LA PIRATERIE DANS L’ANTIQUITÉ

 

CHAPITRE XV

 

 

GUERRES DE ROME CONTRE LA PIRATERIE - L’ILLYRIE - LA REINE TEUTA - DÉMÉTRIUS DE PHAROS - GENTHIUS

La première expédition que Rome organisa contre les pirates est connue dans l’histoire sous le nom de guerre d’Illyrie. Depuis les temps les plus reculés, les peuples que les anciens désignaient sous la dénomination d’Illyriens, de Tri balles, d’Épirotes, d’Arcananiens et de Liburniens, et qui occupaient les régions que nous appelons l’Istrie, l’Illyrie, la Dalmatie et l’Albanie, si remarquables par leurs golfes profonds, leurs îles nombreuses et dans les parages desquelles la navigation est souvent difficile et dangereuse à cause des bourrasques qui s’y font sentir, passaient pour de redoutables pirates. Les maîtres de Scodra[1] exerçaient en grand la piraterie ; leurs nombreuses escadres de légères birèmes, les fameux vaisseaux liburniens, battaient partout la mer, portant sur les eaux et sur les côtes la guerre et le pillage[2].

Denys l’Ancien, après avoir ravagé les côtes du Latium et de l’Étrurie, pillé le temple d’Agylla et volé à la statue de Jupiter son manteau d’or massif, qu’il remplaça par un manteau de laine, l’autre étant trop froid en hiver et trop lourd en été, s’avança jusque dans les eaux liburniennes et fit alliance avec ses rivaux en déprédations qui lui cédèrent l’île d’Issa, excellente position maritime.

Pendant que Rome et Carthage se disputaient la Sicile, les Illyriens couvrirent de leurs vaisseaux la mer Adriatique et opérèrent des incursions dans toutes les villes grecques voisines. Corcyre, Leucadie, Céphallénie, se virent tour à tour désolées par ces audacieux corsaires. Il n’y avait point de flotte qui put résister à leurs légers navires, flexibles à tous les mouvements de la rame[3], habiles à l’attaque comme à la fuite, et montés par des aventuriers que les rois d’Illyrie accueillaient avec empressement dans leurs ports quand on les reconnaissait au loin, traînant à leur remorque des vaisseaux capturés et chargés de riches dépouilles. La puissance de ces pirates s’était surtout développée sous le règne d’Agron et sous celui de sa femme Teuta qui lui succéda sur le trône. Dans une de leurs expéditions, les Illyriens battirent les Étoliens et les Achéens et s’emparèrent de la ville de Phénice, la place la plus forte et la plus puissante de tout l’Épire et dont ils rapportèrent un butin immense[4]. Dans leurs courses continuelles, les pirates illyriens enlevèrent plusieurs fois des négociants italiens à la hauteur du port de Brindes et en firent périr quelques-uns. Le Sénat négligea les plaintes nombreuses qui s’élevèrent à cette occasion[5]. Mais bientôt vint se joindre un motif politique. Les Illyriens attaquèrent l’île d’Issa, soumise alors à Démétrius de Pharos qui envoya une ambassade à Rome, pour demander aide et secours et pour la supplier de faire cesser la piraterie dans la mer Adriatique.

Le Sénat dépêcha Caïus et Lucius Coruncanius qui demandèrent audience à la reine Teuta. Les ambassadeurs se plaignirent des torts que les négociants italiens avaient soufferts de la part des corsaires illyriens. La reine les laissa parler sans les interrompre, affectant des airs de hauteur et de fierté. Quand ils eurent fini, sa réponse fut qu’elle tâcherait d’empêcher que la république n’eut dans la suite le sujet de se plaindre de son royaume en général ; mais que ce n’était pas la coutume des rois d’Illyrie de défendre à leurs sujets d’aller en course pour leur utilité particulière. A ces mots, la colère s’empare du plus jeune des ambassadeurs qui s’écrie avec indignation : Chez nous, reine, une des plus belles coutumes est de venger en commun les torts faits aux particuliers, et nous ferons, s’il plait aux dieux, en sorte que vous vous portiez bientôt de vous-même à réformer les coutumes des rois illyriens. La reine prit cette réponse en très mauvaise part. Elle en fut tellement irritée que, sans égard pour le droit des gens, elle fit poursuivre les ambassadeurs et tuer celui qui l’avait offensée. Cléemporus, envoyé par les Issiens, tomba aussi sous la hache des Illyriens. Les commandants des vaisseaux furent brillés vifs, et le reste ne dut son salut qu’à la fuite[6].

Grande fut l’indignation à Rome à la nouvelle de cet odieux attentat ; le Sénat fit immédiatement des préparatifs de guerre, leva des troupes et équipa une flotte.

Pendant ce temps, Teuta augmenta le nombre de ses vaisseaux et lança des pirates contre la Grèce. Une partie passa à Corcyre, l’autre mouilla à Épidamne, sous prétexte d’y prendre de l’eau, mais en réalité dans le dessein d’enlever la ville par surprise.

Voici, en effet, comment les choses se passèrent. Les Épidamniens laissèrent imprudemment et sans précaution entrer les Illyriens dans la ville. Ces pirates ont retroussé leurs vêtements, ils portent un vase à la main comme pour prendre de l’eau, mais ils y ont caché un poignard. Ils égorgent aussitôt la garde de la porte et se rendent maîtres de l’entrée. Des renforts accourent promptement des vaisseaux et il leur est aisé de s’emparer de la plus grande partie des murailles. Mais les habitants, quoique pris à l’improviste, se défendent avec tant de vigueur que les Illyriens, après avoir longtemps disputé le terrain, sont enfin obligés de se retirer. Ils mettent à la voile et cinglent droit à Corcyre, descendent à terre et entreprennent d’assiéger la ville. L’épouvante s’y répandit ; telle était la réputation des Illyriens qu’on se crut dans la nécessité pressante d’implorer l’assistance des Achéens et des Étoliens. Il se trouva en même temps chez ces peuples des ambassadeurs des Apolloniates et des Épidamniens qui priaient instamment qu’on les secourût et qu’on ne souffrit point qu’ils fussent chassés de leur pays par les Illyriens. Ces demandes furent favorablement écoutées. Les Achéens avaient sept vaisseaux de guerre ; on les équipa et on les mit à la mer. On comptait bien faire lever le siège de Corcyre, mais les Illyriens qui avaient reçu sept vaisseaux des Arcananiens, leurs alliés, se portèrent au-devant des Achéens et leur livrèrent bataille auprès de Paxos. Les Arcananiens avaient en tète les Achéens, et, de ce côté, le combat fut égal, on se retira de part et d’autre. Quant aux Illyriens, ils lièrent leurs vaisseaux quatre à quatre et s’approchèrent ainsi de leurs adversaires. Ils semblaient d’abord ne pas vouloir se défendre et ils prêtaient le flanc aux attaques. Mais, quand on se fut joint, grand fut l’embarras des autres, accrochés qu’ils étaient par ces vaisseaux liés ensemble et suspendus aux éperons des leurs. Alors les Illyriens sautèrent sur les navires et en accablèrent les défenseurs par leur grand nombre. Ils prirent quatre galères à quatre rangs de rames et en coulèrent à fond une de cinq rangs avec tout l’équipage. Ceux qui avaient à lutter contre les Arcananiens, voyant que les Illyriens avaient le dessus, cherchèrent leur salut dans la légèreté de leurs vaisseaux, et, heureusement poussés par un vent frais, ils rentrèrent dans leur port sans courir de danger sérieux. Cette victoire enfla beaucoup la hardiesse des Illyriens qui, continuèrent le siège de Corcyre. Les assiégés tinrent ferme pendant quelques jours, mais enfin ils traitèrent, reçurent garnison et avec elle Démétrius de Pharos. De Corcyre, les Illyriens retournèrent reprendre le siège d’Épidamne.

C’était alors, à Rome, le temps d’élire les consuls (229 avant J.-C.). Cn. Fulvius, ayant été choisi, eut le commandement de l’armée navale, et Aulus Posthumius, son collègue, celui de l’armée de terre. Fulvius voulait d’abord cingler droit à Corcyre, dans l’espoir d’arriver à temps pour la secourir ; mais, quoique la ville fût rendue, il suivit néanmoins son premier dessein, tant pour connaître au juste ce qui s’était passé que pour s’assurer de ce qui avait été mandé à Rome par Démétrius de Pharos. Celui-ci, en effet, dans la crainte de se voir enlever le gouvernement de Corcyre au cas d’une guerre avec les Romains, crut gagner leur bienveillance en leur faisant savoir qu’il leur livrerait Corcyre et tout ce qui était en son pouvoir. Les Romains débarquèrent en conséquence dans l’île, et y furent bien reçus. Sur l’avis de Démétrius, on leur abandonna la garnison illyrienne et l’on se rendit à discrétion, dans la pensée que c’était l’unique moyen de se mettre à couvert pour toujours des insultes des Illyriens. De Corcyre, le consul fit voile vers Apollonie, emmenant avec lui Démétrius, pour exécuter, d’après ses conseils, tout ce qui lui restait à faire. En même temps, Posthumius s’embarqua à Brindes avec son armée composée de vingt mille hommes de pied et de deux mille chevaux. Les deux consuls paraissaient à peine devant Apollonie que les habitants accoururent pour les recevoir et se ranger sous leurs lois. De là, sur la nouvelle que les Illyriens assiégeaient Épidamne, ils se dirigèrent vers cette ville, et, au bruit de leur approche, les ennemis levèrent le siège et prirent la fuite. Les Épidamniens sauvés, les Romains pénétrèrent dans l’Illyrie et soumirent les Ardiæens. Là, se trouvaient des députés de plusieurs peuples, entre autres des Parthéniens et des Atintaniens, qui les reconnurent pour leurs maîtres. Ils se dirigèrent ensuite sur Issa, assiégée aussi par les Illyriens, firent lever le siège et reçurent les Isséens dans leur alliance. Le long de la côte, ils s’emparèrent de quelques villes illyriennes ; à Nystrie, ils perdirent beaucoup de soldats, quelques tribuns et un questeur. Ils y capturèrent vingt navires chargés d’un riche butin.

Teuta, voyant que rien ne pouvait résister aux Romains, se réfugia dans l’intérieur des terres, à Rizon, avec un petit nombre d’Illyriens qui lui étaient restés fidèles. Les Romains, après avoir ainsi augmenté en Illyrie le nombre des sujets de Démétrius et étendu sa domination, se retirèrent à Épidamne, avec leur flotte et leur armée de terre. Fulvius ramena en Italie la plus grande partie des deux armées. Quant à Posthumius, après avoir réuni quarante vaisseaux légers et levé une contribution sur plusieurs villes des environs, il prit ses quartiers d’hiver pour protéger les Ardiæens et les autres peuples qui s’étaient mis sous la sauvegarde des Romains.

Au printemps, la reine Teuta fit partir pour Rome des ambassadeurs pour proposer en son nom les conditions de paix suivantes : qu’elle paierait tribut ; qu’à l’exception d’un petit nombre de places, elle quitterait toute l’Illyrie et qu’au delà de Lissus, elle ne mettrait sur mer que deux bâtiments sans armes. Cette dernière condition était très importante pour les arecs. Le traité fut conclu (226 avant J.-C.), mais les Romains exigèrent avant tout que Teuta livrât les principaux de la nation illyrienne dont les tètes, en tombant sous la hache, donnèrent satisfaction aux mines de l’ambassadeur romain[7].

Posthumius envoya, aussitôt après, des députés chez les Étoliens et les Achéens pour les rassurer sur les dispositions des Romains. Ces députés racontèrent ce qui s’était passé en Illyrie et lurent le traité de paix conclu avec Teuta. Ils revinrent ensuite à Corcyre, très satisfaits de l’accueil qu’ils avaient reçu de la part de ces deux nations. En effet, ce traité, dont ils avaient apporté la nouvelle, délivrait les Grecs d’une grande crainte, car les Illyriens étaient ennemis de la Grèce tout entière.

Ce fut ainsi que les légions romaines pénétrèrent pour la première fois en Illyrie et que fut conclue la première alliance par ambassade entre les Grecs et les Romains. A Corinthe, les Romains furent admis aux jeux isthmiques ; à Athènes, on leur donna le droit de cité et on les initia aux mystères d’Éleusis.

Le traité conclu avec Teuta fut respecté pendant quelque temps ; mais Démétrius, que les Romains avaient institué gouverneur en Illyrie, profita des embarras que les Gaulois et les Carthaginois causaient à ses bienfaiteurs pour faire des incursions sur mer en s’unissant aux corsaires de l’Istrie et en détachant les Atintaniens de l’alliance romaine. Contre la foi des traités, il passa avec cinquante brigantins au delà de Lissus et porta la ruine dans la plupart des Cyclades.

Rome fit partir L. Emilius pour châtier la trahison de Démétrius. A la nouvelle de l’arrivée des Romains, Démétrius jeta dans Dimale une forte garnison et toutes les munitions nécessaires. Il fit périr dans les autres villes les gouverneurs qui lui étaient opposés, mit à leur place des lieutenants dévoués et choisit entre ses sujets six mille des hommes les plus braves pour garder Pharos. Mais Emilius prit d’assaut Dimale, au septième jour, et les villes voisines s’empressèrent de se rendre aux Romains. Le consul mit aussitôt à la voile pour attaquer Démétrius à Pharos. Ayant appris que la ville était forte, la garnison nombreuse et composée de soldats d’élite, il craignit les difficultés et les lenteurs d’un siège et résolut de recourir à un stratagème. Il prit terre pendant la nuit avec toute son armée, dont il cacha la plus grande partie dans les bois et dans les lieux couverts. Le jour venu, il remit à la mer et entra dans le port le plus voisin avec vingt vaisseaux. Démétrius parut aussitôt pour empêcher le débarquement. A peine le combat était-il engagé, que ceux qui étaient embusqués se précipitèrent sur le derrière de l’ennemi. Les Illyriens, pressés de front et en queue, furent obligés de prendre la fuite pour sauver leur vie. Démétrius se réfugia sur un navire, et, suivi de quelques brigantins qu’il avait à l’ancre dans des endroits cachés, échappa au consul et se rendit auprès de Philippe de Macédoine, qu’il décida à se déclarer bientôt contre les Romains. Emilius entra dans Pharos et la rasa. Il se rendit maître de l’Illyrie, et le jeune roi Pineus, fils de Teuta, se soumit aux conditions du traité antérieur (219 avant J.-C.).

Rome eut à combattre une troisième fois les Illyriens pendant la guerre qu’elle soutint contre Persée, roi de Macédoine, fils de Philippe. Les Illyriens de la partie supérieure de la mer Adriatique avaient alors pour roi Genthius, prince cruel et adonné à l’ivresse, que Persée, à force de sollicitations, de promesses d’argent et enfin par les armes, détacha de l’alliance romaine. Genthius se jeta avec ses troupes sur la partie de l’Illyrie soumise aux Romains et emprisonna Petillius et Perpenna, ambassadeurs qui lui étaient envoyés. Rome se trouvait ainsi avoir deux ennemis sur les bras ; elle les attaqua vigoureusement l’un et l’autre. Persée fut vaincu par Paul-Émile à la célèbre bataille de Pydna (168 avant J.-C.), malgré l’héroïsme de la redoutable phalange macédonienne. En même temps, le préteur Anicius remporta une victoire sur Genthius et enleva d’assaut Scodra, sa capitale. Genthius demanda une entrevue au préteur ; il eut recours aux prières et aux larmes, et, tombant à genoux, se remit à sa discrétion. Anicius le rassura et l’invita même à souper. Mais, au sortir de table, les licteurs se jetèrent sur Genthius et l’enchaînèrent. Anicius s’empressa de délivrer les ambassadeurs Petillius et Perpenna, et envoya ce dernier annoncer à Rome la défaite des Illyriens. Persée et Genthius, côte à côte et enchaînés, marchèrent devant le char des triomphateurs. La flotte des corsaires illyriens fut confisquée tout entière et distribuée entre les principales villes grecques de la côte. Le royaume de Genthius fut partagé en trois petits États. A dater de cette époque, cessèrent pour longtemps les souffrances et les inquiétudes que les pirates illyriens infligeaient continuellement à leurs voisins[8].

 

 

 



[1] Scutari (Albanie).

[2] Appien, De rebus illyricis, III.

[3] Velocibus levibusque navigiis, Appien, De rebus illyricis, III.

[4] Polybe, II, 1.

[5] Polybe, II, 2.

[6] Polybe, II, 2 ; — Florus, II, V, Bellum illyricum ; — Appien, VII.

[7] Florus et Appien, loc. cit.

[8] Appien, IX ; — Florus, XIII ; — Tite-Live, XLIV, 31, 32 ; XLV, 26, 35, 39 ; — Velleius Paterculus, IX.