HISTOIRE D'HÉRODE, ROI DES JUIFS

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

 

Aussitôt que la reine Alexandra, veuve d'Alexandre Jannæas, eut rendu l'œuvre de la ruine des Asmonéens, de la dynastie si éminemment nationale des Macchabées. fut conçue par l'homme dont la descendance devait perdre jamais la royauté judaïque.

Pour accomplir cette œuvre, il ne fallait rien de moins qu'une lignée d'ambitieux pervers, et les desseins mystérieux et insondables de la Providence permirent l'accession au trône d'une famille d'usurpateurs iduméens, qui devait compter à peu près autant de criminels que de membres.

C'est la vie du premier d'entre eux qui ceignit le diadème que nous entreprenons de raconter aujourd'hui, sans nous laisser arrêter par le dégoût qu'inspire parfois cette histoire qui se trame trop souvent dans le sang.

Et pourtant l'homme qui a vécu de la vie que nous allons écrire a reçu le surnom de Grand ! Plus tard, quand nous aurifie accompli notre tâche, le lecteur jugera quel est le seul surnom qui revienne de plein droit à cet homme.

Deux fils étaient issus du mariage de Jannæas et d'Alexandra[1]. Hyrcan, l'aîné, était un prince indolent et sans énergie ; Aristobule, le plus jeune, avait au contraire un esprit remuant et plein d'audace, en un mot, prompt à tous les partis qui pouvaient servir son ambition.

Dès avant la mort de sa mère, Aristobule avait ouvertement travaillé a déposséder son frère de la couronne qui lui appartenait, en outre du souverain pontificat qui lui avait été dévolu par les soins et du vivant d'Alexandra. Presque toutes les places fortes de la Judée étaient entre les mains d'Aristobule[2], au moment oui la succession de sa mère fut ouverte, et il disposait d'une année sinon égale en nombre à celle de son frère, du moins bien plus dévouée.

A peine Hyrcan avait-il pris possession du pontificat, que son frère Aristobule lui déclara la guerre. C'était en l'an 3 de la 477e olympiade et sous le consulat de Quintus Hortensius et de Quintus Metellus Creticus, c'est-à-dire en l'an 70 avant l'ère chrétienne[3]. Hyrcan fut poussé bien malgré lui à défendre ses droits, et une bataille fut livrée près de Jéricho. Une grande partie des troupes du souverain légitime passa dès l'abord sous les drapeaux de l'usurpateur ; Hyrcan, épouvanté par une défection qu'il aurait pu prévoir, s'enfuit en toute tee à Jérusalem et courut s'enfermer dans forteresse qui dominait le temple. Cette forteresse, c'était Baris, qui devint plus tard Antonia.

Voici pourquoi Hyrcan choisissait ce lieu de refuge. Au moment où Aristobule s'évadait de la capitale, suivi d'un seul serviteur, afin d'aller s'emparer de toutes les places fortes de la Judée, dont il savait à l'avance que les garnisons étaient prêtes à embrasser son parti, la reine Alexandra, à l'instigation des Pharisiens, avait fait arrêter immédiatement la femme et les enfants du prince fugitif, et les avait incarcérés dans Baris[4]. C'étaient donc de précieux otages que Hyrcan voulait avoir sous la main.

L'enceinte sacrée du Hiéron était occupée par un certain nombre d'adhérents d'Aristobule, désireux de délivrer les prisonniers ; mais Hyrcan n'eut pas grand'peine à les déloger de là, et une fois maître de la personne de sa belle-sœur et de ses neveux, il ne pensa plus qu'à capituler avec son frère. Il était trop amoureux de son repos pour ne pas ouvrir des négociations qui pussent lui donner ce repos auquel il tenait par-dessus tout ; dans de semblables conditions, un traité devait être bientôt conclu. Hyrcan céda sans regret la couronne à Aristobule, à la seule condition qu'il lui serait permis de vivre à sa guise, c'est-à-dire dans ; l'oisiveté la plus complète, et de jouir tranquillement de sa fortune.

Le traité fut ratifié dans l'enceinte du temple ; les deux frères se donnèrent la main, après s'être liés par serment, et s'embrassèrent à la vue du peuple assemblé ; puis ils se séparèrent. Hyrcan, débarrassé du fardeau de l'autorité suprême, alla habiter en simple particulier la demeure de son frère Aristobule, et celui-ci courut immédiatement occuper le palais[5].

Tout semblait donc terminé au gré des désirs les plus chers des deux frères ; mais un intrigant de bas étage en avait décidé autrement.

Hyrcan avait pour ami, ou tout au moins pour confident, un Iduméen[6] nommé Antipater, homme riche, entreprenant et ambitieux. Les hommes de cette espère réussissent toujours à s'attacher à la fortune des princes sans caractère, dans lesquels ils ne voient que des instruments de leur propre fortune. Aussi Antipater témoignait-il à Hyrcan une affection qui n'avait d'égale que la haine qu'il portait d'instinct et depuis longtemps à Aristobule[7]. Celui-ci en effet était pour Antipater un obstacle qu'il fallait écarter à tout prix, sous peine de se briser quelque jour contre lui.

Quelle était l'origine de cet Antipater ? Nicolas de Damas, dont, par malheur, les écrits ne sont pas parvenus jusqu'à nous ; Nicolas de Damas, qui plus tard devint l'ami et l'historiographe peu désintéressé d'Hérode, racontait sans hésiter qu'Antipater descendait d'une des plus illustres familles juives qui rentrèrent en Palestine après la captivité de Babylone. Mais Josèphe, qui savait apparemment à quoi s'en tenir sur la véracité de Nicolas, dont il avait le livre entre les mains, n'hésite pas non plus à déclarer que cette assertion pouvait avoir été mise en avant par pure flatterie pour Hérode, lorsque celui-ci se fut insolemment assis sur le trône des Maccabées[8]. Pourquoi Josèphe s'arrête-t-il en si bon chemin, et ne nous dévoile-t-il pas la vérité tout entière ? C'est qu'apparemment il ne voulait pas déplaire à ses maîtres les Romains, dont la fortune inouïe d'Hérode était l'ouvrage. Quoi qu'il en soit, nous avons, il n'y a qu'un instant. qualifié Antipater d'intrigant de bas étage, et nous ne nous sentons guère disposé à modifier ce jugement, en face de l'allégation de Nicolas de Damas, commentée si timidement par Josèphe.

D'ailleurs, il 8t bon de constater ici l'origine qu'Eusèbe, d'après Africain, assigne à Hérode. On verra qu'elle diffère du tout au tout de celle que Josèphe a copiée dans Nicolas de Damas, avec une défiance qui perce à travers les phrases tant soit peu ambiguës dont il se sert.

Eusèbe parle deux fois des ancêtres d'Hérode. et peu près dans les meules ternies, aux chapitres VI et VII du premier livre de son Histoire ecclésiastique. Voici comment il s'exprime :

Hérode était de race étrangère..... et comme le dit Josèphe, Iduméen par son père, Arabe par sa mère. Suivant le témoignage d'Africain, qui est un écrivain instruit et de mérite, des gens dignes de foi racontent, touchant Antipater, qu'il était fils d'un certain Hérode Ascalonite, hiérodule du temple d'Apollon. Cet Antipater, ayant été enlevé dans son enfance par des bandits iduméens, resta parmi eux, parce que son père était trop pauvre pour payer sa rançon. Il prit leurs mœurs et parvint dans la suite il gagner l'amitié du grand prêtre des Juifs Hyrcan. Il eut pour fils Hérode. qui vécut du temps de notre Sauveur. (Chap. VI.)

Les parents de notre Sauveur, soit pour faire parade de la noblesse de leur origine, soit simplement pour établir un fait, nous ont appris avec véracité que des bandits iduméens, ayant fait irruption dans Ascalon, cité de Palestine, enlevèrent d'un temple d'Apollon, situé près des murailles de la ville, Antipater, fils d'un hiérodule nommé Hérode, qu'ils emmenèrent en captivité, en emportant leur butin sacré. Comme l'hiérodule ne pouvait payer la rançon de son fils, Antipater fut élevé selon les mœurs et coutumes des Iduméens, et gagna plus tard l'amitié du souverain pontife des Juifs. Il fut envoyé en ambassade par Hyrcan à Pompée, etc., etc. (Chap. VII.)

Et plus bas :

Ces faits se trouvent également relatés dans l'histoire judaïque et dans celle des gentils. Au reste, comme, jusqu'à cette époque, les archives publiques recevaient en dépôt, des généalogies officielles des familles hébraïques, aussi bien que celles des familles qui rapportaient leur origine à des prosélytes, c'est-à-dire à des étrangers comme par exemple Achior l'Ammonite et Ruth la Moabite, ou enfin à ceux qui, partis d'Égypte avec les Israélites, s'étaient mêlés avec eut par des mariages ; Hérode, sachant qu'il n'avait rien de commun avec ces anciennes familles israélites, et poussé par la conscience de son origine dénuée de toute noblesse, prit le parti de faire brûler toutes ces vieilles généalogies[9], pensant qu'il pourrait plus aisément ainsi se faire passer pour noble, quand il n'y aurait plus personne qui, à l'aide des documents publics, pût établir qu'il ne descendait, ni des patriarches, ni des prosélytes, ni enfin de ces anciens mariages entre étrangers et Hébreux. Cependant quelques hommes curieux des antiquités, soit parce qu'ils possédaient des généalogies privées, soit parce qu'ils avaient conservé de mémoire les noms de leurs ancêtres, soit enfin parce qu'ils avaient entre les mains des copies prises dans les archives de l'État, se glorifiaient d'avoir gardé la preuve de leur noblesse. Au nombre de ceux-là se trouvaient ceux dont nous avons parlé plus haut, et que l'on désignait sous le nom de Dominicaux, à cause des liens de parenté qui existaient entre eux et notre Sauveur. Ces personnages, partis de Nazareth et de Kaoukab, bourgs de la Judée, une fois dispersés dans divers pays, publièrent le plus fidèlement qu'ils purent la généalogie dont il est question, et qu'ils avaient tirée de chroniques authentiques. (Chap. VII.)

Il y a loin, on le voit, de l'opinion d'Africain et d'Eusèbe, à celle de Nicolas de Damas. Je sais bien qu'on pourra accuser des écrivains chrétiens d'avoir imaginé et répandu nue fable, en haine du nom d'Hérode ; mais sera-ce bien légitime ? Et s'il est vrai grillera& a condamné au feu toutes les généalogies officielles déposées dans les archives publiques, quel autre mobile a pu le pousser, que le désir de dissimuler à tout prix l'humilité de son origine ? Pour notre part, nous n'hésitons 'pas à préférer la version d'Africain et d'Eusèbe à celle de Nicolas de Damas. si timidement enregistrée par Josèphe, qui à coup sûr savait à quoi s'en tenir sur œ point.

Antipater avait d'abord porté à nom d'Antipas, comme son père. Celui-ci, qui avait été nommé chef militaire de toute l'Idumée par Alexandre Jannæas, et maintenu dans ce poste important par la reine Alexandra, s'était concilié par ses largesses répétées la bienveillance des Arabes et celle des populations de Gaza et d'Ascalon. On le voit, les projets qui ne furent menés à bonne lin que par Hérode. dataient de loin dans la famille de cet usurpateur, puisque son grand-père en avait déjà préparé l'exécution.

Antipater redoutait naturellement l'autorité d'Aristobule ; sa haine contre ce prince pouvait lui porter malheur ; aussi se mit-il immédiatement à conspirer contre lui. S'abouchant dans des conciliabules secrets avec les principaux personnages de la nation, Antipater ne cessait de les aigrir contre le roi, qui avait volé, disait-il une couronne appartenant légitimement à son frère aîné. Ce n'était pas aux grands seuls qu'Antipater adressait ses excitations, et Hyrcan lui-même recevait sans trêve les objurgations de son soi-disant ami. Sa vie était en danger, lui disait chaque jour Antipater, et il ne pouvait la sauver qu'il la condition de prévenir, par l'assassinat d'Aristobule, le sort qui lui était réservé. Il lui affirmait que les anus d'Aristobule ne laissaient pas de repos à ce prince, et lui répétaient à chaque instant que la couronne ne serait solidement posée sur sa tête que lorsqu'il serait débarrassé de son frère.

Hyrcan n'ajouta d'abord aucune foi à ces révélations, parce qu'il avait le cœur honnête, et, que la calomnie avait peu de prise sur lui. Il résulta bientôt de l'antipathie de ce pauvre prince pour les affaires, et de la constante douceur de son caractère, qu'il perdit tout prestige aux yeux de ses compatriotes : Il est dégénéré, disaient-ils, ce n'est pas un homme ! Voilà le jugement qu'on ne tarda pas à porter sur son compte, tandis que l'énergie d'Aristobule lui conciliait sinon l'affection, du moins l'estime et le respect de tous.

Antipater n'était pas homme à perdre courage ; la calomnie, il le savait, finit par faire ce que fait la goutte d'eau qui perce un rocher. Il ne laissa donc plus passer un jour sans apporter à Hyrcan des preuves, fabriquées par lui-même, des desseins criminels d'Aristobule, et il finit par inspirer au malheureux prince une telle terreur, qu'il n'eut plus aucune peine pour le persuader à fuir devant les dangers imaginaires qui le menaçaient, et à aller chercher un refuge auprès d'Aretas, roi des Arabes. Antipater, qui avait pris l'engagement de ne pas quitter son maître, fut immédiatement dépêché vers Aretas, pour lui demander de la pari de Hyrcan sa parole royale de ne pas le livrer à ses ennemis, s'il venait eu suppliant à sa cour[10]. Dès que cette parole fut obtenue, Antipater revint à Jérusalem  auprès de Hyrcan ; lorsqu'ils eurent attendu qu'un peu de temps se fût écoulé, une belle nuit tous les deux partirent en secret, et Hyrcan se laissa conduire à Petra, résidence d'Aretas.

Une fois libre d'agir ouvertement, Antipater ne cessa plus de presser le roi des Arabes de ramener Hyrcan en Judée. pour le rétablir sur son trône, et connue ses instances étaient constamment accompagnées de magnifiques présents, il finit par amener Aretas à se jeter dans cette aventure. Hyrcan, qui, de son côté, en était venu il prendre au sérieux les projets qu'il avait si longuement repoussés et à se sentir au cœur quelque velléité de remonter sur le trône, Hyrcan s'engagea, s'il recouvrait sa couronne pal' le fait des Arabes, à leur restituer tout le pays qu'Alexandre son père leur avait enlevé, avec les douze villes qu'il contenait, c'est-à-dire Medaba, Naballa, Livias, Tharabasa, Agalla, Athona, Zoara, Oronæ, Marissa, Rydda, Lousa et Oryba[11].

Toutes ces villes devaient apparemment confiner aux États d'Aretas et se trouver par conséquent sers les limites méridionales du royaume d'Alexandre, à l'est comme à l'ouest de la mer Morte.

Les promesses de Hyrcan firent cesser les hésitations du roi des Arabes, qui se mit en campagne à la tête d'une armée de cinquante mille cavaliers, suivie d'un corps d'infanterie[12].

Aristobule ne pouvait se laisser détrôner sans tenter le sort des armes ; il lui fut fatal. Battu par les Arabes, il vit une grande partie de ses troupes passer immédiatement dans les rangs des vainqueurs. Ainsi abandonné, il s'enfuit à Jérusalem[13], ayant l'armée d'Aretas sur les talons. Aristobule s'était réfugié dans le Hiéron, dans cette enceinte sacrée qui par sa force naturelle semblait destinée à jouer perpétuellement le rôle de citadelle ; le siège en fut immédiatement commencé, avec l'aide de la population de la capitale qui s'était déclarée pour Hyrcan, tandis que le corps sacerdotal seul restait fidèle à Aristobule.

Pendant que l'on se battait ainsi autour de la maison de Dieu, la fête des Azymes arriva, fête que les hébreux nomment la Pâque. Les principaux personnages de la nation, indignés du triste spectacle qu'ils avaient sous les yeux, préférèrent l'exil au contact des profanateurs armés par la haine des deux frères, et ils profitèrent de la célébration de la solennité pour se réfugier en Égypte.

Il y avait à Jérusalem un homme pieux et juste nommé Onias, dont les prières passaient aux yeux du peuple pour avoir fait cesser autrefois une sécheresse qui désolait la Judée[14]. Onias, voyant la guerre civile augmenter et se perpétuer, ne voulut pas cependant quitter la terre natale, et prit le parti de se cacher. Il ne sut si bien le faire que les partisans de Hyrcan ne réussissent à se saisir de sa personne. Amené de force dans le camp des juifs, il lui fut enjoint de faire un miracle, et comme il avait jadis obtenu de Dieu la pluie en temps de sécheresse, de lui demander cette fois la perte d'Aristobule et de ses adhérents. Il refusa avec fermeté, et on le conduisit malgré ses supplications au milieu du peuple assemblé. Et il s'exprima ainsi : Ô Dieu souverain de toutes choses, c'est ton peuple qui m'entoure ; ce sont tes prêtres qui sont assiégés : écoute ma prière et n'exauce les vœux ni des uns ni des autres. — Onias avait à peine achevé ces mots qu'il fut tué à coups de pierres par ceux qui étaient les plus proches[15].

Ce meurtre odieux ne devait pas rester impuni. Pendant qu'Aristobule avec tout le corps sacerdotal était assiégé dans le Hiéron, la nique arriva, ainsi que nous l'avons dit tout à l'heure. Il était d'usage de célébrer cette solennité par l'immolation de nombreuses victimes. Aristobule et ses partisans, manquant d'animaux à sacrifier, supplièrent leurs compatriotes de leur en fournir, au prix qu'ils voudraient fixer. Ceux-ci répondirent que, s'ils voulaient obtenir d'eux des victimes, ils les leur paieraient mille drachmes par tête.

Aristobule et les prêtres, ayant accepté le marché, leur envoyèrent du haut des murailles la somme convenue ; mais lorsqu'elle fut entre les mains des assiégeants, ceux-ci violèrent la parole donnée, et commirent l'impiété de refuser à leurs adversaires ce qui leur était indispensable pour exécuter les prescriptions de leur foi religieuse[16]. Les prêtres supplièrent le Tout-Puissant de venger le méfait de leurs concitoyens. Leur prière fut exaucée : une tempête horrible s'éleva, qui perdit tous les biens de la terre, de telle sorte que la mesure de froment atteignit le prix exorbitant de onze drachmes[17].

A cette époque, Pompée était en Arménie, tout occupé de mener à fin la guerre contre Tigrane. A la nouvelle des événements accomplis dans