LES CARTHAGINOIS — TRAITÉS D’ALLIANCE AVEC LES ROMAINS — LA SICILE — LES MAMERTINS
L’histoire dit qu’Alexandre avait résolu de passer de
Syrie en Afrique pour abaisser l’orgueil de Carthage, et que, dans ce but, mille
vaisseaux plus forts que les galères devaient être construits en Phénicie,
avec les bois du Liban, pour porter la guerre dans les possessions
carthaginoises.
Fille de Sidon et de Tyr, Carthage avait hérité de l’ardeur
aux expéditions maritimes et du génie commercial propres aux Phéniciens.
Heureusement située pour la navigation, au milieu des côtes de la Méditerranée, à une
égale distance de ses extrémités, elle embrassait le commerce de tout le
monde connu. Elle développait les établissements que les Phéniciens avaient
déjà créés sur les côtes ale l’Afrique et elle en fondait elle-même d’autres.
Sur les ordres du Sénat carthaginois, Magon fut chargé de faire le tour de l’Afrique.
Cette expédition, célèbre dans les annales de la géographie, dut s’arrêter
faute de vivres, entre le 7e et le 8e degré de latitude
nord, au golfe de Cherbro, que l’amiral carthaginois appela Corne du Midi (Νοτου
Κηρας)[1]. Au nord, les
Carthaginois remontèrent l’Atlantique le long de l’Espagne et de la Gaule jusqu’en Angleterre.
Dans la Méditerranée,
ils occupèrent de bonne heure certaines parties de la Sicile, la Sardaigne, les Îles
Baléares et l’Espagne.
Les Phéniciens avaient perdu peu à peu la suprématie
maritime dans le bassin oriental de la Méditerranée ; les
rois d’Égypte et d’Assyrie avaient épuisé et ruiné Sidon, Tyr et la Phénicie ; la race
grecque, plus jeune et plus belliqueuse, leur enleva l’empire de la mer en
Orient. Carthage devint, à la suite de ces événements, la capitale d’un
nouvel empire maritime phénicien qui s’étendit sur toute la région
occidentale de la
Méditerranée, de la Sicile et de l’Italie à l’Océan. L’antique race
araméenne dont Carthage était fille, nourrissait une haine implacable contre
la race grecque. Tout vaisseau étranger surpris dans les eaux de Sardaigne et
vers les colonnes d’Hercule par les Carthaginois, était pillé et l’équipage
jeté à la mer. C’était un singulier droit des gens, comme dit Montesquieu[2]. On se rappelle
que les Phocéens, ayant abandonné leur ville assiégée par l’armée de Cyrus, rencontrèrent
la flotte alliée carthaginoise et tyrrhénienne près d’Alalia (Corse), et qu’une
bataille navale terrible s’engagea entre ces races ennemies, à la suite de
laquelle les Phocéens, après avoir perdu quarante vaisseaux, firent voile
pour l’Italie, puis vers la
Gaule où ils abordèrent et fondèrent Marseille. Pour lutter
avec plus d’avantage contre les Grecs et exercer la piraterie à leurs dépens,
les Carthaginois avaient fait un alliance armée, συμμαχια,
avec une nation qui excellait aussi dans la marine, l’Étrurie, qui occupait
la plus grande partie de l’Italie. Carthage domina en Sardaigne et l’Étrurie
en Corse. Une alliance fut aussi conclue entre Carthage et Rome, les deux
futures rivales, à l’époque de l’expulsion des rois. L’historien Polybe nous
a conservé le texte des deux premiers traités conclus entre les Carthaginois
et les Romains. Ce sont, deux textes précieux pour l’histoire de la piraterie[3]. Le premier est
du temps de Lucius et Junius Brutus et de Marcus Horatius (vers l’an 507 av. J.-C.),
consuls créés après l’expulsion des rois :
A ces conditions, il y aura amitié entre les Romains et
les alliés des Romains, les Carthaginois u et les alliés des Carthaginois :
les Romains ne navigueront pas au delà du Beau-Cap[4], à moins qu’ils n’y soient poussés par la tempête ou par
les ennemis. Si quelqu’un est jeté forcément sur ces côtes, il ne lui sera
permis de faire aucun trafic, ni d’acquérir autre chose que ce qui est
nécessaire aux besoins du vaisseau et aux sacrifices. Au bout de cinq jours,
tous ceux qui ont pris terre devront remettre à la voile. Les marchands ne
pourront faire de marché valable qu’en présence du crieur et du scribe. Les
choses vendues d’après ces formalités seront dues au vendeur sur la foi du
crédit public. Il en sera ainsi en Libye et en Sardaigne. Un Romain, abordant
dans la partie de la Sicile
soumise aux Carthaginois, jouira des mêmes droits que ceux-ci, et il lui sera
fait bonne justice. De leur côté, les Carthaginois n’offenseront point les habitants
d’Ardée, d’Antium, de Laurentum, de Circée, de Terracine, ni un peuple
quelconque des Latins soumis aux Romains. Ils s’abstiendront aussi de nuire
aux villes des autres Latins non soumis à Rome, mais s’ils les occupent, ils
les lui livreront intactes. Ils ne bâtiront aucun fort dans le Latium, et s’ils
y entrent en armes, ils n’y passeront pas la nuit.
Le second traité (an 345 av. J.-C.) est ainsi conçu : Entre les Romains et les alliés des Romains, entre le
peuple des Carthaginois, des Tyriens, des Uticéens et leurs alliés, il y aura
alliance à ces conditions : Que les Romains ne pilleront, ne trafiqueront, ni
ne bâtiront de ville au delà du Beau-Promontoire, de Mastie et de Tarseium ;
que si les Carthaginois prennent dans le pays latin quelque ville non soumise
aux Romains, ils garderont l’argent et les prisonniers, mais ne retiendront
pas la ville ; que si des Carthaginois prennent quelque homme faisant partie
des peuples qui sont en paix avec les Romains par un traité écrit sans
pourtant leur être soumis, ils ne le feront pas entrer dans les ports romains
; que s’il y entre et qu’il soit pris par un Romain, il sera mis en liberté ;
que cette condition sera aussi observée du côté des Romains ; que s’ils font
de l’eau ou des provisions dans un pays qui appartient aux Carthaginois, ce
ne sera pas pour eux un moyen de faire tort à aucun des peuples qui ont paix
et alliance avec les Carthaginois ; .... que si cela ne s’observe pas, il ne sera pas permis de se
faire justice à soi-même ; que si quelqu’un le fait, ce sera regardé comme un
crime public ; que les Romains ne trafiqueront ni ne bâtiront de ville dans la Sardaigne ni dans l’Afrique
; qu’ils ne pourront y aborder que pour prendre des vivres ou réparer leurs
vaisseaux ; que s’ils y sont jetés par la tempête, ils en partiront au bout
de cinq jours ; que dans Carthage et dans la partie de la Sicile soumise aux
Carthaginois, un Romain aura pour son commerce et ses actions la même liberté
qu’un citoyen ; qu’un Carthaginois aura le même droit à Rome.
Nous voilà bien renseignés par ces deux textes précieux
sur l’usage que les peuples anciens faisaient de leur puissance maritime.
Comme on le voit, deux États contractent une alliance, dans laquelle l’un d’eux,
plus fort, s’attribue la part du lion, pour se jeter sur les villes de leurs
voisins, les piller et en réduire les habitants en esclavage. C’est bien là
le caractère de la piraterie, peu importe que les pirates s’appellent
Carthaginois ou Romains, c’est le droit du plus fort qui règne, c’est le
pillage de peuple à peuple qui s’exerce contrairement à toutes les notions du
droit des gens, encore inconnu, du reste, à une époque où la civilisation
était au bas de l’échelle du progrès.
Ces traités font voir que les Romains s’étaient appliqués
de bonne heure à la navigation ; mais ils sont surtout bien plus intéressants
pour nous au peint de vue de Carthage, dont ils nous montrent la puissance,
les possessions, l’ardeur pour les conquêtes et le pillage, et avant tout l’habileté
étonnante et la vigilance patriotique qu’elle mettait à cacher aux autres
nations ses relations de commerce et ses établissements lointains, en leur
interdisant de naviguer au delà de certaines limites. Chez les Phéniciens, en
effet, c’était une tradition d’État de tenir secrètes les expéditions. Un
vaisseau carthaginois se voyant suivi dans l’Atlantique par des bâtiments
romains, préféra se faire échouer sur un bas-fond, plutôt que de leur montrer
la route de l’Angleterre. Le patron du navire parvint à s’échapper du naufrage
dans lequel il avait entraîné les Romains, et fut récompensé par le sénat de
Carthage[5]. Comme le dit
Duruy, l’amour du gain s’élevait jusqu’à l’héroïsme[6].
Lorsque les Phéniciens de Tyr firent alliance avec Xerxès
contre la Grèce,
les Carthaginois, de leur côté, se jetèrent avec Amilcar sur la Sicile. Mais les
envahisseurs furent anéantis le même jour, les Tyriens à Salamine par
Thémistocle, et les Carthaginois à Himère par Gélon de Syracuse et Théron d’Agrigente
(an 480 av. J.-C.)[7]. Après le
désastre d’Himère, dans lequel les Carthaginois perdirent cent cinquante
mille hommes, suivant Diodore de Sicile, la plus grande partie des
possessions que Carthage avait en Sicile lui fut enlevée. L’empire de la mer
que Carthage se partageait avec les Étrusques ne tarda pas à s’écrouler.
Anaxilaos, tyran de Rhegium et de Zancle, établit sa flotte en permanence
dans le détroit de Sicile, fortifie l’entrée du Phare et barra le passage aux
corsaires étrusques[8]. Hiéron,
successeur du célèbre Gélon, tyran de Syracuse, détruisit les escadres
alliées qui assiégeaient l’antique colonie grecque de Cumes (475 av. J.-C.)[9]. Le grand poète
Pindare a chanté cette victoire :
Fils de Saturne, reçoit mes vœux
ardents. Contiens dans leur pays les bruyantes armées du Tyrrhénien et du
Phénicien, frappés du désordre de leur flotte devant Cumes et des affronts qu’ils
ont soufferts quand le maître de Syracuse les dompta sur leurs vaisseaux
légers. Il précipita dans les flots leur jeunesse brillante et déroba la Grèce à une servitude
onéreuse[10] .... Un casque
de bronze, offrande de Hiéron, trouvé dans le lit de l’Alphée, atteste aussi
cette victoire[11].
La suprématie maritime passa à Syracuse. Hiéron conquit l’île d’Ænaria (Ischia) pour couper
les communications entre les Étrusques du nord et ceux de la Campanie. Voulant
achever la destruction des corsaires, il s’empara de la Corse, ravagea les tûtes
de l’Étrurie et établit sa domination dans l’île d’Æthalie (île d’Elbe).
Les Carthaginois subirent encore de grands revers en
Sicile pendant le règne de Denis l’Ancien (405-368 av. J.-C.). Timoléon de Corinthe,
appelé par les Syracusains, engagea la plupart des villes de la Sicile à secouer le joug
des Carthaginois en se rangeant dans l’alliance de Syracuse. Il vainquit
Amilcar sur les bords de la
Crimise (aujourd’hui Fiume di Calata Bellota). Après la mort de
Timoléon, Agathocle s’empara du pouvoir. Pendant que les Carthaginois
assiégeaient de nouveau Syracuse, Agathocle conçoit le hardi projet de porter
la guerre en Afrique. Il passe à travers la flotte ennemie et aborde près de
Carthage ; là, il balle tous ses vaisseaux afin de mettre ses troupes dans la
nécessité de vaincre ou de mourir. Il bat Bomilcar et Hannon et soumet deux
cents villes. Les Carthaginois, enrayés de ses victoires en Afrique,
abandonnent le siège de Syracuse. Agathocle, sur ces entrefaites, apprenant
que plusieurs villes de la
Sicile se liguaient contre lui, revient dans l’île et
rétablit son autorité. Il repart avec dix-sept vaisseaux longs, remporte un
avantage considérable sur la flotte ennemie et aborde de nouveau en Afrique.
Mais ses troupes qui avaient été battues en son absence, se révoltent et l’emprisonnent.
Il parvient à s’échapper, s’embarque sur une trirème et gagne la Sicile (307 av. J.-C.). Les
soldats découragés égorgent alors ses fils et posent les armes. Agathocle,
pour venger ses enfants, inonde Syracuse de sang : tous les parents des
soldats de l’armée sont mis à mort. Ses cruautés dont Diodore de Sicile nous
a laissé le récit[12], lui attirèrent
la haine universelle et des complots fréquents menacèrent sa vie. N’osant
plus habiter son palais, il fit la guerre de pirate, ravagea les côtes du
Brutium (Calabre),
attaqua les îles Lipari, leur imposa de lourds tributs et s’empara du trésor
consacré dans le Prytanée à Éole et à Vulcain. Il incendia les navires de
Cassandre, roi de Macédoine, qui assiégeait Corcyre ; en Italie, il conclut
un traité avec les Iapygiens et les Peucétiens qui vivaient de brigandages, d’après
lequel il leur fournissait des navires et partageait leurs prises. Il se
préparait à croiser sur les côtes de Libye avec deux cents galères afin de
capturer les vaisseaux qui portaient du blé aux Carthaginois, lorsqu’il fut
empoisonné par son petit-fils Archagathus et placé sur le bûcher avant même d’avoir
rendu le dernier soupir (298
av. J.-C.)[13].
Agathocle avait recruté un grand nombre de mercenaires
étrangers qui portaient le nom de Mamertins,
ou dévoués au dieu Mars. C’était l’usage parmi les peuples italiens dans les
temps de calamités, de vouer aux dieux ce qu’ils appelaient un printemps sacré, c’est-à-dire de leur
consacrer tous les produits du printemps. Les jeunes gens compris dans ce vœu
quittaient leur pays à l’âge de vingt ans, et allaient vendre leur sang à qui
voulait le payer. A la mort d’Agathocle, les Mamertins se révoltèrent et
quittèrent Syracuse. Arrivés au détroit, ils furent accueillis par les
Messiniens comme amis et comme alliés. Mais, pendant la nuit, les Mamertins
égorgèrent les habitants dans leurs maisons et forcèrent les femmes et les
filles à les épouser. Ils donnèrent à Messine le nom de ville Mamertine. De ce poste, ces infâmes pillards
infestèrent l’île entière[14].
Syracuse était en pleine guerre civile, les Carthaginois
profitèrent du désordre pour l’assiéger de nouveau. Les habitants appelèrent
à leur secours Pyrrhus, roi d’Épire, alors en guerre avec la république
romaine au sujet de Tarente. L’intérêt commun réunit encore à cette époque
Rome et Carthage qui conclurent un troisième traité d’alliance offensive et
défensive (276 avant
J.-C.). Il y fut stipulé qu’aucune des deux nations ne négocierait
avec Pyrrhus sans le concours de l’autre, et que si l’un des deux peuples
était attaqué, l’autre serait obligé de lui porter secours. Les auxiliaires
devaient être payés par l’État qui les enverrait ; Carthage s’engageait à
fournir les vaisseaux pour le transport des troupes. En cas de besoin, elle
enverrait aussi des bâtiments de guerre, mais les équipages ne débarqueraient
que du consentement des Romains[15].
Pyrrhus remporta plusieurs victoires éclatantes, éprouva ensuite
un échec devant Lilybée et abandonna la Sicile, en s’écriant : Ô le beau champ de bataille que nous laissons aux Carthaginois
et aux Romains ![16] Dès qu’il fut
parti, les troupes syracusaines choisirent pour roi Hiéron Il qui, par sa
sagesse et son courage, sut empêcher les Carthaginois d’étendre leurs
conquêtes. Pyrrhus avait prévu avec raison les guerres puniques qui
commencèrent, en effet, à l’occasion de la possession de la Sicile. Pour lutter
contre Carthage, Rome comprit qu’elle devait créer une grande force navale ;
elle se mit à l’œuvre avec une étonnante activité, comme nous le verrons
bientôt. Mais auparavant il est intéressant de rechercher les origines de la
navigation en Italie et d’étudier la marine la plus ancienne de cette
contrée, celle des Étrusques. Nous verrons qu’en Italie, comme en Grèce, la
marine à son berceau n’était destinée qu’à la piraterie. Le peuple maritime,
par excellence, les Étrusques étaient les plus habiles pirates de la Péninsule.
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