LA LOI GABINIA
- POMPÉE - LA CILICIE
L’an 67, le tribun Gabinius, ami de Pompée, qui portait le
surnom de Grand depuis la guerre contre Sertorius, proposa qu’un des
consulaires fût investi pour trois ans, avec une autorité absolue et
irresponsable, du commandement des mers et de toutes les côtes de la Méditerranée
jusqu’à 400 stades[1]
dans l’intérieur. Cet espace renfermait une grande partie des terres soumises
à la domination romaine, les nations les plus considérables, les rois les
plus puissants. La loi donnait en outre à ce consulaire le droit de choisir
dans le Sénat quinze lieutenants pour remplir les fonctions qu’il leur
assignerait, de prendre chez les questeurs et les fermiers de l’impôt tout
l’argent qu’il voudrait, d’équiper une flotte de deux cents voiles et de
lever tous les gens de guerre, tous les rameurs et tous les matelots dont il
aurait besoin.
Les nobles s’effrayèrent de ces pouvoirs inusités qu’on
destinait à Pompée, bien que Gabinius n’eût pas prononcé son nom ; ils
faillirent massacrer le tribun. César appuya fortement la loi, c’était le
premier pas du peuple, las d’une République en ruine, vers l’empire fort et
puissant. L’assemblée du peuple doubla les forces que le décret avait fixées
et accorda au général 500 galères, 120.000 fantassins et 5.000 chevaux.
A cette nouvelle, les pirates abandonnèrent les côtes
d’Italie, le prix des vivres baissa subitement, et le peuple de crier que le
nom seul de Pompée avait terminé la guerre.
Le dictateur s’occupa aussitôt d’organiser son expédition.
Il manda à tous les rois et alliés du peuple romain d’unir leurs forces aux
siennes dans un commun intérêt. Les Rhodiens fournirent un grand nombre de
vaisseaux qui furent les meilleurs parmi la flotte. Pompée eut l’heureuse
idée de former plusieurs escadres dont il donna le commandement à des chefs
expérimentés, qui tous étaient égaux et avaient chacun l’imperium dans le
département qui lui était assigné. Tibère Néron reçut l’ordre de croiser dans
les mers d’Espagne ; Pomponius dans celles des Gaules tt de Ligurie ;
Marcellus et Attilius, sur les côtés d’Afrique, de Sardaigne et de Corse ;
Gellius et Lentulus, sur celles de l’Italie et de Sicile ; Plotius et Varron
eurent pour département la mer d’Ionie ; Cinna, le Péloponnèse, l’Attique,
l’Eubée, la Thessalie,
la Macédoine
et la Béotie
; Lolius, la mer Égée et l’Hellespont ; Pison, la Bithynie, la Thrace, la Propontide, le
Pont-Euxin ; Metellus Nepos, les mers de Lycie, de Pamphylie, de Chypre et de
Phénicie.
Pompée présidait à tout, et, de Brindes, se portait sur
les points où il jugeait sa présence nécessaire. Ce plan, habilement conçu,
fut bien exécuté : les ports, les golfes, les retraites, les repaires, les
promontoires, les détroits, les péninsules, tout ce qui servait de refuge aux
pirates ; fut enveloppé, fut pris comme dans un filet. Les corsaires qui
avaient échappé à une escadre tombaient bientôt dans une autre, et une fois
qu’ils avaient été obligés de s’éloigner d’un parage, ils n’y pouvaient plus
revenir, parce que les forces qui les en avaient chassés les poussaient
devant elles du côté de l’Orient et de la Cilicie. Ils
cherchèrent une retraite en divers endroits de cette contrée, comme des
essaims d’abeilles dans leurs ruches.
En quarante jours, les flottes des pirates, du reste sans
cohésion entre elles et sans unité de direction militaire, furent dissipées,
et les mers, depuis les colonnes d’Hercule jusqu’à la Grèce, furent entièrement
libres. Les provisions arrivèrent en grande quantité et les marchés de Rome
furent abondamment pourvus.
Pompée partit alors pour l’Orient afin de frapper le coup
décisif, et fit voile, avec soixante forts navires, droit sur l’antique et
principal repaire des flibustiers, la côte de Lycie et de Cilicie. En voyant
approcher la flotte romaine, victorieuse et imposante, de nombreux écumeurs
de mer vinrent se rendre avec leurs femmes, leurs enfants et leurs
brigantins. Pompée les traita avec douceur : maître de leurs vaisseaux et de
leurs personnes, il ne leur fit aucun mal. Cette généreuse conduite fit
concevoir aux autres d’heureuses espérances ; ils évitèrent les lieutenants
de Pompée et ils allèrent se rendre à lui. Pompée leur fit grâce à tous, et
se servit d’eux pour dépister et prendre ceux qui se cachaient encore. La douceur
calculée du général lui ouvrit les portes des deux forteresses de Kragos et
d’Antikragos.
Cependant les plus nombreux et les plus puissants parmi
les pirates avaient mis en sûreté leurs familles, leurs richesses et la
multitude inutile dans des châteaux forts du mont Taurus, et, montés sur
leurs vaisseaux, devant Coracésium, en Cilicie, ils attendirent Pompée qui
s’avançait sur eux à toutes voiles. Ils opposèrent d’abord une vive
résistance, mais elle ne fut pas de longue durée. Entièrement défaits, ils
abandonnèrent leurs navires et se renfermèrent dans la ville pour soutenir le
siège. Ils demandèrent bientôt à être reçus à composition ; ils se rendirent
et livrèrent les villes et les îles qu’ils occupaient et qu’ils avaient si
bien fortifiées qu’elles étaient difficiles à forcer et presque
inaccessibles.
Les Romains trouvèrent dans les places qui leur furent
remises, et surtout dans la citadelle du cap de Coracésium, bâtie par Diodote
Tryphon, un des anciens chefs de pirates, tué en 144 par Antiochus, fils de
Démétrius, une quantité prodigieuse d’armes, beaucoup de navires, dont
plusieurs étaient encore sur les chantiers, des amas immenses de cuivre, de
fer, de voiles, de bois, de cordages, de matériaux de toutes sortes, et un
grand nombre de captifs que les pirates gardaient, soit dans l’espoir d’en
tirer une forte rançon, soit pour les employer aux plus rudes travaux. Pompée
s’empressa de délivrer et de renvoyer ces malheureux prisonniers, parmi
lesquels figuraient Publius Clodius, l’amiral de la flotte romaine permanente
de Cilicie, et d’autres grands seigneurs romains. Plusieurs d’entre eux, que
l’on avait cru morts, trouvèrent, en rentrant dans leurs foyers, leurs noms
inscrits sur des cénotaphes.
En moins de trois mois, l’heureux général avait tué 10.000
pirates, fait 20.000 prisonniers, pris 400 vaisseaux, dont 90 armés d’éperons,
coulé à fond 1.300 autres et occupé 120 citadelles, forts ou refuges. Il
livra aux flammes les arsenaux pleins et les magasins d’armes[2].
Les 20.000 prisonniers, qu’allaient-ils devenir ? C’est
ici que la conduite politique de Pompée fut véritablement admirable.
Jusqu’alors, les pirates captifs avaient été mis en croix. Il ne voulut pas
faire mourir ces prisonniers, mais il ne crut pas sûr de renvoyer tant de
gens pauvres et aguerris, ni de leur laisser la liberté de s’écarter ou de se
rassembler de nouveau. Réfléchissant, dit Plutarque, que l’homme n’est pas de
sa nature un être farouche et insociable, qu’il ne le devient qu’en se
livrant au vice, contre son naturel, qu’il perfectionne ses mœurs, au
contraire, en changeant d’habitation et de genre de vie, et que les bêtes
sauvages elles-mêmes, quand on les accoutume à une existence plus douce,
dépouillent leur férocité, Pompée résolut de transporter les captifs loin de
la mer, dans l’intérieur des terres, et de leur inspirer le goût d’une vie
paisible, en les habituant au séjour des villes ou à la culture des champs.
Il établit, en conséquence, une partie des prisonniers dans trente-neuf
petites villes de la Cilicie,
telles que Mallus, Adana, Épiphanie, etc., qui consentirent, moyennant un
accroissement de territoire, à les incorporer parmi leurs habitants. La ville
de Soli, dont Tigrane, roi d’Arménie, avait naguère détruit la population,
reçut un grand nombre de pirates qui la relevèrent de ses ruines et
l’appelèrent Pompéiopolis. D’autres furent envoyés à Dymé d’Achaïe, qui
manquait alors d’habitants et dont le territoire était étendu et fertile, et
d’autres enfin furent transportés en Italie.
Cette sage mesure produisit un résultat excellent. Dès que
les pirates n’eurent plus besoin de piller pour vivre, ils perdirent le goût
du pillage. Ce vieillard corycien, Corycium senem,
si content de son sort, dont Virgile fait l’éloge, était un de ces anciens
pirates : Au pied des remparts élevés de Tarente,
aux lieux où le noir Galèse arrose dans son cours les moissons jaunissantes,
je me souviens d’avoir vu un vieillard de Corycus qui possédait quelques
arpents d’un terrain abandonné ; ce sol n’était ni propre au labour, ni
favorable aux troupeaux, ni propice à la vigne. Là, pourtant, au milieu des
broussailles, le vieillard avait planté quelques légumes que bordaient des
lis blancs, des verveines et des pavots ; il se croyait aussi riche qu’un roi,
Regum æquabat
opes animo,
et le soir quand il rentrait
au logis, il chargeait sa table de mets qu’il n’avait point achetés....[3]
La rapidité de l’expédition et la sage politique de Pompée
valurent à ce général un triomphe éclatant et l’admiration du peuple romain
et des vaincus eux-mêmes. Ce fut en souvenir de son nom que les pirates
s’enrôlèrent plus tard sous les ordres de son fils Sextus. Pompée continua
ses succès en Asie et fit inscrire, sur un monument qu’il éleva, ses actions
glorieuses : Pompée le Grand, fils de Cneius,
imperator, a délivré tout le littoral et toutes les îles en deçà de l’Océan,
de la guerre des pirates ; il a sauvé du péril le royaume d’Ariobarzane,
investi par les ennemis ; il a conquis la Galatie, les contrées ou provinces les plus
éloignées de l’Asie, ainsi que la
Bithynie ; il a partagé la Paphlagonie, le
Pont, l’Arménie, l’Achaïe, la
Colchide, la
Mésopotamie, la
Sophène, la
Gordienne ; il a soumis le roi des Mèdes, Darius, le roi
des Ibériens, Artocès, Aristobule, roi des Juifs, Arétas, roi des Arabes
Nabatéens, la Syrie,
voisine de la Cilicie,
la Judée,
l’Arabie, la Cyrénaïque,
les Achéens, les Iozyges, les Soaniens, les Héniaques et les autres peuplades
établies entre la Colchide
et le Palus-Méotide, ainsi que les rois de ces pays, au nombre de neuf ;
enfin tous les peuples qui habitent entre le Pont-Euxin et la mer Rouge ; il
recula l’empire de Rome jusqu’aux, limites de la terre : il conserva les
revenus des Romains et les augmenta encore ; il enleva aux ennemis les
statues, les images des dieux, ainsi que d’autres ornements, et consacra à la
déesse 12.060 pièces d’or (environ 332.600 fr.) et 307 talents d’argent (1.650.000 fr.)[4].
Cependant la piraterie ne fut pas entièrement détruite ;
les conquêtes faites si rapidement sont rarement durables. Un jour viendra où
Rome sera plongée dans l’anarchie et où son bras ne se fera plus sentir au
loin ; alors la piraterie se réveillera aussitôt. Quant à la Cilicie, elle supportera
difficilement le joug des Romains. L’histoire nous apprend, en effet, que
Cicéron, dans son commandement de cette province (51-50
av. J.-C.), comprima une révolte, s’empara des villes de Sepyra, de
Commoris, d’Erana et de six autres forteresses du mont Amanus. Il fit
capituler aussi la ville de Pindenissum, située sur un pic élevé et refuge
des fugitifs et des brigands. Fier de ces faciles succès, Cicéron était, en
effet, à la tète de 12.000 fantassins et de 2.600 chevaux, il adressa des
supplications au Sénat pour obtenir des prières publiques par lesquelles les
Romains remercieraient les dieux de ses succès militaires. Rien n’est plus
curieux que la lettre qu’il écrivit à Caton[5] pour lui demander
l’appui de son autorité incontestée au Sénat. A l’en croire, Cicéron a sauvé
la république ; il voyait déjà sa province, la Syrie, l’Asie tout
entière, ravies à la domination romaine ! Et cependant il
avait dit un jour sagement : Gardons-nous
d’imiter le soldat fanfaron, deforme est
imitari militem gloriorum. Caton et le Sénat parurent peu disposés à
accueillir cette vanterie, mais les amis de Cicéron se donnèrent tant de tablature[6], que les honneurs
et les prières furent accordés. L’orateur général fut salué par ses troupes
du titre d’imperator[7], et une médaille
fut même frappée en son nom à Laodicée[8].
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