche des Barbares. Ils retournèrent alors sur leurs pas avec une longue suite de chariots chargés des dépouilles de la Bithynie, brillèrent Nicomédie et Nicée avant de s’embarquer, et rentrèrent dans leur pays.

Dans une nouvelle incursion, la Grèce entière fut parcourue et pillée parles Barbares ; Athènes, Argos, Corinthe, Sparte, Cyzique, les îles de l’Archipel, le grand temple de Diane à Éphèse, tout fut brillé ou rasé (263).

Jusqu’alors le nombre des Barbares qui s’étaient embarqués pour ces expéditions ne s’était pas élevé à plus de 15.000 ; leur flotte, en effet, se composait de 500 bâtiments pouvant contenir chacun vingt-cinq à trente hommes. Mais, enhardis par le succès et par l’impunité, les Barbares-pirates construisirent une flotte de 2.000[5] ou même de 6.000[6] navires pour transporter une armée de 320,000 hommes. Ils s’embarquèrent à l’embouchure du fleuve Tyras (Dniester) et tentèrent, mais inutilement, de s’emparer de Tomi et de Marianopolis. Ayant repris la mer, ils entrèrent dans le Bosphore, où la rapidité du courant et l’impéritie de leurs pilotes leur firent perdre un nombre considérable de vaisseaux. Ils opérèrent des descentes sur différents points des côtes de l’Asie et de l’Europe ; mais le pays ouvert avait été déjà dévasté, et lorsqu’ils se présentèrent devant les villes fortifiées, ils furent repoussés honteusement. Un esprit de découragement et de division s’éleva dans la flotte. Quelques chefs dirigèrent leur course vers les Iles de Crète et de Chypre ; mais les principaux, suivant une route directe, débarquèrent près du mont Athos et assaillirent l’importante ville de Thessalonique, capitale de la Macédoine.

Un empereur vaillant, Claude II, se hâta d’accourir au secours des provinces. Il força les Barbares à lever le siège, les poursuivit et remporta sur eux une grande victoire près de Naïssus (Nissa en Servie). Il s’empara des vaisseaux ennemis qui revenaient chargés de butin et les brûla. Nous avons détruit 320.000 Goths, écrivait Claude, et coulé à fond 2.000 navires. Les fleuves sont chargés de boucliers, tous les rivages couverts d’épées et de lances. Les champs sont cachés sous les ossements ; aucun chemin n’est libre ; l’immense bagage de l’ennemi a été abandonné. Nous avons pris tant de femmes, que l’on a pu en donner deux et même trois à nos soldats victorieux[7]. Claude reçut le surnom glorieux de Gothique (270).

L’invasion des Barbares fut contenue par les successeurs de Claude, Aurélien et Probus, capitaines expérimentés.

L’historien Zozime rapporte que Probus, voulant repeupler la Macédoine, la Thrace et le Pont, y transporta un grand nombre de prisonniers francs, burgondes et vandales qui formèrent des colonies. U espérait se servir utilement de ces intrépides guerriers, après les avoir éloignés de leur patrie, en les disséminant dans les armées et dans les provinces. Mais les Francs trompèrent son attente. Exilés dans le Pont, ils se réunirent, s’emparèrent de quelques navires, traversèrent le Bosphore, entrèrent dans la mer Égée, ravagèrent les côtes, abordèrent ensuite en Sicile et pillèrent Syracuse. De là, ils se dirigèrent vers l’Afrique, mais une escadre romaine les atteignit en vue de Carthage et leur livra un combat dans lequel ils perdirent la moitié de leurs vaisseaux. Cet échec ne découragea pas ces hardis navigateurs ; ils franchirent les colonnes d’Hercule, longèrent les cotes de l’Espagne, puis celles de la Gaule, faisant souvent des descentes pour enlever des vivres, arrivèrent heureusement à l’embouchure du Rhin et revirent enfin leur patrie.

Sous Dioclétien, la piraterie des Frisons et des Saxons fut combattue mais non détruite sur les côtes de la Bretagne ; quant au bassin de la Méditerranée, il resta calme. L’empereur avait du reste fixé sa résidence à Nicomédie pour mieux surveiller l’Orient. Après l’abdication de Dioclétien (305), Galérius et Constance Chlore prirent le titre d’augustes, Maximien et Sévère furent nommés césars. Mais Constantin ayant presque aussitôt succédé à son père, les Romains, irrités de l’abandon où les laissaient les nouveaux empereurs, élevèrent au trône Maxence, qui se donna pour collègue Maximien, de sorte que l’empire eut six maîtres à la fois. La guerre civile éclata. En 313, il n’y eut plus que deux empereurs en présence, Licinius en Orient et Constantin en Occident. Ce dernier marcha contre son rival, le battit d’abord à Cybalis, puis à Mardie, et le força d’abandonner ses possessions d’Europe (314). Les hostilités recommencèrent en 323. Licinius, à la tête de 170.000 soldats aguerris, vint camper sous Andrinople et attendit Constantin. Il fut vaincu et se réfugia dans Byzance. Les flottes des deux empereurs en vinrent aux prises à l’entrée de l’Hellespont. Une horrible tempête qui assaillit l’excellente flotte de Licinius, composée de vaisseaux égyptiens, ioniens, phéniciens, cypriotes, cariens et africains, aida au triomphe de Constantin. Licinius s’enfuit de Byzance, gagna Chalcédoine, où il réunit ses meilleures troupes. Constantin débarqua les siennes au promontoire sacré et défit encore complètement son rival, près de Chrysopolis. Le vainqueur rentra dans Byzance après cette lutte acharnée. Il y établit le siège de l’empire, éleva sur son emplacement admirable la grande ville de Constantinople qui repoussa pendant plus de dix siècles les attaques des Barbares et devint le plus grand centre de commerce du monde. Les provinces d’Orient durent leur salut à la création de Constantinople. Le Bosphore et l’Hellespont étaient les deux entrées de la ville, et le prince qui était maure de ces passages importants pouvait toujours les fermer aux navires ennemis et les ouvrir à ceux du commerce. Aussi, les Barbares qui, dans le siècle précédent, avaient conduit leurs flottes jusqu’au centre de la Méditerranée, désespérant de forcer cette barrière infranchissable, renoncèrent à la piraterie et demandèrent à être incorporés dans les armées impériales.

Les empereurs grecs, héritiers du grand Constantin, veillèrent autant qu’il fut en leur pouvoir à ce que la nuée des Barbares qui entouraient l’empire restât dans l’ignorance de la science navale ; ils frappèrent de mort ceux qui tentèrent d’enseigner à ces voisins redoutables la fabrication des vaisseaux[8].

La piraterie fut ainsi contenue pendant longtemps. Le christianisme enfin qui répandait de jour en jour, à partir de Constantin, ses bienfaits sur le monde, ne fut pas non plus sans influence parmi les nations qui l’accueillirent et qui ne tardèrent pas à renoncer à leurs anciennes habitudes de brigandage, à s’épurer, à s’adoucir et à se moraliser par l’effet des divines doctrines du Christ. C’est du christianisme, en un mot, que naquit le droit des gens.

 

 

 



[1] Préface de l’Histoire romaine.

[2] Chateaubriand, Études historiques.

[3] Tableau de l’Empire romain depuis les Antonins jusqu’à Constantin, extrait de l’Histoire de Gibbon, par l’abbé Cruice.

[4] Strabon, XI ; — Tacite, Histoires, III, 47.

[5] Trébellius Pollion, Claude.

[6] Zozime.

[7] Trébellius Pollion, Claude ; — Zonare, XII, 26.

[8] Cod. tit. de pœnis ; Const. 25, Basiliques, liv. 9, tit. 47, de pœnis. His qui conficiendi naves incognitam ante peritiam barbaris tradiderint capitale judicium decernimis.