LA PIRATERIE DANS L’ANTIQUITÉ

 

CHAPITRE II

 

 

I - LA LÉGENDE DE BACCHUS.

L’exploit de piraterie peut-être le plus ancien est celui qui est consigné dans la légende de Dionysos (Bacchus). L’enfance, l’éducation et l’existence habituelle de Dionysos forment le sujet d’un cycle immense de légendes, de descriptions poétiques et de représentations figurées. Dans toutes ces œuvres, Dionysos figure comme un grand conquérant, comme un voyageur infatigable, promenant ses orgies et son cortège par toute la Grèce et l’Asie-Mineure. L’intervention de ce dieu dans la guerre des Géants est plusieurs fais représentée sur les vases peints ; dans cette lutte, il a pour auxiliaires des animaux qui sont ses symboles, la panthère, le lion et le serpent[1]. Les légendes béotiennes[2] racontaient que Bacchus avait vaincu Triton qui enlevait des troupeaux sur les côtes, et ce Triton ne devait être qu’un pirate puissant.

A Naxos, Bacchus triomphait du dieu marin Glaucus qui lui disputait l’amour d’Ariadne. Dans cette même île, son culte supplanta celui de Poséidon (Neptune), ce qui permet le supposer que Bacchus fit sentit, sa puissance belliqueuse sur mer aussi bien que sur terre.

Le plus éclatant de ses triomphes eut la mer pour théâtre. Il le remporta sur les pirates tyrrhéniens. C’est le thème de l’hymne septième de la collection homérique. Le dieu, prêt à quitter l’île d’Icaria pour se rendre à Naxos, se montre sur la côte sous les traits d’un beau jeune homme appesanti de sommeil et de vin. Des pirates tyrrhéniens, cherchant une proie, s’emparent de lui et l’emmènent captif sur leurs vaisseaux. Mais ses liens se détachent d’eux-mêmes, toutes les parties du navire sont subitement enveloppées de pampre et de lierre ; enfin, Dionysos prend la forme d’un lion, et les pirates épouvantés se précipitent dans la mer où ils sont changés en dauphins. Dans les versions postérieures, le récit va toujours en se surchargeant de nouveaux prodiges. Ovide[3] a fait de cette légende le sujet du troisième livre de ses Métamorphoses. C’est également le motif de la belle frise du monument choragique de Lysicrate à Athènes, dans laquelle il est facile de reconnaître, malgré les mutilations qui existent, un des traits de l’histoire de Dionysos, qui trouvait naturellement sa place sur le monument d’une victoire remportée aux fêtes de ce dieu. Les figures, au nombre de trente, représentent les pirates tyrrhéniens. Dionysos est assis au centre de la composition, ayant un lion près de lui et entouré de satyres ; d’autres chargent de chaînes les pirates, les torturent avec des torches ou les assomment à coups de thyrses. Quelques-uns de ces pirates se jettent à la mer et opèrent leur transformation en dauphins[4].

Sur un plaque d’or, Bacchus, qui va combattre les Tyrrhéniens, est représenté presque enfant, tenant lui-même les torches et s’avançant sur les flots de la mer[5].

Un vase peint à figures noires est conforme aux données de l’hymne homérique : le dieu est seul dans le vaisseau dont le mât est enveloppé d’une vigne, autour nagent les Tyrrhéniens changés en dauphins[6]. La même fable ruait le sujet d’un des tableaux décrits par Philostrate[7]. Enfin sur certaines pierres gravées[8], on voit un pirate demi transformé en dauphin et un dauphin avec un thyrse. Les poètes qualifient quelquefois le dauphin de tyrrhenus piscis[9].

Cette légende de Bacchus et des Tyrrhéniens, si répandue dans l’antiquité, prouve combien la piraterie remonte à une époque reculée puisqu’elle nous ramène aux temps mythologiques. Il nous semble probable que la légende de Jupiter enlevant Europe, celle d’Orphée et d’Eurydice, celles du poète Arion de Dédale et cent autres, immortalisées par les poètes, se rapportent a des actes de piraterie. Dans unie époque où la navigation était à son enfance, il n’est pas étonnant de voir que les peuples se sont plu à se figurer l’intervention des dieux.

 

II - LES ARGONAUTES.

L’expédition des Argonautes est à moitié vraie et à moitié fabuleuse. Elle eut peut-être un plus grand retentissement que le siège et la prise de Troie, quoiqu’elle fut antérieure à ces grands événements. Homère[10] dit en parlant du navire que montait Jason : Argo présent au souvenir de tous. Un grand nombre de poètes anciens dent les œuvres ne nous sont pas parvenues ont pris la tradition argonautique pour sujet de leurs chants[11]. Elle peut, sous sa forme la plus complète se diviser en cinq parties : 1° l’histoire de la toison d’or ; 2° l’occasion et le préparatif du départ des Argonautes ; 3° les aventures de leur voyage ; 4° leur séjour en Colchide ; 5° le retour. Le développement de chacune de ces parties ne peut rentrer dans le cadre de cet ouvrage, mais cette grande expédition mérite qu’on s’y arrête quelques instants il cause de l’intérêt qu’elle présente au point de vue de l’histoire de la piraterie.

Et d’abord, au risque de se montrer irrévérencieux envers des héros exaltes par Orphée, Pindare, Hérodote, Apollonius de Rhodes et Valerius Flaccus, il faut reconnaître que Jason et ses compagnons ont été de véritables pirates. En effet, si l’on élague tous les merveilleux incidents, toutes les poétiques fictions dont l’imagination hellénique l’a parée, que reste-t-il de cette légende ? Un font traditionnel bien connu. Les Sidoniens, hardis navigateurs, avaient dû pousser de très bonne heure leurs explorations à travers les détroits qui conduisent à la Propontide et au Pont-Euxin[12], et, par eux sans doute, quelque vague notion des pays aurifères qui avoisinent le Phase était arrivée jusqu’aux Grecs de l’Egée. La légende dit que Jason partit d’Iolcos, sur l’ordre du roi Pélias, pour s’emparer de la toison d’or ; elle lui donne pour compagnons Hercule, Castor et Pollux, Orphée, etc., tandis qu’en réalité, Jason s’embarqua avec quelques Minyens pour s’enrichir des mines d’or de la Colchide et acheter ou s’emparer des laines du pays, ou des toisons, dont on se servait pour amasser l’or que les rivières charriaient avec le sable. Les incidents du voyage sont bien ceux de hardis aventuriers. A Lemnos, les femmes avaient massacré tous les hommes à l’exception du roi Thoas ; les génies de la fécondité avaient fui l’île maudite ; les Argonautes les y ramenèrent. Dans l’Hellespont, ils rencontrent d’autres pirates et leur livrent un grand combat. Dans l’île de Cyzique, ils tuent, à la suite d’une méprise funeste, il est vrai, le roi Cyzicos qui leur avait donné l’hospitalité. En Mysie, les héros s’égayent dans un banquet ; un des leurs, Hylas, est enlevé par les nymphes de la fontaine, épisode qui a donné lieu à la charmante idylle de Théocrite. Ils se divertissent à la chasse ; Idmon périt en poursuivant un sanglier. Arrivés en Colchide, ils enlèvent la toison d’or et la célèbre Médée qui, pour retarder la poursuite de son père Aétès, sème sur la route les membres de son propre frère, Absyrtos. Ce sont bien là des exploits de pirates. Je n’insisterai pas sur le retour des Argonautes qui a si fort intrigué les géographes ; à mesure que la connaissance du monde s’agrandissait, il était imaginé un nouvel itinéraire suivi par ces antiques navigateurs. C’est ainsi que le poème orphique fait passer les Argonautes du Phase dans le fleuve Océan ou mer Cronienne, au delà des pays Hyperboréens, revenir par les colonnes d’Hercule, source de l’Océan, et aborder enfin à Iolcos, après avoir côtoyé la contrée des Ténèbres (Espagne), doublé au nord les îles Sacrées (Sardaigne et Corse), traversé Charybde et Scylla, et remonté la côte orientale de la Grèce. La légende accréditée par Hésiode et Pindare fait naviguer les Argonautes du Phase dans l’Océan, et de là, à travers la Libye, dans le lac Tritonis et le Nil. C’est la route du sud. Mais quand on se fut assuré que le Phase ne débouchait point dans l’Océan. Apollonius de Rhodes inventa un troisième itinéraire ; le navire Argo revint par l’Ister et l’Éridan, qui étaient censés communiquer dans l’Adriatique. Enfin, une dernière opinion n’emprunte rien à l’imagination et ramène prosaïquement les aventuriers par la même route qu’ils avaient suivie pour se rendre en Colchide, c’est-à-dire par le Bosphore et la Propontide.

Outre les œuvres des écrivains cités, les monuments nous offrent des représentations qui ressemblent fort à des scènes de pirateries dont les Argonautes sont les acteurs. Un ouvrage célèbre, le ciste de Ficoroni, nous montre Pollux attachant le géant Amycos à un tronc d’arbre pendant que ses compagnons se livrent à de copieuses libations. Ce combat des Argonautes contre Talos forme le sujet d’une des peintures de vase les plus remarquables que l’antiquité nous ait léguées[13].

 

III - LES HÉROS D’HOMÈRE.

Le sage, le prudent Ulysse lui-même dépeint dans un de ses récits le type parfait d’un de ces chefs de pirates qui remplissaient de leurs exploits les parages de la mer Égée. Ouvrons Homère[14] : le héros est chez Eumée ; il ne se fait pas encore reconnaître. Son hôte lui demande : Qui es-tu parmi les hommes ? Ulysse lui trace alors un portrait qui n’est pas le sien puisqu’il désire rester inconnu, mais dans lequel il est difficile de ne pas saisir un air de famille.

Je n’aimais point les travaux paisibles, ni les soins intérieurs qui forment une belle famille ; les vaisseaux, les rames, les combats, les javelots aigus et les flèches, sujet de tristesse, qui glacent le reste des humains, étaient seuls ma joie : un dieu me les avait mis dans l’esprit. C’est ainsi que les mortels sont entraînés par des goûts divers. Avant le départ des fils de la Grèce pour Ilion, déjà neuf fois j’avais conduit contre les peuples étrangers des guerriers et des vaisseaux rapides, et toutes choses m’étaient échues en abondance. Je choisissais une juste part du butin, le sort disposait du reste et me donnait encore beaucoup : ma maison s’accroissait rapidement, je devenais chez les Crétois redoutable et digne de respect.... En cinq jours nous parvenons au beau fleuve Égyptos. J’arrête mes navires dans ses ondes et j’ordonne à mes compagnons de ne point s’écarter et de garder la flotte ; j’envoie seulement des éclaireurs à la découverte. Mais, emportés par leur audace, confiants dans leurs forces, ils ravagent les champs magnifiques des Égyptiens, entraînent les femmes, les tendres enfants et massacrent les guerriers, etc.

Voilà bien de la piraterie, si je ne me trompe. Les Normands n’agissaient pas autrement. Et cependant Ulysse invoque ces actes comme de brillants exploits dignes de l’admiration de son hôte. Cela ne doit pas nous surprendre. A cette époque, la piraterie était une profession avouée. Elle était fort répandue dans l’antiquité ; souvent, dans Homère, on questionne les navigateurs inconnus dans les termes suivants : Ô mes hôtes, qui êtes-vous ? d’où venez-vous en sillonnant les humides chemins ? Naviguez-vous pour quelque négoce, ou à l’aventure, tels que les pirates, qui errent en exposant leur vie et portent le malheur chez les étrangers ?[15]

Homère nous apprend encore qu’Achille, avant de partir pour Troie, exerçait la piraterie, pillait la ville de Scyros où il enleva la belle Iphis qu’il donna à son ami Patrocle[16]. Pendant la guerre, Achille et le sage Nestor lui-même erraient avec leurs vaisseaux sur la mer brumeuse pour y ramasser du butin[17].

Dans le XVe chant de l’Odyssée, se trouve l’épisode de l’esclave phénicienne, fille d’Arybas de Sidon, enlevée par des pirates taphiens et vendue à Ctésios, père d’Eumée et roi de Syra. Un jour des Phéniciens, navigateurs habiles mais trompeurs, arrivèrent dans cette île avec un navire chargé d’objets précieux. Ces ruses matelots séduisirent la belle esclave et lui proposèrent de la ramener dans sa patrie. Celle-ci enleva Eumée, alors enfant, afin que les Phéniciens puissent en tirer grand parti en le vendant chez des peuples lointains. Mais une fois en mer la criminelle esclave est frappée de mort par Diane et les matelots la jettent par-dessus le bord pour servir de pâture aux poissons. Les Phéniciens abordèrent quelque temps après à Ithaque où Laërte acheta Eumée.

On voit par ces nombreuses citations, qui pourraient être encore multipliées, que la piraterie était exercée universellement dans les temps homériques.

 

 

 



[1] Gerhard, Auserl-Vas.

[2] Pausanias, IX, 20, 4 ; — Athénée VII, p. 296.

[3] Ovide, 582-700. — Apollod., III, 5, 3. — Lucien VIIIe dial.

[4] Cette frise est gravée dans les Monuments de la Grèce, de Legrand et dans les Antiquités d’Athènes, de Stuart et Revett, et aussi dans le Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, de Duremberg et Saglio, p. 611.

[5] Gaz. arch., 1875. pl. II. — Dict. des antiq. grecq. et rom., p. 611.

[6] Gerhard, Auserl-Vas.

[7] Icon., I, 19.

[8] Tœlken, Verzeichniss, III, 2, n° 1082 ; — Gaz. arch., 1875, p. 13.

[9] Sénèque, Agam., 449. — Stat, Achill., 1, 56. — Valerius Flaccus, Argon., I, 131.

[10] Odyssée, XII, 68.

[11] Ukert, über Argonautenfahrt, Géogr. der Griech. und Rœm ; — Ch. Lévesque, Études sur l’hist. anc. de la Grèce ; — Vivien de Saint-Martin, Histoire de la Géographie ; — Dict. des Antiquités grecques et romaines, Argonautæ.

[12] Movers, Die Phonizier.

[13] Arch. Zeit., 1846, p. XLIV ; 1848, p. XXIV ; - Denkm-und Forsch., 1860, pl. CXXXIX, CXL.

[14] Odyssée, XIV, traduction de Giguel.

[15] Odyssée, III.

[16] Odyssée.

[17] Iliade, IX, 668. — XIX, 326.