EXPLOITS DES PIRATES - LEUR LUXE ET LEUR INSOLENCEQuoi qu’il en soit, dit Mommsen[1], jamais la
puissance romaine n’avait été plus humiliée, jamais celle des pirates n’avait
été plus grande sur La nouvelle guerre de Mithridate avait encore augmenté l’audace des pirates, qui renouèrent alliance avec le roi de Pont. En vain, Lucullus, marin éprouvé, à la tête d’une flottille, coule à fond cinq quinquérèmes qu’Isidorus menait à Lemnos, s’empare de trente-deux navires à l’ancre dans la petite île de Néa et passe au fil de l’épée huit mille corsaires, commandés par Séleucus dans les murs de Sinope (70-72 av. J.-C.), la piraterie n’en est pas moins en pleine prospérité[3]. Les vaisseaux corsaires montaient à plus de mille, et les villes dont ils s’étaient emparés à quatre cents. Les temples, jusqu’alors inviolables, furent profanés et pillés : ceux de Claros, de Didyme, de Samothrace ; ceux de Cérès à Hermione et d’Esculape à Épidaure ; ceux de Neptune dans l’isthme de Corinthe, à Ténare et à Calaurie ; d’Apollon à Actium et à Leucade ; de Junon à Samos et à Argos. Presque sous les yeux de Lucullus et de sa flotte, le pirate Athénodore surprit, en 65, la ville de Délos, devenue, depuis la ruine de Corinthe (146 ans av. J.-C.), le centre du commerce de la mer Égée et le principal marché d’esclaves du monde ancien, emmena tous ses habitants en esclavage et rasa ses sanctuaires, ses temples fameux, objets de la vénération des peuples et de la munificence des Lagides, des Séleucides et des rois de Macédoine. Dans la seule Samothrace, les pirates firent main basse sur un trésor de 1.000 talents (5.625.000 fr.). Ils ont réduit Apollon à la misère, s’écrie un poète du temps, si bien que, quand l’hirondelle le vient visiter, de tant de trésors il ne reste pas une piécette d’or à lui offrir ! Dans les temples, les pirates faisaient des sacrifices barbares, célébraient des mystères secrets, entre autres ceux de Mithra, qu’ils firent connaître les premiers et qui se répandirent de jour en jour dans l’empire romain, jusqu’au point de devenir une partie du culte de la famille impériale sous les Antonins[4]. Les pirates se faisaient honneur et trophée de leurs brigandages ; la magnificence de leurs navires était plus affligeante encore que n’était effrayant leur appareil. Les poupes étaient dorées, il y avait des tapis de pourpre et des rames argentées. Partout, sur les côtes, dit Plutarque[5], c’étaient des joueurs de flûte, de joyeux chanteurs, des troupes de gens ivres. Ils ressemblaient sans doute aux compagnons de Conrad de Byron, et chantaient peut-être comme eux : Aussi loin que la brise peut porter, partout où les vagues écument, voilà notre empire, voilà notre patrie !.... La mort est pour nous sans terreur, pourvu que nos ennemis meurent avec nous ; qu’elle vienne quand elle voudra ! Nous nous hâtons de jouir de la vie, et quand nous la perdons, qu’importe que ce soit par les maladies ou dans les combats ![6] Partout, à la honte de la puissance romaine, des citoyens
de premier ordre, des César[7] et des Clodius[8], entre autres,
étaient emmenés prisonniers et des villes surprises se rachetaient à pria d’argent.
Cicéron parle même d’un consul enlevé par les pirates et d’ambassadeurs romains
qui leur furent rachetés[9]. Les corsaires ne
redoutaient nullement le voisinage de Rome ; chose incroyable, l’île de Lipara,
près de Le blocus autour de l’Italie était complet ; plus de commerce ni de relations internationales. La cherté la plus affreuse régnait en Italie et surtout dans Rome, qui ne vivait que du blé sicilien et africain. La famine s’y mit. Ce fut alors que le peuple qui, pour quelques sesterces, vendait ses suffrages, comme le dit si énergiquement Duruy[13], pour ses cinq boisseaux par mois, donna l’empire. |
[1] Histoire romaine, liv. IV, ch. II.
[2] Duruy, Histoire des Romains, XXIII.
[3] Plutarque, Vie de Lucullus.
[4] Preller, Les dieux de l’ancienne Rome ; Plutarque ; Vie de Pompée.
[5] Vie de Pompée.
[6] Le Corsaire.
[7] Plutarque, Vie de César.
[8] Appien, Bel. civil., II, 23.
[9] Pro lege Manilia.
[10] Cicéron, In Verr., II, V, 36 et suiv.
[11] Plutarque, Vie de Pompée ; Appien, Bell. Mithrid., XCIII ; Cicéron, Pro lege Manilia, XIII.
[12] Plutarque, Vie de Pompée.
[13] Histoire des Romains, XXIII.