LES CARIENS ET LES PHÉNICIENSL’Asie-Mineure s’avance comme un immense promontoire entre
le Pont-Euxin et la mer de Chypre. La chaîne du Taurus couvre ses cotes méridionales
de hautes montagnes, repaire dans tous les temps de populations
insaisissables et toujours prêtes à descendre dans les plaines et sur la mer
pour piller les voyageurs et les marchands. Cette région montagneuse, formant
de l’ouest à l’est, Leurs voisins, les Phéniciens, ne valaient guère mieux en principe. Ils étaient qualifiés par Homère de navigateurs habiles mais trompeurs, et j’ai déjà cité plusieurs de leurs exploits de piraterie. D’après Hérodote[1], les Phéniciens
habitaient jadis les bords de la mer Rouge ; de là, ils vinrent en Syrie et s’établirent
sur les côtes de La grandeur de la nation phénicienne était toute
commerciale. De pêcheurs qu’ils étaient d’abord, les Phéniciens furent
conduits par une pente naturelle au trafic maritime. L’homme pourvu de ce qui
est nécessaire à son existence, éprouve le besoin d’échanger les produits qu’il
a un excès contre ceux qui lui font défaut. C’est ainsi que le commerce a
pris naissance. Aucun autre peuple n’imprima un essor plus rapide au commerce
et à la navigation. Un coquillage que la mer jette sur le rivage donna la
pourpre a ces habiles négociants. Les artisans phéniciens excellèrent dans le
travail des étoffes, du verre et des métaux précieux. Leurs vaisseaux,
portant à la proue l’image des Pataïces[6], divinités
nationales, sillonnaient les mers. Au début, les Phéniciens ne naviguèrent
que le jour, et en vue des côtes, mais ils s’enhardirent peu à peu, et
osèrent les premiers, selon Strabon, franchir le sein des mers sur la foi des
étoiles. Ils connaissaient Quelle grande idée ne doit-on pas se faire des Phéniciens
quand on voit qu’ils allaient chercher l’or dans Ils se servaient des mesures et des poids employés à Babylone, et de plus, ils connaissaient, pour faciliter les transactions, l’usage des monnaies frappées. Mais ce qui contribua le plus à étendre leur influence, ce fut le soin qu’ils prirent de communiquer et de répandre partout l’écriture alphabétique. Le témoignage de l’antiquité est unanime pour attribuer l’alphabet aux Phéniciens[10]. Cependant ils n’ont pas inventé le principe même des lettres alphabétiques, comme on l’a cru pendant longtemps. Un célèbre passage de Sanchoniaton nomme l’Égyptien Taauth (Thoth-Hermès), comme le premier instituteur des Phéniciens dans l’art de peindre les articulations de la voie humaine. Platon, Diodore, Plutarque, Aulu-Gelle, prouvent la perpétuité de cette tradition. Tacite surtout se montre bien informé sur l’origine de l’alphabet chananéen dans le passage suivant du XIe livre de ses Annales : Les Égyptiens surent les premiers représenter la pensée avec des figures d’animaux, et les plus anciens monuments de l’esprit humain sont graves sur la pierre. Ils s’attribuent aussi l’invention des lettres. C’est de l’Égypte que les Phéniciens, maîtres de la mer, les portèrent en Grèce et eurent la gloire d’avoir trouvé ce qu’ils avaient seulement reçu. L’illustre Champollion indiqua l’existence de l’élément alphabétique dans les hiéroglyphes égyptiens[11]. Mais ses idées développées par Salvolini[12], modifiées par Ch. Lenormant et Van Drival n’avaient reçu aucune consécration scientifique, lorsque M. de Rougé, digne successeur de Champollion, reprit le problème et en donna la solution[13]. Il prouva qu’au temps où les Pasteurs régnaient en Égypte, les Chananéens surent tirer de l’écriture hiératique égyptienne, abréviation cursive des signes hiéroglyphiques, les éléments de leur alphabet. Sur les vingt-deux lettres dont se compose l’alphabet phénicien, M. de Bougé montra que quinze ou seize sont assez peu altérées pour qu’un reconnaisse leur prototype égyptien du premier coup d’œil, et que les autres peuvent se ramener au type hiératique sans blesser les lois de la vraisemblance. La démonstration savante de M. de Rougé reproduite en Allemagne par MM. Lauth Brugsch et Ebers, a été considérée comme décisive et les résultats en ont été généralement admis. L’alphabet phénicien a été l’expression définitive de l’écriture. Du pays de Chanaan il s’est répandu dans tous les sens, et de là sont sorties toutes les écritures à l’exception du zend, d’origine cunéiforme, et de l’écriture coréenne, d’origine chinoise. Les Phéniciens et les Egyptiens avaient beaucoup de relations commerciales entre eux : un des ports de Tyr s’appelait le port égyptien, et, c’est en présence des inconvénients que présentait l’écriture égyptienne avec ses idéographismes et ses homophonismes, que les Phéniciens, peuple pratique et négociant par excellence, furent conduits à chercher un perfectionnement de l’écriture dans sa simplification, en la réduisant à une pure peinture des sons au moyen de signes invariables, un pour chaque articulation. Les relations des Phéniciens avec les Égyptiens remontent à une époque très reculée, car dans les monuments les plus anciens, on voit que l’écriture phénicienne était déjà parfaite. C’est ce que l’on peut remarquer sur deux papyrus antérieurs aux pasteurs hycsos, le papyrus frisse et le papyrus de Berlin, sur le sarcophage d’un roi de Sidon rapporté par le duc de Luynes, sur des inscriptions de Scyra et de Malte, et enfin sur des scarabées et des bijoux. L’alphabet fut transporté par les Sidoniens et les Tyriens
dans les contrées où ils se livraient au commerce et devint la souche commune
d’où se détachèrent tous les alphabets du monde depuis l’Inde et Tel fut le don immense que les Phéniciens apportèrent à la
civilisation européenne naissante. Pline[15] a fait un éloge
magnifique de ce grand peuple en disant que le genre humain lui était
redevable de cinq choses : des lettres, de l’astronomie, de la navigation, de
la discipline militaire et de l’architecture. Cette grande conquête de l’intelligence
humaine est liée intimement à l’origine du commerce maritime, et comme la
navigation était d’abord une véritable piraterie, c’est à l’existence
audacieuse des marins phéniciens qu’il faut faire remonter l’origine et le
rayonnement de l’invention de l’écriture chez les différentes nations du
bassin de En effet, si l’on cherche à se rendre compte de la vie des premiers Phéniciens, de leurs exploits, de leurs conquêtes, on voit qu’ils ne se faisaient pas faute d’exercer la piraterie sur les mers. Lélèges, Cariens et Phéniciens, à l’instar des Normands du moyen pige, s’en allaient au loin à la recherche d’aventures profitables ; ils rôdaient le long des côtes toujours à l’affût de belles occasions et de bons coups de main. S’ils n’étaient point en force, ils débarquaient paisiblement, étalaient leurs marchandises et se contentaient du gain que pouvait leur valoir l’échange de leurs denrées ou objets précieux. S’ils se croyaient assurés du succès, l’instinct pillard reprenait le dessus ; ils brûlaient les moissons, saccageaient les bourgs et les temples isolés, enlevaient tout ce qui leur tombait entre les mains, principalement les femmes et les enfants, qu’ils vendaient à un prix élevé sur les marchés d’esclaves de l’Asie ou que les parents rachetaient par de fortes rançons[16]. Aristote disait avec raison, des antiques Phéniciens, qu’ils ne connurent d’autre loi que la force, et ceux qui refusaient leurs offres en matière de commerce devenaient les victimes de leur insatiable avarice[17]. Ézéchiel les apostrophait en ces termes : Vous vous êtes souillés par la multitude de vos iniquités et par les injustices de votre commerce ! A côte du mal se trouve le bien. Ces expéditions audacieuses où se commettaient bien des violences, bien des crimes, n’en étaient pas moins profitables pour la civilisation. La piraterie à une époque où la loi était encore inconnue, où l’homme était dans la première phase de son existence, aux prises avec les nécessités de la vie, n’avait pis un caractère odieux, c’était un métier comme un autre. |
[1] Hérodote I, 1 ; — VII, 89.
[2] Hérodote, II, 44. — An 460 av. J. C.
[3] Genèse, XLIX, 13.
[4] Maspero, Hist. ant. des peuples de l’Orient, VI.
[5] Hérodote, VI, 12.
[6] Hérodote, III, 37.
[7] III Rois.
[8] Iliade, XXIII, 743.
[9] Cosmos, II.
[10] Lucain, Pharsale, III, 220-224 ; Pline, Hist. nat., V, 12, 13 ; Clément d’Alexandrie, Stromat., I, 16, 75 ; Pomponius Méla, De sit. orb., I, 12 ; Diodore de Sicile, I, 139, V, 74 ; Sanchoniaton, ap. Eusèbe, Præp. evang., I, 10, p. 22, éd. Orelli ; Platon, Phædre, 59 ; Plutarque, Quæst. conv., IX, 3 ; Tacite, Annal., XI, 11.
[11] Lettre à Dacier, p. 20.
[12] Analyse gramm. de l’inscription de Rosette, p. 86.
[13] Mémoire lu, en 1859, à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, publié en 1874.
[14] Hérodote, V, 58.
[15] Histoire naturelle, V, 13.
[16] Maspero, Histoire ancienne.
[17] Aristote, de mirabil, auscult.