LA PIRATERIE ET
LES INVASIONS DES BARBARES
Une phase nouvelle s’ouvre pour l’histoire de la piraterie
au troisième siècle de notre ère. Depuis longtemps déjà l’empire souffrait de
sa propre grandeur, eo creverit ut jam magnitudine
laboret suâ, pour me servir des expressions du grand historien
Tite-Live[1]. Cependant, jusqu’à
la On des
Antonins, des mains puissantes avaient maintenu l’autorité romaine, fait
respecter les frontières, agrandi même les limites de l’empire. Mais, à
partir de cette époque, le pouvoir suprême est mis à l’encan ; l’anarchie et
le despotisme militaires sont à leur comble ; on compte jusqu’à trente
empereurs à la fois que l’on appelle les trente tyrans. L’empire menacé,
attaqué de tous côtés, est gouverné par des chefs asservis aux caprices d’une
milice indisciplinée qui, suivant Montesquieu, les rendait impuissants pour
faire le bien et ne leur laissait de liberté que pour commettre des crimes.
Sur les frontières s’amassent des peuples nouveaux, affamés
de besoins, avides de conquêtes. Leur nombre fait leur force. Ils marchent
toujours droit devant eux, poussés par un courant irrésistible d’invasion de
l’Est à l’Ouest, comme s’ils étaient mus par une grande loi de la physique de
l’univers. Ces peuples appelés généralement Barbares,
comme au temps de l’invasion médique, et plus particulièrement Scythes,
Hérules, Sarmates, Gépides, Goths, se comportent tous de la même manière que
les peuples anciens dont il a été si souvent question dans le cours de cette
histoire. Comme à l’époque de l’ambassade de Mélos, la force prime le droit,
et c’est par le brigandage et la piraterie que les hordes barbares signalent
leur entrée sur le territoire de l’empire romain.
Au milieu du troisième siècle, l’empire tout entier est
envahi. Les Germains et les Francs traversent la Gaule et l’Espagne, et se
montrent sur les rivages de la
Mauritanie, étonnés de cette nouvelle race d’hommes. Les
Alamans, au nombre de 300.000, s’avancent en Italie jusque dans le voisinage
de Rome. Les Goths, les Sarmates et les Quades trouvent Valérien en Illyrie,
qui les contient, assisté de Claude, d’Aurélie et de Probus. La Scythie vomit ses
peuples sur l’Asie-Mineure et sur la Grèce[2]. C’est là que le
flot des Barbares est le plus grand. Les Goths, après avoir conquis l’Ukraine,
s’établissent sur la côte septentrionale du Pont-Euxin ; cette mer ne
baignait-elle pas, en effet, au midi,
les provinces opulentes et amollies de l’Asie-Mineure, où l’on trouvait tout ce qui pouvait attirer un conquérant
et qui n’avaient rien pour lui résister[3].
Les Barbares apprirent la navigation des peuplades insoumises
que Strabon appelle les Achæi, les Zygi et les Héniokhes, qui exerçaient la
piraterie depuis un temps immémorial. Ces pirates montaient des embarcations
fragiles, étroites et légères, faites pour vingt-cinq hommes, mais pouvant,
dans des cas exceptionnels, en porter jusqu’à trente. Ces embarcations
étaient appelées camares (camaræ). Quand la mer était
agitée, et à mesure que la vague s’élevait, on ajoutait des planches jusqu’à
ce que les deux bords, se rejoignant par en haut, les couvrissent comme un
toit. Les carrares roulaient ainsi à travers les flots ; les deux extrémités
se terminaient en proue, et comme la chiourme changeait de main à volonté, on
pouvait prendre terre indistinctement et sans péril par l’un et l’autre bout.
Les pirates formaient avec leurs camares de véritables escadres et tenaient
perpétuellement la mer, soit pour faire main basse sur les vaisseaux de
transport, soit pour attaquer quelque province ou quelque ville du littoral.
Les populations du Bosphore favorisaient elles-mêmes leurs déprédations en
leur prêtant non seulement des abris pour leurs embarcations, mais encore des
comptoirs, des entrepôts pour leur butin. Au retour de leurs courses, les
pirates n’ayant ni ports, ni mouillages, portaient leurs carrares à dos d’hommes
au fond des bois. Ils donnaient souvent, en pays étranger, la chasse aux
habitants pour se procurer des esclaves, et faisaient payer d’énormes rançons
aux malheureux captifs qui voulaient se racheter[4].
A l’instar de ces peuplades indépendantes, les Goths et
les Scythes s’empressèrent de construire des carrares pour exercer la
piraterie et dévaster toutes les villes qu’ils rencontreraient dans leur
aventureuse et audacieuse navigation. Ils attaquèrent d’abord Pytiunte, la
dernière limite des provinces romanes, ville pourvue d’un bon port et
défendue par une forte muraille. Successianus les repoussa et fut nommé, en
récompense, préfet du prétoire par Valérien. Les Barbares profitèrent du
départ de ce général pour renouveler leur attaque contre Pytiunte et s’en
emparer. De là, ils naviguent vers Trébizonde, la surprennent, font main
basse sur des richesses inestimables, enchaînent les citoyens captifs aux rames
de leurs vaisseaux, et retournent triomphants dans leurs bois.
D’autres Goths ou d’autres Scythes, jaloux des richesses
que leurs voisins avaient amassées, équipent des navires pour commettre de
semblables brigandages, et se servent pour ouvriers d’une quantité de
prisonniers et d’autres gens que la misère avait réunis autour d’eux. Ils
partent des bouches du Tanaïs et voguent le long du rivage occidental du
Pont-Euxin, en même temps qu’une armée de terre marche de concert avec la
flotte. Ils franchissent le Bosphore, abordent en Asie, prennent Chalcédoine,
où ils trouvent de l’argent, des armes et des approvisionnements en
abondance. Ils entrent ensuite dans Nicomédie, où les appelait le tyran
Chrysogonas ; de là, ils vont saccager les villes de Pruse, Apamée, Cios, et
se dirigent vers Cyzique. Un heureux accident retarda la ruine de cette cité.
La saison était pluvieuse, et les eaux du lac Apolloniate, réservoir de
toutes les sources du mont Olympe, s’élevaient à une hauteur extraordinaire.
La petite rivière de Rhyndacus, qui en sort, devint tout à coup un torrent
large et rapide qui arrêta la marche des Barbares. Ils retournèrent alors sur
leurs pas avec une longue suite de chariots chargés des dépouilles de la Bithynie, brillèrent
Nicomédie et Nicée avant de s’embarquer, et rentrèrent dans leur pays.
Dans une nouvelle incursion, la Grèce entière fut parcourue
et pillée parles Barbares ; Athènes, Argos, Corinthe, Sparte, Cyzique, les
îles de l’Archipel, le grand temple de Diane à Éphèse, tout fut brillé ou rasé
(263).
Jusqu’alors le nombre des Barbares qui s’étaient embarqués
pour ces expéditions ne s’était pas élevé à plus de 15.000 ; leur flotte, en
effet, se composait de 500 bâtiments pouvant contenir chacun vingt-cinq à
trente hommes. Mais, enhardis par le succès et par l’impunité, les
Barbares-pirates construisirent une flotte de 2.000[5] ou même de 6.000[6] navires pour
transporter une armée de 320,000 hommes. Ils s’embarquèrent à l’embouchure du
fleuve Tyras (Dniester)
et tentèrent, mais inutilement, de s’emparer de Tomi et de Marianopolis.
Ayant repris la mer, ils entrèrent dans le Bosphore, où la rapidité du
courant et l’impéritie de leurs pilotes leur firent perdre un nombre
considérable de vaisseaux. Ils opérèrent des descentes sur différents points
des côtes de l’Asie et de l’Europe ; mais le pays ouvert avait été déjà
dévasté, et lorsqu’ils se présentèrent devant les villes fortifiées, ils
furent repoussés honteusement. Un esprit de découragement et de division s’éleva
dans la flotte. Quelques chefs dirigèrent leur course vers les Iles de Crète
et de Chypre ; mais les principaux, suivant une route directe, débarquèrent
près du mont Athos et assaillirent l’importante ville de Thessalonique,
capitale de la Macédoine.
Un empereur vaillant, Claude II, se hâta d’accourir au secours des
provinces. Il força les Barbares à lever le siège, les poursuivit et remporta
sur eux une grande victoire près de Naïssus (Nissa en Servie). Il s’empara des
vaisseaux ennemis qui revenaient chargés de butin et les brûla. Nous avons détruit 320.000 Goths, écrivait
Claude, et coulé à fond 2.000 navires. Les
fleuves sont chargés de boucliers, tous les rivages couverts d’épées et de
lances. Les champs sont cachés sous les ossements ; aucun chemin n’est libre
; l’immense bagage de l’ennemi a été abandonné. Nous avons pris tant de
femmes, que l’on a pu en donner deux et même trois à nos soldats victorieux[7]. Claude reçut le
surnom glorieux de Gothique (270).
L’invasion des Barbares fut contenue par les successeurs
de Claude, Aurélien et Probus, capitaines expérimentés.
L’historien Zozime rapporte que Probus, voulant repeupler la Macédoine, la Thrace et le Pont, y
transporta un grand nombre de prisonniers francs, burgondes et vandales qui
formèrent des colonies. U espérait se servir utilement de ces intrépides guerriers,
après les avoir éloignés de leur patrie, en les disséminant dans les armées
et dans les provinces. Mais les Francs trompèrent son attente. Exilés dans le
Pont, ils se réunirent, s’emparèrent de quelques navires, traversèrent le
Bosphore, entrèrent dans la mer Égée, ravagèrent les côtes, abordèrent
ensuite en Sicile et pillèrent Syracuse. De là, ils se dirigèrent vers l’Afrique,
mais une escadre romaine les atteignit en vue de Carthage et leur livra un
combat dans lequel ils perdirent la moitié de leurs vaisseaux. Cet échec ne
découragea pas ces hardis navigateurs ; ils franchirent les colonnes d’Hercule,
longèrent les cotes de l’Espagne, puis celles de la Gaule, faisant souvent des
descentes pour enlever des vivres, arrivèrent heureusement à l’embouchure du
Rhin et revirent enfin leur patrie.
Sous Dioclétien, la piraterie des Frisons et des Saxons
fut combattue mais non détruite sur les côtes de la Bretagne ; quant au
bassin de la
Méditerranée, il resta calme. L’empereur avait du reste
fixé sa résidence à Nicomédie pour mieux surveiller l’Orient. Après l’abdication
de Dioclétien (305),
Galérius et Constance Chlore prirent le titre d’augustes, Maximien et Sévère
furent nommés césars. Mais Constantin ayant presque aussitôt succédé à son
père, les Romains, irrités de l’abandon où les laissaient les nouveaux
empereurs, élevèrent au trône Maxence, qui se donna pour collègue Maximien,
de sorte que l’empire eut six maîtres à la fois. La guerre civile éclata. En
313, il n’y eut plus que deux empereurs en présence, Licinius en Orient et
Constantin en Occident. Ce dernier marcha contre son rival, le battit d’abord
à Cybalis, puis à Mardie, et le força d’abandonner ses possessions d’Europe (314). Les hostilités recommencèrent en 323.
Licinius, à la tête de 170.000 soldats aguerris, vint camper sous Andrinople
et attendit Constantin. Il fut vaincu et se réfugia dans Byzance. Les flottes
des deux empereurs en vinrent aux prises à l’entrée de l’Hellespont. Une
horrible tempête qui assaillit l’excellente flotte de Licinius, composée de
vaisseaux égyptiens, ioniens, phéniciens, cypriotes, cariens et africains,
aida au triomphe de Constantin. Licinius s’enfuit de Byzance, gagna
Chalcédoine, où il réunit ses meilleures troupes. Constantin débarqua les
siennes au promontoire sacré et défit encore complètement son rival, près de
Chrysopolis. Le vainqueur rentra dans Byzance après cette lutte acharnée. Il
y établit le siège de l’empire, éleva sur son emplacement admirable la grande
ville de Constantinople qui repoussa pendant plus de dix siècles les attaques
des Barbares et devint le plus grand centre de commerce du monde. Les
provinces d’Orient durent leur salut à la création de Constantinople. Le
Bosphore et l’Hellespont étaient les deux entrées de la ville, et le prince
qui était maure de ces passages importants pouvait toujours les fermer aux
navires ennemis et les ouvrir à ceux du commerce. Aussi, les Barbares qui,
dans le siècle précédent, avaient conduit leurs flottes jusqu’au centre de la Méditerranée,
désespérant de forcer cette barrière infranchissable, renoncèrent à la
piraterie et demandèrent à être incorporés dans les armées impériales.
Les empereurs grecs, héritiers du grand Constantin,
veillèrent autant qu’il fut en leur pouvoir à ce que la nuée des Barbares qui
entouraient l’empire restât dans l’ignorance de la science navale ; ils
frappèrent de mort ceux qui tentèrent d’enseigner à ces voisins redoutables
la fabrication des vaisseaux[8].
La piraterie fut ainsi contenue pendant longtemps. Le christianisme
enfin qui répandait de jour en jour, à partir de Constantin, ses bienfaits
sur le monde, ne fut pas non plus sans influence parmi les nations qui l’accueillirent
et qui ne tardèrent pas à renoncer à leurs anciennes habitudes de brigandage,
à s’épurer, à s’adoucir et à se moraliser par l’effet des divines doctrines
du Christ. C’est du christianisme, en un mot, que naquit le droit des gens.
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