LA PIRATERIE DANS L’ANTIQUITÉ

 

CHAPITRE XVII

 

 

MITHRIDATE ET LES PIRATES

Rome, poursuivant le cours de ses conquêtes, avait anéanti successivement les flottes de Carthage, de Philippe et d’Anticchus ; elle avait imposé sa suprématie maritime dans la plus grande partie du bassin méditerranéen, lorsque s’éleva contre elle, en Orient, un prince puissant et doué d’un génie supérieur, Mithridate, roi de Pont.

Ce monarque avait, au début de sa lutte contre Rome, des forces considérables. Sans compter l’armée auxiliaire des Arméniens, il entrait, en effet, en campagne à la tète de 250.000 soldats d’infanterie, 40.000 chevaux, 300 vaisseaux pontés et 100 embarcations ouvertes dont les pilotes et les capitaines étaient phéniciens et égyptiens[1]. Depuis les guerres médiques on n’avait vu un tel déploiement militaire en Orient.

Pendant que la guerre civile et la guerre sociale mettaient l’Italie en feu, Mithridate en profita pour se jeter sur la Cappadoce, l’Ionie, la Phrygie, la Mysie, provinces de l’Asie-Mineure récemment soumises par les Romains. Le roi Nicomède et deux généraux romains, Aquilius et Oppius, furent écrasés en trois batailles, la flotte de l’Euxin anéantie et le proconsul contraint de fuir (88 av. J.-C). Partout les populations couraient au-devant du vainqueur. Mithridate se présentait en effet comme le vengeur des cruautés et des exactions des Romains ; n’était-ce pas le moment où les proconsuls, les publicains rapaces, déshonoraient le nom romain et le faisaient abhorrer en Asie ? Mithridate disait lui-même : Toute l’Asie m’attend comme son libérateur, tant ont excité de haine contre les Romains les rapines des proconsuls, les exactions des gens d’affaires, et les injustices des jugements[2]. Aussi quand il s’écriait, non sans juste raison : Dut-on périr, il faut lutter contre les brigands ! Tous les opprimés l’accueillaient avec délire et lui donnaient le surnom de nouveau Dionysos[3]. Partout les peuples se livraient à des manifestations anti-romaines. Les villes, les îles, envoyaient sur son passage des ambassades au dieu sauveur, l’invitant à les visiter, et les populations, en habits de fête, accouraient, en poussant des cris de joie, le recevoir hors des portes. La ville de Laodicée lui livre Oppius qu’il traîna après lui pour montrer un général romain captif[4]. La ville de Mitylène, de Lesbos, lui remet à son tour Aquilius qui s’était réfugié dans ses murs après sa défaite. Mithridate le couvre de chaînes et le promène à travers l’Asie, monté sur un âne et obligé, à force de coups, à dire : Je suis Aquilius, consul romain ; puis il le fait mourir en lui introduisant de l’or en fusion dans la bouche afin dei flétrir par cet affreux supplice la réelle et insatiable rapacité des gouverneurs de la République romaine[5]. D’Éphèse, Mithridate envoie à tous ses satrapes et à toutes les cités l’ordre de tuer, le même jour, à la même heure, sans distinction d’âge ni de sexe, tous les Italiens, les serviteurs même, qui résident dans le pays, de laisser leurs cadavres sans sépulture et de confisquer leurs biens dont la moitié reviendra au roi et dont l’autre appartiendra aux meurtriers. Si grande était l’horreur du nom romain que partout, hormis quelques rares districts, dans l’île de Cos, par exemple, l’ordre épouvantable fut exécuté ponctuellement ; le même jour, à la même heure, 80.000, d’autres disent 150.000 Italiens furent massacrés de sang-froid[6].

Le monde oriental avait épousé la cause de Mithridate. Parmi les îles, Chio et Ténédos, pillées par Verrès, Lesbos, Samos devinrent les alliées fidèles de ce roi, ainsi que la plus grande partie des Cyclades. Mithridate eut encore recours à de puissants auxiliaires, aux pirates.

La piraterie active et florissante est traitée en alliée ; elle est partout la bienvenue ; partout on lui ouvre la voie, et les corsaires, se disant à la solde du roi de Pont, répandent rapidement leurs escadres qui sèment au loin la terreur sur la Méditerranée. La mer Égée en est infestée ; le temple de Samothrace, ou Marcellus avait sacrifié aux dieux Cabires des tableaux et des statues prises au pillage de Syracuse, est complètement dévasté, et les pirates enlèvent un butin de la valeur de mille talents. L’île de Rhodes seule, où les Romains fugitifs s’étaient retirés avec L. Crassus, leur préteur, ne cède pas à l’entraînement général et mérite le nom de fidèle alliée des Romains. Mithridate tourna aussitôt ses armes contre cette île pour commencer par affaiblir les Romains dans leurs alliés. Il s’en approcha avec une flotte nombreuse et composée en partie de pirates heureux de combattre contre les Rhodiens, qui, depuis longtemps, leur faisaient la chasse sur mer. Mithridate rangea ses navires sur une seule ligne pour envelopper les vaisseaux rhodiens qui se présentèrent en assez petit nombre, mais qui, après avoir deviné la tactique, se retirèrent prudemment et se renfermèrent dans leur port. Le roi tenta, mais inutilement, de les y forcer et mit ses troupes à terre. Les Rhodiens firent alors sortir de temps en temps des navires légers pour harceler la flotte. Un jour, une de leurs trirèmes, ayant attaqué un vaisseau ennemi, d’autres navires voulurent secourir les combattants, la lutte devint bientôt générale et les Rhodiens s’emparèrent d’une galère. Ils rentraient triomphants dans le port, lorsqu’ils s’aperçurent qu’il leur manquait une quinquérème. Aussitôt ils envoyèrent à sa recherche six petits bâtiments sous les ordres de Démagoras. Le roi mit à leur poursuite vingt-cinq quadrirèmes, mais l’habile capitaine rhodien les entraîna au loin par une feinte retraite, puis, virant de bord tout à coup, il arriva brusquement sur les vaisseaux qui le poursuivaient, en coula deux à fond et força les autres à prendre la fuite. Peu de jours après, les transports sur lesquels étaient embarquées les troupes attendues par la roi, furent jetés à la côte par la tempête, et tombèrent, en partie, au pouvoir des Rhodiens. Mithridate assiégea néanmoins la ville, et fit battre les murs du côté de la mer par une énorme machine, établie sur deux hexérèmes manœuvrant à la fois des béliers et lançant des javelots et des flèches ; mais ce terrible engin, connu sous le nom de sambuque, s’écroula sous son propre poids. Tous les efforts de Mithridate échouèrent contre l’héroïque résistance des Rhodiens ; aussi se décida-t-il à lever le siège et à porter ses armes en Grèce[7].

Rome donna enfin à Sylla l’ordre d’arrêter la marche menaçante du roi de Pont. En 86 (av. J.-C.), le général romain prend Athènes d’assaut, bat les lieutenants de Mithridate à Chéronée et à Orchomène, et pénètre jusqu’en Asie. En même temps, Bruttius Sura, préteur de Macédoine, s’empare de l’île de Sciathos, repaire de pirates, met en croix les uns et coupe les mains des autres[8]. Mais cela ne suffisait pas, les pirates, maîtres de la mer, n’en continuaient pas moins leurs courses et interceptaient les vivres à Sylla. Cet habile général comprit qu’il ne pouvait, sans vaisseaux, réduire un ennemi dont la puissance consistait principalement en forces maritimes. Rome n’avait point de flotte. Sylla chargea donc Lucullus, le plus capable de ses lieutenants, de parcourir tous les parages de l’est et d’y ramasser une escadre à tout prix.

Lucullus se met à l’œuvre avec une grande activité, et se trouve bientôt à la tète de quelques embarcations non pontées, empruntées aux Rhodiens et à d’autres moindres cités ; mais il donne dans une nuée de pirates et ne leur échappe que par le plus heureux hasard, en perdant presque toute sa flottille. Il change de navire et, trompant l’ennemi, passe par la Crète et Cyrène et se rend à Alexandrie[9]. La cour d’Égypte refuse poliment, matis nettement sa demande de secours. Combien était tombée la puissance de Rome, dit l’historien Mommsen, autrefois, quand les rois d’Égypte mettaient toute leur flotte à son service, elle les remerciait ; aujourd’hui, les hommes d’État d’Alexandrie ne lui feraient pas crédit d’une seule voile[10] ! Lucullus se tourna du côté des villes syriennes pour leur demander des vaisseaux de guerre. Il réussit, et ce premier noyau de sa flotte s’étant grossi de ce qu’il avait pu ramasser dans les ports cypriotes, pamphyliens et rhodiens, il se trouva désormais en état de tenir la mer. Il évita toutefois de se mesurer avec des forces trop inégales, ce qui ne l’empêcha point de remporter d’importants succès. Il occupa l’île et la péninsule cnidienne, attaqua Samos et envoya Chio et Colophon à l’ennemi.

De son côté, Sylla pressa Mithridate et le réduisit à subir un traité onéreux aux termes duquel le roi de Pont renonçait à l’Asie et à la Paphlagonie, restituait la Bithynie à Nicomède et la Cappadoce à Ariobarzane, payait aux Romains deux mille talents et leur livrait soixante-dix navires à proue d’airain, avec tout leur équipement (84 av. J.-C.)[11].

Quant aux pirates, ils n’étaient pas atteints.

 

 

 



[1] Appien, Guerre contre Mithridate, XIII, XVII

[2] Justin, XXXVIII.

[3] Diodore de Sicile, Excerpt. de virt. et vit., p. 112-113.

[4] Appien, XX.

[5] Appien, XXI ; Velleius Paterculus, 18. — Diodore de Sicile prétend, au contraire, qu’Aquilius, prévoyant les outrages auxquels il serait livré, n’hésita pas à se frapper de sa propre main (Excerpt. de virt. et vit., p. 112-113).

[6] Appien, XXIII ; — Florus, III, 6 ; - Valère Maxime, IX, II, 3 ; Cicéron, Pro lege Manilia, 3.

[7] Appien, XXII-XXVII.

[8] Appien, XXIX.

[9] Appien, XXXIII ; Plutarque, Vie de Lucullus.

[10] Histoire romaine, IV, 8.

[11] Appien, LIV et suiv. ; Plutarque, Vie de Sylla ; Florus, 9.