Premiers revers de Louis XIV. — Le duc d'Orléans commande en Italie. — Dubois fait la campagne à la suite du prince. — Intrigue tendant à affaiblir l'autorité de Son Altesse Royale. — Bref du pape Clément XI. Défaite des Français devant Turin. — Le duc d'Orléans est blessé. Lettres de Madame et de Fénelon à l'abbé Dubois.Après six années d'attente, le duc d'Orléans vit enfin, au mois de juillet 1706, les répugnances du Roi céder à la nécessité. Les armes françaises n'étaient pas heureuses. Une longue suite de revers avertissait Louis XIV de l'instabilité de la fortune. La perte de la bataille d'Hochstedt (13 août 1704) avait coûté à la France environ quarante mille hommes de ses meilleures troupes, un immense matériel de campagne, et conduit les alliés du Danube au cœur de l'Alsace. En 1705, les Anglais s'emparent en quelques semaines, au profit de l'archiduc Charles, des royaumes de Valence et de Catalogne, et font subir des pertes énormes au maréchal de Tessé. La défaite de Ramillies (23 mai 1706) vient ajouter un épouvantable désastre à tous ceux qui avaient affligé nos armées depuis le commencement de cette guerre, et décide la perte de la Flandre. Les succès obtenus en Italie par le duc de Vendôme ne pouvaient balancer ces échecs, et les avantages mêmes que ces victoires avaient procurés devaient être perdus presque aussitôt. Ces malheurs étaient la suite des préventions qui avaient fait préférer des généraux faibles ou malhabiles pour la conduite de la guerre. Louis XIV eut lieu de s'en repentir, et remédia trop tard à son erreur. En 1705, il restitua toute sa confiance au maréchal de Villars, qu'une intrigue avait, l'année précédente, relégué dans les Cévennes, pour l'opposer aux religionnaires, et l'envoya en Allemagne réparer les fautes de Tallard et de Marsin. Les mêmes circonstances triomphèrent de l'éloignement du Roi pour son neveu. Au mois de juillet 1706, le duc de Vendôme, rappelé d'Italie, passa en Flandre pour relever le maréchal de Villeroi, dont l'armée était complètement désorganisée. Le duc d'Orléans fut désigné pour remplacer le duc de Vendôme. Son Altesse Royale se rendit en Italie, et mena à sa suite l'abbé Dubois. Cette nomination contraria Chamillart, qui avait tout disposé pour assurer au duc de La Feuillade[1], son gendre, les honneurs de cette campagne. Il restait encore à réduire la place de Turin pour être les maîtres du nord de l'Italie, des Alpes jusqu'au cours de l'Adige. Le siège avait commencé le 13 mai, et, malgré le formidable appareil de guerre amené devant la place, les opérations tirèrent en longueur, la présomptueuse vanité du duc de La Feuillade ayant fait écarter les conseils de Vauban. Le duc d'Orléans arriva dans le Mantouan le 13 de juillet ; le bruit se répandit alors que le prince avait été accueilli avec froideur par les troupes, et cette allégation, qui n'avait d'autre fondement que la rancune de quelques envieux, vint réjouir à Paris les ennemis du prince. Madame, effrayée pour son fils de ces prétendues manifestations, manda à l'abbé Dubois de lui faire connaître l'impression vraie que la présence de Son Altesse Royale avait produite dans l'armée. L'abbé, à peine arrivé au camp, n'avait pas tardé à débrouiller les intérêts cachés qui allaient faire obstacle au duc d'Orléans. Il découvrit ses craintes à Madame, et lui fit voir, dans la nouvelle dont elle s'était alarmée, une manœuvre destinée à affaiblir l'autorité de Son Altesse Royale. Le prince n'avait eu au contraire qu'à se louer des dispositions de l'armée ; il en avait été reçu avec de grands honneurs, et des transports de joie qui prouvaient assez les espérances que sa capacité et sa bravoure inspiraient aux troupes. Le duc d'Orléans s'occupa d'abord d'établir une exacte discipline. Les guerres continuelles avaient ruiné le pays et enlevé toute sécurité aux habitants. Le prince s'appliqua à réprimer autant qu'il le pouvait l'oppression que les gens de guerre faisaient supporter aux villes et aux campagnes, mais en même temps il ne souffrait pas que ses troupes fussent molestées par les habitants. Il arriva qu'au mois d'août un parti de Français qui avait poussé jusqu'à Imola fut surpris et maltraité par une bande d'impériaux auxquels s'étaient réunis les gens d'Imola[2]. Son Altesse Royale réclama énergiquement près du Saint-Siège une réparation que le Saint-Père s'empressa de lui accorder, ainsi qu'on le voit par le bref suivant : Cher et illustre fils, salut et bénédiction apostolique. Certes, c'est un événement très-regrettable, s'il en fût jamais, que celui qui vient d'arriver dans notre ville d'Imola, comme nous l'avons appris par les lettres de Votre Altesse, et de vive voix par notre cher fils de la Trémouille, cardinal de la sainte Église romaine, outre que nous en avions été pleinement informé par nos gens. Il est inutile d'insister beaucoup pour démontrer combien cet événement a été imprévu ; la position des lieux et les circonstances du fait le prouvent clairement et surabondamment. Cette ville, en effet, est assez éloignée des lieux où les bandes des deux parties belligérantes faisaient naguère des excursions ; il semblait donc qu'elle dût jouir d'une parfaite sécurité, et n'être point troublée, par cette raison surtout qu'elle appartient à la domination ecclésiastique, c'est-à-dire à nous qui, n'ayant déclaré d'hostilité à personne, n'avons mérité d'être attaqué par les forces ni de l'un ni de l'autre. Il semblait de plus qu'il ne fût pas nécessaire d'avoir une garnison dans cette ville, quoiqu'elle soit munie de remparts, et qu'on pût sûrement en confier les clefs au premier venu, même à une femme, ainsi que cela avait eu lieu alors. C'est pourquoi, en cette extrémité, ne pouvant fermer les yeux sur l'attentat à main armée commis récemment, sans dommage pour notre autorité et notre dignité, nous avons prescrit une prompte enquête sur un fait aussi grave, et nous avons donné ordre au juge-commissaire du lieu de punir les coupables reconnus, si par aventure quelques-uns des nôtres avaient trempé dans le désordre ou en avaient été de quelque façon les complices par avance. Mais en attendant, nous nous sommes plaint vivement des faits au général en chef de l'armée impériale, le prince Eugène de Savoie, par nos lettres, et ici près de notre cher fils Vincent, cardinal de la Sainte-Église romaine, et, selon notre droit, nous avons demandé qu'ils s'emploient d'une manière efficace à faire rendre les hommes enlevés de vive force et les animaux emmenés et à les faire réintégrer en leur lieu. Voilà les mesures qu'il nous a été possible de prendre pour qu'il fût donné satisfaction aux justes réclamations de Votre Altesse, de qui il nous a été agréable d'apprendre que vous garderiez dans les choses qui touchent à nos droits et à ceux qui touchent au domaine ecclésiastique la même fidélité ; ce qui est digne de votre rare vertu et de votre piété. Nous répondrons toujours à ces nobles sentiments par des marques de notre bienveillance. Dans cette attente, nous accordons à Votre Altesse, avec une singulière prédilection, notre bénédiction Apostolique. Donné à Rome, à Sainte-Marie-Majeure, sous l'anneau du Pêcheur, le 24 d'août 1706, la sixième aunée de notre pontificat. Cette justice exacte que le prince exigeait pour les siens et qu'il rendait scrupuleusement aux autres fit aimer son commandement, dans un pays où la force militaire avait produit les plus déplorables excès. Les événements de cette campagne furent malheureux. Le peu de confiance que la cour avait eu dans le duc d'Orléans contribua à une déroute qui devait faire perdre d'un seul coup tout le terrain que les Français avaient conquis en Italie. Dès que Vendôme eut quitté l'armée d'Italie, les Impériaux s'avancèrent sur Turin à grandes marches. Lorsque le duc d'Orléans voulut les arrêter, il était trop tard ; ils avaient déjà franchi le Pô et le Tanaro. Son Altesse Royale se rendit devant Turin, où elle arriva le 28 août. Elle inspecta les positions des assiégeants, et jugea que les lignes françaises étaient trop étendues pour qu'il fût Possible de les défendre avec succès contre un ennemi nombreux. Le duc d'Orléans voit le danger, et propose le 6 septembre au conseil de guerre de sortir des retranchements et de marcher à la rencontre des Impériaux. Cet avis est combattu par Marsin dont l'opinion devait tout trancher. Le maréchal montre un ordre de Chamillart, jusque-là tenu secret, qui l'investit du commandement effectif, et lui remet le soin de disposer des opérations. Il décide, de son autorité, que les positions seront conservées, et qu'on attendra l'ennemi dans les lignes. L'événement justifia les appréhensions du duc d'Orléans, et fit éclater l'imprévoyance de Marsin. Le lendemain, 7 septembre, le prince Eugène passe rapidement la Doire, et se présente sur le front des lignes françaises qu'il menace par plusieurs points à la fois. Ces attaques produisent la confusion. Les généraux indécis ne se déterminent à rien, et laissent aux Impériaux le temps de pénétrer dans les retranchements. Le désordre se met dans les rangs des Français, qui commencent à se débander ; les chefs font d'inutiles efforts pour les rallier et les pousser à l'ennemi. Le duc d'Orléans déploie en cette occasion toutes les ressources de son activité et de son courage ; il donne à ses soldats l'exemple du devoir et combat avec fureur. Il est atteint de deux coups de feu, dont l'un lui fait prés de la hanche une légère contusion et l'autre une blessure profonde au bras droit. On le force à quitter le champ de bataille, et bientôt après l'armée en pleine déroute se disperse en tumulte, abandonnant aux Impériaux ses armes, ses munitions, ses approvisionnements et un immense butin. Le maréchal Manin grièvement blessé tombe au pouvoir des ennemis ; il ne survécut que quelques instants à l'opération qu'on lui fit à la cuisse. Cette bataille décida du sort de l'Italie. Peu de temps après, le Milanais, le Mantouan, l'État de Naples et la partie du Piémont conquise dans les campagnes précédentes furent perdus. La nouvelle du désastre essuyé sous Turin répandit la consternation à Versailles. Le Roi écrivit au duc d'Orléans pour le consoler d'un échec où il n'y avait pas de sa faute, et le félicita sur sa conduite. Une victoire même n'aurait pu rien ajouter à la vivacité des sentiments qui se déclarèrent en faveur du prince après sa défaite. On loua la sagesse de ses conseils, on admira sa bravoure, et il n'y eut qu'une voix pour blâmer l'ordre de Chamillart qui les avait rendus inutiles. Le duc d'Orléans, après sa retraite de Turin, s'était jeté dans le Milanais avec une partie de ses gardes et une poignée de troupes, le gros de l'armée ayant gagné les Alpes. Il se proposait de joindre le comte de Grancei qui commandait un corps dans le Mantouan, et de reprendre l'offensive ; il en fut empêché par l'état de sa blessure qui inspira de vives inquiétudes, Les chirurgiens, alarmés de la gravité des symptômes qui se manifestèrent, furent d'avis de recourir à l'amputation du bras ; mais le prince ne voulut point consentir à l'opération ; il se rendit aux eaux de Balarue[3], et y trouva une guérison complète. Dubois resta près de Son Altesse Royale lorsqu'une partie de sa suite fut congédiée, et continua les pénibles fonctions qui lui étaient dévolues avec une ardeur surprenante pour tous ceux qui connaissaient l'état où l'avaient mis son extrême application et les fatigues de la campagne. La correspondance qu'il entretenait avec Madame, pendant cette guerre, est représentée par la princesse elle-même comme un effort de travail. Dans sa prodigieuse activité, l'abbé embrassait les occupations les plus étrangères à sa profession. Aussi Madame lui écrivait le 30 juillet : Je suis fâchée que vous preniez sur votre repos de m'écrire ; j'avais espéré que, comme vous n'êtes pas du métier, vous auriez plus de loisir ; mais je vois bien que bon esprit est bon à tout. Toutes les lettres que Dubois reçut de la princesse pendant la campagne sont marquées de sa reconnaissance profonde, et offrent cette particularité intéressante que Madame s'y déclare constamment la bien bonne amie de l'abbé ; expression qui témoigne des progrès que Dubois avait faits dans les bonnes grâces de la douairière d'Orléans[4]. D'autres témoignages confirment les grands et utiles services que Dubois rendit à son prince en Italie. Je citerai seulement une lettre écrite à l'abbé par Fénelon, archevêque de Cambrai, le h octobre de cette même année. M. de Cambrai ayant à remercier son ami de quelques bons offices que celui-ci avait rendus pendant la campagne à son neveu, le marquis de Fénelon, terminait ainsi : Je ne puis que faire des souhaits pour la santé de Monseigneur le duc d'Orléans, pour le succès de toutes les choses qu'il veut faire, et pour votre satisfaction particulière dans votre guerre. J'ai craint pour vous, sachant combien vous vous exposiez. Réservez-vous pour servir le prince d'une manière plus tranquille. |
[1] Fils de François d'Aubusson, duc de la Feuillade, maréchal de France, mort en 1691, le même qui érigea à ses frais, sur la place des Victoires, à Paris, le groupe allégorique, œuvre de Desjardins, représentant Louis XIV victorieux de la triple Alliance. Le duc de la Feuillade dont il est fait mention ici fut aussi nommé maréchal de France en 1725.
[2] Imola, qui appartenait à la domination pontificale, est situé sur un bras du Santerno, à l'entrée de la plaine de la Lombardie entre le Bolonnais et la Romagne.
[3] Balarue, dans le département de l'Hérault, était eu grand renom à cette époque pour ses eaux minérales.
[4] Nous avons retrouvé, parmi les papiers de l'abbé d'Espagnac, douze lettres originales de Madame, se rapportant à la Campagne d'Italie.