L'ABBÉ DUBOIS

TOME PREMIER

 

CHAPITRE QUATRIÈME.

 

 

Campagnes du duc de Chartres en Flandre. — Dubois accompagne Son Altesse Royale à l'armée. — Belle conduite du prince à Steinkerque et à Nervinde. — Dubois est nommé à l'abbaye de Saint-Just. — Mort de d'Arcy. — Querelle des princes à l'armée. — Mort de Mme de Valois. — Le maréchal de Luxembourg meurt le 2 Janvier 1095. — Villars lui succède.

 

Au mois de mai suivant, le prince fut rappelé à l'armée de Flandre. Dubois le suivit en qualité de secrétaire. Quelques jours après, le Roi alla rejoindre ses troupes, et fut accompagné dans son voyage par Madame de Maintenon, la duchesse de Chartres, Madame la duchesse de Bourbon[1] et la princesse de Conti[2]. Les dames devaient suivre jusqu'à Valenciennes ; mais en arrivant à Chantilly, Sa Majesté reçut de Jacques II, alors à Saint-Germain, une lettre qui l'informait que la reine, sa femme, éprouvait les premiers symptômes d'une délivrance prochaine. Louis XIV avait résolu de donner à l'accouchement de la reine d'Angleterre toutes les formes publiques et les garanties d'authenticité que réclamait le droit d'hérédité royale dans la ligne de Jacques II ; il renvoya à cet effet les princesses à Saint-Germain, et leur prescrivit d'assister à la délivrance[3].

L'armée du maréchal de Luxembourg s'était rassemblée à Estines. Le 17 mai, le Roi arriva au quartier de la cavalerie, entre Maubeuge et Mons. Le duc de Chartres était chargé de la réserve. Le 30, commença l'investissement de Namur, la plus forte place des Pays-Bas, défendue par de nombreux châteaux et des ouvrages redoutables qu'il fallut emporter l'un après l'autre.' La ville fut définitivement réduite le 30 juin, en présence du Roi, qui retourna ensuite à Versailles. Au mois de juillet, le maréchal de Luxembourg fit plusieurs marches entre Soignies et Ninove. Le duc de Chartres avait été chargé par le Roi de lui envoyer un journal des opérations de l'armée. Il écrivit à son oncle, encore à Soissons, les divers mouvements qui venaient de s'exécuter, et joignit à sa lettre des plans dressés par lui-même. Cette relation, à laquelle Dubois avait travaillé autant que le prince, plut à Sa Majesté, qui engagea son neveu à continuer ; le duc de Chartres n'y manqua pas, aiguillonné et aidé par son ancien précepteur.

Le 20 juillet, le maréchal confia au duc de Chartres une reconnaissance à la tête de 8.000 chevaux. Le prince s'en acquitta avec autant d'intelligence que d'intrépidité. Il reconnut le pays situé aux environs d'Enghien, où M. de Luxembourg vint camper le 30 juillet.

Quelques jours après, le maréchal, trompé par un faux avis, est surpris dans son camp (3 août). Cette journée vit des prodiges de la valeur française. Au commencement de l'action, le duc de Chartres, qui était avec la réserve, vint trouver le maréchal pour solliciter de prendre part au combat. Luxembourg le supplia de retourner à sa brigade, lui promettant de le faire agir. Le prince, étant revenu une seconde fois, insista pour qu'il lui fût permis, au moins, d'assister à l'engagement ; le maréchal lui dit de se retirer : ce qu'il fit avec sa douceur ordinaire, écrivait Luxembourg dans sa relation au Roi. Enfin, le duc de Chartres ayant dépêché M. d'Arcy avec de nouvelles instances, le maréchal se rendit au désir de Son Altesse Royale. La bataille, commencée avec le jour, dura jusqu'à neuf heures du soir. Les Français avaient la droite à Steinkerque et la gauche à Hove ; les alliés s'appuyaient à droite sur Steinkerque, à gauche sur Hernie. Les premiers attaquèrent à Tubise ; mais les alliés, qui avaient pris toutes leurs dispositions, les amenèrent vers Steinkerque, où étaient leurs principales forces. On combattit avec fureur des deux côtés. La victoire se déclara enfin pour les armes françaises. Le maréchal eut deux chevaux tués sous lui, ainsi que le prince de Conti. Le duc de Chartres chargea avec la maison du Roi. Il reçut au fort de la-mêlée, dans son juste-au-corps, une balle qui traversa d'une épaule à l'autre, et atteignit le cou assez profondément. On le releva et l'on eut de la peine à l'empêcher de courir à une nouvelle charge. Il fut ramené à sa brigade.

Un trait d'humanité inspiré par Dubois mit le comble à la gloire que le prince venait d'acquérir par son courage. La plaine était couverte de blessés et de mourants que les alliés, contraints de battre en retraite, avaient été forcés d'abandonner. Le duc de Chartres envoya ses équipages pour les recueillir, et les fit soigner avec une rare bonté. Dubois fut chargé en particulier de l'exécution des ordres du prince. Cette belle action valut au duc de Chartres l'admiration des ennemis et les louanges les plus flatteuses en France. Le peuple de Paris en fut transporté ; la générosité du prince lui rappelait la bonté de Henri IV.

Dubois lui-même fit preuve, dans cette journée, d'un grand sang-froid. Il fut tout le jour sur le champ de bataille. Le maréchal de Luxembourg, à son retour, faisant un récit de cette journée au Roi, cita la conduite du secrétaire du prince avec de grands éloges.

— Je le rencontrais partout, dit le maréchal ; c'est un abbé dont on ferait sans peine un vaillant mousquetaire.

La blessure du duc de Chartres n'eut pas de gravité. Il fut bientôt en état de continuer la campagne. Le Roi voulut le rappeler à Versailles au mois d'octobre, un peu avant que les troupes prissent leurs quartiers d'hiver ; des relais furent envoyés pour son retour. Le prince demanda à rester à l'armée, afin, disait-il, d'assister à la distribution des logements, et de s'instruire dans tous les détails de l'administration des troupes en campagne. Il n'en obtint pas la permission. Le Roi ne vit dans le dé sir de son neveu qu'un prétexte pour prolonger au camp un train de vie qu'il n'aurait pas osé continuer si librement sous ses yeux et près de la duchesse de Chartres. Le Roi se trompa.

Le prince rentra au commencement d'octobre, et, après avoir été saluer le Roi à Fontainebleau, revint le 18 au Palais-Royal, où il tint sa cour pendant quinze jours au milieu des fêtes et des amusements.

Dubois mit à profit ce moment de liberté pour cultiver une honorable, une précieuse relation. Le maréchal de Luxembourg, qui lui avait témoigné pendant la campagne des attentions peu communes, le reçut à Versailles avec une extrême bienveillance. Le maréchal était atteint d'une maladie qui le forçait à vivre de régime. Il allait peu à la cour, et s'en tenait à un petit cercle d'hommes choisis et d'un commerce agréable. Il trouvait à l'abbé un tour d'esprit qui le divertissait, des connaissances qui l'intéressaient, et il lui ouvrit sa maison. De son côté, Dubois, bien accueilli dans cette compagnie, trouva auprès du maréchal une occasion d'apprendre beaucoup de choses de la guerre, pour l'usage de M. le duc de Chartres.

De telles relations étaient une nécessité pour Dubois. Quoiqu'il fût toujours fort attaché au prince, le séjour du Palais-Royal lui était devenu plus difficile par la contrainte dans laquelle il se trouvait dans le voisinage de Madame, qui ne laissait échapper aucune occasion de lui marquer un vif attachement. Il craignait toujours le renversement de ces bons sentiments, car il savait Madame trop entière pour lui tenir compte de ses intentions, dans le cas où elle viendrait à découvrir la participation qu'il avait eue au mariage de son fils.

Le duc de Chartres ne réforma ni ses habitudes ni ses liaisons. Il continua à suivre la société de jeunes gentilshommes dissolus, et scandalisa les moins scrupuleux par une licence effrénée. Les brillantes qualités du duc, qui, dans le cours de la dernière campagne, lui avaient procuré tant d'admirateurs, lui attirèrent aussi beaucoup de jaloux. Sa belle conduite l'avait fait citer entre les autres, princes et généraux. Quoique tous eussent bien fait leur devoir, la malice imagina des rapprochements qui étaient peu à l'avantage de plusieurs personnes de la cour. Le Dauphin n'était pas épargné dans ces parallèles blessants, où le beau rôle était réservé au duc de Chartres. Madame, tout heureuse de cette partialité, n'était cependant pas sans inquiétude sur les propos qui se tenaient. Elle avait exprimé déjà ces craintes dans une lettre adressée à l'abbé, après le combat de Steinkerque : Il faut dire la vérité, écrivait la princesse ; ce qui vient d'arriver a fait un grand bien à mon fils ; tout le monde en parle d'une manière à faire plaisir à entendre ; mais, pour à Paris, les harengères parlent à faire peur, et si M. le Dauphin[4] était tant soit peu un autre homme qu'il n'est... On tient des discours que je fais taire tant que je puis, qui no lui doivent pas plaire ; et ces mots, vous comprenez bien ce qu'ils veulent dire. Enfin il est — le duc de Chartres — dans la bouche des grands et petits, et assurément plus qu'on ne le peut souhaiter.

Le Dauphin avait autour de lui bon nombre de personnes qui, étant peu favorables au duc de Chartres, devaient prendre plaisir à lui nuire. On employa toute sorte de moyens pour le desservir près du Roi ; le prince lui-même donnait beau jeu à ses ennemis. Tous ses discours étaient rapportés à Sa Majesté, et manquaient souvent de mesure. Ses moindres actions étaient représentées sous les couleurs les plus fâcheuses.

D'abord, ces rapports indisposèrent le Roi contre son neveu. Au fond, il avait pour lui beaucoup d'affection, et n'en voulait qu'à ses penchants ; mais la bonté du Roi était sujette à mille retours.

Le duc de Chartres se trouvait dans les bonnes grâces de son oncle au moment où s'ouvrit la campagne de 1693. Il partit pour l'armée de Flandre au mois de mai, emmenant avec lui Dubois, et arriva le 27 au camp du maréchal de Luxembourg, près de Gevries. L'armée prit sa marche vers Tournai, et vint ensuite menacer Liège. Le duc informa très-exactement son oncle de ces différents mouvements, et en reçut plusieurs lettres qui lui marquaient la satisfaction de Sa Majesté.

Au mois de juillet, Luxembourg joignit subitement les alliés au village de Nervinde, à quelque distance de Bruxelles, et livra bataille au prince d'Orange, qui avait avec lui ses meilleures troupes (27 juillet). Le duc de Chartres était à la tête de la cavalerie de réserve. Il y eut un choc terrible. Les escadrons français, inférieurs en nombre, sont d'abord renversés. Le duc de Chartres donne à la tête des siens avec une intrépidité héroïque, et enfonce la ligne ennemie. Un moment après, enveloppé par ces mêmes troupes qu'il venait de faire céder, il met l'épée à la main pour se frayer un passage, engage une lutte corps à corps, et ne doit son salut qu'à son courage et à sa présence d'esprit. Il rallie ses cavaliers, les lance deux fois contre les masses ennemies, et contribue pour une part glorieuse à leur déroute complète.

Le duc de Chartres envoya à son oncle une relation de la bataille. Le Roi ne voulut pas tarder à lui exprimer son contentement ; deux jours après (5 août), il lui mandait qu'il était fort sensible aux louanges que chacun donnait à sa bravoure, et l'assurait de la joie qu'il éprouvait de lui voir rendre justice. Sa Majesté l'engageait encore à réprimer, à l'avenir, une témérité qui pouvait n'être pas toujours aussi heureuse.

Les troupes du Roi eurent encore deux belles journées en Flandre, avant la fin de la campagne : la première au combat de l'Écluse, près d'Heylesheim ; la seconde à la prise de Charleroi (15 septembre). Le duc de Chartres se trouva aux opérations du siège de cette ville, et en écrivit le journal pour le Roi.

Tandis que le prince se battait avec tant de courage et menait bonne vie dans l'intervalle, Dubois, accablé de travail, avait à peine le temps nécessaire pour suffire à sa tâche. Il devait rédiger les mémoires du duc et expédier toutes ses dépêches. Il devait même suppléer la paresse du prince, jusqu'à se charger de sa correspondance avec son père et sa mère. Monsieur et Madame s'en apercevaient, non-seulement à la régularité, mais encore au style.

A ce sujet, Monsieur écrivait à Dubois : Les lettres qu'il m'écrit — son fils — sont si bien écrites que, quoique je ne le croie pas un sot, j'ai la pensée que vous pouvez y avoir passé, car dans le vrai on ne peut mieux écrire qu'il fait. Madame s'exprime plus ouvertement sur ce sujet : M. Dangeau, écrivait la princesse, m'a montré avant-hier une lettre que mon fils a écrite et qu'il admire. J'ai fait semblant de croire que c'était lui qui l'avait faite aussi bien qu'écrite ; mais franchement parlant, j'y ai trop reconnu votre style, Monsieur l'abbé, pour ignorer qui l'a faite.

Outre l'occupation que lui donnait le service du prince et celui de sa correspondance avec Madame, qui était très-active, Dubois avait encore des lettres sans nombre à expédier à ses amis. Car tous attachant un grand prix aux nouvelles qu'il écrivait, l'accablaient de leurs missives, et il ne voulait être en reste avec personne.

Les soins constants et le dévouement de l'abbé étaient toujours fort appréciés de M. le duc de Chartres. Ce prince voulut lui en témoigner sa reconnaissance d'une façon plus marquée. Il s'empressa de saisir un des moments où le Roi semblait le plus satisfait de sa conduite, et demanda à Sa Majesté un bénéfice en faveur de son précepteur. Le Roi nomma, le 8 septembre 1693, l'abbé Dubois à l'abbaye de Saint-Just, en Picardie, vacante par la mort de M. Villeroy, archevêque de Lyon. Le père La Chaise écrivit le même jour à M. le duc de Chartres, et, en donnant la nouvelle de cette nomination, il ajoutait : Sa Majesté a été bien aise de satisfaire l'inclination que vous avez d'attacher à votre personne des gens de mérite, de savoir et de vertu.

Tant de devoirs et une application aussi soutenue, réunis aux fatigues de la campagne, finirent par ébranler la santé de l'abbé : revenu à Paris avec le prince, il dut s'occuper de rétablir ses forces.

La campagne de 1694 devait être moins active. Le duc de Chartres partit avec son secrétaire le 31 mai pour Maubeuge, où il séjourna quelque temps, livré à toutes les sollicitations de l'oisiveté et de ses penchants. Il était destiné à subir l'empire des plus détestables faiblesses. Ainsi, à ses autres habitudes déréglées, le prince avait ajouté, depuis son mariage, celle de la table et la fureur du jeu. Il joua gros jeu à Maubeuge, et fit des pertes dont il fut embarrassé. Dubois, profondément affligé de ces nouveaux désordres écrivit à Madame ; mais les conseils de la mère étaient peu écoutés, et ses plaintes n'étaient pas mieux reçues. Le précepteur ne se décourageait pas, et ne voulut jamais désespérer d'un retour. Tout en se plaignant des désordres du prince, il tâchait de calmer l'irritation de Madame, sans lui dissimuler ses craintes.

J'attends, écrivait Dubois à la princesse, le 13 juin 1694, ce temps heureux où on ne sera pas forcé de se plaindre de la jeunesse : Dieu veuille qu'il vienne bientôt, quoique je craigne moins les fougues de cet âge que l'insensibilité et l'inapplication. Ne pourrait-on pas avoir de bons procédés, s'acquitter des premiers devoirs et être sensible à l'estime, au mépris des honnêtes gens, sans rien perdre des droits de la jeunesse ? Il n'y a guère de point de morale dont nous ayons plus besoin d'être persuadé que celui-là, nous le traiterons le plus souvent qu'il nous sera possible...

Par un très-regrettable événement, le prince perdit presqu'au même moment son ancien gouverneur, le marquis d'Arcy, qui était resté attaché à sa personne en qualité de premier gentilhomme de sa chambre. C'était un homme tout droit, de principes sévères, et qui disait tout franc à Son Altesse Royale ce qu'il lui semblait des actions qu'il désapprouvait. Le duc de Chartres avait pour lui beaucoup d'attachement, et, sans le heurter jamais ; le laissait dire. Le marquis d'Arcy mourut des fatigues de la guerre. Ce fut pour Madame une perte douloureuse. Elle écrivit à Dubois sous l'impression de la nouvelle de cette mort :

Hélas, Monsieur l'abbé, j'ai été sensiblement touchée en apprenant la nouvelle de la mort du pauvre marquis d'Arcy, et je ne comprends que trop quelle perte c'est pour mon fils. L'exemple d'un homme vertueux est d'autant plus à souhaiter auprès d'un jeune homme comme mon fils, que c'est marchandise très-rare dans le temps qui court.

M. de Fontaine-Martel, frère du marquis d'Arcy, lui succéda dans sa charge près du duc de Chartres. Dubois rencontra, dans M. de Fontaine-Martel, un homme tout porté à s'unir à lui pour arracher le prince, s'il se pouvait, à ses conseillers habituels et à ses amis.

Il y eut, cette année, peu d'événements en Flandre. L'intérêt de la guerre fut ailleurs. Le prince d'Orange, rebuté par de nombreux échecs, mais enorgueilli des avantages du combat de la Rogue (1692), espéra se rendre la fortune plus favorable en attaquant la France du côté de la nier.

En Espagne, le maréchal de Noailles poussait les opérations avec vigueur, et venait de remporter, au mois de mai, une victoire signalée au passage du Ter, en Catalogne.

En Italie, Catinat conservait la supériorité aux armes françaises.

L'armée du maréchal de Luxembourg employa la saison en marches et contre-marches. Pendant ce temps, le Dauphin tenait à Courtrai une sorte de cour. Les princes et la famille royale étaient près de lui, et donnaient à des divertissements le temps de l'inaction. Cette petite cour fut troublée par un démêlé d'étiquette, futile partout ailleurs qu'à Versailles. Les prérogatives accordées au duc de Chartres inspiraient aux membres de la famille royale un dépit jusque-là assez bien déguisé. La duchesse de Bourbon et la princesse de Conti, qui se croyaient les mêmes droits que Madame la duchesse de Chartres, et qui étaient ses aînées, n'avaient pu se résoudre à lui rendre les honneurs qu'elles lui devaient en vertu des rangs établis. Elles se retranchèrent longtemps derrière une familiarité que l'âge semblait autoriser, et donnaient à leur sœur toutes sortes de noms de tendresse qui n'en étaient pas plus sincères. Ces dames s'étaient affranchies, par ce moyen, de l'obligation de reconnaître un droit de préséance dont elles étaient blessées. Madame de Chartres avait de son rang une opinion trop avantageuse pour se payer de ces trompeuses démonstrations ; elle se plaignit au Roi. Les motifs qui dirigeaient la duchesse de Bourbon et la princesse de Conti n'échappèrent point à Sa Majesté : le Roi ordonna que ces dames appelleraient leur sœur Madame. Cette décision, au lieu de terminer la mésintelligence, ne fit que l'aggraver.

Les mêmes prétentions divisaient à l'armée le duc de Chartres et le duc de Bourbon, qui avait dans son parti le prince de Conti. Leur rivalité dans les armes les tenait opposés au moins autant que leurs droits. Il s'éleva entre eux une querelle causée par un motif des plus frivoles, mais qui ne pouvait manquer de s'envenimer à l'incitation d'un orgueil blessé. Le différend se fût terminé par les armes, si Dubois n'eût prévenu une rencontre en ouvrant les yeux au duc de Chartres. Il rappela les faits qui venaient de se passer à Versailles, fit apercevoir au prince les véritables causes de l'animosité du duc de Bourbon, et lui conseilla de refuser à celui-ci une satisfaction qui eût, à son gré, effacé la distance qu'il regrettait.

Après les preuves éclatantes que le duc de Chartres avait données de sa bravoure, il n'avait pas à s'alarmer sur un point d'honneur étroit. L'affaire n'eut pas de suite, mais les rapports entre les deux princes en furent fort altérés. Un ordre exprès du Roi enjoignit à Leurs Altesses Royales d'oublier des torts mutuels, et de reprendre les choses sur l'ancien pied.

Le duc de Chartres revint de l'armée pour être témoin, quelques jours après, d'un malheur domestique, à propos duquel allaient éclater contre lui des récriminations et des plaintes qui devaient faire dénier à ce prince jusqu'aux affections naturelles au cœur d'un père.

Au commencement de cette année, naquit une princesse d'Orléans, le premier fruit du mariage du duc de Chartres ; elle reçut le nom de Mademoiselle de Valois. Le Roi, se ressouvenant que ce titre avait été porté par les deux fils aînés de Monsieur, son oncle, lesquels moururent fort jeunes, en avait gardé comme une crainte superstitieuse. Il fut opposé au choix de ce nom pour la jeune princesse, et manifesta ses appréhensions, qui semblèrent alors chimériques. Monsieur, Madame et surtout le duc de Chartres n'en tinrent point compte. La jeune princesse mourut le f7 octobre suivant, et le Roi ne manqua pas de faire observer qu'il l'avait prédit. On accusa le due de Chartres de s'être volontairement attiré ce malheur par une forfanterie d'esprit fort, dont il n'y avait pas lieu de lui faire très-justement un reproche en cette circonstance.

La mort du maréchal de Luxembourg fut un autre sujet de contrariété pour le duc de Chartres ; le maréchal mourut le 2 janvier 1695[5]. Élève du grand Condé, il était, de tous les généraux, celui qui rappelait le plus les qualités militaires de son maître. Il avait fait la guerre pendant cinquante ans, et personne ne pouvait se vanter d'avoir assisté à un aussi grand nombre de batailles. Le Roi ne fut pas toujours juste envers lui. Travaillé par Louvois, il eut d'abord un véritable éloignement pour le maréchal ; mais il ne pouvait s'empêcher, en même temps, de reconnaître son mérite et le prix de ses services. Il eut le tort de céder trop facilement à la haine de son ministre, à l'époque de l'affaire des poisons de la Voisin, dont Louvois se servit pour perdre les personnes qu'il n'aimait pas ou qu'il redoutait. Luxembourg, sur des indices légers, fut enveloppé, avec un grand nombre de personnes considérables, dans cette procédure criminelle. Enfermé à la Bastille, il eut à subir une confrontation humiliante, et établit facilement sa justification. La paix de Nimègue venait d'être signée ; le roi put croire alors que l'épée de Luxembourg lui était devenue inutile ; le maréchal fut tenu à l'écart. Mais la guerre ayant éclaté de nouveau, les échecs réitérés du maréchal d' Humières, dans les Pays-Bas, firent regretter à Louis XIV d'avoir partagé l'animosité de Louvois, et l'engagèrent à restituer toute sa confiance au duc de Luxembourg, qui fut nommé commandant de l'armée de Flandre en 1689. Par une exception qui prouve à quel point Louis XIV désirait faire oublier au maréchal une injuste sévérité, il l'affranchit du contrôle du ministre de la Guerre et lui promit de contenir les mauvaises dispositions de Louvois à son égard. Luxembourg conserva le commandement en Flandre jusqu'à sa mort.

Le duc de Chartres avait fait ses premières armes sous ce grand capitaine, et s'était senti attiré vers le maréchal par les parties brillantes et les qualités aimables de son caractère. La perte du duc de Luxembourg lui fut très-sensible. Dubois n'en fut pas moins affligé : il se vit privé du même coup d'un protecteur bienveillant et d'un ami.

Le maréchal de Villeroi[6] obtint la charge de capitaine des gardes du corps, vacante par la mort de Luxembourg, et succéda à celui-ci dans le commandement de l'armée de Flandre. Le maréchal était en faveur près de Madame de Maintenon, qui contribua de son crédit à le faire pourvoir. Ce choix ne pouvait être agréable à la famille d'Orléans, à cause des influences qui l'avaient déterminé. Monsieur désira que son fils passât en Allemagne, où commandait le maréchal de Lorges, surtout pour qu'il ne se trouvât pas avec Villeroi. Le Roi pénétra le motif de son frère, se refusa à cet arrangement, et décida que le duc de Chartres continuerait à servir en Flandre.

Au mois de juin, le prince partit pour Courtrai, accompagné de Dubois, qui lui devenait chaque jour plus nécessaire. Villeroi rehaussa d'abord son bâton de commandement par la prise de Nieuport et de Dixmude. La suite ne répondit pas à ce commencement.

Le duc de Chartres ne prit qu'une faible part à cette campagne. Attaqué, dès le commencement de juin, d'une fièvre pourprée qui le tint longtemps alité, il eut une seule fois l'occasion de se montrer dans une affaire d'escarmouche.

Madame, inquiète de la santé de son fils, demanda au Roi de le dispenser de suivre la campagne jusqu'au bout, d'autant que les opérations touchaient à leur fin. Le duc de Chartres revint à Paris dans les premiers jours de septembre.

Les divertissements reprirent au Palais-Royal. L'éclat de ces fêtes avait fait de la petite cour de Monsieur le centre d'une société évaporée, qui ne trouvait plus à Versailles les distractions et les plaisirs qu'elle recherchait. Le Dauphin lui-même, au grand déplaisir du Roi, visitait fréquemment Monsieur, et soupait très-souvent au Palais-Royal.

Madame la duchesse de Chartres, enorgueillie de l'empressement qu'on apportait auprès de sa personne, se flattait d'humilier les princesses par son éclat, et trouvait à ces fêtes l'attrait du triomphe. Madame seule voyait avec regret des réunions qui rapprochaient de plus en plus son fils d'un monde léger, dont l'exemple ne pouvait que fortifier les défauts et les vices qui l'affligeaient.

Au milieu de ces vaines dissipations, Dubois se sentit pris d'un découragement profond ; l'entraînement  de son maître pour les plaisirs augmentant chaque jour, ne laissait plus de place aux illusions. Un incident lui inspira de nouveau l'idée de se séparer du prince.

On appliqua cette année le système de capitation imaginé par B3ville, intendant du Languedoc. Cette taxe souleva des plaintes très-vives. Elle frappa avec rigueur sur une classe qui avait été jusque-là épargnée par les impositions, la classe des officiers des maisons royales. Le tarif pour la maison de Monsieur parut excessif ; le chancelier et le surintendant de ses finances furent taxés à mille livres ; ses capitaines des gardes, son premier gentilhomme et les secrétaires de ses commandements, à cinq cents livres. Les moyens et bas officiers étaient aussi imposés très-haut.

Il en était de même dans la maison de M. le duc de Chartres ; et ce qui ajoutait au poids de ces charges, c'est que les assignations sur les trésoriers de Leurs Altesses Royales ne se payaient point, ou se payaient mal. Le mécontentement fut extrême.

La plupart des officiers du prince éprouvaient une gêne très-grande. Dubois lui remontra le tort qu'il faisait à sa considération, en n'acquittant pas exactement les gages de sa maison. Le duc de Chartres prit l'avis en mauvaise part. L'abbé, piqué de voir son attachement méconnu, forma sérieusement le projet de s'éloigner et de se rendre dans une de ses abbayes. Mais il ne pouvait se détacher brusquement d'une famille à laquelle il tenait par tant de bienfaits ; le temps qu'il prit pour s'affermir dans sa résolution permit au duc de Chartres de revenir à des sentiments plus justes, et la brouille fut de courte durée.

 

 

 



[1] Louise-Françoise de Bourbon, Mademoiselle de Nantes, fille légitimée du Roi et de Madame de Montespan, mariée à Louis de Bourbon, nommé Monsieur le Duc, petit-fils du grand Condé, et père de celui qui figura sous la Régence. La duchesse était née le 19 septembre 1673.

[2] Marie-Anne de Bourbon, fille légitimée du Roi et de la duchesse de la Vallière, mariée à Louis de Conti, fils aisé d'Armand, premier prince de Conti, et frère du grand Condé. Il n'y eut pas de descendance dans la ligne de Louis de Conti. La princesse de Conti était douairière, son mari étant mort en 1695 ; elle était née le 17 octobre 1666.

[3] Jacques II avait épousé Marie d'Est, sœur du duc de Modène. La reine d'Angleterre, malgré l'avis donné à Louis XIV, n'accoucha qu'un mois après, le 28 juin 1692. Madame la duchesse de Chartres assista à la délivrance ; elle fut marraine et le Pape parrain du prince, qui prit dans la suite le titre de Jacques III et de Chevalier Saint-Georges.

[4] Le Dauphin avait été nommé généralissime en Flandre dans cette même campagne, et, malgré tout ce qu'on en dit, se conduisit fort bravement.

[5] François-Henri, duc de Montmorency, fils du comte de Montmorency- Boutteville, décapité sous Louis XIII pour duel. Il était né en 1627, fut duc et pair en 1662, et maréchal en 1675 ; très-jeune, il s'attacha au prince de Condé, à l'amitié duquel il dut la fortune de sa maison, qui n'était pas riche.

[6] Fils du maréchal gouverneur de Louis XIV, et lui-même gouverneur de Louis XV. Il fut nommé maréchal en 1693. Mort en 1730.