Le duc de Chartres tombe dans la disgrâce du Roi. — Exil peu motivé de Feuquières. — Paix de Ryswick (1697). — Dubois accompagne M. de Tallard à Londres, pour les conférences relatives au premier Traité de partage de la monarchie espagnole.Le Roi, quoiqu'il lui en coûtât, avait pris le parti de fermer les yeux sur les désordres de son neveu, et s'en remettait au temps du soin d'abattre la fougue de la jeunesse. Ses mécontentements n'étaient que passagers, et ne tenaient pas, dès qu'il surprenait, dans la conduite du duc de Chartres, la plus petite intention de lui plaire. Bientôt le prince reçut un nouveau témoignage de cet attachement, qui tirait sa force de l'amitié du Roi pour le duc d'Orléans son frère. Au printemps de l'année 1696, le duc de Chartres fut nommé commandant de la cavalerie à l'armée de Flandre. Le Prince partit avec Dubois pour son commandement, vers latin de mai. Quelques jours après, le Roi, dans une lettre qu'il écrivait à son neveu, le félicitait des sentiments qu'il lui avait montrés. Il ajoutait : C'est ce qui me fait croire qu'à l'avenir nous serons bien ensemble. Cet espoir ne devait point s'accomplir : un peu après, le duc de Chartres allait fournir à son oncle un grave sujet d'irritation, et s'aliéner ses bontés pour toujours. La cause qui produisit un changement si soudain semble avoir échappé à la connaissance de ceux qui ont écrit l'histoire de ce temps ; elle resta le secret d'un petit nombre de personnes. Crue circonstance a laissé inexpliquées pour tous les défiances que le Roi montra depuis, et jusqu'à la fin de ses jours, à l'égard de son neveu. La seule trace qui subsiste des faits est conservée dans la correspondance de Madame avec l'abbé Dubois. Mais ce témoignage n'est pas complet. Les lettres recueillies ne contiennent qu'une partie du mystère, et font voir que les plus importantes, celles qui pouvaient préciser davantage la vérité, ont été supprimées, sans doute à dessein, par l'abbé Dubois. Les faits, tels qu'ils résultent des confidences de Madame, se réduisent à un seul point : des révélations apprirent au Roi les rapports que son neveu avait entretenus avec une femme accusée de crime. On en avait la preuve dans une lettre écrite par le prince, et représentée par le marquis de Feuquières, impliqué lui-même dans l'affaire. Cette lettre devait fournir des indices assez graves, puisque le Roi jugea prudent de la détruire, et que Madame n'hésita pas à regarder cette précaution comme un acte de générosité. On ne peut rien induire avec certitude sur la nature même de l'accusation. De l'aveu même de la princesse, l'affaire principale, à laquelle se rattache la participation directe ou indirecte du duc de Chartres, avait eu un grand éclat. Madame en informait l'abbé en ces termes : Cette affaire a fait un furieux bruit à Paris, et comme on ajoute toujours, on dit que mon fils a voulu apprendre à être sorcier. Cela fait un très-mauvais effet, mais je n'ai pu m'empêcher d'en rire pourtant. Deux événements, arrivés à peu près vers le même temps, attirèrent l'attention, et pourraient avoir quelque rapport avec le fait resté obscur. Voici le premier : En 1695, un nommé Borderie de Vernejou, qui se vantait de communiquer avec les esprits, et faisait métier de vendre des sortilèges, des philtres et toutes sortes de maléfices, fut arrêté et jeté à la Bastille. La clameur, qui grossit tout, mêla les poisons à cette affaire. On vit se renouveler un moment les terreurs produites par les procédures de la comtesse de Brinvilliers, de la Vigouroux et de la Voisin. Une foule de récits imaginaires contribuèrent à entretenir cette frayeur. Les informations qui furent suivies eurent le même résultat que pour l'affaire de 1680 ; elles montrèrent beaucoup de dupes de toute condition, en face d'un imposteur. Il était difficile de procéder avec rigueur contre tant de coupables, sans faire revivre les scandales qui avaient marqué le procès de la Voisin. On se contenta de punir Borderie et quelques femmes de mauvaise vie qui avaient été les instruments de sa fourberie. Mais si les dénonciations des accusés désignèrent un grand nombre de personnes de la cour et de la ville, qui avaient eu recours à leur art et à leurs drogues, chacun selon ses desseins et ses intérêts, il n'y eut contre elles aucune mesure apparente de rigueur. Leurs noms même restèrent inconnus. Rien, en particulier, n'autorise donc à croire ou à supposer que le duc de Chartres fût compris dans cette première affaire. La seconde eut un caractère plus grave, et le nom de Feuquières s'y trouve en plein. Mais il faut dire, d'abord quelques mots du marquis de Feuquières. Il avait été mêlé, en 1680, au procès de la Vigouroux, et détenu quelque temps à la Bastille. Les confrontations mirent à sa charge des conjurations d'esprits, ce qui était au plus une indiscrète curiosité. Feuquières avait, avec de grands talents militaires, une opinion présomptueuse de lui-même. Il supportait mal tout autre mérite que le sien, et ne se trouvait jamais ni assez prisé ni assez récompensé. Il se plaisait à rabaisser ceux qui étaient au dessus de lui, et voyait des fautes à tout, Four faire sentir qu'il n'était pas assez consulté. Avec un esprit aussi chagrin, il était fort en danger de déplaire à Louvois. Ce fut peut-être à cette cause qu'il dut d'être compris dans une procédure où figurèrent tant d'ennemis personnels de ce ministre. Feuquières fut mis eu liberté ; le Roi lui pardonna par les mêmes motifs qu'au maréchal de Luxembourg. Nommé lieutenant-général quelque temps après, il servit d'abord en Italie sous Catinat, et venait de faire avec Villeroi la guerre en Flandre ; ce fut sa dernière campagne. On apprit tout d'un coup sa disgrâce, et, comme on n'en rapportait aucun motif, on ne vit qu'un jeu de la faveur ; Feuquières passa pour victime. Pendant que l'on déclamait ainsi contre les caprices de la faveur, le Roi, gagné par la terreur populaire, faisait épier avec soin tous ceux qui l'approchaient. Ces craintes n'étaient pas tout-à-fait chimériques. Les révélations d'une dame de Feuquières, femme d'un marchand mercier, nommé Anselme Besson, découvrirent un complot contre la vie du Roi. Il devait être empoisonné à Fontainebleau, au moyen d'une poudre soufflée sur ses habits avec une plume. C'était le procédé à la mode ; il est mentionné dans presque toutes les affaires de poison de ce temps-là. Les effets de cette poudre, d'après les déclarations de la dame Besson, étaient infaillibles. Elle avait été essayée un jour sur un chien qui mourut, et une autre fois, au Pont-Neuf, sur un mendiant qui succomba. Cette dénonciation, dirigée par la dame Besson, d'abord contre son mari, produisit les plus vives inquiétudes autour du Roi. On rechercha avec soin les complices ; mais la justice ne saisit que des gens de condition médiocre. Les enquêtes furent conduites très-secrètement, et ce ne fut que deux ans après, à la suite de longues et minutieuses informations, que l'affaire se dénoua. Les accusés qui furent retenus étaient la dame Feuquières, femme du mercier Besson, écrouée au Grand-Châtelet ; Anne de la Fillonnerie, veuve de messire Jacques de Feuquières, détenue au fort l'Évêque ; Marie Madeleine Barbon, femme du caissier du sieur Boutault, intéressé dans les affaires du Roi ; Anselme Besson, du Verry, un commis nommé Lecorché ; Lesserville, avocat au Parlement, le laquais de du Verry, et Robert Charlat, représenté comme le principal auteur du complot. Besson, sur qui avaient porté les accusations de sa femme, était un homme méprisé. Il s'entremettait de prêts d'argent et d'une foule d'opérations illicites. Il était accusé d'avoir fabriqué de fausses lettres de change avec quelques-uns de ses complices, et de se procurer de l'argent par le trafic des charmes de sa femme. On ne peut douter que les dénonciations de la dame Besson ne fussent une vengeance. Elle avait à se plaindre des traitements de son mari, qui, dans une occasion où il n'avait pu vaincre sa résistance à ses calculs, lui avait donné deux coups d'épée dans l'épaule. L'accusation qu'elle avait bâtie tomba, faute de preuves. Parmi les nombreux témoins cités dans cette affaire, on entendit le fils du marquis de Feuquières, officier dans les Gardes du corps du Roi ; il fut interrogé par d'Argenson, à l'hôtel des Gardes. On peut voir par là que si des soupçons s'élevèrent contre le marquis de Feuquières, ils ne furent pas tout à fait sans fondement. Mais s'il exista, en effet, quelques rapports entre la famille Feuquières, Besson et ses prétendus complices, il est impossible d'imaginer que l'objet en fût un crime[1]. A l'égard du duc de Chartres, il ne serait pas seulement odieux, il serait absurde de l'impliquer dans cette accusation infâme ; la légèreté seule de son caractère exclut les passions sauvages qui font les criminels. Le Roi, tout prévenu qu'il était, n'aurait pu le croire coupable d'un complot. Il est certain que, vers cette époque, le prince avait consulté un prétendu devin, et s'était informé du temps que son oncle avait encore à vivre. La sévérité avec laquelle Louis XIV sévissait contre les sorciers a pu grossir à ses yeux la faute de son neveu ; mais il n'est pas à présumer que le Roi ait eu jamais la pensée qu'il fût mêlé à une méchante trame contre sa vie. La famille du marquis de Feuquières était pauvre ; une presse d'argent pouvait expliquer ses relations avec Besson, qui trafiquait de toutes sortes de prêts. Cette conjecture n'est pas aussi invraisemblable qu'elle peut le paraître. Dubois avait marqué à Madame la cause des faits imputés au duc de Chartres. La princesse l'a fait connaître par le passage d'une de ses lettres au précepteur de son fils. Ah ! grand Dieu ! écrivait la mère du prince, si c'est l'argent qui le jette dans ces misères, qu'il a de belles et bonnes voies à en avoir plus qu'il n'en aura jamais en hantant la canaille ! Quoi qu'il en soit, le marquis de Feuquières fut privé de son emploi, exilé de la cour, et traité avec une extrême rigueur par Louis XIV, jusqu'à la fin de ses jours. Si l'on doit juger de la gravité des torts par la force et la persistance des ressentiments du Roi, ils auraient été d'une effrayante énormité ; ces torts, constants ou supposés, firent le malheur de la vie de Feuquières. Rien ne put jamais les effacer de la mémoire de Louis XIV. Après avoir vécu quinze ans dans l'abandon et dans l'oubli, Feuquières mourut en protestant de son innocence, en implorant, en faveur de son fils, un pardon qui ne fut point accordé. Le duc de Chartres, traité avec plus de ménagements en apparence, ne fut pas épargné. Accueilli avec froideur par son oncle, et pour ce motif négligé de la cour, il conserva strictement les droits de sa naissance, sans la considération qui l'accompagne, et s'éloigna de Versailles autant que le lui permettaient les devoirs de son rang. Dégagé d'un reste de bienséance, il s'abandonna à ses vices avec impudence. Il n'eut point de commandement en 1697. La seule concession que Monsieur put obtenir de son frère fut que le duc du Maine ne se rendrait pas à l'armée cette année ; il espérait masquer ainsi la disgrâce de son fils. Personne n'y fut trompé. Dubois, voyant la profondeur de l'abîme dans lequel le prince venait de tomber, renonça à le sauver. Il sentit qu'en continuant à le servir, il s'exposait à se perdre lui-même sans aucune utilité ; mais en songeant à s'éloigner de lui, il éprouvait le chagrin et presque le remords de le priver de tout conseil. Ç'avait été, jusqu'alors, la constante illusion de Dubois de se flatter qu'il parviendrait à redresser le prince, quoiqu'il eût si peu sujet de le croire. Cette sollicitude est attestée par Madame en des termes qui honorent le dévouement et le zèle de l'abbé. Si ce n'était mon devoir absolument, lui écrivait la princesse, de tâcher par des remontrances à corriger mon fils, il y a longtemps déjà que j'aurais renoncé à cet ouvrage, par le peu d'espérance que je trouve de pouvoir réussir, et j'admire votre patience, Monsieur l'abbé, d'y pouvoir tenir bon. Je tiens cette œuvre pour plus méritoire devant Dieu que si vous jeûniez au pain et à l'eau, car je crois que cela vous coûterait moins de peine que ce que vous faites. La paix générale fut signée à Ryswick, au mois de septembre et en octobre 1697. Elle avait été amenée par la lassitude de la guerre. L'étendue des sacrifices consentis par Louis XIV prouve assez combien cette paix était jugée nécessaire. La Hollande fut confirmée dans la possession de Maëstricht et de ses dépendances ; l'Espagne recouvra les conquêtes faites par elle en Catalogne et dans les Pays-Bas : Charleroi, Ath, Mons et Courtrai ; l'Angleterre obtint la reconnaissance de Guillaume III, et l'engagement de ne fournir aucun secours à Jacques II ; l'empereur stipula l'annulation des réunions prononcées euh' 680, par les chambres de Metz, de Brisach et de Besançon ; la restitution de Philisbourg, de Fribourg et de Vieux-Brisach ; le rétablissement du duc de Lorraine, et la démolition des fortifications de Huningue. Il ne resta à Louis XIV, des pays conquis sur l'Empire, que l'Alsace et Strasbourg. Le duc de Savoie lui-même reçut, en vue de la paix, des avantages qu'il n'eût probablement jamais retiré de la guerre. Par un traité signé l'année précédente, dans lequel il promettait la neutralité de l'Italie, Son Altesse Royale avait obtenu, en retour, la remise du gouvernement de Pignerol, des châteaux de Montmeillan, de Nice, de Villefranche et de Suze. Enfin le mariage du duc de Bourgogne, fils aîné du Dauphin, avec la princesse Marie-Adélaïde, fille du duc de Savoie, entra dans les clauses du traité. Ainsi le Roi concédait librement tout ce qu'il avait refusé jusque là avec tant d'opiniâtreté aux exigences de ses ennemis. La paix qui venait d'être conclue au prix de tant de renonciations ne pouvait être durable, si elle n'était fortifiée par la plus essentielle de toutes les garanties, le désistement de la cour de France de ses droits à la succession de Charles II. Louis XIV donna cette dernière marque de sa modération. Le droit héréditaire de sa famille était le mieux établi. Fils d' Anne d'Autriche, époux de Marie d'Autriche, il conférait à ses descendants par représentation des branches aînées de Philippe III et de Philippe IV, un titre certain à la couronne d'Espagne. Les descendants de l'empereur Léopold, au contraire, ne représentaient que les branches cadettes par Marie Anne, leur aïeule, et Marguerite Thérèse, leur mère. Deux autres prétendants aspiraient à la succession de Charles II, en faisant remonter l'ordre d'hérédité : Le duc d'Orléans, frère de Louis XIV et fils cadet d'Anne d'Autriche ; le duc de Savoie, arrière-petit-fils de Catherine, fille de Philippe II. L'Autriche, dont les droits étaient moins fondés, comptait davantage sur les dispositions favorables de Guillaume III, et l'avait pressé de soumettre à l'assemblée de Ryswick l'affaire de la succession. Mais Guillaume, qui s'était déclaré contre la domination de Louis XIV, n'était pas moins opposé aux agrandissements de la maison d'Autriche. Le Roi d'Angleterre ne voyait de moyen de maintenir l'équilibre des États de l'Europe qu'en empêchant les deux puissances les plus redoutables pour lui de se fortifier aux dépens de la liberté générale qu'il défendait, ne pouvant dominer lui-même. Il craignit, d'ailleurs, de compromettre la paix par les complications d'une question plus difficile encore, et répondit aux ouvertures de l'Empereur en ajournant après la conclusion du Traité. Le moment était donc venu de décider du sort de la monarchie espagnole. La conciliation que Louis XIV avait apportée aux délibérations de la paix donna au roi d'Angleterre l'espérance d'un accommodement basé sur un partage de la succession de Charles. La proposition qu'il en fit au roi de France, en 1698, fut acceptée ; M. de Tallard se rendit à Londres, en qualité d'ambassadeur, pour y préparer, avec les ministres de Guillaume III et ceux de Hollande, un Traité de partage. Le Roi avait déjà éprouvé l'intelligence et l'habileté de Dubois ; il sentit qu'on pourrait tirer un grand parti de sa sagacité dans les négociations qui allaient s'ouvrir, et le désigna pour accompagner M. de Tallard en Angleterre. Dubois arriva à Londres au mois d'avril. Il y était précédé de la réputation d'homme aimable et spirituel que lui avait faite Mademoiselle de Lenclos près du poète Saint-Évremont, qui s'était retiré en Angleterre en 1661, pour se soustraire aux persécutions de Mazarin. L'abbé justifia la bonne opinion qu'on avait de lui, et fut de suite répandu dans la première société. Il avait connu à Paris la plupart des hommes éminents de l'Angleterre ; l'estime qu'ils avaient gardée de ses talents, et surtout les souvenirs de l'amitié particulière dont il était honoré par la famille d'Orléans, lui furent des titres à la bienveillance de ceux qui ne le connaissaient que par sa commission. Il se trouva bientôt admis dans le commerce des personnages les plus considérables, se lia avec plusieurs d'entre eux, jusqu'à rester leur ami. Les ducs d'Yorck et d'Osmond, Stanhope, le comte de Sandwich, conçurent pour l'abbé un attachement qui devait subsister après une courte relation, et qui, dans la suite, fut pour Dubois le principal appui de sa fortune et de sa politique. Il régnait alors en Angleterre une sorte de bel esprit dont Saint-Évremont avait enseigné le goût et dont il donnait le modèle. Les femmes, naturellement portées aux grâces apprêtées, sont presque toujours les supports de cet esprit recherché ; Madame de Sandwich, fille du marquis de Paleotti, avait été le disciple le plus fervent de Saint-Évremont, et partageait jusqu'à la philosophie épicurienne de son maitre. Elle contribua beaucoup à l'engouement que les Anglais eurent pour le vieux poète. Deux femmes achevèrent cette singulière fortune : la duchesse d'Yorck et la duchesse de Mazarin, qui imposait encore, dans un âge mûr, par les restes d'une éclatante beauté. Madame de Mazarin, en sou nom Hortense Mancini, nièce du cardinal de Mazarin, avait beaucoup marqué dans le monde par ses aventures. Elle avait épousé, en 1661, le duc de la Meilleraye, un des plus riches seigneurs de la cour, à condition de porter le nom et les armes du cardinal son oncle. La duchesse se sépara de son mari quelques années après et se retira à Rome, n'emportant presque rien de son immense fortune. Elle revint en France solliciter du Roi une pension qu'elle obtint et s'établit à Chambéry. Dans ses fréquents voyages à la petite cour de Turin, elle fut fort admirée, et inspira au duc de Savoie une passion des plus romanesques. Cette inclination semblait devoir se terminer par un mariage, lorsque la duchesse, qui se sentait plus de penchant pour la liberté, passa subitement en Angleterre en 1675. Une de ses parentes, Marie d'Este, petite-fille de Laure, sœur de la mère de Madame de Mazarin, avait épousé le duc d'Yorck, et rappelait, dans un rang très-élevé, l'esprit et les grâces de sa famille. Madame de Mazarin était une très-ancienne amie de Saint-Évremont ; la duchesse d'Yorck le devint par le goût qu'elle avait pour ses ouvrages. Il se forma ainsi, sous les auspices de la duchesse de Mazarin, une société de personnes délicates, unies entre elles par une très-vive admiration pour le poète, société dont Saint-Évremont fut en quelque sorte le centre, et l'habitation de la duchesse le siège. Cette dame possédait à Chelsea, prés de Londres, une résidence où tous ceux qui se piquaient de bel esprit et de belles manières ambitionnaient d'être reçus. Madame de Mazarin vit accourir près d'elle tout ce que la société anglaise comptait d'hommes légers et de femmes précieuses. Ce fut dans ce cercle frivole que Saint-Évremont introduisit Dubois. Pour un calculateur profond comme l'abbé, il y avait certainement de grandes ressources à tirer pour ses vues d'un fonds qui renfermait des influences véritables, c'est-à-dire des femmes aimables et nécessairement un peu tournées à l'intrigue, selon la pente de leur sexe. Dubois avait été touché des titres de la famille de ses maîtres à la succession de Charles II. La renonciation de la branche aînée n'engageait pas d'une manière absolue le duc d'Orléans ; aussi, du moment qu'on démembrait les États de l'Espagne pour accorder les princes qui pouvaient prétendre des droits, il lui semblait que c'était le cas de réclamer une compensation quelconque au profit du second fils d'Anne d'Autriche. Les prétentions qu'il soulevait n'étaient pas, sans doute, des mieux autorisées ; mais il savait ce que peut la faveur, et il s'appliqua à gagner celle de Guillaume III, en s'assurant de l'opinion de ceux qui pouvaient influer sur lui. Il y avait, dans l'entourage de la duchesse d'York, de madame de Mazarin et de la comtesse de Sandwich, des personnages qui tenaient à la cour et aux ministres ; l'abbé ne négligea rien pour se rendre ces dames favorables. En employant ces différents ressorts, il n'eût peut-être pas été impossible de réussir, si M. de Tallard eût prêté la main franchement. Dubois essaya le terrain, et l'ayant trouvé bon, se préparait à faire jouer ses moyens, lorsque l'ambassadeur, soit qu'il craignît d'amoindrir les droits du Dauphin, soit qu'il ne se souciât pas d'une combinaison dont le succès reviendrait à l'abbé, crut devoir informer M. de Torcy, secrétaire d'État des Affaires étrangères, et représenta le tort que la présence de Dubois pouvait faire à l'accomplissement de ses instructions. Le voisinage de l'abbé lui était incommode à un autre point de vue ; les égards et les attentions que tout le monde témoignait au secrétaire semblaient diminuer le caractère et l'importance de l'ambassadeur. Dubois fut rappelé à Paris, où il arriva au mois de juillet, mécontent de M. de Tallard, malheureux de n'avoir pu conduire à sa fin le plan qu'il avait conçu, mais se consolant du peu de fruit de son voyage par les amitiés qu'il laissait en Angleterre. A l'exception de Madame de Mazarin, qui mourut le 2 juillet de l'année suivante, à l'âge de cinquante-trois ans, en conservant encore à un degré suprême, comme on le disait de Madame de Maintenon, tous les genres de beauté qui peuvent se passer de fraîcheur ; à l'exception de Saint-Évremont, qui s'éteignit avec calme cinq ans après, Dubois retrouva toutes ces amitiés à une époque plus reculée de sa vie. On peut juger des sentiments affectueux que l'abbé s'attira pendant son court séjour à Londres par ce passage d'une lettre de Saint-Évremont à Mademoiselle de Lenclos : Je vois quelquefois, écrivait le poète, les amis de M. Dubois, qui se plaignent d'être oubliés : assurez-le de mes très-humbles respects. Mademoiselle de Lenclos ne survécut pas longtemps à son ami, et mourut en son hôtel de la rue de la Tournelle, à Paris, le 17 octobre 1706, à l'âge de quatre-vingt-deux ans, étonnant encore ses familiers par la vivacité de son esprit et la persistance d'une légèreté qui a fait les erreurs de toute sa vie. |
[1] Il nous a été permis de relever ces curieuses circonstances aux archives de la police, confiées aux soins intelligents et aux lumières de M. Labat, à la bienveillance duquel nous avons le devoir de rendre hommage.