L'ABBÉ DUBOIS

TOME PREMIER

 

CHAPITRE NEUVIÈME.

 

 

Commencement de la guerre de la Succession. — Le duc d'Orléans ne reçoit point d'ordre de sertira. — Changements opérés dans la demeure du Palais-Royal. — Dubois est nommé abbé titulaire de Nogent-sous-Coucy.

 

La guerre déclarée par les alliés, le 15 mai 1702, avait mis l'Europe en feu. Les armées manœuvraient de toute part, et les hostilités avaient déjà commencé en Italie, où Vendôme faisait tète au prince Eugène ; en Allemagne, où le marquis de Villars venait de gagner le bâton de maréchal par la victoire remportée à Fridelenghen sur le prince de Bade ; en Espagne, où une flotte anglaise avait essayé de bloquer Cadix.

Le duc d'Orléans souffrait impatiemment le repos au milieu de l'embrasement général. Il demanda à servir, mais la cour resta sourde à ses vœux ; le Roi ne prit pas même, comme précédemment, la peine de déguiser par des apparences sa mauvaise humeur contre son neveu. Tous les autres princes du sang reçurent des ordres pour la campagne de 1703, qui allait s'ouvrir ; le duc d'Orléans seul fut rayé de la liste des commandements.

Dubois fut vivement affligé de cette exclusion. Mieux que personne, il savait que la guerre était une occupation nécessaire au prince, et en attendait une diversion dans ses habitudes. Il voyait avec chagrin que le Roi fit perdre à Son Altesse Royale une occasion de s'amender, au moins passagèrement, et d'employer pour sa gloire des talents auxquels chacun se plaisait à rendre justice. Il chercha à faire officieusement insinuer au Roi des dispositions plus favorables au duc d'Orléans, et s'adressa à Chamillart, qui venait de réunir le Contrôle général et le département de la Guerre.

Pour qu'une démarche de cette nature ne fût pas incompatible avec la dignité de Son Altesse Royale, il ne fallait pas qu'elle parût avoir été sollicitée. L'abbé tâcha de suggérer au ministre ce qu'il ne pouvait lui demander avec convenance. Il s'ouvrit à lui de ses dégoûts personnels, se plaignit de l'inaction où le réduisait la disgrâce du prince, et partit de là pour regretter que le Roi se fût privé des services de son neveu. Chamillart avait l'esprit retors d'un procureur, mais il était en même temps timide et fourré de précautions comme un parlementaire ; il sentit tout de suite où l'abbé voulait en venir, et protesta qu'il ne pouvait agir d'aucune façon dans un cas qui ressortait de la pleine volonté du Roi.

— Monseigneur, répondit Dubois, je ne suis pas venu près de vous en ambassadeur ; Son Altesse Royale traite avec son oncle des affaires qui la regardent. Je doute cependant qu'elle sût les faire valoir par le bon côté comme un autre le saurait à sa place. Pour moi, voici en quels termes je parlerais à Sa Majesté, si je portais la parole : Sire, les gens sensés de mon pays disent qu'il ne faut pas enfermer l'âne dans le pré, si l'on ne veut qu'il broute. Votre Majesté, en laissant à Paris Monseigneur le duc d'Orléans, lui fait litière de ses plaisirs. Il vaudrait mieux que Son Altesse Royale fût en face des Allemands ; elle donnerait à Sa Majesté, en les battant, autant de satisfaction qu'elle lui cause de déplaisir en s'abandonnant à tous les écarts que l'oisiveté favorise. Voilà ce que je dirais au Roi, si j'avais congé de lui parler comme vous pourriez le faire, Monseigneur. Chamillart sourit et trouva la harangue originale.

Il invita l'abbé à en essayer l'effet sur le Roi, lui disant qu'on réussissait souvent par l'audace. Dubois considéra comme perdue une cause qui n'avait de chance d'être gagnée qu'au risque d'indisposer le Roi par une impertinence. Il comprit que le parti le plus sage était de s'en remettre au temps et à la patience.

Bientôt après, Dubois reçut de Chamillart des marques particulières de son estime et de sa bienveillance. Le ministre eut besoin de jetons pour le service du Trésor ; l'abbé, chargé d'en composer les légendes, s'acquitta de ce travail si heureusement que Chamillart lui adressa ce compliment : Monsieur l'abbé, vous venez de marquer votre place à l'Académie des Inscriptions ; j'en ferai souvenir M. Bignon en bon temps.

Dès que Dubois eut perdu tout espoir de voir le prince rendu au métier de la guerre, il songea à occuper l'oisiveté de Son Altesse Royale, en dirigeant son application sur des objets capables de l'attacher. Le palais Cardinal, devenu la demeure habituelle de la famille d'Orléans, ne répondait plus par son luxe vieilli aux raffinements d'une époque plus molle, ni aux goûts d'un prince qui unissait à l'amour du beau un sentiment exquis des délicatesses de l'art. En sa qualité d'ordonnateur général de la mai-

son de Son Altesse Royale, Dubois avait imaginé des changements, des embellissements, afin de rendre l'habitation tout-à-fait digne du rang illustre de son maître. Le duc d'Orléans goûta un projet qui s'ajustait si bien à ses idées. L'architecte Oppenort, nommé surintendant des bâtiments du prince, reçut des ordres pour la restauration et la décoration du palais, et y travailla sous la direction de Son Altesse Royale et le contrôle de Dubois.

Ainsi que l'abbé l'avait prévu, ces travaux furent pour Son Altesse Royale un sujet d'activité ; elle y déploya ses talents et fournit un grand nombre de dessins pour l'ornementation des appartements. Les collections d'art sont par excellence le luxe des habitations somptueuses ; le duc d'Orléans donna tous ses soins à la formation de différents cabinets où il avait amassé, à grands frais, des chefs-d'œuvre de la peinture et de la sculpture, des échantillons d'histoire naturelle, des modèles de toutes les productions des arts et métiers. Madame la Palatine, sa mère, avait apporté en France un très-beau fond de pierres gravées ; le prince augmenta cette collection qui devint par la suite, ainsi que sa galerie de tableaux, une des plus rares et des plus précieuses que l'on pût citer alors. Dubois contribua pour une bonne part à l'établissement de ces belles collections, et se donna jusqu'à la fin de sa vie beaucoup de mouvement pour en accroître la richesse.

Ces occupations et ces soins eurent l'effet que l'abbé en attendait. Son Altesse Royale, captivée par l'intérêt qu'elle prenait à la splendeur de sa maison, sans se relâcher entièrement de ses passions, y apporta de certains tempéraments. On crut d'abord à la possibilité d'un changement. Mais Dubois n'ignorait pas qu'il ne serait possible de maintenir le prince dans cet état qu'à la condition de fournir constamment à ses brillantes facultés un aliment digne d'elles.

C'est par cette attention soutenue à veiller à la réputation et aux intérêts de son maître, que Dubois mérita son affection et ses bienfaits. Le prince, reconnaissant des services qu'il recevait de son ancien précepteur, venait de lui faire donation d'une maison au Palais-Royal[1]. L'abbé s'y retira comme dans une retraite où il aimait à retrouver momentanément le calme et le repos. Mais un peu après il la fit abattre, et édifia à la place un hôtel sur un plan de son goût. La faveur avec laquelle le duc d'Orléans avait toujours traité Dubois suscita de nombreuses et implacables jalousies à l'abbé ; en cette occasion, elle les exalta jusqu'à la rage. On verra bientôt avec quelle perfidie les ennemis de l'abbé profitèrent de cette circonstance, pour ternir sa réputation en dénaturant les faits.

Deux ans après, Son Altesse Royale, toujours portée par sa bienveillance à être agréable à son ancien précepteur, lui procura un autre agrandissement de fortune. L'abbaye de Nogent-sous-Coucy étant devenue vacante par la mort de M. Valet, évêque de Nevers, le duc d'Orléans présenta au Roi l'abbé Dubois pour remplir ce bénéfice. La présentation fut agréée le 10 septembre 1705. Ce secours vint fort à propos. Dubois écrivait en ce temps-là à un de ses amis qu'il avait été obligé, malgré ses revenus, de contracter des dettes considérables au service de M. le duc d'Orléans. Il assignait à cette gêne trois causes qui montrent son désintéressement. La première, disait l'abbé, était qu'il n'avait rien épargné pour l'éducation du prince ; la seconde qu'il avait eu à supporter des dépenses excessives pendant les campagnes qu'il avait faites avec le duc d'Orléans, et enfin qu'il s'était imposé la règle de ne point recevoir de gratifications pécuniaires, quoique celles qui lui avaient été offertes lui eussent produit de grosses sommes s'il les eût acceptées. Dubois ajoutait : J'ai refusé plusieurs fois des avantages considérables pour ne pas quitter Son Altesse Royale, à laquelle je suis lié par le plus vif attachement, et près de qui je veux passer le reste de ma vie. C'est bien le moins que je doive à un prince qui m'a honoré de ses bontés dès son enfance, et qui se confie dans le dévouement que j'ai pour sa personne.

 

 

 



[1] Cette maison était située sur le terrain du palais. Elle était connue à la fin du siècle dernier sous la dénomination d'hôtel Montauban, du nom de la princesse qui la posséda la dernière, avant qu'elle retournât au domaine de la famille d'Orléans. Cette maison, vendue depuis, fut occupée par M. d'Argenson, intendant de Paris.