HISTOIRE DE LOUVOIS

TOME SECOND

 

CHAPITRE DOUZIÈME.

 

 

Effectif de l'armée au 1er janvier 1678. — Violences dans les enrôlements. — Négligence des officiers. — Préparatifs pour le siège de Gand. — Instruction pour le maréchal d'Humières. — Départ du roi et de la cour. — Attitude de l'Angleterre. — Départ de Louvois. — Louis XIV à Metz. — Retour précipité en Flandre. — Investissement simultané de Luxembourg, Namur, Mons et Ypres. — Investissement et capitulation de Gand. — Siège et prise d'Ypres. — Retour de Louis XIV à Saint-Germain. — Effet de la prise de Gand et d'Ypres en Angleterre et en Hollande. — Propositions du roi. — Surprise de Leeuw. — Le maréchal de Navailles en Catalogne. — Siège et prise de Puycerda. — Louis XIV reparaît en Flandre. — Arrivée d'un ambassadeur hollandais. — Dégradation des places qui doivent être rendues aux Espagnols. — Graves difficultés au sujet de la Suède. — Alliance offensive entre l'Angleterre et les Provinces-Unies. — Blocus de Mons. — Signature de la paix entre la Hollande et la France. — Le maréchal de Luxembourg attaqué par le prince d'Orange. — Bataille de Saint-Denis. — Le maréchal de Luxembourg et les nouvellistes de Paris. — Chicanes des Espagnols. — Signature de la paix entre la France et l'Espagne. — Guerre d'Allemagne. — Belles manœuvres du maréchal de Créqui. — Combat de Rheinfeld. — Marche sur Offenbourg. — Combat d'Ortenberg. — Prise de Kehl, du pont de Strasbourg et des forts. — Retraite du duc de Lorraine. — Signature de la paix entre le roi de France, l'Empereur et l'Empire. — Protestation du duc de Lorraine. — Résistance de l'Électeur de Brandebourg. — Combat de Minden. — Signature de la paix entre l'Électeur de Brandebourg, la France et la Suède. — Rétablissement de la paix générale. — Humiliation de Charles II. — Observations sur la guerre dite de Hollande. — Les flatteurs de Louis XIV et de Louvois. — Mariage de mademoiselle de Louvois. — Disgrâce du maréchal de Luxembourg. — Affaire des poisons. — Humilité du maréchal de Luxembourg. — Disgrâce de M. de Pomponne. — Colbert de Croissy. — Prépondérance de Louvois.

 

Au 1er janvier 1678, Louis XIV avait sous les armes 279.610 hommes, ainsi répartis : infanterie, 219.250 ; maison du roi et gendarmerie, 3.420 ; cavalerie légère, 47.100 ; dragons, 9.840. Sur ce nombre, 100.000 hommes d'infanterie et 16.370 hommes de cavalerie étaient destinés aux garnisons ; il restait donc, pour le service en campagne, 119.250 fantassins et 43.990 cavaliers[1]. C'était avec ces forces redoutables, les plus nombreuses qu'il eût encore eues à sa disposition, que Louis XIV se préparait à recommencer pour la septième fois la lutte engagée depuis 1672. Quel sujet d'étonnement pour l'Europe et quelle matière à réflexion pour ses hommes d'État ! Au lieu d'épuiser les ressources de la France, la guerre semblait les accroître ; après chaque campagne, elle reparaissait plus forte sur les champs de bataille. Telle était l'apparence, telle n'était pas au fond la réalité. La France avait besoin de la paix ; les efforts gigantesques et, pour ainsi dire, contre nature, auxquels elle se condamnait pour imposer à la coalition, ne pouvaient être longtemps soutenus sans tarir les sources mêmes de la vie nationale. Il en est de la richesse en hommes comme de la richesse en finances ; c'est un dangereux procédé que de faire brèche au capital.

Tous ces soldats étaient supposés s'être enrôlés volontairement ; pour combien d'entre eux la supposition s'accordait-elle avec la vérité ? Au mois de janvier 1677, Louvois écrivait au lieutenant de police, M. de La Reynie : L'intention du roi n'est pas de tolérer les friponneries qui se font dans Paris pour les levées, et Sa Majesté trouve bon que tous ceux qui sont présentement dans les prisons et qui seront pris à l'avenir pour ce fait-là, soient punis suivant la rigueur des ordonnances contre de pareils crimes[2]. Au mois de décembre de la même année, Louvois écrivait à l'intendant d'Oppède[3] : C'est une fort méchante excuse à un soldat, pour appuyer sa désertion, que de dire qu'il a été pris par force ; et, si l'on vouloit admettre des raisons de cette qualité, il ne resteroit pas un seul soldat dans les troupes du roi, puisqu'il n'y en a presque pas un qui ne croie avoir quelque bonne raison pour réclamer contre son enrôlement. Les officiers qui s'abaissaient à ces friponneries, disons mieux avec Louvois lui-même, à ces crimes, ne devaient pas être très-scrupuleux ni très-larges pour l'entretien de ces misérables enlevés de vive force ou par surprise. Il est vrai que leur négligence était sévèrement châtiée par le ministre ; mais, quelque active et bien informée que fût sa vigilance, l'œil du maitre ne pouvait tout voir ; il lui échappait encore bien des abus, sinon dans le grand jour de la vie en campagne, au moins dans l'ombre difficile à éclairer des garnisons.

On a vu qu'après la prise de Saint-Ghislain, le baron de Quincy avait été nommé par Louvois pour commander pendant l'hiver la cavalerie des places sur la frontière du Hainaut ; on sait aussi quel était ce personnage, soupçonneux, insociable, irrité, rigoureux, voyant partout le mal où il était, quelquefois où il n'était pas, et l'exagérant toujours, de sorte que ses opinions ne pouvaient jamais être accueillies ni comme absolument fausses, ni comme absolument vraies. Voici le rapport qu'il adressait à Louvois, le 1er janvier 1678, quelques jours à peine après avoir commencé son service[4] : Les commandants trouvent dans les troupes du roi deux puissants ennemis à combattre, particulièrement dans la cavalerie, qui sont la paresse ou plutôt la délicatesse, et surtout l'intérêt du capitaine ; car, pour ne point perdre un cheval de leur compagnie, ils laisseront perdre, une occasion considérable. L'on fait une volerie exécrable de l'argent du roi partout ; l'on le joue en tous lieux en poignées de pistoles, et sa cavalerie demeure à pied et toute nue ; c'est une pitié de la voir autant délabrée qu'elle l'est. Je soutiendrai devant toute la France que tout ce que j'en ai vu à Saint-Guillain ne peut pas être qualifié du nom de cavaliers, mais bien de misérables gueux, sans armes, sans bottes et sans habits, montés sur des chevaux entièrement ruinés, et des compagnies les plus fortes de vingt hommes. Les commissaires qui mandent le contraire à Votre Excellence ne sont pas serviteurs du roi, mais voleurs de son patrimoine et même de son honneur. C'est une infection de domestiques montés sur des chevaux de leurs maîtres, qui forment un quart de compagnie. L'irritation du baron de Quincy était évidemment sincère, et sans doute sur quelques points fondée ; mais n'était-elle pas excessive ? Elle l'était certainement en ce qui concernait Saint-Ghislain, où commandait mi homme qui n'aurait point toléré de semblables abus, et dont Louvois disait publiquement qu'il ne connaissait pas un officier plus exact ni plus appliqué que M. de Catinat. Il n'est pas impossible que cette louange même ait aigri l'humeur d'un misanthrope toujours porté à contredire, et qu'elle ait provoqué le rapport qu'on vient de lire comme une réponse désobligeante pour le ministre et pour son favori. Quoi qu'il en soit, Catinat n'en souffrit guère, car il fut, quelques jours après, confidentiellement averti par Louvois de se tenir prêt à servir comme major général dans l'armée qui allait se rassembler en Flandre, sous le commandement provisoire du maréchal d'Humières.

Louvois voulait, par un coup d'éclat, prouver à l'Angleterre et à la Hollande que le meilleur parti à prendre pour elles-mêmes et à conseiller aux Espagnols, afin de sauver ce qui restait des Pays-Bas à l'Espagne, c'était d'abandonner au roi, par une paix promptement conclue, la plus grande partie de ses conquêtes, plutôt que de lui donner, en continuant la guerre, l'occasion d'en faire de nouvelles et de plus considérables. Conquérir la paix en avançant, et non l'acheter en reculant, telle était la politique, renouvelée de l'ancienne Rome, que Louvois montrait à Louis XIV comme la plus expéditive, la plus efficace et la plus glorieuse. La place qu'il avait marquée à prendre, c'était la capitale même, la tête et le cœur de la Flandre, Gand. A lui doit revenir le principal honneur et de la conception, et de la direction, et de la complète exécution de ce grand dessein. Le siège de Saint-Ghislain en avait été le prélude et l'essai ; il avait parfaitement réussi. Les moins avisés comme les plus habiles se disaient que la prise de Saint-Ghislain, soudaine, en plein hiver, ne s'expliquait pas, si elle n'était en quelque façon la première opération d'un plus grand siège, et que Saint-Ghislain n'étant, à proprement parler, qu'un ouvrage avancé par rapport à Mons, c'était Mons qui allait être assiégé. Telle était l'opinion unanime, et Louvois s'en félicitait ; car il faisait tout pour la justifier ; les instructions de Catinat et du baron de Quincy avaient pour principal objet le blocus de Mons.

Cependant le siège de Saint-Ghislain avait montré une fois de plus à Louvois que le premier élément-du succès dans de pareilles entreprises, c'était le secret, et que le plus grand obstacle au secret, c'était beaucoup moins les mouvements des troupes que les préparatifs pour les faire vivre. Il y avait là, pour un ennemi clairvoyant, toute une série d'indices révélateurs qu'il fallait absolument supprimer. Dès le 7 décembre 1677, Louvois écrivait à Saint-Pouenges[5] : Vous avez vu la peine où l'on a été pour pouvoir fournir du pain aux troupes qui devoient investir Saint-Ghislain, sans que la cuisson de ce pain donnât connaissance du dessein que l'on avait ; et comme le roi est bien aise de prévenir cet inconvénient pour la première entreprise qu'il voudra faire l'année prochaine, je vous prie d'examiner avec [le munitionnaire] Bertier ce que l'on pourroit faire de mieux pour cela. Il ne me vient point d'autre expédient dans l'esprit que de faire biscuiter le pain assez pour qu'il se puisse garder une couple de mois, d'en faire faire le travail dans la citadelle de Tournai et de Lille, de le mettre dans des tonneaux ou dans des caisses, lesquelles on chargeroit sur les rivières cinq ou six jours devant que l'on en eût besoin, sans que personne de la ville eût connoissance de ce qui seroit dedans. Il faudroit écrire dessus que ce sont des souliers, ou des sacs à terre, ou telle autre chose que vous estimeriez à propos. Quatre-vingt ou cent mille rations suffiroient, ce me semble. Des apprêts mystérieux du côté de Gand ; du côté de Mons et au delà, des apprêts publics : à Saint-Ghislain, Louvois faisait construire vingt fours, autant à Condé ; dans l'une et dans l'autre de ces places, à Charleville, à Metz, s'accumulaient des farines et des munitions de guerre, des boulets, des bombes, des pièces de gros calibre[6].

Les années précédentes, les troupes ne s'étaient mises en mouvement qu'à la veille de l'action, afin d'attirer le plus tard possible l'attention des Hollandais, renfermés dans leurs quartiers d'hiver ; cette année, au contraire, le prince d'Orange ayant laissé la plus grande partie de son armée dans les Pays-Bas espagnols, les troupes françaises s'ébranlèrent de bonne heure, afin d'alarmer et de fatiguer l'ennemi[7]. Le maréchal d'Humières eut pour première instruction de faire, tous les dix ou quinze jours, quelque mouvement du côté de Mons, de Halle ou de Bruxelles ; tous les intendants de la frontière eurent ordre de rassembler deux ou trois fois quinze mille pionniers et dix-sept cents chariots[8]. Un homme plus clairvoyant que M. de Villa-Hermosa et moins saisi de terreur, disait Louvois, ne donneroit pas dans des panneaux de cette nature ; mais, en l'état où sont les choses, les moindres apparences le persuaderont de tout ce que l'on désirera.

Le secret du siège de Gand fut resserré d'abord entre trois personnes, Louis XIV, Louvois et l'intendant de Flandre, Le Peletier, dont le concours était de bonne heure indispensable ; le maréchal d'Humières n'y eut part qu'au commencement du mois de février. Lev, Louvois lui adresse une longue dépêche, un chef-d'œuvre, le scenario détaillé d'une action simple au fond, multiple dans la forme, dont le théâtre s'étend de Brisach à la mer ; et sur cette vaste scène, Louvois indique à l'avance, jour par jour en quelque sorte pendant trois semaines, les mouvements de cent mille personnages, à commencer par le roi, qui consent à y jouer son rôle, non dans les splendeurs du dénouement, mais dans l'agitation fatigante de la péripétie. Après le roi, les princes et les maréchaux ; mieux encore ! la reine elle-même, et madame de Montespan, et les dames du palais et les courtisans ; car tous doivent paraître, depuis les premiers acteurs jusqu'aux simples comparses qui n'ont d'autre mission que de faire foule et d'animer la scène. Le 7 février, Louis XIV part de Saint-Germain avec la reine et la cour. Où va-t-il ? En Lorraine première surprise. Louvois, le directeur de cette troupe illustre, demeure quelques jours encore à Paris, en apparence pour assister sa belle-mère dans les difficultés d'une succession litigieuse ; en réalité, pour être plus rapproché du centre de l'action, et pour surveiller l'attitude d'un comédien jaloux et inconstant, le roi d'Angleterre, qui passe d'un rôle à un autre et n'en joue bien aucun, mais dont la brusque entrée sur le théâtre pourrait déranger les combinaisons et compromettre le succès du drame[9].

Rien ne peut être plus utile, au service du roi, mandait Louvois à Barillon, le 15 février[10], que d'empêcher que le Parlement d'Angleterre ne s'accorde avec le roi de la Grande-Bretagne pour faire la guerre à la France ; et quand l'on ne pot toit pas l'empêcher tout à fait, ce seroit toujours un grand bien d'en différer la résolution douze ou quinze jours, et de mettre par là le roi d'Angleterre hors d'état d'envoyer un secours aux Espagnols qui puisse rendre plus difficiles les entreprises que le roi projette dans le mois prochain. Cela est d'une telle conséquence que non-seulement l'argent que le roi a laissé à votre disposition, mais encore tout celui qui sera nécessaire pour y parvenir, ne doit point être épargné. Le 10 janvier, un traité d'alliance avait été signé à La Haye, entre l'Angleterre et les Provinces-Unies, pour le rétablissement de la paix générale. Le 7 février, Charles II avait ouvert le Parlement par une harangue belliqueuse, et demandé des subsides pour armer immédiatement quatre-vingt-dix vaisseaux et trente ou quarante mille hommes. Les Anglais avaient une grande colère contre la France, mais une plus grande méfiance encore de leur propre souverain ; ils répugnaient à lui donner leur argent, même pour faire la guerre à la France. Après une vive discussion, la Chambre des communes, sur la proposition d'un vieux parlementaire du temps de Cromwell, fit une adresse au roi pour le prier de ne traiter avec la France qu'après l'avoir réduite aux conditions de la paix des Pyrénées, et de rompre, en attendant, tout commerce avec elle. Cette adresse était si violente et tellement au delà d'une politique raisonnable, que Charles II, rencontrant Barillon, ne put s'empêcher de lui dire : Je crois qu'ils ont perdu l'esprit et que vous leur avez donné de l'argent pour proposer une chose si extravagante[11]. Le roi d'Angleterre se plaignit hautement en effet que la Chambre des communes voulût porter atteinte à sa prérogative, en lui prescrivant une certaine conduite ; et comme il craignait de n'avoir pas de subsides de son Parlement ou de n'en avoir que d'insuffisants et à des conditions onéreuses, il rechercha l'ambassadeur de France, lui affirma que, quoi qn'il parût au dehors, il n'avait pas dessein de faire la guerre, et finit par lui dire qu'il serait perdu dans son pays après la paix, si te roi de France ne l'assistoit d'une somme de six millions une fois payée. En attendant, quoique la Chambre des communes se fût décidée, contre l'avis d'une minorité nombreuse, à lui donner les moyens de faire les armements qu'il demandait, il promit formellement à Barillon qu'il ne se laisserait arracher aucune déclaration de guerre avant le 10 mars[12]. C'était tout ce que souhaitait Louvois. Il avait quitté Paris le 16 février, et fait route à travers la Champagne comme pour rejoindre le roi ; mais il n'alla pas plus loin que Bar-le-Duc.

Pendant ce temps-là, Louis XIV poursuivait péniblement son voyage par des chemins effondrés, au grand déplaisir des darnes et des courtisans, pour qui s'ajoutait aux ennuis des carrosses embourbés, des mauvais repas, des méchants gîtes, aux indispositions, aux malaises, l'irritation croissante d'une curiosité non satisfaite. Où allait-on ? Le soir, le roi lisait ses dépêches chez madame de Montespan ; on observait, on prêtait l'oreille ; il ne disait rien et ne laissait rien deviner[13]. Après quinze jours, le 22 février, on arrivait à Metz ; on y trouvait enfin de grandes nouvelles, un grand spectacle militaire. Partout, de la Meuse au Rhin, les troupes étaient en mouvement ; sur le Rhin, le maréchal de Créqui formait ses colonnes à Fribourg et. à Brisach ; à Metz., le roi passait en revue et faisait marcher vers le nord des troupes nombreuses d'infanterie et de cavalerie. Le 25, ces corps arrivaient en vue de Luxembourg ; le 26, le comte de Calvo sortait de Maëstricht avec six pièces de canon, un équipage de pont, quatre mille hommes de pied et quinze cents chevaux ; neuf autres escadrons accouraient de Dinant pour se joindre à lui. Mais déjà Louis XIV n'était plus à Metz ; on le cherchait au nord-est : c'était au nord-ouest qu'il marchait. Arrivé à Stenay, le 27, il dédoubla sa suite ; la reine, les dames, les gens de cour, dans leurs carrosses, devaient gagner Lille à petites journées pal Cambrai et Arras ; le roi et les militaires, à cheval, prenaient une autre route ; le 28, ils firent quatorze lieues tout d'une traite. Le 2 mars, ils étaient à Saint-Amand, au delà de Valenciennes : Sa Majesté est extrêmement fatiguée, mandait Saint-Pouenges ; elle a avoué, en arrivant ici, qu'elle n'a de sa vie tant souffert. Mais Gand était investi depuis la veille ; ni le roi ni les officiers ne songeaient plus à la peine qu'ils avaient eue d'aller jusqu'à Metz pour revenir en Flandre.

Tout marchait d'ensemble. Le 27 et le 28 février, des courriers étaient arrivés coup sur coup à Bruxelles : Luxembourg investi ! Ypres, Mons, Namur investis ! Auquel entendre ? auquel croire ? Tous avaient raison : de Halle, au sud de Bruxelles, on entendait distinctement le canon de Namur et de Mons. Quelques escadrons de cavalerie française, déployés en rideau, attiraient sur leurs lignes sans profondeur le feu des places ; derrière eux passaient rapidement les troupes qui de tous les points de la frontière marchaient à Gand ; quand elles avaient défilé jusqu'au dernier homme, ils se repliaient et disparaissaient à leur tour. Chaque soldat emportait du pain ou du biscuit, et chaque cavalier, en outre, de l'avoine pour cinq jours.

Louvois présidait lui-même à ce mouvement admirable ; il s'était porté le 28 février, au point de concentration, à Oudenarde. Le même jour, le gouverneur de Gand envoyait sa cavalerie au secours d'Ypres ; il lui restait cinq cents hommes pour toute défense ; mais il se croyait si peu menacé ! Louvois écrivait d'Oudenarde, le 1er mars, au chancelier Le Tellier[14] : Dans tout le pays, tout le monde a été si fort persuadé du siège de Namur et de celui de Mons, que l'on n'a eu aucune attention pour ce côté-ci. J'arrivai hier à neuf heures du matin à Tournai, et entendis pendant tout le chemin le canon de Mons qui tiroit sur les troupes qui l'investissoient. J'arrivai à la nuit fermante en ce lieu, où je trouvai les troupes qui sortoient pour l'investiture de Gand, sans que qui que ce soit au monde se doutât de rien. Par un billet que je viens de recevoir, daté d'hier à deux heures, il paroit que la cavalerie de Gand montait à cheval pour aller au secours d'Ypres, et qu'il n'y a que cinq cents hommes de pied en garnison dans la ville et dans le château. Il y aura aujourd'hui douze mille chevaux autour de la place, demain, quarante-huit bataillons ; les dix-neuf restants y arriveront après-demain avant midi. Il y aura ce soir au camp sept mille pionniers, et, s'il n'entre point de secours dans la place la nuit prochaine, vous pouvez compter Gand au roi entre-ci et samedi prochain. J'ai trouvé celte ville-ci bien fournie de fourrages ; mais le sieur Berthelot, qui ne croyoit pas que l'on pût attaquer Gand, avoit négligé l'exécution d'un ordre que je lui avois donné au mois de décembre dernier d'y mettre quatre mille sacs de farine, et il n'y en avoit que douze cents. Je réparerai cela et me vengerai en argent de l'inquiétude qu'il m'a donnée. Cette faute de Berthelot, c'était le triomphe de  Louvois, la preuve que son secret n'avait été ni pénétré ni trahi.

Le 3 mars, il y avait autour de Gand quatre-vingt-quatre escadrons et soixante-sept bataillons ; soixante et. un escadrons étaient en réserve à Audenarde ; ils pouvaient rejoindre en six heures l'armée de siège. Chaque corps, à son arrivée, avait trouvé son campement indiqué sur le terrain d'après un plan dressé à l'avance par Chamlay. Quelque étendue qu'il eût fallu donner à la circonvallation, à cause des canaux, des rivières, des inondations et de la grandeur même de la place, les troupes étaient si nombreuses, qu'il avait été nécessaire de les établir, contre l'habitude, sur deux lignes. Louis XIV arriva au camp le 4 mars ; les maréchaux d'Humières, de Luxembourg, de Schönberg et de Lorge commandaient sous ses ordres les différents quartiers qui communiquaient entre eux par des ponts de bateaux et des digues à travers les terrains inondés. Deux jours furent consacrés à ces premiers travaux et à l'achèvement de la circonvallation seule ; 'car les précautions d'usage étaient superflues du côté de la place. Le 5 au soir, Vauban fit ouvrir la tranchée entre la Lys et l'Escaut. Dans la nuit du 8 au 9, les dehors furent emportés sans beaucoup de résistance ; le lendemain matin, la ville capitula, et deux jours après, le château. Lorsque la garnison sortit, le gouverneur, don Francisco de Pardo, vieil et barbu, s'approcha de Louis XIV et lui fit ainsi son compliment : Je viens rendre Gand à Votre Majesté ; c'est tout ce que j'ai à lui dire.

Voilà ce qui s'est passé jusqu'à présent, mandait Louvois au maréchal de Navailles ; à quoi j'ajouterai que cette conquête n'a pas coûté au roi la vie de quarante hommes, et qu'il n'y en a pas cent dans l'hôpital. Je ne vous mande rien des démarches lue les ennemis ont faites pour secourir cette place, parce que, s'étant laissé tromper par les démonstrations que le roi avoit faites en envoyant des troupes dans le pays de Liège, et par la marche de Sa Majesté en Lorraine, ils se sont tellement éloignés d'ici, que l'on n'a plus entendu parler pendant tout le siège du peu de troupes qu'ils ont pu mettre ensemble. Dès l'instant que Gand avait pu être investi, Gand était pris ; tout ce qu'il y avait d'intéressant s'était fait avant le singe, presque rien dans le siège même.

Voilà ce qui s'est passé jusqu'à présent, disait Louvois ; il y avait donc une suite dont il ne parlait pas au maréchal de Navailles. A peine le château de Gand avait-il capitulé, que Louis XIV donnait l'ordre au marquis de La Trousse d'investir Ypres avec dix mille chevaux ; en même temps, deux autres corps de cavalerie étaient envoyés devant Bruges et devant Dixmude. Le maréchal d'Humières demeura sous le canon de Gand avec vingt-sept bataillons et quarante escadrons. Louis XIV, suivi du reste de l'armée, se porta sur Ypres ; la place était forte, la garnison nombreuse et résolue ; aussi ce second siège fut-il plus sérieux et plus sanglant que le premier. Les travaux d'approche commencèrent le 18 mars, du côté de la citadelle ; mais le terrain, déjà marécageux, était tellement détrempé par les pluies, qu'il fallut construire, du parc de siège aux batteries, un chemin de madriers, et garnir de fascines le fond même de la tranchée. Pendant les deux ou trois jours qui furent employés à ces pénibles labeurs, le feu rapide et bien dirigé des canonniers espagnols, auxquels les assiégeants ne pouvaient encore répondre, tua une centaine d'hommes parmi les travailleurs ; mais, les batteries ayant été armées, vingt-deux pièces de gros calibre et douze mortiers firent en quelque trente heures un tel ravage dans la citadelle, que le 23 au matin, suivant l'expression de Louvois, elle parut toute défigurée. Le même jour, Vauban ouvrit la tranchée contre la ville, afin de diviser les forces de la garnison. La disposition du terrain ayant permis de l'ouvrir à courte distance, elle fut poussée dès la première nuit si près du glacis, que Louis XIV résolut de faire attaquer les dehors de part et d'autre dans la nuit du 24 au 25. Du côté de la ville, le chemin couvert fut emporté sans beaucoup de pertes ; mais, du côté de la citadelle, il fut énergiquement disputé ; la compagnie des grenadiers à cheval y laissa vingt-deux morts, plus du tiers de son effectif ; ils s'étaient fait tuer sur le corps de leur capitaine, M. de Riotort ; les mousquetaires furent aussi braves et moins malheureux. Ce combat de nuit, long et meurtrier, fut décisif ; le 25, au point du jour, les assiégés capitulèrent pour la ville et pour la citadelle ; ils sortirent le lendemain au nombre de seize cents hommes valides et de six cents blessés.

Même après la conquête d'Ypres, la prise, ou plutôt la surprise de Gand restait le grand événement politique et militaire de cette étonnante campagne. Les Français étaient ravis, les étrangers consternés, tous, de gré ou de force, en admiration devant le génie de Louvois ; car c'était bien l'œuvre de son génie ; et tels étaient, dans cette œuvre, l'imprévu et la nouveauté des faits, et, pour ainsi dire, l'invraisemblance de la vérité même, que l'imagination la plus inventive y aurait vainement ajouté un détail qui ne fût au-dessous de la réalité. Voici ce que le maréchal de Navailles écrivait à Louvois, le 23 mars : Nous avons appris la réduction de Gand presque aussitôt que le siège ; la marche de Sa Majesté du côté de l'Allemagne, et l'investiture de quatre ou cinq grandes places en Flandre en même temps, est une chose si surprenante, qu'elle met à couvert la conduite des ennemis, n'y ayant point de tête ni de force qui puisse parer à une manœuvre aussi extraordinaire que celle-là. Je ne saurois assez admirer l'investiture d'une aussi grande place que Gand, coupée par plusieurs canaux et rivières, où il faut une très-grande quantité de ponts, et qu'une armée de soixante ou quatre-vingt mille hommes tombe dessus sans que l'on puisse rien jeter dedans, que tous les vivres, canons et autres munitions nécessaires arrivent en même temps, et que pas une de toutes les troupes qui composent cette grande armée ne sachent où elles vont qu'en arrivant devant la place. Ce sont de ces choses que nous n'avions jamais vues et dont les histoires ne font aucune mention. Dans cet éloge, en apparence si voisin de la flatterie, il n'y a pas un mot de trop[15].

Louis XIV, aussitôt après la prise d'Ypres, confia le commandement de l'armée au maréchal de Luxembourg. Tandis que Louvois allait visiter Gand, Oudenarde, Condé, Saint-Ghislain, Valenciennes et Cambrai, le roi rejoignait à Lille la reine et la cour ; le 7 avril, il rentrait à Saint-Germain, deux mois juste après son départ pour Metz. Les diplomates avaient le champ libre ; par une déclaration du 9 avril, Louis XIV s'engageait à ne reprendre pas avant le 10 mai les hostilités en Flandre. Quel effet avait produit sur les hommes d'État et sur l'opinion publique, en Angleterre et en Hollande, la prise de Gand et d'Ypres ? En Angleterre, une émotion violente ; trois mille hommes furent envoyés à Ostende, des commissions délivrées pour la levée d'une vingtaine de régiments ; cependant au moment de déclarer la guerre à la France, Charles II ne put se décider, et, pour échapper aux obsessions de son Parlement, il l'ajourna deux fois pendant le mois d'avril, de quinze jours en quinze jours.

Les dispositions de la Hollande, surtout d'Amsterdam, étaient beaucoup moins défavorables à la politique de Louis XIV. Depuis 1674, la bourgeoisie républicaine et commerçante n'avait pas cessé de reprendre des forces, et l'opposition de grandir contre le prince d'Orange. L'indépendance des Provinces-Unies n'étant plus directement menacée par les armes de Louis XIV, elles s'inquiétaient de plus en plus, pour leurs libertés, du pouvoir exorbitant du stathouder ; son mariage même, si applaudi, si populaire à Londres, n'avait fait qu'augmenter la défiance publique en Hollande. On en vit bientôt un éclatant témoignage. Lorsque le traité d'alliance conclu le 10 janvier entre l'Angleterre et les Provinces-Unies fut soumis à la sanction des États-Généraux, ils en effacèrent les articles qui avaient un caractère offensif, et le réduisirent aux proportions d'une simple ligue défensive. On souhaitait le rétablissement du commerce et des bons rapports avec la France ; et, si la paix tardait trop à sortir du labyrinthe où les diplomates étrangers, réunis à Nimègue, s'efforçaient de l'égarer et de la retenir, on était tout disposé à lui ouvrir une secrète issue, de concert avec les ministres français. Un traité particulier, c'était tout ce que pouvait désirer Louis XIV ; une pièce venant à manquer dans l'échafaudage compliqué de la coalition, tout s'écroulait. Pour achever de gagner les Hollandais et de mettre ses adversaires dans leur tort, le roi fit proposer une trêve générale que les Espagnols et les Allemands repoussèrent avec autant de véhémence que les conditions mêmes de la paix, aux termes desquelles Louis XIV aurait gardé la plus grande partie de ses conquêtes.

Ce n'était qu'en Flandre que le roi s'était engagé à ne point faire de nouveaux progrès ; partout ailleurs il demeurait libre d'agir. Louvois avait envoyé des renforts à la garnison de Maëstricht, et donné des ordres formels au gouverneur pour qu'il tint sans cesse en campagne, dans le duché de Limbourg, et jusque dans le Brabant, des partis chargés d'inquiéter les Espagnols et d'exiger la contribution, sous peine d'incendie. Cependant les succès de cette garnison ne répondaient pas à l'attente du ministre : Si cela continue, écrivait-il durement à M. de Calvo, je serai obligé d'en rendre compte au roi, et il est impossible que Sa Majesté n'ait de l'indignation de voir ce qui se passe à cet égard ; songez donc à changer de conduite. L'on me mande souvent que l'on a brûlé dans un tel village ; mais ce n'est pas là ce qu'il faut pour faire réussir la contribution, il faut brûler les villages entiers, et dès que les peuples verront que l'on prend ce train-là, vous verrez que vos ordres seront exécutés autrement qu'ils ne l'ont été par le passé. Le roi est fort indigné le l'habitude que prennent les partis de cavalerie que vous envoyez à la guerre de se faire battre 1[16]. Le comte de Calvo prit à cœur de rétablir la réputation de ses troupes ; dans la nuit du 5 au 4 mai, il fit surprendre et forcer, sans artillerie, sans Matériel de siège, par un détachement de six cents hommes sous les ordres d'un colonel de dragons, M. de la Bretèche, la forteresse de Leeuw, qui couvrait la frontière du Brabant du côté de Maëstricht. Dès lors tout le pays, jusqu'à Louvain, fut ouvert aux Français et soumis impitoyablement à la contribution.

Vers le même temps, les Espagnols perdirent, en Catalogne, une place bien autrement importante. Le maréchal de Navailles n'avait jamais abandonné ses projets sur Puycerda ; rebuté par Louvois, en 1676, en 1677, il revint à la charge en 1678. La difficulté qui lui avait toujours été faite était celle-ci : Comment s'arrangerait-il, avec le peu de troupes que le roi pouvait mettre à sa disposition, pour faire le siège régulier d'une place forte, au sud-ouest du Roussillon, et pour garder en même temps, contre une invasion des Espagnols, les passages des montagnes vers la mer ? Pendant deux ans, il lui avait été impossible de résoudre ce problème très-sérieux ; en 1678, une circonstance fortuite lui en offrit la solution. La Sicile venait d'être évacuée ; le maréchal de Navailles obtint, non pas qu'on lui donnât, mais qu'on lui prêtât, pour un ou deux mois, les troupes qui revenaient de Messine à Toulon ; désormais le siège de Puycerda n'était plus que difficile. Autant Louvois y avait fait d'opposition, autant, depuis qu'il y avait consenti, se montrait-il impatient d'en voir le succès. Il gourmandait le maréchal, il gourmandait l'intendant, qui ne se pressaient pas assez ou ne lui donnaient pas assez d'informations. Je ne puis voir qu'avec beaucoup d'étonnement, écrivait-il à l'intendant Beaulieu, que vous ne daigniez pas me mander un mot des mesures que l'on prend pour l'exécution de ce qu'il a plu au roi de commander. Ces négligences ne font pas un bon effet et ne persuadent pas Sa Majesté que l'on songe à ce que l'on fait quand on écrit, n'y ayant pas d'apparence que vous puissiez oublier que votre premier devoir est de lui mander ce qui se dit, ce qui se projette et ce qui se fait dans l'armée. Changez donc de conduite à cet égard, ou Sa Majesté y pourvoira promptement[17].

Le maréchal de Navailles ne perdait cependant pas une minute. Tandis que quelques détachements français se montraient au débouché des passages dans la Catalogne orientale, le gros des troupes marchait à l'ouest aussi rapidement que possible par des chemins étroits, difficiles et pleins de neige ; il fallut laisser le canon en arrière. Le 29 avril, avant le jour, la colonne d'avant-garde parut devant Puycerda ; telle était la sécurité du gouverneur, qu'il avait dansé toute la nuit aux noces d'un officier de son état-major, et qu'il était à peine couché depuis une heure lorsqu'on vint réveiller à la hâte ; il était investi[18]. M. de Navailles ne fit pas de travaux préliminaires ; les montagnes enveloppaient à peu près régulièrement Puycerda, comme une circonvallation naturelle ; le maréchal se contenta d'en faire occuper les passages du côté de la Catalogne. Le 30 avril, la tranchée fut ouverte ; mais si don Sanche, le gouverneur de la place, avait péché par négligence, il était prêt à racheter sa faute par une défense énergique. M. de Navailles, de son côté, péchait par excès de confiance. Le 3 mai, il fit attaquer le chemin couvert, il le prit, mais ne put s'y maintenir, parce qu'il n'avait pas jugé nécessaire d'ouvrir la communication d'usage entre l'ouvrage conquis et la tranchée. D'ailleurs ses batteries n'étaient pas armées ; le cation n'arriva que le 5, grâce aux efforts des Suisses qui s'y étaient attelés, les mules ayant refusé le service. Bientôt les boulets firent brèche ; la moitié d'un bastion fut emportée par l'explosion d'une mine ; les assiégeants montèrent à l'assaut ; ils furent repoussés ; des retranchements improvisés fermèrent les plaies béantes de la place ; don Sanche s'indignait au mot de capitulation, et toute la garnison partageait son indignation héroïque.

Si le comte de Monterey avait eu quelque part de cette énergie, Puycerda n'eût pas été pris par le maréchal de Navailles ; deux on trois fois, l'armée espagnole s'approcha des passages gardés par les Français ; mais, après de simples escarmouches, elle se replia chaque fois ; enfin, elle s'éloigna tout à fait, faute de vivres. Pendant ce temps, le canon avait Continué son œuvre ; de nouvelles mines avaient éclaté ; toutes les défenses tombaient en ruines ; don Sanche capitula le 28 mai, après un mois de siée ; c'était la plus longue et la plus belle défense qu'un gouverneur espagnol eût encore faite sous le règne de Charles II. Il avait mérité tous les honneurs de la guerre ; il sortit par la principale brèche, à la tête de la garnison, avec armes et bagages. Il eût coûté trop cher de réparer la place ; d'ailleurs Louis XIV n'avait pas l'intention de la garder ; il suffisait qu'elle cessât d'être une menace pour le Roussillon. Louvois envoya l'ordre au maréchal de Navailles de la désarmer et de faire sauter toutes les fortifications, de manière, ajoutait-il, qu'elle ne fût plus qu'un village que les Espagnols ne pussent refortifier qu'en faisant une place toute neuve. La cour d'Espagne, surprise par ce dernier coup de verge, commençait à se résigner à la paix.

Le 16 mai, Louis XIV avait reparu en Flandre. L'armée royale, rassemblée sous Courtrai, comptait cinquante bataillons et cent escadrons, avec soixante pièces de campagne, dix bouches à feu de gros calibre, et trente pontons de cuivre ; quatre bataillons et six escadrons sous Dunkerque, dix bataillons et seize escadrons à Marville, six bataillons et douze escadrons sous Saint-Ghislain, complétaient ce déploiement extraordinaire des forces françaises[19]. Le 11 mai, à la veille de quitter Saint-Germain, Louvois avait écrit à Barillon : Nous partons toujours demain pour arriver dimanche à Courtrai, et lundi à deux lieues de Bruges ; l'armée s'y rafraîchira quatre ou cinq jours, après quoi elle commencera à marcher ; et je suis bien trompé si vous n'entendez dire qu'entre-ci et la fin de ce mois, M. le prince d'Orange aura passé de mauvais quarts d'heure. Huit jours après, le 19, il écrivait au chancelier Le Tellier : J'ai fait voir au roi aujourd'hui une nouvelle manière de faire un pont de bateaux de cuivre. Il avoit soixante-trois pieds de large sur la largeur du canal de Bruges, qui est environ seize toises ; un bataillon de huit cents hommes y passe sans défiler ; l'on y fera passer ce soir un escadron pour voir s'il résistera à la charge des chevaux. C'est la plus belle chose qui ait jamais été inventée ; mais apparemment messieurs les Hollandois nous empêcheront d'en profiter si tôt.

C'est qu'en effet la démonstration militaire de Louis XIV avait moins en vue la guerre que la paix elle était plutôt dirigée contre les intrigues des diplomates que contre les troupes du prince d'Orange et des Espagnols ; elle était faite surtout pour encourager et déterminer les États-Généraux à traiter séparément avec la France. Le 18, le roi leur adressait, du camp de Deinse, la promesse officiellement renouvelée de borner ses prétentions et ses conquêtes dans les Pays-Bas aux conditions qu'il leur avait déjà fait connaître, alors même que, la paix étant rétablie entre la France et la Hollande, l'Espagne refuserait de s'y associer. Cette déclaration à la main, les amis de la paix battirent à plate couture la minorité des belliqueux et des partisans du prince d'Orange. M. de Beverningk fut nommé pour porter à Louis XIV, dans son camp, la réponse des États, toute remplie de reconnaissance et de respect. Aussitôt après avoir donné audience à cet ambassadeur, le roi, satisfait, quitta de nouveau l'armée pour retourner à Saint-Germain. Il rendit publique et fit imprimer la déclaration qu'il avait adressée aux États-Généraux, en y ajoutant la promesse de n'attaquer aucune place en Flandre pendant toute la durée du mois de juin[20].

On marchait, on courait à la paix. Le versatile Charles II lui-même, qui n'était pas encore un ennemi déclaré, mais qui n'était déjà plus un médiateur, voulut tout à coup redevenir l'ami ou plutôt le pensionnaire de Louis XIV ; c'était moins à son alliance qu'à ses subsides qu'il avait hâte de se rattacher[21]. Le 27 mai, après avoir encore une fois prorogé son Parlement, il vendit, moyennant six millions, la neutralité de l'Angleterre au roi de France, dans le cas où la paix ne serait pas faite avant deux mois. Quel trafic de l'honneur et des intérêts d'un peuple ! Et quel souverain que ce Stuart dont le premier ministre disait amèrement à l'ambassadeur de Louis XIV que, si Cromwell étoit à la tête de la nation, le roi de France auroit plus de considération pour lui ![22] La paix ! tout le monde la croyait déjà faite, tant elle était souhaitée, surtout en Hollande et en France ; mais les mécontents et les diplomates n'étaient pas encore près de rendre la place ; le terrain tout autour était semé de pièges et miné par-dessous. Le 29 mai, Louvois écrivait à Villacerf[23] : Si la reine a été chagrine sur ce que la paix étoit rompue, je ne doute pas que, présentement que les affaires prennent ce chemin-là, sa bonne humeur ne soit revenue ; mais il seroit fort à désirer que les gens qui lui parlent de ces sortes de choses lui expliquassent qu'un pareil ouvrage ne vaut rien quand il se fait si promptement. Le maréchal de Luxembourg, qui commandait l'armée depuis le départ du roi, avait eu ordre de demeurer immobile aux portes de Bruxelles, en attendant l'issue des négociations. Louvois l'invitait seulement à se tenir sur ses gardes : Quoique les Espagnols et les Hollandois, disait-il, soient bien résolus à accepter la paix, nous ne savons rien encore du dessein de l'Empereur ni des princes de l'Empire ; et, par-dessus cela, vous savez qu'il faut des ratifications, et que, pendant des trêves, il est de la prudence d'un aussi habile roi que le nôtre de ne se pas laisser surprendre à ses ennemis.

Ce n'est pas que Louvois ne crût sincèrement à la paix avec la Hollande et l'Espagne, ni qu'il y apportât le moindre obstacle. Déjà même il avait retiré des troupes de Flandre pour les envoyer en Allemagne[24] ; il faisait mieux encore, car il réglait d'avance la réforme d'une partie de l'armée[25] ; il prenait soin de faire ruiner les fortifications des places qui allaient être rendues à leurs anciens maîtres. Pour quelques-unes, comme Montbéliard et Puycerda, il ne dissimulait pas ses intentions[26] ; mais, pour d'autres, pour certaines places de Flandre, il fallait plus de précautions et de secret. Ainsi, pour Charleroi, il recommandait, le 29 juin, au comte de Montal de dégrader les digues, de ruiner les galeries et les contre-mines, mais surtout, ajoutait-il, conduisez ce travail de manière que l'on ne puisse point dire que le roi vous l'ait commandé. Ainsi, pour Oudenarde, il recommandait au marquis de Chamilly de faire dommage aux manœuvres d'eau : Si vous pouviez, lui écrivait-il, le 30 juin, engager sous les radiers quelque bombe et y faire mettre le feu la nuit, cela avanceroit bien la besogne, mais il faut faire cela de manière que personne ne sache qu'on l'a fait exprès, et essayer que les écluses et batardeaux ne tombent qu'après que l'on aura remis la place aux ennemis. Vauban s'employait lui-même à ces mystères de destruction[27]. Cependant c'était à contre-cœur ; non qu'il blâmât ces ruses de guerre aux approches de la paix ; mais il gémissait de sacrifier tant de beaux ouvrages, monuments de son génie ; il y avait en lui comme une révolte de l'amour paternel. Ne valait-il pas mieux les livrer intacts à l'ennemi, sauf à les lui reprendre plus tard ? Ainsi Vauban ne se résignait aux sacrifices de la paix qu'en songeant à les réparer par la guerre. Ce que j'ai fait de mieux, écrivait-il à Louvois[28], est d'avoir très-bien reconnu les endroits par où nous pourrons rentrer dans ces places, en faisant de bons plans et des mémoires de leur attaque, qui, étant un jour bien suivis, vaudront moitié besogne faite, et nous conduiront à leur prise en toute sûreté. C'est de quoi vous aurez amples copies quand elles seront faites, mais qu'il faudra garder comme la prunelle de l'œil et comme un trésor inestimable. Enfin, le 28 juin, Louvois ordonnait au maréchal de Luxembourg de quitter les environs de Bruxelles, d'envoyer quinze bataillons et vingt-neuf escadrons aux ordres du maréchal de Schönberg, sur la Meuse, de laisser quarante escadrons au blocus de Mons, et de se replier avec le reste de l'armée sur la frontière française.

Le 3 juillet, tous ces ordres étaient contremandés. De graves difficultés venaient de surgir à Nimègue, tout à coup, à la dernière heure. La Suède avait fait, par ses revers mêmes, une diversion puissante au profit de la France ; elle avait aidé et payé, par ses provinces perdues, les progrès et les conquêtes de sa grande alliée. Louis XIV ne lui devait-il pas, dans les négociations de congrès, la fidélité qu'elle lui avait gardée sur les champs de bataille ? Pour elle il affronta une guerre nouvelle, une guerre que l'irritation des amis de la paix, trompés dans leur attente, aurait rendue plus ardente et plus implacable. Cette généreuse persistance en faveur d'un allié malheureux est certainement l'un des titres les plus glorieux du règne de Louis XIV. Il exigea que la Suède fût rétablie dans toutes ses possessions ; la Hollande ni l'Espagne n'y firent point d'objection, n'ayant rien des dépouilles de la Suède. Mais comment contraindre à restitution les spoliateurs, le roi de Danemark, les princes de la basse Allemagne, l'Électeur de Brandebourg surtout ? La Hollande et l'Espagne demeuraient indifférentes dans une question qui leur était étrangère : Louis XIV imagina de les y intéresser directement. Il subordonna l'évacuation de Maëstricht qu'il devait rendre aux Hollandais, et des places de Flandre qu'il devait rendre aux Espagnols, à l'évacuation du duché de Brême et de la Poméranie par les troupes allemandes et danoises. Aussitôt éclatèrent des cris de surprise et de colère, surtout en Hollande. Les amis du prince d'Orange attisaient avec ardeur l'irritation publique ; ils disaient qu'heureusement le roi de France avait, trop tôt pour lui, jeté le masque, et qu'on voyait clairement combien ses promesses étaient peu sincères. La réaction ne pouvait manquer de se faire sentir à Londres. De nouveau le vent soufflait à la guerre : Charles II tournait à la guerre. Il échauffa son Parlement, et, comme il en attendait de gros subsides, il refusa de ratifier le traité du 27 mai ; il pressa les levées et fit marcher des troupes vers les côtes de la mer du Nord ; enfin, il envoya en Hollande sir William Temple, l'habile et persévérant diplomate, l'irréconciliable ennemi de la politique française. Amsterdam et deux ou trois villes avec elle résistèrent vainement. Le 26 juillet, les États-Généraux conclurent avec l'Angleterre un traité d'alliance offensive et défensive ; la Hollande s'engageait à poursuivre la guerre contre Louis XIV, et l'Angleterre à y entrer, si le roi ne faisait pas connaître avant le 11 août, terme de rigueur, sa volonté formelle de faire les restitutions auxquelles il s'était engagé, sans attendre le règlement de la question suédoise. Aussitôt le traité conclu, Charles II fit passer en Flandre cent trois compagnies anglaises, sous le commandement du duc de Monmouth, et le prince d'Orange partit de La Haye pour aller prendre le commandement des forces réunies de la Hollande, de l'Angleterre et de l'Espagne.

Louis XIV n'avait pas attendu jusque-là pour mettre son armée en état de soutenir le choc ardemment souhaité par le maréchal de Luxembourg. Le maréchal avait reçu de nouveau l'ordre de se replier sur Mons, qui n'avait pas cessé d'être bloqué par un corps dont le commandement, destiné d'abord au maréchal de Schönberg, fut définitivement confié au comte de Montal. Louvois envoyait renforts sur renforts à M. de Luxembourg, en sorte, lui écrivait-il[29], que vous pourrez donner le plaisir à M. le prince d'Orange de voir cinquante-quatre bataillons ensemble, s'il veut s'approcher de vous. J'avoue que ce seroit une chose bien agréable que de finir cette guerre par battre M. le prince d'Orange ; mais, quelque envie que j'en aie pour la gloire des armes du roi et pour la vôtre particulière, je ne saurois croire qu'il soit assez enragé pour s'y exposer. Cependant, à mesure que le terme de la trêve se rapprochait, une rencontre aux environs de Mons devenait de plus en plus probable. Le 25 juillet, Louvois donnait au maréchal de Luxembourg licence de combattre : Si M. le prince d'Orange, lui écrivait-il, avec trente et un bataillons qu'il peut au plus ramasser, veut jeter un convoi de chariots dans Mons, le roi s'attend de recevoir nouvelles que vous l'aurez bien battu, et que la saignée sera assez grande pour évacuer ce qui reste d'humeurs opposées à la paix dans le corps de la république hollandoise[30]. Mais, le 11 août, guerre, bataille, victoire, s'évanouissaient comme une fumée vaine : Il est fort plausible, disait Louvois, que la paix soit signée dans toute cette semaine, les Suédois ayant bien voulu mettre le roi en liberté de promettre l'évacuation des places aussitôt après la ratification. Ce qui n'était à Paris, le 11 août, qu'une opinion plausible, était à Nimègue, depuis quelques heures, un fait accompli. Si Louis XIV avait généreusement rempli ses devoirs envers la Suède, la Suède n'avait pas moins noblement compris quels étaient les siens envers Louis XIV et la France ; elle s'était en quelque sorte dévouée de nouveau, non-seulement en laissant le roi libre de faire la paix, mais en l'engageant elle-même à la faire. C'était un grand service, plus grand peut-être que ceux qu'elle avait déjà rendus à Louis XIV ; n'est-ce pas dire une plus grande obligation pour le roi de France de soutenir la cause de la Suède ? On verra bientôt qu'il n'y faillit pas.

La paix fut signée à Nimègue, entre la France et la Hollande, le 10 août, à onze heures du soir, une heure seulement avant le terme fatal des négociations. Des courriers aussitôt furent dépêchés par tous les chemins, vers toutes les capitales et vers toutes les armées. Celui qui allait au camp du maréchal de Luxembourg, le marquis d'Estrades, y arriva le 14, entre huit et neuf heures du matin, ayant passé par Venloo, Ruremonde, Maëstricht, Liège et Dinant. Celui qui se rendit au camp du prince d'Orange par une voie plus directe, par Anvers, Malines et Bruxelles, quand y arriva-t-il, quel jour et à quelle heure ? On ne l'a jamais su. A qui, de ce courrier ou du prince d'Orange, la conscience humaine doit-elle demander compte du sang inutilement versé ? Elle ne le sait pas encore. Mais, dans cet accident déplorable qui se nomme la bataille de Saint-Denis, si, du côté des alliés, tout est mystérieux et obscur, tout est clair et connu du côté des Français.

Mons était étroitement bloqué par vingt-deux bataillons et trente-deux escadrons, séparés en deux quartiers, sous les ordres du comte de Montal et du baron de Quincy. On savait que le prince d'Orange avait formellement promis au duc de Villa-Hermosa de débloquer la place. Il marchait ; devant lui se retirait lentement le maréchal de Luxembourg, l'observant de près et lui barrant le passage. L'armée française, sans compter le corps de blocus, s'élevait à cinquante mille hommes, celle des alliés, à quarante-cinq mille. Mons leur était à toutes deux également assigné comme dernière étape et comme prix du combat. Le maréchal de Luxembourg écrivait à Louvois, du camp de Soignies, le 11 août, à onze heures du soir : Je marcherai demain pour aller camper sur la bruyère de Casteau, la droite à Saint-Denis, la gauche derrière les Masnuys[31]. C'est un poste où le prince d'Orange seroit fou de nous venir attaquer, qui couvre entièrement Mons de tout ce côté-ci, et d'où je pourrai me porter partout avant que les ennemis y arrivent, en passant sur les ponts que j'ai fait faire entre Obourg et Nimy. J'y aurai encore une commodité, c'est que si, contre toute apparence, les ennemis venoient nous y attaquer, les troupes de M. de Montal et de M. de Quincy m'y joindroient en moins de deux heures.

L'armée française s'établit en effet, le 12, sur la bruyère de Casteau ; elle avait sir sa gauche des bouquets de bois ; en arrière et sur sa droite, la forêt de Mons ; sur son front, un vallon resserré, aux pentes abruptes, au fond duquel coulait un ruisseau qui tombait dans la Haisne, une demi-lieue plus loin vers le sud, à Obourg, entre Nimy et navré. L'escarpement opposé, de l'autre côté du vallon, était couvert de bois ; sur deux points seulement, faisant face aux deux extrémités de la bruyère, le passage du vallon devenait relativement praticable, par des ravins naturels ou par d'étroits chemins, taillés dans le roc. De part et d'autre, ces deux défilés étaient flanqués d'habitations qui s'élevaient par étage ; ainsi l'armée française voyait échelonné, devant sa gauche, le village de Casteau, depuis le moulin au bord du ruisseau jusqu'à l'église construite à mi-côte, et jusqu'au château qui couronnait l'escarpement. A ce village répondaient plus au sud, et dans une disposition analogue, les grands bâtiments et les dépendances de l'abbaye de Saint-Denis. C'était dans cette abbaye que la convenance du logis, et plus encore le voisinage de M. de Montal, avaient engagé le maréchal de Luxembourg à placer son quartier général en avant et sur la droite de son armée ; deux bataillons le couvraient sur la hauteur à l'entrée du défilé vers les bois ; deux autres bataillons faisaient' pareillement, à Casteau, le service des avant-postes. Enfin, les communications étaient assurées entre le camp et le corps de blocus par des chemins ouverts dans la forêt de Mons, et par des ponts jetés sur la Haisne. Le 13, après avoir rendu compte à Louvois de ces dispositions, le maréchal ajoutait : Vous voyez bien que je suis en état de donner la main à M. de Montal et à M. de Quincy, et que, comme il n'y a pas d'apparence que M. le prince d'Orange nous attaque au poste où nous sommes, il faudroit donc, s'il arrivoit quelque chose, que ce fût dans un des quartiers de ces messieurs. Je pense que ce sont des soins bien inutiles, puisqu'on mande de Philippeville qu'un courrier venant de Nimègue y a passé, qui porte la signature de la paix. Cependant M. le prince d'Orange n'a pas laissé que de marcher aujourd'hui ; ils disent qu'ils doivent marcher demain ; je ne sais pas pourquoi, s'il est vrai que la paix soit faite, à moins que M. le prince d'Orange ne voulût dire par vanité qu'il étoit près de l'armée du roi, et que, sans la paix, il auroit fait quelque chose.

Le 14, au point du jour, le maréchal de Luxembourg voulut diriger en personne une reconnaissance vers Soignies, où il savait que le prince d'Orange était arrivé la veille ; il vit en effet les alliés se mettre en mouvement, non par la route qu'il avait suivie lui-même et qui traversait la bruyère de Casteau, mais dans la direction de Ville-sur-Haisne, comme s'ils voulaient laisser sur leur droite l'armée française et passer la rivière au-dessus de navré, pour se déployer en face des lignes de M. de Montal, dans la plaine de Binche.

M. de Luxembourg rentra vers neuf heures au quartier général ; le marquis d'Estrades venait d'y arriver, apportant la nouvelle officielle de la paix. Le maréchal n'en fut pas surpris : c'était le bruit du camp depuis la veille ; mais alors il réunit ses officiers généraux et les consulta : devait-il donner part aux ennemis de cette grande nouvelle ? Les avis furent partagés ; cependant la lettre fut écrite[32] et le trompette qui la devait porter montait à cheval, lorsque M. de Luxembourg changea tout à coup de résolution. Écoutons un témoin véridique, un des principaux acteurs du drame, Chamlay : La lettre fut écrite, mais M. de Luxembourg ayant fait réflexion que la démarche qu'il feroit, outre le peu de bienséance qu'il pourroit y avoir à la faire le premier, seroit entièrement inutile, puisque M. le prince d'Orange, qui avoit reçu le traité, ne l'en avoit point fait avertir, et que vraisemblablement son dessein étoit d'engager quelque action qui pût rompre la paix quoique faite, si l'événement lui étoit favorable, M. de Luxembourg jugea à propos de ne rien faire savoir aux ennemis et de serrer le traité dans sa cassette[33]. Entre le sentiment de l'honneur national et militaire et le sentiment de l'humanité, le maréchal de Luxembourg aima mieux donner satisfaction au sentiment de l'honneur ; le blâmera-t-on ? Pas un de ses contemporains n'eût songé à lui en faire un reproche[34].

Trois heures s'étaient écoulées depuis le retour du maréchal, après la reconnaissance qu'il avait faite sur la route que les alliés paraissaient disposés à suivre parallèlement au front de l'armée française, lorsque, vers midi, les avant-postes signalèrent la présence de l'ennemi dans les bois qui dominaient l'abbaye de Saint-Denis. Le feu commença de part et d'autre mais, pendant plus d'une heure,- ce premier engagement ne dépassa pas les proportions restreintes d'une escarmouche. Cependant, le nombre des assaillants ayant grossi peu à peu, et le feu devenant plus vif, les deux bataillons du régiment de Feuquières qui étaient sur la hauteur furent rappelés en deçà du ruisseau, sauf une ou deux compagnies qui restèrent embusquées dans les houblonnières autour de l'abbaye ; en même temps, le maréchal fit évacuer le quartier général et retirer ses équipages ; le détachement des gardes françaises et suisses qui était de service auprès de lui demeura seul dans les bâtiments, avec ordre de se replier, aussi bien que les compagnies de Feuquières, dès que l'ennemi déploierait des forces trop considérables. Convaincu que cette attaque n'était qu'une fausse démonstration du prince d'Orange pour masquer la marche de son armée vers la Haisne, M. de Luxembourg prolongea sa droite dans la direction d'Obourg, en faisant occuper par deux bataillons de Navarre et deux de la Reine la lisière de la forêt de Mons, qui commandait le cours inférieur du ruisseau. Entre deux et trois heures, les Hollandais étaient complètement maîtres de l'abbaye, les faibles détachements qui l'avaient défendue jusque-là s'étant repliés, suivant l'ordre qu'ils avaient reçu.

Vers ce même moment, on commença d'entendre les premiers bruits d'un combat à Casteau ; mais, entre ce village et l'abbaye, le long de cet escarpement étendu dont ils marquaient les extrémités, on ne voyait pas d'ennemis : où donc était le gros de leur armée ? Cette nouvelle diversion sur son extrême gauche ne fit que convaincre de plus en plus le maréchal que le véritable danger était sur sa droite, au-delà même, vers la Haisne, vers le quartier de M. de Montal. Comment supposer qu'une armée de quarante-cinq mille hommes pût avoir l'idée de déboucher en face d'une position comme la sienne, par deux étroits défilés, très-éloignés l'un de l'autre ? Je trouvois, écrivait-il à Louvois quatre jours après la bataille, je trouvois qu'il y avoit si peu de raisons à nous attaquer par ces endroits-là, que je m'imaginois que ce n'étoit que pour nous amuser, et que le reste de l'armée ennemie que les bois nous cachoient, pouvoit marcher entre Obourg et navré pour essayer de forcer le quartier de M. de Montal ; ce qui me paroissant plus -vraisemblable que ce que je leur voyois faire, je fis passer la Haisne à toute la seconde ligne pour assurer ledit quartier que je craignois qui ne fût attaqué. Chamlay, qui avait l'esprit exact et le coup d'œil sûr, fut envoyé de ce côté pour reconnaître le véritable état des choses et pour s'entendre avec les deux commandants du corps de blocus.

Le maréchal n'avait gardé que sa première ligne ; encore la disposition du terrain rendait-elle inutile toute sa cavalerie, dont les escadrons déployés sur la bruyère demeuraient immobiles, ou ne se mettaient en mouvement que pour fermer au centre les vides laissés par l'infanterie, qui prenait au contraire leur place accoutumée sur les ailes. Mais cette infanterie de la première ligne était l'élite de l'armée, six bataillons des gardes françaises, deux des gardes suisses, quatre du régiment du Roi, trois de Navarre, trois de la Reine, et ces deux bataillons de Feuquières, qui recevaient et rendaient bravement le feu, tenant ferme, à découvert sur le bord du ruisseau, contre un ennemi nombreux et protégé par les bâtiments de l'abbaye. Les Hollandais ne cessaient de descendre par le défilé ; enfin, enhardis par la supériorité du nombre, deux de leurs bataillons, passant à gauche de l'abbaye, traversent le ruisseau et commencent à gravir les hauteurs occupées par les Français. Le duc de Villeroi, lieutenant général, commandait la droite de l'armée ; il voit le danger, il appelle à lui les bataillons des gardes ; les gardes accourent, et d'abord arrêtent l'ennemi par un feu plongeant ; puis, quelques compagnies, le mousquet sur l'épaule, l'épée à la main, descendent sur les Hollandais, les renversent au bas de l'escarpement et rejettent leurs débris de l'autre côté du ruisseau.

Cette tentative d'assaut ne fut pas renouvelée ; les généraux alliés se contentèrent de faire avancer du canon et de déployer beaucoup d'infanterie sur les hauteurs opposées à la droite de l'armée française. Le duc de Villeroi, qui avait ordre de rester sur la défensive, fit les mêmes dispositions ; le commandant de l'artillerie, Dumetz, amena trente pièces de canon sur l'extrême limite du plateau. Alors ce fut, pendant six heures, d'un bord à l'autre de cet étroit vallon, un échange à bout portant de balles et de boulets ; le feu de l'artillerie française, plus nombreuse et mieux servie, fit de grands ravages dans les rangs des alliés ; mais les Français eurent beaucoup de victimes ; tous les capitaines du premier bataillon des gardes, deux exceptés, furent atteints ; la cavalerie elle-même était frappée, sans pouvoir rendre les coups qui la décimaient[35]. Ceux qui continuaient de combattre dans le fond du vallon, sur les bords du ruisseau, ne s'épargnaient pas davantage ; il fallut que le duc de Villeroi y fit descendre un bataillon des gardes pour remplacer un des bataillons de Feuquières, aux trois quarts détruit. De ce côté, la bataille se réduisait donc au carnage, sans manœuvres ; il n'en était pas tout à fait de même du côté de Casteau.

Le feu, qui n'avait commencé là que vers trois heures, était bientôt devenu tout aussi vif qu'à Saint-Denis. Tin lieutenant général, Colbert de Maulevrier, envoyé par M. de Luxembourg, y trouva M. de Rosen, maréchal de camp, qui n'ayant à ses ordres que le troisième bataillon de la Reine, le troisième de Navarre et les dragons de Fimarcon, luttait avec une indomptable énergie contre des forces dix fois plus nombreuses. Après avoir évacué volontairement l'église et le château, il avait placé ses deux bataillons à droite et à gauche du moulin, tandis que les dragons, faisant le service d'infanterie, se maintenaient dans les dernières maisons et dans les enclos du village. M. de Maulevrier jugea la situation du premier coup d'œil ; c'était là qu'étaient le prince d'Orange et le gros de son armée qu'on cherchait en vain sur la Haisne ; c'était là qu'il fallait gagner la bataille. Aussitôt averti, le maréchal de Luxembourg y fit marcher au pas de course ce qu'il avait encore d'infanterie, deux bataillons des gardes françaises, et les gardes suisses, et la brigade du Roi. Des aides de camp partirent bride abattue à travers la foret de Mons, pour ramener à la hâte le comte d'Auvergne et l'infanterie de la seconde ligne. Mais comment le prince d'Orange se trouvait-il à Casteau, à l'extrémité du champ de bataille la plus éloignée de Mons ?

Après avoir marché le matin de Soignies vers la Haisne, ses têtes de colonnes ayant déjà dépassé la hauteur de Saint-Denis, il avait fait halte, et, par un mouvement à droite, il s'était trouvé en bataille, vis-à-vis du maréchal de Luxembourg, mais dérobé à sa vue par un épais rideau de bois. Instruit des dispositions de son adversaire, avait-il craint d'être surpris au passage de la Haisne, ou jeté dans la rivière après l'avoir passée ? Quoi qu'il en soit, laissant un petit détachement vers Obourg, il avait renoncé au projet, dangereux sans doute, mais aussi d'un résultat décisif s'il avait réussi, de forcer directement la ligne de blocus. C'est alors qu'il avait imaginé d'attaquer la droite du maréchal de Luxembourg par le défilé de Saint-Denis, dans l'espoir de s'emparer de la forêt de Mons, de prendre en flanc l'armée française, de la refouler à l'autre extrémité de la bruyère, et de retomber ensuite par Nimy sur le quartier de M. de Montal. Mais les difficultés qu'il aurait dû prévoir, la lenteur de ses troupes dans une marche à travers bois et par des ravins où les hommes ne pouvaient s'engager qu'à la file, enfin, l'attitude des Français, mis sur leurs gardes par une longue escarmouche, toutes ces raisons le dégoûtèrent bientôt de ce second projet, moins bon que le premier, et qui n'avait qu'une seule chance de succès, la brusquerie de l'attaque. Il ne resta de l'un comme de l'autre qu'une tentative de diversion ; ainsi, tandis que l'extrême gauche se montrait vers Obourg, et que la gauche tout entière était fortement engagée à Saint-Denis, le prince d'Orange prenait le parti définitif de ramener son centre sur sa droite à Thieussies, et de faire un grand effort sur l'aile gauche de l'armée française.

Un des généraux espagnols, M. de Louvigny, qui connaissait bien cette partie du Hainaut, offrit de se mettre à la tête d'un gros corps de cavalerie, dix ou douze mille chevau-légers et dragons, de passer le ruisseau moins encaissé vers sa source, de tourner les bois clairsemés qui se trouvaient au delà, de déboucher sur la bruyère par la trouée des deux Masnuys, et de charger en flanc ou par derrière les Français surpris, tandis que le prince d'Orange les canonnerait de la hauteur de Casteau, si même il ne parvenait pas à forcer le défilé, moins défendu que celui de Saint-Denis[36]. Le stathouder de Hollande, le généralissime des forces alliées, eut-il peur de laisser au général du roi d'Espagne la chance d'un succès personnel ? On ne sait ; mais il objecta l'heure avancée, le long détour que la cavalerie aurait à faire ; enfin, il n'accueillit pas la proposition de M. de Louvigny, et s'entêta dans son projet d'attaque directe sur la gauche française, par le seul défilé de Casteau. Ce troisième projet, le moins heureux des trois, ne pouvait avoir, en aucun cas, de résultat plus décisif que la manœuvre du général espagnol, puisque l'armée française, même battue, aurait été refoulée sur Mons au lieu d'en être séparée ; l'exécution, d'ailleurs, était incomparablement plus difficile. A vrai dire, il était tout aussi impraticable de déboucher sur la bruyère par le défilé, de Casteau que par le défilé de Saint-Denis ; mais le prince généralissime avait décidé de la sorte.

Les alliés s'étaient solidement établis dans le village ; les maisons à mi-côte étaient remplies de mousquetaires ; au-dessus, les dragons d'Espagne occupaient l'église ; à droite et à gauche, des bataillons massés ; plus haut encore, le château, entouré de retranchements et gardé par un corps d'élite, le régiment de Roque-Servière, tout composé, depuis le colonel jusqu'au dernier soldat, de protestants français au service du prince d'Orange ; sur le plateau, l'artillerie, et derrière elle, mais empêchées dans leur développement par les bois, des masses profondes d'infanterie et de cavalerie. En face des alliés, dans le vallon, se tenaient appuyés au moulin les deux bataillons de la Reine et de Navarre qui s'étaient retirés du village, mais qui, bientôt rejoints par deux bataillons des gardes françaises, s'obstinaient à fermer l'issue des ravines et des chemins creux ; un peu en avant, les dragons de Fimarcon, embusqués dans les bas enclos ; sur la bruyère, à travers la fumée du canon déjà placé par l'infatigable Dumetz, on voyait accourir les quatre bataillons du régiment du Roi et les deux des gardes suisses. Le prince d'Orange veut prévenir l'arrivée de ce renfort ; deux régiments anglais partent des abords de l'église et viennent aux dragons, qui se retirent de haie en haie. Les Anglais débouchent, se forment sous le feu et traversent le ruisseau ; mais un bataillon du Roi, qui s'est lancé, plutôt qu'il n'est descendu, du haut de l'escarpement, roule sur eux en masse confuse et les arrête, au même instant, un escadron du régiment de Varennes, venu par la gauche, on ne sait comment, au fond du vallon, les charge en flanc, les renverse et les met- en fuite. Comme à Saint-Denis, les alliés ne jugent pas prudent de renouveler cette tentative ; de son côté, M. de Maulevrier ne se croit pas assez fort pour prendre l'offensive ; il attend. Comme à Saint-Denis, c'est de part et d'autre un feu roulant de mousqueterie et d'artillerie, sans manœuvres.

A six heures, l'infanterie de la seconde ligne débouche enfin de la forêt de Mons ; tout va bien du côté de la Haisne. Le maréchal de Luxembourg n'est pourtant pas sans inquiétude, car il entend de ce côté gronder le canon ; c'est l'extrême gauche du prince d'Orange qui fait mine de vouloir passer la rivière, mais qui se retire bientôt sous le feu de la grosse artillerie de Montal. Pour se rassurer entièrement, le maréchal arrête au passage trois bataillons suisses qu'il fait placer au delà de sa droite, déjà prolongée vers Obourg ; tout le reste de la seconde ligne se hâte vers Casteau. Deux bataillons d'Alsace arrivent les premiers ; aussitôt M. de Maulevrier donne le signal de l'attaque. Les colonnes se forment ; mais au moment d'entrer dans le défilé, il faut qu'elles se divisent, il faut que chaque homme, en quelque sorte livré à lui-même, cherche, trouve et se fraye sa propre voie ; les officiers ne peuvent que donner l'exemple ; plus d'ordre, plus de commandement ; à chacun son œuvre selon son intelligence et sa bravoure. Les bataillons, arrêtés encore dans le vallon, et dont le feu doit protéger cette sorte d'assaut, en suivent avec émotion les lents et difficiles progrès. Enfin, sur la droite du village, dans une éclaircie, on aperçoit un groupe de quarante à cinquante hommes ; sont-ils amis ou ennemis ? Quelles sont les couleurs de leurs uniformes ? Rouge et gris. Gardes françaises et gardes suisses, les plus agiles ou les plus heureux, ils ont les premiers franchi le défilé. Bientôt un second peloton les a rejoints ; mais où sont-ils ? Écoutons le maréchal de Luxembourg, qui les admire et qui tremble pour eux[37] : Le lieu où ils étoient se trouvoit disposé tout autrement que ceux qu'on cherche d'ordinaire pour se mettre en bataille ; car ces deux petites troupes avoient derrière elle un grand vallon escarpé, d'où elles n'étoient montées pour entrer dans la plaine que par un sentier roide et étroit où il ne pouvoit passer qu'un seul homme. Elles avoient devant elles la droite de l'armée ennemie, formée en bataille sur plusieurs lignes de cavalerie et d'infanterie. Mais sur chaque flanc des deux petites troupes il se trouvoit encore une chose assez incommode : à la droite, une grosse haie farcie d'infanterie ennemie, et à la gauche une église, un château et une haie parallèle à l'autre, tout cela aussi rempli d'infanterie. Il faut ajouter qu'on dit que la première ligne des ennemis n'étoit qu'à quatre-vingts pas des petits pelotons dont je vous parle, qui vous paroîtront par ce récit dans une gaufre fort incommode.

Mais ils ont ouvert et montré le chemin ; le danger qu'ils affrontent a redoublé l'ardeur de leurs camarades ; les obstacles sont renversés ou escaladés, les sentiers élargis ; les deux bataillons d'Alsace, qui tiennent toujours la tête de la colonne, débouchent et commencent le feu ; le premier du Roi s'élance presque aussitôt d'un chemin qu'il a découvert et se place à la droite d'Alsace, tout auprès de la haie, à travers laquelle un ennemi invisible le fusille à bout portant ; mais tout de suite, les deux bataillons des gardes françaises apparaissant de l'autre côté de cette haie, ont bientôt éteint ce feu meurtrier ; plus à droite encore, un bataillon de Lyonnais sort des fourrés et s'empare de trois pièces de canon qu'il tourne aussitôt contre les masses profondes de l'ennemi.

Pendant que ces six premiers bataillons rectifient leur ligne sous le commandement de leurs officiers, un escadron du régiment de Tilladet, conduit par le chevalier d'Esclainvilliers, défile rapidement entre les intervalles, se déploie en avant et charge ; deux escadrons des gardes du roi d'Espagne viennent à sa rencontre, ils sont renversés ; les chevau-légers lancés à fond de train traversent encore deux lignes d'infanterie, et, leur charge fournie, reviennent par le même chemin ; malheureusement, le chef audacieux qui les avait entraînés, le chevalier d'Esclainvilliers, tombe frappé à mort. Cependant les alliés ébranlés font un mouvement en arrière ; mais la petite plaine dont les Français ont conquis la possession n'a pas plus de cinq à six cents pas de largeur. Les bataillons qui ne cessent d'arriver s'entassent dans cet étroit espace et poussent les premiers, devant lesquels l'ennemi recule peu à peu, toutefois sans se rompre.

Dans ce mouvement, le village, l'église, le château même sont dépassés ; les troupes que le prince d'Orange y a placées au commencement de l'action n'ont pas eu le temps de se retirer et ne peuvent plus être soutenues. Alors le comte d'Auvergne, qui, plus ancien lieutenant général que M. de Maulevrier, a pris le commandement supérieur, mène lui-même quatre bataillons à l'attaque de l'église ; un bataillon des gardes du prince d'Orange est détruit ; les dragons d'Espagne sont forcés dans l'église même. Les Français, irrités de ce qu'ils appellent la trahison des Hollandais, qui les ont attaqués la paix faite, ne donnent pas de quartier. Tandis que le village est ainsi emporté, le marquis d'Huxelles, à la tête du régiment Dauphin, marche au château, fortifié par Roque-Servière comme une espèce de citadelle, et dont le feu dominant n'a pas cessé, depuis plusieurs heures, de faire parmi les soldats du maréchal de Luxembourg de nombreuses victimes que leurs camarades ont juré de venger. Cette lutte de Français contre Français animés par les haines religieuses, fut presque le dernier épisode, certainement le plus sanglant et le plus acharné de la bataille. Roque-Servière et les siens connaissaient leur situation ; ils savaient qu'ils étaient séparés de leurs alliés, et comme perdus au milieu de l'armée française. Ils se défendirent à outrance ; enfin, les assaillants ayant mis le feu aux bâtiments de la basse-cour, ceux des protestants qui ne furent pas brûlés firent une sortie, mais pour se jeter volontairement au-devant des balles et des piques ; à peine en sauva-t-on quelques-uns. Roque-Servière et huit de.ses capitaines étaient morts.

Le combat se prolongeait sur l'étroit champ de bataille où les deux infanteries, accumulées, échangeaient à courte portée des décharges meurtrières ; cependant on voyait la cavalerie française, longtemps immobile sur la bruyère de Casteau, traverser le vallon et gravir obliquement les pentes opposées pour tourner le flanc des troupes ennemies. Les difficultés du terrain la retardèrent ; quelques escadrons arrivèrent seuls à temps pour fournir une dernière charge, à laquelle se joignirent les gardes suisses. Les alliés reculèrent encore sous le choc ; mais aucun effort ne put les mettre er. désordre. Dans cette dernière action, l'armée française fit des pertes cruelles, deux surtout : M. de Saint-Georges, colonel du régiment du Roi, et M. de Fimarcon, colonel de dragons, le meilleur officier de l'arme, furent mortellement frappés. La nuit tombait rapidement ; l'horizon, assombri par les bois, se rétrécissait à vue d'œil ; l'artillerie, tirant de part et d'autre sur des masses noires, égarait ses boulets dans les arbres. Peu à peu le feu se ralentit, puis il cessa tout à fait ; la bataille de Saint-Denis finissait comme celle de Seneffe, indécise après une lutte opiniâtre. Il n'y avait plus, tout à l'extrémité du champ de bataille, qu'un seul point flamboyant au milieu des ténèbres, le château que les Français avaient incendié.

Ce fut à la lueur de ces flammes que les troupes françaises quittèrent, sans être inquiétées dans leur retraite, les hauteurs de Casteau ; elles se replièrent pendant la nuit, à travers la bruyère et la forêt de Mons, derrière la Haisne, en avant du quartier de M. de Montal. Le maréchal de Luxembourg ne savait pas si le prince d'Orange, qui n'était ni vainqueur ni vaincu, ne tenterait pas le lendemain une nouvelle attaque, et, vraisemblablement cette fois, sur les lignes mêmes du blocus. Le maréchal avait pris sa résolution pendant la bataille ; aussitôt après avoir rappelé la moitié de son infanterie détournée vers Mons, il avait fait partir les bagages de l'armée pour Saint-Ghislain, afin d'avoir toute la liberté de ses mouvements. La journée du 15 s'écoula cependant sans alerte ; de part et d'autre on rendait les derniers devoirs aux morts, on donnait les premiers soins aux blessés. Les pertes des alliés s'élevaient à trois ou quatre mille hommes environ ; celles de l'armée française sont exactement connues : neuf cent quarante morts et quinze cent soixante blessés ; trente-cinq officiers et six cent vingt-cinq soldats avaient été frappés dans les six bataillons des gardes.

Le 16 au matin, un envoyé du prince d'Orange, un député aux États-Généraux, se présentait aux avant-postes, demandant à parler au maréchal de Luxembourg ; il apportait enfin la nouvelle de la paix ! Ce fut au sortir de cette conférence que M. de Luxembourg écrivit à Louvois la dépêche suivante : M. Dickfeldt, député de la part des États-Généraux pour demeurer dans leur armée, vient de se rendre à la vue d'une de nos gardes, et a demandé à me parler ; j'y ai été, et voici le discours qu'il m'a tenu. Il a commencé par un compliment pour moi de la part de M. le prince d'Orange ; ensuite de quoi il me dit que la nouvelle de la signature de la paix leur étant hier arrivée, me venoit trouver pour savoir comme quoi l'on en useroit à l'égard des armées et de Mons. A quoi j'ai répondu que j'allois de la peine à comprendre qu'ils eussent eu si tard la nouvelle de la paix, puisque leur armée était plus près de Nimègue que celle de Sa Majesté ; que les courriers passaient par leurs pays qui leur étaient libres, et que le jour de l'affaire qui arriva entre les deux armées, j'avais appris, avant le combat, que la paix était faite, et que cela m'avait paru une chose fort extraordinaire de voir en même temps la paix, et qu'ils commençassent leurs attaques. Sur quoi il m'a répondu qu'ils ne l'auraient pas fait si j'avais fait dire quelque chose, et pourquoi je n'avais pas eu cette bonté-là ? Sur quai je lui ai répliqué que ce n'était pas la coutume des François, lorsqu'ils voyaient une occasion de combattre, de rien dire qui en empêche, et que nous avions un maître trop jaloux de la gloire de ses armes pour avoir trouvé bon qu'on eût différé un combat ; mais que, s'il s'étonnait, comme il me disait, que je ne leur eusse rien fait dire, je voulais lui faire part aussi d'une chose qui m'avait étonné davantage ; et, sur cela, je lui ai dit que je n'étais point surpris que M. le prince d'Orange, qui a bien de la valeur et du courage, ait été bien aise de profiter des derniers jours de la guerre pour faire une tentative pour ravictuailler Mons ; mais que je ne pouvais comprendre comme quoi lui-même et son associé, qui doivent être les maîtres de l'armée de Hollande, étant députés pour cela des États, avoient consenti que M. le prince d'Orange en fût venu aux mains avec l'armée de Sa Majesté, dont ils redevenaient amis, et qu'ils ne se fussent pas souvenus qu'autrefois ces armées-là leur avoient été utiles ; et même que je lui parlois devant des troupes (car c'étoit fort près de la ligne), que je lui, parlois, dis-je, devant des troupes qu'ils avoient vues, il n'y a que peu de temps, dans leur pays pour leur service[38], et qu'il me sembloit qu'en cela Sa Majesté n'avoit pas lieu de se lober à MM. les États-Généraux de la conduite des députés qu'ils avoient dans leur armée ; ce qui m'a paru l'intriguer un petit. Il me réitéra ses instances pour que je permisse qu'il entrât quelques vivres dans Mons, seulement pour deux ou trois jours, et m'en a dit une bonne raison, c'est que M. le prince d'Orange s'étoit engagé à ravictuailler cette place le lui ai répondu que, sans les ordres du roi, je n'y pouvois laisser entrer aucune chose ; et, comme il m'a pressé, la seule dont j'ai cru pouvoir convenir avec lui, ç'a été de rendre compte de ceci à Sa Majesté ; que j'aurois, le 18, sa réponse que j'exécuterois ensuite, et que sans cela il m'étoit aussi peu permis de donner le moindre soulagement à Mons, qu'il le devoit être au prince d'Orange d'agir sans les ordres de MM. les États. Il me semble, monsieur, qu'il n'est point mal que, les deux armées en présence, ils viennent demander la paix au roi après avoir fait une tentative inutile et un des gros combats d'infanterie qui se soit donné[39].

Le lendemain, Louvois envoyait au maréchal de Luxembourg l'autorisation de lever le blocus de Mons. Les deux armées commencèrent à marcher le 19, les alliés vers Bruxelles, les Français vers Ath. Il y eut ce jour-là une entrevue de politesse entre le maréchal et le prince d'Orange, accompagnés de leurs principaux officiers. Cela se passa, dit Chamlay[40], avec beaucoup d'honnêteté et de civilité de part et d'autre ; et la conversation, qui fut assez courte, roula sur des discours généraux, sur l'inutilité dont chacun alloit être durant la paix, et sur la nécessité qu'il y avoit de s'adonner à la chasse pour s'occuper. Nobles regrets ! magnanime douleur ! Admirons ces grands cœurs si touchés de leur oisiveté prochaine ! Plaignons-les, ces vivants inutiles, et non pas ces morts inutiles de la dernière bataille ! Plaignons-le surtout, ce généreux prince d'Orange, qui avait si bien su, jusqu'au dernier moment, même au delà, donner pâture à son activité dévorante ! La moralité manquait au drame de Saint-Denis ; la voilà.

Qu'importe que le prince d'Orange n'ait pas eu la nouvelle officielle de la paix ! Il la sentait venir, et il n'a pas voulu l'attendre. Ses complices ont été le marquis de Grana, commissaire de l'Empereur, et l'ambassadeur d'Angleterre, sir William Temple. M. de Grana et M. Tempel, par ses lettres, sont cause que Son Altesse s'est précipitée de donner le combat. M. Tempel a écrit à Son Altesse que le seul moyen de rompre la paix étoit celui d'attaquer l'armée du roi, que Sa Majesté ne voudroit plus de paix et désavoueroit ses ambassadeurs, et qu'aussitôt que ce point seroit fait, il [Tempel] échangeroit la ratification du traité de ligue avec l'Angleterre. Voilà ce que mandait, le 15 août, le correspondant bien informé du maréchal d'Estrades, un de mes amis, disait Louvois[41], qui voyage avec le prince d'Orange. Louvois n'avait pas encore reçu ce renseignement, mais il n'en avait pas moins son opinion faite, lorsqu'il écrivait à Barillon, le 17 août[42] : Je doute que les États-Généraux approuvent que M. le prince d'Orange, qui ne pouvoit ignorer la signature de la paix, ait ainsi prodigué la vie de leurs sujets et mis leur fortune au hasard d'une bataille où leur armée auroit été entièrement défaite, si ç'avoit été dans un pays où l'on eût pu marcher à eux.

Louvois n'avait pas même encore reçu le détail de l'action. Le maréchal de Luxembourg, qui écrivait si facilement et si longuement d'habitude, n'envoya d'abord au ministre qu'une relation très-abrégée ; il ne manquait pas d'ailleurs de raisons spécieuses pour justifier son laconisme. Je voulois, monsieur, disait-il[43], vous envoyer une petite relation du combat qui s'est donné ; j'avois prié Chamlay de la faire ; mais c'est, comme vous savez, un travail fort ingrat ; car ceux de qui l'on lit du bien trouvent qu'on ne leur rend qu'une justice qui leur est due ; les gens qui ne se croient pas assez hués en savent mauvais gré à l'auteur ; les oubliés ne le pardonnent jamais ; et s'il y en avoit dont on n'eût rien à dire, ils voudroient qu'on forgeât quelque chose. Toutes ces réflexions qu'il m'a faites, et ce qu'il m'a représenté là-dessus, l'ont rendu pour excusé à mon égard, et font que je ne vous dirai que succinctement comme quoi les choses se sont passées, parce que les ai vues de plus loin que les autres, et que j'y ai eu bien moins de part que tous MM. les officiers généraux. Cependant M. de Luxembourg, qui n'avait vu que les avantages de sa méthode expéditive, en connut bientôt aussi les inconvénients, auxquels il n'avait pas songé. Le général n'ayant pas assez parlé pour tous, chacun parla trop pour son propre compte ; ceux mêmes qui n'avaient pas assisté à l'affaire la racontèrent et la jugèrent comme s'ils l'avaient vile ; le Silence du maréchal fut interprété comme un embarras ; s'il se taisait, n'était-ce pas qu'il avait des fautes à dissimuler ? C'est ainsi que le baron de Quincy, qui n'avait pas mis le pied sur le champ de bataille, écrivit aussitôt à Louvois pour blâmer le maréchal de n'avoir pas suivi un certain plan qu'il lui avait donné d'avance, et fut un des premiers, le premier peut-être, à mettre en circulation le bruit que M. de Luxembourg s'était laissé surprendre, l'ennemi, disait-on, étant déjà maitre du défilé de Saint-Denis, tandis qu'on dînait gaiement au quartier général[44].

Naturellement ces méchants bruits furent rapide ment propagés, facilement accueillis, et tout de 'suite rapportés aux oreilles du maréchal. On tonnait son orgueil et sa verve irritable ; on ne s'attend donc pas qu'il ménage à son tour ces messieurs, qui causent à leur aise sur le pavé de Paris, ni les auteurs de ces misérables relations qu'on imprime et qu'on colporte[45]. Alors il reprend la plume, et il écrit tout d'un trait sa seconde relation, ample et détaillée. Il comptait, pour la faire valoir, sur Louvois, qui l'avait consolé d'abord et défendu contre la critique injurieuse ; mais un mois s'était écoulé depuis la bataille, d'autres événements étaient survenus, et le ministre lui répondait avec un air de distraction, voisin de l'indifférence et de l'ennui : Il est un peu tard de publier présentement une relation de ce qui s'est passé dans le dernier combat ; je n'ai pas laissé de remettre à Sa Majesté celle que vous m'avez adressée. Au surplus, je crois inutile de vous dire que je ne me mêle point de contrôler la Gazette, et que je n'ai garde de rien entreprendre sur les fonctions de M. l'abbé Dangeau[46]. Le maréchal fut blessé ; cependant la distraction de Louvois avait bien son excuse.

Contre l'attente générale, l'Espagne, qui devait signer la paix quelques jours après la Hollande, avait soulevé des difficultés nouvelles ; non qu'elle osât remettre en question les conditions principales que Louis XIV et les États-Généraux avaient arrêtées de concert ; mais elle s'aheurtait à des points de détail. Cette politique de chicane était encore une intrigue du prince d'Orange et de ses acolytes, qui ne désespéraient pas de la guerre jusqu'à l'accomplissement des dernières formalités de la procédure diplomatique ; or, ils avaient obtenu que la ratification des États fût ajournée après la signature du traité d'Espagne. Com- ment contraindre les Espagnols à signer ? Réveiller la guerre dans les Pays-Bas était dangereux ; mais on pouvait agir en Catalogne. Louvois enjoignit au maréchal de Navailles de préparer l'attaque de quelque place importante[47]. Cette menace ne devait pas être suivie d'effet ; le traité d'Espagne était enfin signé, le 17 septembre, et le 19, le traité de Hollande ratifié par les États-Généraux. Louis XIV ayant fait à propos quelques concessions sans importance, les Hollandais avaient contraint les Espagnols à terminer le litige

Au contraire du traité d'Aix-la-Chapelle, qui n'avait jamais eu que l'instabilité d'une trêve, le traité de Nimègue avait toute la solidité d'une paix définitive ; le second s'appliquait à corriger les fantaisies du premier, à régler, par une délimitation raisonnable, la frontière entre la France et les Pays-Bas espagnols. Ainsi, plus d'enclaves, ni de ces places avancées, menace perpétuelle et tentation de guerre ; ainsi Courtrai, Oudenarde, Ath, Charleroi, que le traité d'Aix-la-Chapelle avait attribués à la France, étaient restitués à l'Espagne par le traité de Nimègue ; ainsi Louis XIV lui rendait encore quelques-unes de ses récentes con- quêtes, Binche, Saint-Ghislain, à plus forte raison Gand, Leeuw, Limbourg, et Puycerda en Catalogne[48]. De son côté, l'Espagne cédait irrévocablement à la France Saint-Orner, Cassel, Aire, Bailleul, Poperinghe, Ypres, Werwicq et Warneton, Cambrai, Bouchain, Valenciennes, Condé, Bavai, Maubeuge, et toute la Franche-Comté. De plus, Louis XIV voulant fermer la trouée que la vallée de la Meuse ouvrait dans sa frontière, les Espagnols s'engageaient à obtenir de l'évêque de Liège la cession de Dinant à la France, ou, si cette cession n'était pas obtenue dans le délai d'un an, à céder directement au roi la ville de Charlemont.

On sait qu'un article du traité précédemment conclu entre la France et la Hollande stipulait la restitution de Maëstricht et de ses dépendances aux États-Généraux ; les Espagnols y prétendaient, en vertu d'une certaine convention de 1673, par laquelle les Hollandais auraient promis de donner Maëstricht à l'Espagne en compensation des pertes qu'elle pourrait faire pendant la guerre. La guerre était finie, et l'Espagne en sortait, avec de grands dommages ; mis combien ces dommages n'auraient-ils pas été plus considérables, sans l'assistance des États-Généraux ? D'ailleurs, comme c'était à cette assistance, et non pas à ses propres forces, que l'Espagne devait spécialement la restitution d'un si grand nombre de places dans les Pays-Bas, les États-Généraux se croyaient autorisés, sans scrupule de conscience, à garder Maëstricht. C'était affaire entre l'Espagne et la Hollande ; Louis XIV n'avait pas à prendre parti dans ce différend ; il n'avait qu'à l'observer de loin et à s'en réjouir. L'Espagne était mécontente ; comme elle avait chicané sur les détails du traité,- elle montra puérilement sa mauvaise humeur en ajournant, sans motif, l'échange des ratifications qui devait s'effectuer régulièrement le 31 octobre. Après avoir attendu un mois encore au delà de ce terme, Louis XIV, à bout de patience, fit faire à ses troupes un mouvement du côté de Bruxelles : cette démonstration suffit ; les ratifications furent échangées le 15 décembre.

De même que le prince d'Orange avait compté sur l'Espagne pour empêcher l'effet du premier traité de Nimègue entre la France et les États-Généraux, de même l'Espagne avait compté sur l'Empereur et sur les Allemands pour empêcher l'effet du second. Vain espoir ; l'Empereur et les Allemands ne se souciaient que d'obtenir la paix à leur tour, aux conditions les moins défavorables. Bien loin de songer à soutenir les Espagnols pendant cette campagne, l'Empereur en particulier ne s'était préoccupé que de sortir d'affaire pour son propre compte ; toute sa politique était dans le Brisgau.

L'étroite vallée du Rhin gardait encore toutes fraîches les dernières traces de Turenne et de Montecucculi ; c'était déjà un grand mérite de les reconnaître et de les suivre ; mais ce mérite ne suffisait plus à la généreuse ambition du maréchal de Créqui ; devenu lui aussi un maître, il voulut y marquer les siennes. Sa tâche n'était pas facile. Les ordres de Louis XIV le resserraient encore plus étroitement que le terrain même ; respecter Strasbourg, de peur d'irriter l'Allemagne ; respecter les villes forestières[49], de peur d'irriter les Suisses ; respecter Offenbourg, de peur d'engager une bataille ; et se garder d'une bataille, de peur de compromettre la bonne situation des affaires ; telles étaient les recommandations négatives qui lui avaient été faites expressément avant le commencement de la campagne. Dans trois ou quatre dépêches successives, Louvois ne cessait pas de lui répéter les mêmes choses presque dans les mêmes termes : Le roi, lui disait-il[50], souhaiteroit fort que l'armée que vous commanderez pût faire des progrès considérables au delà du Rhin ; mais Sa Majesté considère que le pays est fort serré par les montagnes ; qu'il y a peu d'apparence d'en tenter le passage devant une armée comme celle de l'Empereur ; qu'il y en a encore moins de se mettre  à l'attaque d'Offenbourg devant ladite armée ; qu'une marche vers les villes forestières vous éloigneroit fort de Brisach et de Fribourg ; que la conquête de quelques-unes de ces places pourroit causer du mouvement en Suisse, qui porteroit plus de préjudice au bien général des affaires de Sa Majesté que ne lui feroit le bien de cette conquête. La destruction du fort de Kehl ne paroît à Sa Majesté d'aucun avantage, n'ayant pas dessein d'attaquer Strasbourg. Quant à présent, elle estime que vous ne pouvez pas, dans le cours de cette campagne, rien faire de plus utile à son service que de contenir les choses sur le pied de l'année dernière, c'est-à-dire conserver ses places et ses troupes, essayer que la campagne finisse sans que les ennemis puissent prendre aucun établissement en deçà du Rhin, et sans s'exposer à l'événement d'aucune action générale. Sa Majesté croit que rien n'est plus pernicieux à l'état présent de ses affaires que de les risquer à l'événement d'un combat ; et pour m'expliquer plus clairement, je vous dirai qu'elle ne regarde pas la guerre d'Allemagne comme elle fait celle de Flandre ; et pourvu que, par l'armée que vous commanderez, vous conteniez les Allemands dans la basse Alsace ou au-delà du Rhin, et souteniez Fribourg et Schelestadt, Sa Majesté sera en état de donner à l'Allemagne les lois qu'elle voudra, et viendra à bout de tous ses ennemis.

Comme si le problème n'eût pas été de lui-même assez compliqué, le maréchal devait encore, tout en se gardant avec soin d'une bataille, avoir pour tout le monde, amis ou ennemis, les apparences d'un homme qui chercherait l'occasion d'en livrer une. Le roi, lui écrivait Louvois le 25 avril, n'a point en intention, en vous mandant que Sa Majesté désiroit que vous évitassiez d'en venir à un combat, de vous faire comprendre qu'elle souhaitoit que vous relâchassiez le pays aux ennemis et que vous vous tinssiez toujours si hors de portée d'eux, qu'ils ne pussent pas vous trouver, s'ils vouloient vous attaquer. Cette extrémité seroit pire que ce. qu'elle vous prescrit d'éviter ; et lorsqu'il lui a plu de me commander de vous faire part sur cela de ses intentions, ç'a été en réponse d'un mémoire par lequel vous lui insinuïez que vous croyiez qu'il étoit à propos d'en venir à une action pour s'élargir et se donner un plus grand pays. Cependant Sa Majesté estime qu'il est de la dernière conséquence que personne dans l'armée ne puisse pénétrer ce que je viens de vous marquer de ses intentions, et qu'au contraire, en même temps que vous éviterez avec soin une affaire générale, les officiers généraux et particuliers de l'armée soient persuadés que vous avez intention d'en venir aux mains avec les ennemis, à la première occasion favorable qui se présentera. Les lisières du maréchal furent toutefois un peu rallongées ; il eut l'autorisation de faire quelque démonstration vers les villes forestières, assez hardie pour alarmer l'Empereur, assez prudente pour n'inquiéter pas la Suisse. Quels exemples de l'instabilité des intérêts politiques et du jeu des alliances ! La Suisse veillant d'un œil jaloux sur l'antique patrimoine des Habsbourg ! La Hollande protégeant contre la France l'héritage de Philippe II !

Pour agir peu, le maréchal de Créqui eut de puissants moyens d'action ; dès le début, vingt-six bataillons et quatre-vingt-douze escadrons, les gardes du corps, les gendarmes et les chevau-légers de la garde ; un peu plus tard, à mesure que l'apaisement se faisait dans les Pays-Bas, il reçut, en plusieurs fois, des renforts considérables. Les Allemands n'avaient ni le goût ni l'habitude des campagnes hâtives ; ce fut seulement vers le milieu du mois de mai que le duc de Lorraine commença de rassembler l'armée impériale entre Offenbourg et Wilstett. De même alors le maréchal de Créqui rassembla la sienne autour de Schelestadt, d'où il porta son quartier général à Brisach, puis au delà du Rhin, à Fribourg. C'était le moment où, suivant l'opinion commune, l'accommodement définitif de la Hollande avec la France pouvait être l'affaire de quelques jours ; aussi Louvois, qui partageait sincèrement cette opinion, s'empressait-il de nouveau d'envoyer vers le Rhin des conseils de prudence : Ce que je vous viens de marquer sur l'état de la négociation de la paix, écrivait-il au maréchal, porte Sa Majesté à vous recommander encore davantage l'exacte observation de ses ordres, un combat ne pouvant, dans la situation présente des affaires de l'Europe, que ruiner les siennes, sans lui donner aucun avantage quand vous le gagneriez.

Cependant le duc de Lorraine promenait ses équipages de pont d'Altenheim à Rheinau, comme s'il voulait passer en Alsace ; la garnison de Rheinfeld elle-même s'agitait avec affectation, quoiqu'il lui eût fallu, pour entrer en France, violer le territoire suisse. Le maréchal de Créqui ne se laissa pas prendre à ces manœuvres ; il était évident que le général de l'Empereur ne pouvait avoir d'autre objectif que Fribourg. Quelques détachements français furent seulement envoyés pour éclairer la rive gauche du Rhin ; et l'armée demeura ferme, dans son attitude défensive, adossée à Fribourg, les ailes appuyées aux montagnes. Pendant une quinzaine de jours, le duc de Lorraine essaya de trouver un point faible sur toute l'étendue de la ligne française ; il n'y réussit pas, et, manquant de vivres, il prit son parti de rétrograder vers Offenbourg ; le 25 juin, non sans avoir reçu quelque échec à son arrière-garde.

Le maréchal de Créqui était bien résolu à se porter aux extrêmes limites de ses instructions et, sans les dépasser, à les élargir en quelque sorte, en livrant des combats, sans engager d'action générale. A peine les Impériaux s'éloignaient-ils vers Offenbourg qu'il marchait, lui, du côté opposé, aux villes forestières. Dix bataillons et vingt-cinq escadrons, venant de Flandre, étaient arrivés à Huningue ; le maréchal les recueillit en passant et s'avança sur Rheinfeld. Surpris dans son mouvement de retraite par cette nouvelle inopinée, le duc Charles n'eut pas même le temps de ravitailler son armée ; il rebroussa chemin vers le sud, aussi vite que pouvaient marcher des troupes épuisées de fatigue et de faim ; un détachement de cinq à six mille hommes spécialement approvisionnés aux dépens de leurs camarades, fut envoyé en avant, sous le commandement du comte, de Stahrenberg, avec ordre de suivre le pied des montagnes, tandis que le maréchal suivait le bord du Rhin. Habilement et vivement conduit, ce détachement réussit à longer sans être aperçu le flanc gauche, et même à gagner de vitesse l'avant-garde de l'armée française.

Le 6 juillet au matin, celle-ci trouva devant elle, en avant de Rheinfeld, une tête de pont fortement occupée. Ses dispositions faites en quelques instants, le maréchal donna le signal d'une double attaque par la droite et par la gauche ; les retranchements furent forcés et les troupes du comte de Stahrenberg refoulées sur le pont, où l'infanterie française les poursuivit l'épée dans les reins. Peu s'en fallut que Rheinfeld ne fût envahi comme l'avait été Valenciennes ; si le comte de Merci, gouverneur de la place, n'avait pas fait précipitamment fermer la porte et hausser le pont-levis, les vainqueurs s'y seraient jetés pêle-mêle avec les vaincus. Les malheureux soldats de Stahrenberg payèrent pour la ville qu'ils étaient venus défendre ; n'ayant plus de retraite possible, ils furent tous noyés, tués ou pris. Après avoir lancé quelques boulets et quelques bombes dans la place, le maréchal de Créqui fit attaquer la petite ville de Seckingen, qui, située sur la rive droite du Rhin et presque sans défenses, fut emportée facilement ; puis il poussa un détachement vers une redoute que les Impériaux avaient construite entre Seckingen et Lauffenbourg, et qui fut également enlevée. Tandis que le gros de l'armée française se reposait dans la plaine de Rheinfeld, le duc de Lorraine, n'osant pas déboucher directement devant les positions de son adversaire, traversait péniblement les défilés de la Forêt-Noire pour se reformer sous le canon de Waldshutt, la plus orientale des villes forestières. Mais ses dernières troupes y arrivaient à peine que le maréchal de Créqui levait son camp, le 19 juillet, et reprenait, le long du Rhin, la route par laquelle il était venu trois semaines auparavant.

Le succès de Rheinfeld avait eu son effet à Saint-Germain comme en Souabe ; la résistance de Louis XIV et de Louvois aux entreprises hardies était au moins ébranlée ; si l'attaque de Strasbourg était toujours interdite à l'opiniâtre maréchal, un coup de main sur Offenbourg n'était plus désapprouvé. Quant à la proposition que vous faites d'attaquer Strasbourg, lui écrivait Louvois le 27 juillet, Sa Majesté ne juge pas à propos de faire une pareille entreprise dans la conjoncture présente, et elle estime qu'après celle d'Offenbourg, faite ou faillie, il est de son service de donner du repos à l'armée que vous commandez. En menaçant les villes forestières, le maréchal de Créqui avait eu principalement pour but d'éloigner d'Offenbourg le duc de Lorraine. Cie but atteint, il marchait sur Offenbourg par la route la plus facile et la plus courte, tandis que l'armée impériale avait à refaire, par le versant oriental des montagnes Noires, un chemin long et pénible avant d'atteindre la vallée de la Kinzig. Le maréchal de Créqui s'était montré jusqu'alors incontestablement supérieur à son adversaire ; les marches et contremarches qu'il lui avait fait faire, à son gré, sans lui laisser un moment de loisir, étaient un juste sujet d'admiration et d'orgueil pour les Français, et, pour les Allemands, de découragement et de dépit. Le duc de Lorraine avait fait des fautes ; mais il était de la race de ces vrais hommes de guerre à qui leurs fautes mêmes sont profitables. Turenne et Créqui lui servaient d'exemple ; ils avaient été battus et ils étaient devenus de grands capitaines.

Lorsque le maréchal de Créqui parut avec son avant-garde, le 23 juillet, devant Offenbourg, qu'il croyait surprendre réduit à sa seule garnison, il fut tout surpris lui-même de trouver, sous le château d'Ortenberg, un corps d'armée qui lui barrait la route. C'étaient les contingents des Cercles que le duc de Lorraine avait laissés par précaution en réserve, et derrière lesquels il se montrait lui-même avec la cavalerie impériale, ayant marché jour et nuit. Attaquées sur-le-champ, les troupes allemandes ne tinrent pas longtemps contre l'impétuosité française ; elles cédèrent du terrain et perdirent beaucoup de monde ; mais elles ne furent pas entièrement rompues, reculèrent sous la protection de leur artillerie, et, le soir venu, se rapprochèrent d'Offenbourg, où les régiments impériaux arrivaient successivement par les montagnes.

Si le brillant combat d'Ortenberg flattait l'amour-propre des officiers et des soldats, le maréchal de Créqui n'était pas satisfait ; son grand dessein, si bien conduit, avait échoué ; l'entreprise d'Offenbourg était faillie. Personne, Louis XIV et Louvois exceptés, ne savait cependant qu'il l'eût sérieusement conçue ; mais la grosse artillerie qu'il faisait venir d'Alsace n'allait-elle pas trahir ses projets avortés ? Quels projets ? L'attaque d'Offenbourg ? C'était une feinte, comme l'attaque de Rheinfeld. Le maréchal de Créqui ne laissa pas aux critiques le temps de se produire ; en deux jours, ses plans étaient changés, les opérations tournées contre Strasbourg, et tous, amis ou ennemis, convaincus que le maréchal ne s'était jamais proposé d'autre objet. Quelle promptitude et quelle sûreté de décision ! Quel parti-pris, non d'emportement, mais de sang-froid ! C'était bien le même homme qui, battu le matin à Konz-Saarbrück, le soir se jetait dans Trèves, souple et tenace, ingénieux et résolu, un admirable homme de guerre. Mais s'en prendre à Strasbourg, n'était-ce pas contrevenir aux ordres du roi ? Oui, s'il attaquait la ville ; non, s'il donnait seulement quelque sévère leçon à messieurs de Strasbourg. Quelle avait été, pendant toute la guerre, la conduite de ces neutres ? Une perpétuelle trahison contre la France.

Le 25 juillet, le maréchal fit sommer les magistrats de Strasbourg de lui livrer le fort de Kehl et ce pont du Rhin, toujours ouvert aux Allemands, toujours interdit aux Français. Ils refusèrent. Le soir même, la tranchée fut ouverte devant le fort par un détachement commandé par M. de Montclar ; l'armée couvrait le siège, le front tourné vers Offenbourg, prête à recevoir le duc de Lorraine, s'il marchait au secours de ses alliés. Il ne marcha pas. Le 26, les batteries de canons et de mortiers ouvrirent le feu ; le 28, la brèche étant déjà praticable, tous les grenadiers de l'armée réunis donnèrent l'assaut en même temps que les dragons ; tout fut emporté : les débris de la garnison s'enfuirent à grand'peine dans le fort de l'Étoile, au milieu du Rhin, Le maréchal fit détruire la partie du pont dont il était maître et raser le fort de Kehl. Le 2 août, l'armée prit la direction d'Altenheim. Cette marche de flanc, exécutée en présence de l'ennemi, se fit sans précipitation, sans désordre, avec toute la régularité d'un défilé de parade ; on eût dit qu'avant de repasser le Rhin, le maréchal de Créqui tenait à faire au duc de Lorraine les honneurs d'une grande revue. Les brigades de cavalerie, déployées l'une après l'autre en bataille, laissaient passer derrière elles les bagages, l'infanterie, le canon, et se repliaient tour à tour à l'arrière-garde. Cette belle manœuvre dura six jours ; le 8, toutes les troupes avaient repassé le Rhin, et l'équipage de pont était replacé sur les chariots.

Déjà, comme le duc de Lorraine, avec autant de déplaisir et plus d'effroi, les bourgeois de Strasbourg pouvaient contempler, du haut de leurs murs, le magnifique spectacle que leur avait réservé la courtoisie menaçante du maréchal de Créqui. Il prit position au nord de la ville, et, sur un nouveau refus des magistrats, encouragés par l'arrivée de quelques troupes allemandes qui avaient traversé le Rhin en bateau, la tranchée fut ouverte, le 9 au soir, devant le fort du Péage, qui répondait sur la rive gauche au fort de Kehl sur la rive droite ; le 11, après une courte canonnade, ce fort et celui de l'Étoile furent volontairement évacués par leurs défenseurs, et quelque temps après, détruits par ordre du maréchal, ainsi que la partie du pont qui les reliait entre eux. Strasbourg, n'avait plus de communication directe avec la terre allemande. Était-ce une leçon suffisante ? Non, sans doute, au gré du maréchal de Créqui ; mais il ne lui était pas permis de la pousser plus loin.

Pendant ce temps, le duc de Lorraine, honteux de son inaction faisait, comme au début de la campagne, beaucoup de démonstrations pour passer le Rhin, non plus au-dessus, mais au-dessous de Strasbourg ; nulle part il ne put prendre pied sur la rive française, les détachements qu'il aventurait au delà du fleuve étant toujours surpris, tués ou noyés par les troupes vigilantes du maréchal de Créqui. Enfin il descendit jusqu'à Philisbourg, où le passage était plus éloigné, mais plus sûr ; ce fut une opération sans résultat. L'armée française, qui suivait tous ses mouvements, s'était d'abord rangée le long de la Lauter ; elle poussa même ses avant-postes jusqu'à Landau, d'où elle chassa les grand'gardes de l'armée impériale. Le mois de septembre s'écoula ainsi ; dans les derniers jours de ce mois, le duc de Lorraine, découragé, se retira dans le Palatinat transrhénan. Les Allemands, qui commençaient tard leurs campagnes, les terminaient de bonne heure ; ce n'était pas assurément faute de courage et de patience ; c'était faute de munitions, de vivres, de fourrages ; faute, en un mot, d'une bonne administration militaire. Leurs armées se ruinaient vite ; lorsque, dans les premiers jours d'octobre, le duc de Lorraine renvoya ses troupes dans leurs quartiers, elles avaient perdu plus de la moitié de leur effectif.

Avant de séparer les siennes, le maréchal de Créqui voulut venger l'enlèvement d'un de ses convois, qui avait été surpris par un parti composé d'Impériaux et de gens appartenant à la comtesse de Hanau. Touché par les supplications pathétiques de la comtesse, qu'appuyait la duchesse d'Orléans, sa parente, Louis XIV avait sauvé de la ruine quelques-uns de ses châteaux ; c'était, dans la basse Alsace, autant de foyers d'intrigues germaniques et de retraites assurées pour les maraudeurs allemands, qui, se glissant par les défilés des Vosges, ou traversant subrepticement le Rhin, venaient faire des courses sur le territoire de Haguenau. Le maréchal abandonna d'abord à ses soldats la ville de Bouxwiller, chef-lieu des domaines de la comtesse, et son château, qu'il fit sauter ; puis il fit attaquer le château-fort de Lichtenberg, dont la garnison avait pris part au pillage du convoi. Ce poste, vieux château féodal, au sommet d'un rocher à pic, exigea les travaux d'un siège en règle, et surtout des travaux de mine ; il ne se rendit qu'après huit jours d'attaque. Le maréchal de Créqui faillit être tué dans cette aventure, après avoir échappé à de plus glorieux dangers pendant la belle campagne qu'il venait d'achever, à la grande satisfaction de Louis XIV et de Louvois, au grand désespoir du duc de Lorraine et de l'Empereur.

Malgré quelques résistances isolées, la paix était le vœu public en Allemagne, surtout dans les contrées visitées par la guerre. L'Empereur fut obligé de s'y rendre ; mais il se donna, comme le roi d'Espagne, la misérable satisfaction de prolonger les négociations outre mesure ; elles prirent fin cependant, le 5 février 1679. Ce troisième traité de Nimègue, entre Louis XIV, l'Empereur et l'Empire, rétablissait en général sur ses bases le traité de Westphalie, sauf l'échange de Fribourg, qui restait à la France, contre Philisbourg, que l'Empereur préférait garder. Il était stipulé, en outre, que le roi de Suède rentrerait dans ses possessions allemandes ; que le prince Guillaume de Fürstenberg serait remis en liberté, et réintégré, ainsi que ses frères, dans ses principautés, biens et bénéfices ; enfin, que le duc Charles V serait rétabli eh Lorraine, mais sous deux conditions expresses : la première, d'échanger Nancy et Longwy, que Louis XIV entendait conserver, contre Toul et une prévôté quelconque à désigner ultérieurement la seconde, de céder, en toute souveraineté, au roi de France, quatre routes stratégiques, d'une demi-lieue de largeur, traversant la Lorraine de part en part, et destinées à mettre Nancy, devenue place française, en communication directe avec la Champagne, les Trois-Évêchés, l'Alsace et la Franche-Comté. Le duc Charles V repoussa ces conditions humiliantes. Ce n'était pas sa chère Lorraine, vivante, active, qu'on lui rendait ainsi, c'étaient les quatre parts d'un cadavre, moins le cœur. Il aima mieux vivre de la vie de soldat, exilé volontaire, prince dépossédé, que de régner sur un peuple mutilé, sujet lui-même, courtisan surveillé parmi les courtisans du roi de France. Il sauva son honneur, et Louis XIV garda la Lorraine. Si la Lorraine peut rester au roi, disait Louvois[51], et qu'il ait deux ans pour y accommoder les places que Sa Majesté y a projetées, on n'entendra jamais parler d'armée d'Allemands en deçà de la Sarre, et Brisach et toute l'Alsace sera aussi aisément soutenue et défendue que Péronne et Ham l'ont été pendant les guerres précédentes.

L'empereur Léopold, moins lier que le duc Charles, se félicitait de retrouver ses domaines du Brisgau, même sous les feux croisés de Brisach et de Fribourg, mais dans quel état les retrouvait-il ? Écoutons encore Louvois, qui venait de les visiter[52] : Rien n'est égal à la ruine du pays que le roi rend à l'Empereur ; c'est entièrement désert et en friche. Le Brisgau est entièrement ruiné ; c'est-à-dire que de dix villages, à peine y en a-t-il deux où il y ait une ou deux maisons habitées. L'Empereur toutefois paraissant satisfait, les petits princes allemands s'empressèrent de faire leurs traités particuliers ; ceux qui avaient des lambeaux suédois les vendirent au roi de France. Seul dans l'Empire, l'Électeur de Brandebourg protesta contre un traité qui lui enlevait sans compensation les fruits d'une guerre heureuse.

Louis XIV fut d'autant plus surpris et irrité de sa résistance, que l'année précédente, au moment où tout le monde croyait que la paix générale allait se conclure, l'Électeur avait paru craindre de se trouver seul, et vouloir prévenir par un sacrifice volontaire les exigences du roi de France, vengeur de la Suède. Le 25 juin 1678, Louvois mandait au maréchal de Créqui : L'Électeur de Brandebourg a fait écrire ici qu'il sacrifierait de bon cœur ses conquêtes à la gloire du roi, pourvu que Sa Majesté voulût bien oublier sa conduite passée, et lui rendre l'honneur de ses bonnes grâces. Vous jugez bien que si cet Électeur ne change point de résolution, l'évêque de Munster, le duc de Lunebourg et le roi de Danemark ne manqueront point de suivre son exemple, et qu'ainsi la paix sera générale dans très-peu de jours. Mais la paix générale ne s'était point faite, et l'Électeur de Brandebourg avait changé de résolution. Il fallut l'y ramener par les armes. L'Empereur et l'Empire abandonnèrent le prince allemand aux vengeances du roi de France, et consentirent au passage d'une armée française à travers l'Allemagne. Déjà les pays de Clèves et de Juliers, sur la rive gauche du Rhin, étaient occupés par un corps sous les ordres du comte de Calvo ; effrayé de l'approche du maréchal de Créqui, l'Électeur consentit à lui remettre Wesel et Lippstadt, pour prix d'une suspension d'armes de quelques semaines ; l'armistice étant expiré le 19 mai 1679, le maréchal franchit le Rhin et marcha au Weser, en poussant devant lui les troupes électorales ; le 30 juin, il força, près de Minden, le passage du Weser, après un brillant combat qui fut le dernier de la guerre. Comme la bataille de Saint-Denis, ce combat de Minden avait été livré, la paix déjà faite ; mais là doit s'arrêter la comparaison ; ni le maréchal de Créqui, ni le comte Spaen, son adversaire, ne pouvaient avoir connaissance d'un traité signé la veille à Saint-Germain. L'Électeur de Brandebourg rendait à la Suède tout ce qu'il lui avait pris, moins une ou deux villes, et recevait trois cent mille écus des libéralités du roi de France.

Enfin, le roi de Danemark eut le regret de s'être attardé le dernier ; il fut contraint à restitution, sans aucun dédommagement, même pécuniaire. Ainsi Louis XIV avait généreusement acquitté sa dette envers la Suède ; sa persévérance à continuer la guerre, non plus pour lui-même, puisque son intérêt était satisfait, mais pour un allié malheureux qu'il rétablissait dans sa fortune, avait considérablement augmenté sa gloire et son autorité ; il était vraiment le dictateur de l'Europe.

Si l'on veut, par contraste, opposer à ce triomphe de la France et de Louis XIV l'humiliation la plus complète d'un prince et d'un peuple, qu'on ne cherche pas parmi leurs adversaires déclarés et armés ; c'est l'Angleterre qu'il faut voir, ou plutôt le roi d'Angleterre, Charles II, ce singulier médiateur qui, au milieu de tant de traités, n'avait pas un seul acte de médiation à produire ; ce politique intrigant qui s'était jeté dans toutes les négociations à la traverse, mais qui, s'étant pris dans ses propres intrigues, ne s'en était pas encore démêlé lorsque tous les autres étaient déjà d'accord ; ce spéculateur malhabile à force d'habileté, qui, ayant à choisir entre les subsides de son Parlement et les subsides de Louis XIV, pensait qu'il valait mieux prendre de toutes mains ; mais qui, à force de marchander tantôt l'un, tantôt ]'autre, et de chercher la combinaison la plus subtile, fit si bien qu'il donna le temps au Parlement et à Louis XIV de serrer chacun leur bourse. La paix était faite ; on n'avait plus besoin de ses services ; l'alliance de l'Angleterre n'était plus qu'une valeur avilie, comme la parole de son roi.

Ainsi s'était terminée, après huit campagnes, cette lutte de la France contre l'Europe, à laquelle les incidents de son début, ou plutôt de sa reprise, ont fait donner le nom de guerre de Hollande ; car c'était, en 1672 comme en 1668, la guerre de dévolution qui se poursuivait, la succession des entreprises de la France contre l'Espagne, interrompues quatre ans auparavant par la Triple Alliance et par la trêve d'Aix-la-Chapelle. De la Triple Alliance, la diplomatie française avait détaché l'Angleterre et la Suède ; la Hollande seule restait et résistait ; elle était le seul obstacle à la conquête des Pays-Bas ; Louis XIV et Louvois résolurent de briser cet obstacle. Sans doute le ressentiment, l'orgueil, et la facilité des premiers succès les emportèrent au delà même de leurs propres desseins ; ils s'acharnèrent trop et trop longtemps sur la Hollande avant de retomber sur les Pays-Bas espagnols. Cependant les conquêtes sur l'Espagne étaient le but qu'ils s'étaient toujours proposé. C'est ainsi que l'accessoire a été pris pour le principal, l'incident pour le fond du procès, et que l'expression de guerre de Hollande a prévalu ; c'est ainsi qu'une certaine politique de principes a été supposée, prenant la place de la politique d'intérêts, et qu'on s'est fait un Louis XIV, despote et catholique, ayant juré la destruction de la Hollande, républicaine et protestante ; enfin, c'est ainsi qu'en comparant l'invasion de 1672 et les traités de 1678, Nimègue conquis par les Français et Nimègue siège du congrès pour la pacification générale, on a conclu au renversement absolu des projets de Louis XIV, au triomphe absolu de la Hollande. On reconnaît, il est vrai, que l'Espagne a largement payé pour les Provinces-Unies, et que, sauf en Hollande, Louis XIV a partout ailleurs fait prévaloir sa volonté. Grâce à ses derniers succès, on le tient pour absous de ses premières erreurs.

Pour ceux, au contraire, qui regardent la guerre de 1672 comme la suite nécessaire de la guerre de 1667, ils ne sauraient considérer comme une erreur l'envahissement de la Hollande ; ils y peuvent blâmer certains excès de conduite, mais ils apprécient. les motifs qui en ont dicté la résolution et le plan.. Ils ne croient pas que, par la guerre de 1672, Louis XIV ait rompu avec les traditions de Mazarin, de Richelieu et de Henri IV ; ils croient au contraire qu'en s'efforçant, comme ces grands politiques, d'enrichir la France des dépouilles de l'Espagne, Louis XIV a continué leur œuvre, et que si la Hollande a jugé nécessaire à s'es intérêts de s'opposer aux agrandissements de la France, c'est bien elle qui a provoqué la rupture d'une alliance séculaire. Sans l'opposition de la Hollande, les Pays-Bas eussent été sans doute entièrement conquis par la France ; toutefois la Hollande avait plus sujet d'être fière après le traité d'Aix-la-Chapelle qu'après la paix de Nimègue, tandis que la gloire de Louis XIV, obscurcie comme d'un nuage en 1668, dix ans plus tard éclatait radieuse sur l'Europe éblouie. Paris le salua du nom de Louis le Grand ; les louanges qu'il aimait lui furent prodiguées sans mesure, et il aspira jusqu'à l'ivresse les vapeurs de l'encens que des courtisans idolâtres brûlaient à ses pieds.

Louvois eut aussi sa part d'applaudissements ; mais il fut moins complaisant à ses flatteurs que Louis XIV aux siens. Il avait employé récemment, en qualité de commissaire pour le règlement des contributions dans les Pays-Bas, un Flamand nommé Wœrden, un de ces ouvriers de la dernière heure qui sont les plus empressés autour de leurs nouveaux maîtres. Ce Flamand était un bel esprit, nourri de bonne latinité ; il avait imaginé d'employer les loisirs de la paix à célébrer en latin, sous forme d'inscriptions et d'éloges, les hauts faits du roi dans la dernière guerre, et de mettre en tête de son recueil une épître dédicatoire, également en latin, qui était un panégyrique empressé de Louvois. Lorsque l'œuvre fut achevée, il l'adressa respectueusement au ministre avec la lettre suivante[53] : Je me fais une étude et un plaisir extrême de travailler à ce qui peut répandre la gloire du roi dans les pays où la langue latine, seule universelle, peut la porter, en conséquence de l'agrément qu'il a plu à Votre Excellence de donner au dessein que j'ai pris la liberté de vous mander. J'ai résolu, sous votre bon plaisir, de commencer par assembler ce que j'ai fait d'inscriptions et d'éloges depuis le commencement de la guerre d'Hollande, qui ont été favorablement reçus dans les pays éloignés, où nos négociants de Lille les ont envoyés par mes soins. Ce bon accueil chez les savants et les curieux étrangers me fait espérer, monseigneur, que l'amas de trente ou trente-deux pièces que j'ai dessein de faire imprimer aura quelques succès. Je vous supplie très-humblement de me permettre en même temps, monseigneur, de tous dédier cet ouvrage comme à la personne qui a eu plus de part à l'exécution des commandements de Sa Majesté, dans tout le cours des guerres passées.. Je sais combien vous êtes délicat et retenu sur ce que l'on appelle louange ; mais je crois, monseigneur, m'y être pris d'une manière qui ne sauroit vous déplaire, puisque j'ai tourné toutes choses en sorte que tout ce que j'avance de vous et de votre ministère est rapporté à la gloire même de Sa Majesté. Et n'est-il pas bien juste qu'en gardant toutes les règles d'une modestie scrupuleuse, on publie dans le monde ce que vous avez fait pour le service et pour la gloire du roi, et pour le bien et la grandeur du pays ? Cependant, quoiqu'il ne soit rien de si raisonnable, je n'ai rien voulu faire, et je vous envoie, monseigneur, ma dédicatoire, afin qu'il vous plaise m'ordonner ce que vous vous voulez bien me permettre à cet égard. Je suis par vos bienfaits ce que je suis dans le service ; je serai tout ce qu'il vous plaira que je sois, et étant votre créature immédiate, je n'entreprendrai jamais rien sans vos ordres exprès. C'est avec ce respect et cette entière dépendance que je suis, etc.

A cette dédicace française d'une dédicace latine Louvois répondit aussitôt[54] : J'ai reçu votre lettre avec la copie qui y étoit jointe de l'épître que vous projetiez de mettre à la tête de votre ouvrage. Je regarde la résolution que vous avez prise de me le dédier, et tout ce que vous dites de bien de moi dans cette épître, comme une marque de votre amitié à laquelle je suis fort sensible ; mais je vous prie de la renfermer en vous-même, et de ne pas songer à me dédier un ouvrage qui ne le peut être dignement à personne qu'à l'auteur de toutes les grandes choses que vous devez décrire. Je voudrois qu'aux inscriptions ou éloges que Nous avez faits, lesquels vous voulez faire rimprimer, vous joignissiez quelque discours qui pût rendre plus croyables aux siècles à venir les grandes actions de Sa Majesté. Si vous voulez bien m'envoyer de temps en temps ce que vous aurez projeté, je serai en état de vous dire la vérité des faits où vous pourriez vous tromper ; et, au surplus, je profiterai avec joie des occasions que cela me donnera de vous rendre auprès de Sa Majesté les bons offices que mériteront votre application et votre zèle pour sa gloire. Évidemment Louvois était touché de l'ardeur de son panégyriste ; cependant il en contenait sans hésiter l'expression trop vive, non par fausse modestie, simplement par bon sens, mérite rare partout et toujours, mais surtout dans les hautes régions où la fortune ne cessait d'élever le ministre de Louis XIV.

Tout le monde sollicitait sa faveur ; les plus considérables se disputaient son alliance ; pour marier sa fille aînée, il n'eut qu'à choisir entre des prétendants illustres ; il la donna au duc de La Rocheguyon, fils du prince de Marsillac, le favori de Louis XIV, :et petit-fils du duc de La Rochefoucauld. Les gens heureux, lorsqu'ils sont prudents, s'inquiètent parfois de leur excessive prospérité ; ils souhaitent même quelque légère disgrâce ; qui en tempère un peu l'éclat, et qu'ils puissent offrir aux jaloux comme une rançon de leur fortune. Louvois eut à propos deux accidents pour racheter ainsi la sienne ; dans une promenade, son cheval s'abattit, et lui cassa une jambe (le 5 août 1679) ; peu de jours après, le duc de La Rocheguyon tomba malade. Le mariage fut retardé ; mais le zèle des complimenteurs ne fit que s'accroître ; aux félicitations vinrent s'ajouter les condoléances ; les unes et les autres se mêlèrent en un concert harmonieux où la voix même des malheureux ne faisait pas dissonance. Du fond de leur prison de Pignerol, Fouquet et Lauzun voulurent ajouter leur humble vote à cette espèce de suffrage universel. Louvois les en remercia, particulièrement Fouquet ; voici la réponse du ministre en faveur au ministre déchu : Je ne pouvois recevoir une plus grande marque de la part que vous prenez à ce qui me touche qu'en me faisant connoitre les sentiments que vous avez sur le mariage de ma fille. Je vous suis très-obligé de la part que vous prenez à l'accident qui m'est arrivé. Je ne doute point que vous n'appreniez avec plaisir le bon état où je suis, qui, quoiqu'il m'oblige à demeurer encore vingt jours au lit, me laisse néanmoins la liberté tout entière d'agir aux affaires dont je suis chargé[55]. Ni le mal ni les préoccupations de famille ne pouvaient distraire son zèle infatigable pour la chose publique.

La convalescence de Louvois se fit lentement ; cinquante jours après son accident, il écrivait à son frère, l'archevêque de Reims : Je m'occupe présentement à apprendre à marcher ; c'est un assez joli emploi pour un homme de mon âge. Comme j'y donne beaucoup d'application, j'espère qu'en douze ou quinze jours je deviendrai fort savant[56]. Il fut enfin célébré ce grand mariage dont l'éclat et l'importance mettaient en émoi la cour et la ville. Il faut entendre madame de Sévigné, disant d'abord à sa tille, le 10 novembre : On va voir, comme l'Opéra, les habits de mademoiselle de Louvois ; il n'y a point d'étoffe dorée qui soit moindre que vingt louis l'aune. Là Langlé s'est épuisé pour joindre l'agrément avec la magnificence ; et trois semaines plus tard, le 29 : J'ai été à cette noce de madame de Louvois ; que vous dirai-je ? Magnificence, illuminations, toute la France ; habits rebattus et rebrochés d'or, pierreries, brasiers de feu et de fleurs, embarras de carrosses, cris dans la rue, flambeaux allumés, reculements et gens roués ; enfin le tourbillon, la dissipation, les demandes sans réponses, les compliments sans savoir ce que l'on dit, les civilités sans savoir à qui l'on parle, les pieds entortillés dans les queues. — Ô vanité des vanités ! ajoute madame de Sévigné. Pourquoi ? C'est que, tout à côté de ce triomphe, une grande disgrâce venait de se faire qui la touchait profondément. Une autre se préparait encore plus éclatante. Deux personnages illustres dans la politique et dans la guerre, le général qui avait livré la dernière bataille aux Pays-Bas, le ministre qui avait dirigé les grandes négociations de la paix, le maréchal de Luxembourg et M. de Pomponne, étaient, celui-ci déjà disparu, celui-là prés de disparaître.

La chute du maréchal de Luxembourg et le mariage de mademoiselle de Louvois doivent être rapprochés, non comme l'effet et la cause, mais comme deux événements qui ne sont pas étrangers l'un à l'autre. Le maréchal, avec l'ardeur d'un ambitieux qui n'est jamais satisfait, avait passionnément souhaité de faire épouser à son fils la hile du ministre ; il avait échoué ; mais les moyens qu'il avait employés n'étaient pas tous avouables ; ils ne demeurèrent pas secrets. Au lieu de s'adonner à la chasse, ainsi que faisait le prince d'Orange, M. de Luxembourg s'était aventuré sur le sol fangeux des sortilèges et des maléfices : il y tomba de lui-même, sans effort d'autrui ; mais Louvois ne l'empêcha pas d'y tomber.

Le procès de madame de Brinvilliers avait révélé d'abominables mystères et réveillé ces idées d'empoisonnement qui obsédaient l'imagination publique, depuis la mort tristement fameuse de Madame. Depuis ce temps, la police. vigilante et sévère de M. de La Reynie n'avait cessé de fouiller les repaires où se cachaient, disait-on, les empoisonneurs. Quoique Paris fût du département de Colbert, Louvois, de l'aveu de Louis XIV, avait détourné vers cette œuvre de sûreté publique une partie de sa prodigieuse et lucide activité ; c'était par lui seul que les rapports de M. de La Reynie passaient avant d'arriver au roi. Vers la fin de l'année 1678, la police avait surpris deux femmes, la Voysin et la Vigoureux, qui faisaient commerce de poisons et de philtres, et un prêtre interdit du nom de Lesage, leur associé, qui se mêlait en même temps de sorcellerie[57]. Cependant plusieurs mois se passèrent avant qu'on pût tirer de ces misérables rien d'important ni de précis. Enfin, le 16 septembre 1679, Louvois écrit au roi : La Voysin commence fort à parler. Dès lors les révélations affluent ; elles débordent ; le flot monte rapidement ; il atteint successivement toutes les couches de la société, jusqu'aux plus hautes, jusqu'à la cour. C'est peu que Lesage indique le moyen de connaître tout ce qu'il y a d'habiles empoisonneurs et d'artistes dans l'Europe[58] ; des noms illustres de grands seigneurs, de grandes dames, sont à chaque instant prononcés dans les interrogatoires.

D'abord Louvois ne veut croire qu'à des sortilèges ridicules, à des accès de curiosité mauvaise. Votre Majesté trouvera dans ce paquet, écrit-il au roi le 27 septembre[59], ce que Lesage a encore dit sur les voyages que la Voysin a faits à Saint-Germain. Il nomme tant de gens pour témoins de ce qu'il allègue, qu'il est difficile de croire qu'il l'ait inventé ; et cependant il l'est encore plus que tous les gens qu'il nomme se soient intéressés à une sottise pareille à celle dont je m'imagine qu'il s'agissoit. Mais M. de La Reynie fait tous les jours des progrès et des découvertes. Le 8 octobre, Louvois écrit au roi la lettre suivante, la pièce capitale de cette étrange instruction : J'entretins avant-hier M. de La Reynie, qui m'apprit que les crimes des prisonniers détenus à Vincennes s'éclaircissent tous les jours de plus en plus, et qu'il y auroit treize ou quatorze témoins du crime de madame Le Féron[60]. Il me remit ensuite l'original des interrogatoires du nommé Lesage, qu'il a désiré que je n'aie point envoyé à Votre Majesté, parce que, étant long et mal écrit, il lui aurait donné de la peine à déchiffrer ; et je suis convenu avec lui de le garder jusqu'à ce que je puisse avoir l'honneur de le lire à Votre Majesté à Saint-Germain. Tout ce que Votre Majesté a vu contre M. de Luxembourg et M. de Feuquières n'est rien au prix de la déclaration que contient cet interrogatoire, dans lequel M. de Luxembourg est accusé d'avoir demandé la mort de sa femme, celle de M. le maréchal de Créqui, le mariage de ma fille avec son fils, de rentrer dans le duché de Montmorency, et de faire d'assez belles choses à la guerre pour faire oublier à Votre Majesté la faute qu'il a faite à Philisbourg. M. de Feuquières y est dépeint comme le plus méchant homme du monde, qui a cherché les occasions de se donner au diable pour faire fortune, et demandé du poison pour empoisonner l'oncle ou le tuteur d'une fille qu'il voulait épouser. M. de La Reynie me témoigna ensuite qu'il était persuadé que, si je parlais au nommé Lesage, il achèverait de se déterminer à dire tout ce qu'il sait ; ce qu'il croyait d'autant plus important que cet homme, qui jusqu'à présent n'est convaincu d'avoir fait lui-même aucun empoisonnement, a une parfaite connaissance de tous ceux qui se sont faits à Paris depuis sept ou huit ans. J'y ai été hier matin, et je lui ai parlé au sens que M. de La Reynie a désiré, lui faisant espérer que Votre Majesté lui ferait grâce pourvu qu'il fit les déclarations nécessaires pour donner connaissance à ta justice de tout ce qui s'est fait à l'égard desdits poisons. Il me promit de le faire et me dit qu'il étoit bien surpris que je l'excitasse à dire tout ce qu'il savoit, puisqu'il avoit été persuadé jusqu'à présent, par les discours de M. de Luxembourg et de M. de Feuquières, que j'étois si fort de leurs amis que je serois un de ceux qui le persécuteroient davantage s'il disoit rien contre eux[61].

Huit jours après, Louvois écrivait à La Reynie : J'ai rendu compte au roi de toutes les lettres que vous avez pris la peine de m'écrire depuis sept ou huit jours, dont la dernière est d'hier, et des mémoires et procès-verbaux qui les accompagnoient, que je vous renvoie tous. Sa Majesté, qui en a entendu la lecture avec horreur, désire que l'on instruise toutes les affaires dont il y est fait mention, et que l'on acquière toutes les preuves possibles contre les gens qui y sont nommés. Ainsi, lorsque Louvois s'essayait à marcher, c'était pour aller à Vincennes prêter à la justice le secours de son expérience, habituée à démêler les intrigues, et lorsque, six semaines plus tard, la plus brillante foule accourait à ses fêtes, combien d'hommes et de femmes venaient à lui, le sourire sur les lèvres, dont il tenait le sort entre ses mains ! Le secret était bien gardé. Le 22 décembre, Louvois écrivait à M. Boucherat[62] : Le roi me commande de vous faire savoir qu'il désire que vous vous trouviez mercredi prochain, 27 de ce mois, à l'issue de son dîner, dans la chambre de Sa Majesté, avec MM. de Bezons, de La Reynie et Robert. C'étaient les commissaires instructeurs que le roi voulait entendre encore avant le commencement du procès.

Au mois de janvier 1680, la Chambre de justice pour l'affaire des poisons fut installée à l'Arsenal, et le procès commença ; mais les audiences n'étaient pas publiques. Le 22 janvier, Louvois écrivait à Boucherat[63] : Le roi a été informé, par la lettre que vous avez pris la peine de m'écrire cette après-dînée, de ce qui s'est passé à la Chambre ce matin. Sa Majesté donnera, dans la journée de demain, les ordres nécessaires pour faire arrêter les personnes de considération contre lesquelles il a été décrété ce matin. A Saint-Germain et il Paris, on ne se doutait de rien ; le 24, on apprit tout et tout d'un coup. Il y a deux jours que l'on est assez comme le jour de Mademoiselle et de M. de Lauzun, écrivait, le 26, madame de Sévigné ; on est dans une agitation ; on envoie aux nouvelles ; on va dans les maisons pour en apprendre ; on est curieux ; et voici ce qui a paru, en attendant le reste : M. de Luxembourg était mercredi à Saint-Germain, sans que le roi lui fit, moins bonne mine qu'à l'ordinaire. On l'avertit qu'il y avoit contre lui un décret de prise de corps ; il voulut parier au roi ; Sa Majesté lui dit que, s'il étoit innocent, il n'avoit qu'à s'aller mettre en prison, et qu'il avoit donné de si bons juges pour examiner ces sortes d'affaires, qu'il leur en laissoit toute la conduite. M. de Luxembourg pria qu'on ne l'y menât point ; et en effet il monta aussitôt en carrosse, et s'en vint chez le Père de La Chaise. Après avoir été une heure aux Jésuites, il fut à la Bastille, et remit à Bezemaux l'ordre qu'il avoit apporté de Saint-Germain. En effet, le 24, à peine le maréchal avait-il quitté la cour, que Louvois s'était hâté d'envoyer un exprès à Boucherat : M. de Luxembourg, lui disait-il, a pris le parti de se rendre prisonnier à la Bastille. Il y sera ce soir, où vous pourvoirez, s'il vous plaît, à ce que les procédures se continuent contre lui. Le roi a fait partir deux officiers de ses gardes pour aller arrêter madame la comtesse [de Soissons] et madame d'Alluye. Madame la comtesse et son amie, averties sans doute, s'étaient enfuies ; certains des accusés firent de même ; d'autres, comme la duchesse de Bouillon, restèrent et comparurent devant la Chambre.

Tous les suspects ne furent pas arrêtés ; il y avait un personnage, sans doute considérable, dont Louvois parlait sans le nommer, dans une lettre à La Reynie[64] : A l'égard de la personne à laquelle l'usage du poison n'est pas inconnu, et que vous croyez qu'il est dangereux de laisser à la cour, le roi a jugé à propos de vous entretenir sur cette affaire, et désire, pour cet effet, que vous vous rendiez ici, le jour de la semaine où nous allons entrer qui vous sera le plus commode ; il faut que ce soit avant neuf heures du matin, et en vous montrant à la porte du cabinet du roi, lorsqu'il y entrera après avoir prié Dieu, Sa Majesté vous fera entrer et vous entretiendra sur cette affaire. Quel pouvait être ce personnage ? Probablement le favori de Monsieur, le chevalier de Lorraine, soupçonné jadis d'avoir empoisonné Madame. Quoi qu'il en soit, il n'y eut plus de nouvelles poursuites ; la liste des accusés resta close. Si les débats du procès eussent été publics, l'émotion du premier jour se fût incessamment ravivée ; toutefois elle parut encore assez vive pour que Louvois écrivit, le 4 février, à Boucherat : Le roi vous a chargé d'expliquer à la Chambre que son intention étoit qu'elle continuât les procédures nécessaires pour la punition des coupables de poison, et qu'elle agit en toute liberté contre tous ceux qui se trouveroient convaincus d'un crime si énorme. Depuis, Sa Majesté ayant été informée des discours qui se sont tenus à Paris à l'occasion des décrets donnés depuis quelques jours par la Chambre, elle m'a commandé de vous faire savoir qu'elle désire que vous assuriez les juges de sa protection, et que nous leur fassiez connoitre qu'elle s'attend qu'ils continueront à rendre la justice avec la même fermeté qu'ils ont commencé, sans s'en laisser détourner par quelque considération que ce puisse être.

Il n'était guère besoin de menacer ; trots jours après, madame de Sévigné disait : On ne parle plus de M. de Luxembourg ; j'admire vraiment comme les choses passent ; c'est bien un vrai fleuve qui emporte tout avec soi. Le silence de nouveau se faisait autour de cette affaire. Le maréchal était au secret, étroitement renfermé ; le 10 avril seulement, Louvois expédiait à Bezemaux l'autorisation de faire promener M. de Luxembourg deux heures par jour sur la terrasse de la Bastille[65]. Un mois après, cependant, le maréchal fut relaxé sans être absous effectivement ; mais un ordre du roi l'éloigna de la cour et de Paris. Tel fut aussi le sort de ses principaux coaccusés ; leur honneur sortit de ce procès, frappé d'une marque indélébile. La Voysin et la Vigoureux furent brûlées ; Lesage, Bonnard, l'intendant du maréchal de Luxembourg, et quelques autres condamnés obscurs allèrent se perdre dans la chiourme des galères.

Le maréchal de Luxembourg devait avoir un profond ressentiment contre Louvois ; tout au moins l'intérêt de sa dignité lui défendait de renouer de longtemps avec lui. Et pourtant il n'est que trop vrai qu'il s'empressa de le rechercher ; à peine hors de la Bastille, il lui écrivit. Certes l'humilité, le pardon et l'oubli des offenses sont au nombre des plus belles vertus chrétiennes ; mais qui se serait jamais attendu qu'au sortir d'un commerce avec le diable, M. de Luxembourg deviendrait tout à coup si vertueux et si chrétien ? Louvois, de son côté, ne fut pas moins charitable ; il lui répondit[66] : J'avois appris avec beaucoup de plaisir votre justification ; mais la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire m'a appris qu'elle a été suivie d'un ordre de vous éloigner de la cour, dont j'ai été fort affligé. Je vous supplie d'en être bien persuadé et de la part sincère que je prends à ce qui vous touche, étant aussi véritablement que je suis tout à vous. Quelques mois après, Louvois eut le malheur de perdre un de ses enfants ; aussitôt M. de Luxembourg lui envoya le témoignage d'une sympathique douleur. Je vous rends très-humbles grâces, lui répondit Louvois, des marques que vous me donnez de votre souvenir. Les assurances de la continuation de votre amitié me seront toujours fort chères, et je vous supplie d'être persuadé que personne ne souhaite plus votre satisfaction que moi, ni les occasions d'y contribuer[67]. Quelque douteuse que puisse paraître la sincérité de Louvois, il fit cesser, l'année suivante, l'exil du maréchal qui reparut à la cour, au mois de juin 1681. M. de Luxembourg n'avait jamais été aimé ; il n'était plus estimé ni redouté ; le scandale de son retour effaça le scandale de sa disgrâce. Quand on passeroit sa vie à méditer les changements qu'on voit à la cour tous les jours, on n'y comprendroit rien, écrivait à ce propos madame de Sévigné[68].

La disgrâce de M. de Pomponne n'avait pas eu cet éclat funeste ; il était tombé victime d'une intrigue, consolé dans sa chute, accompagné dans sa retraite par l'estime et les regrets de tous les gens de bien. Un mariage aussi avait été le prétexte et l'occasion de cette catastrophe. Le Dauphin devait épouser la princesse de Bavière, sœur de l'Électeur ; c'était Colbert de Croissy, le frère du contrôleur général, le diplomate au congrès de Nimègue, qui avait été chargé de négocier cette alliance à Munich. Louis XIV en attendait les nouvelles avec impatience ; un courrier arriva tandis que le ministre des affaires étrangères était à sa maison de campagne ; deux jours se passèrent avant que le roi pût avoir les dépêches déchiffrées : c'était trop ; M. de Pomponne eut ordre de se défaire aussitôt de sa charge (le 18 novembre 1679). Il est donc vrai, disait madame de Sévigné[69], que c'est la dernière goutte d'eau qui a fait répandre le verre ; ce qui nous fait chasser notre portier quand il ne nous donne pas un billet que nous attendons avec impatience, a fait tomber du haut de la tour, et on s'est. bien servi de l'occasion. En vérité, je ne m'accoutume point à la chute de ce ministre ; je le croyais plus assuré que les autres, parce qu'il n'avait point de faveur. On dit qu'il y avait près de deux ans qu'il était gâté auprès du roi.

Il y avait plus de deux ans que Colbert, Le Tellier et Louvois s'étaient ligués contre lui ; il y avait déjà longtemps que le ministre honnête, modéré, un peu timide, n'avait plus le goût ni la force de servir la politique trop active de Louis XIV. Les négligences mêmes qui furent le prétexte de sa disgrâce n'étaient que le signe de sa tristesse et de son découragement. Louis XIV a motivé sa condamnation en quelques lignes superbes et cruelles : J'ai souffert plusieurs années de sa foiblesse, de son opiniâtreté et de son inapplication. Il m'en a coûté des choses considérables ; je n'ai pas profité de tous les avantages que je pouvais avoir, et tout cela par complaisance et par bonté. Enfin il faut que je lui ordonne de se retirer, parce que tout ce qui passe par lui perd de la grandeur et de la force qu'on doit avoir en exécutant les ordres d'un roi de France qui n'est pas malheureux[70]. Comment Louis XIV n'a-t-il pas effacé cette sentence injuste, prononcée dans l'ivresse de la gloire et de la puissance, le jour où, non point malheureux encore, mais déjà moins heureux, il se hâta de rappeler M. de Pomponne dans son conseil au milieu duquel la mort de Louvois, frappé trop tôt ou trop tard, à la fois maudit et regretté, laissait un vide qui finit par s'élargir en abîme pour engloutir la fortune du grand roi !

L'intrigue ourdie contre M. de Pomponne parut d'abord tourner à l'avantage de Colbert ; trompant ses alliés et les gagnant de vitesse, il emporta les affaires étrangères pour son frère, M. de Croissy, tandis que Le Tellier et son fils espéraient y faire arriver Courtin. Un certain homme, disait encore madame de Sévigné[71], parlant de Louvois, avoit donné de grands coups depuis un an, espérant tout réunir ; mais on bat les buissons, et les autres prennent les oiseaux ; de sorte que l'affliction n'a pas été médiocre, et a troublé entièrement la joie intérieure de la fête[72]. C'est donc un mat qui a été donné, lorsqu'on croyoit avoir le plus beau jeu du monde et rassembler toutes ses pièces ensemble. Faites un peu réflexion à toute la puissance de cette famille [des Colbert], et joignez les pays étrangers à tout le reste, et vous verrez que tout ce qui est de l'autre côté, où l'on se marie, ne vaut point cela.

Le triomphe de Colbert semblait, il est vrai, balancer l'effet du mariage de mademoiselle de Louvois avec le fils du favori de Louis XIV ; et Louis XIV lui-même pensait faire un coup de maitre en opposant dans le conseil deux Colbert à deux Le Tellier. Madame de Sévigné, la cour, dont elle exprimait l'opinion, et le roi lui-même se trompaient ; rien ne pouvait arrêter le courant de Louvois. En se croyant plus libre, Louis XIV allait moins se garder contre l'influence de son ministre de la guerre, et, sans s'en douter, s'y abandonner davantage. M. de Croissy, avec des formes plus rudes, ne sut pas se défendre mieux que son prédécesseur contre les usurpations de Louvois, qui ne cessa pas jusqu'à sa mort de donner l'impulsion à la politique générale, et d'absorber même exclusivement certaines négociations étrangères.

Louvois embrassait donc le pouvoir dans sa plénitude ; il était réellement le maître des affaires. Mais à mesure qu'il se faisait plus puissant, il se faisait d'autant plus responsable. Tout pouvait, tout devait lui être imputé. C'est la condition fatale du pouvoir absolu. Porter déjà le fardeau de ses propres fautes, quel accablement ! Qu'est-ce donc, lorsque les fautes d'autrui viennent s'y ajouter par surcroît !

 

FIN DU DEUXIÈME VOLUME

 

 

 



[1] Bibl. du Dépôt de la Guerre, mss., Tiroirs de Louis XIV, n° 59.

[2] 31 janvier 1677. D. G. 517. — Louvois à La Reynie, 25 mai 1678 : Sa Majesté estime que vous ne sauriez faire une trop sévère punition des gens qu'Auzillon a menés au après avoir trouvé des gens qu'ils avoient pris par force et enfermés à Aubervilliers, puisque, en même temps qu'ils troublent le repos public, ils décrient la levée des soldats par leurs violences. D. G. 574.

[3] 18 décembre 1677. D. G. 530.

[4] D. G. 595.

[5] D. G. 534.

[6] Louvois à Le Peletier, 23 décembre 1677. D. G. 534.

[7] De même sur le Rhin, afin d'épuiser d'avance l'armée impériale ; le 3 janvier 1678, Louvois écrivait au baron de Montclar : Les moindres préparatifs à Brisach pour du canon et des munitions de guerre, la marche de quelques gens commandés, feront remuer tout ce qui est en Souabe et derrière Offenbourg ; et quand ils seront tons assemblés, vous pourrez renvoyer les troupes dans leurs quartiers. Quand, au bout de dix ou douze jours, vous apprendrez que les ennemis seront retournés chez eux, vous pourrez recommencer ce manège. Enfin, de façon ou d'autre, vous pouvez, sans faire faire des fatigues considérables aux troupes du roi, donner une si grande agitation aux Impériaux, que vous los ruiniez tout à fait.

[8] Louvois à Humières. 4 janvier. — Louvois à Breteuil, 23 janvier. Demander à l'Artois trois mille pionniers ; prendre de bons hommes entre vingt ans et quarante ; déclarer que d'ici à six semaines de temps, le premier qui manquera à marcher au premier ordre sera envoyé aux galères, et la communauté dont il sera, taxée à cent francs d'amende. Il faut que, par chaque centaine, il y ait soixante bêches ou louchets, vingt pics ou pioches et vingt pelles de bois ferrées. D. G. 534.

[9] Louvois à Barillon, 28 janvier. Je me proposois de partir suivant ma coutume au même temps que Sa Majesté ; mais la mort de madame la marquise de Sablé donnant des affaires fort importantes à madame la marquise de Boisdauphin, ma belle-mère, qui a besoin de mon assistance pour les mettre en quelque sorte d'état, je crois que je serai nécessité de supplier Sa Majesté de trouver bon que je reste après elle cinq ou six jours pour cela. Vous me ferez un grand plaisir de me donner part de ce qui se passera en Angleterre depuis que vous recevrez cette lettre jusqu'au 20 du mois prochain, dans lequel temps je fais mon projet d'avoir joint Sa Majesté auparavant son arrivée à Toul. D. G. 534.

[10] D. G. 534

[11] Barillon au roi, 9 février. D. G. 595.

[12] Barillon au roi et à Louvois, 10, 17, 10 février. D. G. 595 et 596.

[13] Saint-Pouenges à Louvois, 9 février, Provins : Le roi est arrivé sur les quatre heures après-midi, n'étant parti qu'à dix heures du matin. Les chemins sont si vilains et si rompus que la plupart des équipages de la cour ont eu beaucoup de peine à arriver jusqu'ici. Les carrosses des dames du palais demeurent fort souvent. Le roi a lu ce soir chez madame de Montespan, pendant qu'on jouoit à la bassette, une partie de celles que vous m'avez adressées. — 15 février, Fère-Champenoise. Madame de Montespan a encore eu la fièvre la nuit passée, et même l'on dit qu'elle ne l'avoit pas quittée ce matin sur les dix heures lorsqu'elle est partie de Sézanne ; elle se porte présentement mieux. — 15 février, Vitry. Vous aurez appris par les lettres que je vous ai écrites hier que la santé de madame de Montespan étoit beaucoup meilleure ; elle a pris aujourd'hui médecine, dont elle se porte bien. M. Charuel me marque que la chaussée de Commercy est très-bien rétablie par les soins que M. le cardinal de Retz en a fait prendre. — 18 février, Commercy. Madame de Montespan se porte fort bien et a été aujourd'hui pendant la marche dans le carrosse de la reine. D. G. 595 et 596.

[14] D. G. 534.

[15] Le siège de Gand tirait à sa fin, lorsque Louvois reçut au coup un livre tout frais éclos, la Princesse de Clèves, que lui envoyait son frère, l'archevêque de Reims. Il lui répondit, le 10 mars : J'ai reçu le roman de la Princesse de Clèves ; je vous remercie de la part que vous m'avez bien voulu donner de cette nouveauté ; mais j'aurai de la peine à vous en dire mon sentiment, les occupations que j'ai ici ne me laissant pas la liberté de donner attention à de pareilles choses. D. G. 572. — Il se préoccupait, lui aussi, d'achever son roman. Le roman serait-il complet cependant, si l'on négligeait, comme peu digne d'intérêt et d'estime, cette partie de l'expédition royale que Louis XIV avait laissée en arrière pour monter à cheval ? Tout appartient à l'histoire, dans la vie de Louis XIV, même ses misères et ses faiblesses. Tous ceux qu'il a tenus à son service, à quelque titre que ce soit, hommes et femmes, grands et petits, ministres et généraux, maîtresses et valets, ont leur place autour de sa mémoire comme ils avaient leur place autour de sa personne. Il faut s'occuper d'eux au moins par incidence ; il faut parler de cette pauvre reine qui a si peu fait parler d'elle, si dolente, si pâle, si éteinte dans le rayonnement de sa plus brillante rivale, madame de Montespan, mais si touchante par ses affections d'épouse et de mère. Villacerf, son premier maître d'hôtel, écrivait à Louvois, de Cambrai, le 10 mars : Votre courrier qui a apporté la prise de la ville de Gand est arrivé à minuit. La veille étoit couchée et endormie, aussi bien que madame de Montespan ; je les ai toutes deux éveillées pour leur apprendre celte nouvelle et leur rendre les lettres du roi. L'on ne peut avoir plus de joie qu'elles en ont témoigné ; je crois que vous en êtes bien persuadé. Je ne puis vous dissimuler la mienne, monseigneur, étant dans vos intérêts comme j'y suis ; tout ce que je vous demande est de vous conserver. Je vous informerai régulièrement de tout ce qui se passera à notre petite cour ; selon les apparences, il n'y aura pas de grandes nouvelles. La reine est logée dans l'archevêché, et il n'y a que madame de Montespan qui y soit avec elle. Je trouve la reine un peu de meilleure humeur ce voyage-ci que les autres Elle a pourtant sur le cœur d'être à quarante lieues de M. le Dauphin et à trente du roi. Madame de Béthune, de l'humeur dont le roi la connoit, contribue un peu à sa mauvaise humeur ; cependant je la trouve moins susceptible de fâcherie qu'à l'ordinaire ; ce qui nous pourroit faire croire qu'elle changeroit si elle étoit plus jeune. Voilà comment l'infortuné Villacerf, le berger de ce troupeau, le gardien de ce sérail, se vengeait en épigrammes de ses tribulations quotidiennes ; car il avait plus de peine à faire marcher une vingtaine de femmes de Cambrai à Lille, que n'en avait eu Louvois à remuer cent mille hommes de Brisach à Dunkerque. Il n'a pas été au possible de la veine de partir demain, écrivait-il le 12 au soir ; Su Majesté a pris le parti d'aller lundi coucher à Arras et mardi à Lille. Elle l'écrit ainsi au roi. Il ne tiendra pourtant pas à moi qu'elle n'aille en un jour à Lille ; niais c'est une étrange chose que d'avoir affaire à des femmes ; je louerai Dieu quand vous m'en aurez délivré. Le 13, nouvelle difficulté : La reine sera demain sans faute à Arras ; mais, selon toute apparence, Sa Majesté n'ira pas de là à Lille en un jour. Ce n'est pas qu'elle ne le veuille, parce qu'elle croit fâcher le roi en ne le faisant pas ; c'est une marque de sa foiblesse ordinaire. Si le roi y étoit, elle y arriveroit jour ou nuit. Depuis cette lettre écrite, j'ai vu madame de Montespan sur la journée d'Arras à Lille, qui est d'avis de ne la pas faire, par l'impossibilité qui s'y trouve. Ainsi, selon les apparences, la reine sera mardi à Lens et mercredi à Lille. Enfin le 16 on est à Lille. Tandis que la reine se repose de ses fatigues, faisant tout au plus quelques tours de promenade dans le jardin de M. l'intendant, madame de Montespan, vaillante, active, veut aller à Oudenarde ; elle aurait même grande envie de pousser jusqu'à Gand, pour voir et se faire voir ; mais le temps manque, et Villacerf s'inquiète ; il ne peut s'éloigner de la reine, et cependant il faut qu'il rende compte de tous les pas de la favorite. L'on vient de partir, écrit-il à Louvois le 20 mars, et l'on me donne la lettre ci-jointe pour l'envoyer par un exprès. Madame la comtesse [de Soissons] seule est de la partie. L'on ne reviendra, selon les apparences, que mardi, parce que l'on ne pourra faire à Oudenarde ce que l'on aura à y faire et venir coucher ici ; mais l'on couchera demain à Courtrai, en sorte que l'on sera ici mardi de bonne heure. Il y a encore dans cette petite cour un autre personnage à noter, un autre familier du sérail, M. de Langlé, le rival de Dangeau dans l'art du courtisan et du joueur, le connaisseur en ajustements, que madame de Montespan ne manque jamais de consulter sur le choix d'une étoffe ou sur la coupe d'un grand habit ; celui-là, tandis que les autres exposent leur vie dans les tranchées de Gand et d'Ypres, celui-là n'expose que ses pistoles aux chances de la bassette. Villacerf écrit à Louvois, le 14 mars : M. de Langlé perdit hier dix-huit cents pistoles à la bassette. Saint-Pouenges écrit, le 30 mars : M. de Langlé, qui taille, perdit avant-hier deux mille sept cents pistoles, dont madame de Montespan et madame la comtesse gagnèrent une bonne partie. D. G. 596-507. — Ainsi va le monde sous Louis XIV ; la guerre et la politique d'un côté, le jeu et la galanterie de l'autre ; un air de littérature par dessus tout ; la prise de Gand, la bassette, la Princesse de Clèves, voilà ce monde en abrégé. Celui qui mêle toutes ces choses ensemble est l'homme accompli, l'honnête homme, suivant une expression tellement particulière à ce temps-là, qu'elle pouvait s'appliquer, par exemple, au maréchal de Luxembourg. Le sens des expressions change avec les temps et les mœurs. Le maréchal de Luxembourg sera toujours un personnage illustre ; on ne mettra jamais en doute qu'il ait été un grand général, un parfait courtisan, bien vu des femmes, spirituel, homme de goût, attentif aux bons ouvrages et presque un écrivain lui-même ; qui oserait dire aujourd'hui que le maréchal de Luxembourg était un honnête homme ?

[16] 14 avril. D. G. 534. — Il mandait encore à M. de Saint-Rhue : Sa Majesté s'attend que vous remettrez la cavalerie qui est à Maëstricht sur un autre pied qu'elle n'a été depuis quelque temps, où les cavaliers ont quasi toujours pris le parti de s'enfuir dés qu'ils ont vu les ennemis, en sorte que ça toujours été les dragons qui ont fait la retraite et qui ont donné le temps à la cavalerie de se retirer.

[17] Louvois à Navailles, 27 avril ; Louvois à Beaulieu, 27 avril. D. G. 534.

[18] Louvois à Créqui, 14 mai. D. G. 582.

[19] Louvois à Créqui, 16 avril. D. G. 534.

[20] Louvois à Créqui, 5 juin ; à Schönberg, 6 juin.

[21] Louvois à Créqui, 28 mai : Les dispositions guerrières de l'Angleterre paroissent entièrement changées ; l'on cherche à rentrer dans les bonnes grâces du roi, et par une conduite toute opposée à celle gai a été tenue depuis quatre ou cinq mois, à faire oublier ce qui s'est passé. D. G. 582.

[22] Barillon au roi, 25 avril. Mignet, t. IV, p. 544.

[23] D. G. 574.

[24] Luxembourg, n'était pas content qu'on lui retirât des troupes ; il écrirait ironiquement à Louvois, le 18 juin : Vous avez peut-être envie que l'armée du roi prenne un autre poste, étant affoiblie aussi considérablement qu'elle va l'être ; je n'en vois guère de sûr, à moins qu'on ne la mette à couvert de la Somme. Mandez-moi, s'il vous plaît, quand il faudra marcher. D. G. 599. — Louvois lui répondait. le 20, sur le même ton : Les postes derrière la Somme étant assez commandés par le terrain qui est du côté de l'Artois, il me semble que l'on ne pourra pas trouver de sûreté que derrière la rivière d'Oise, la droite à Compiègne, et la gauche à Verberie, faisant tête à la rivière, la Forêt derrière soi. Faites un peu réflexion à cette proposition, et m'en mandez votre avis. D. G. 582.

[25] Louvois à Luxembourg, 15 juin.

[26] Louvois à Navailles, 6 juin ; à La Grange, 11 juin.

[27] Louvois à Vauban, 27 juin : Voir comment l'on pourrait dégrader et détériorer les plus essentielles fortifications de Courtrai, Oudenarde et Ath, sans que l'on puisse se plaindre que l'on rase ces places. Sa Majesté croirait que, pour cet effet, il faudrait gâter les batardeaux de Courtrai, ceux d'Oudenarde et les radiers des écluses, lesquelles écluses on ferait ensuite jouer de manière que les eaux les achevassent de ruiner. Sa Majesté estimeroit que la même chose se pourrait faire à Ath. Mais vous jugez sien que tout cela se doit faire assez délicatement pour que l'on ne puisse point en avoir de reproches bien fondés. C'est ce qu'elle se promet de votre industrie et sur quoi elle attend de vas nouvelles, après que vous aurez passé dans chacune de ces places. D. G. 582.

[28] 26 juillet. D. G. 616.

[29] 9 et 10 juillet. — Vous me témoignez, lui écrivait-il encore le 14 juillet, fort désirer de trouver une occasion de remporter quelque avantage considérable sur les ennemis qui donne lieu au roi d'achever la conquête des Pays–Bas ou oblige les ennemis à faire une prompte paix. Rien ne seroit plus désirable ; mais comme, en l'état où sont les choses, les ennemis ne sont pas en état de se montrer devant vous, il n'y a guère lieu de s'attendre à un avantage général sur eux, et ce d'autant moins que Sa Majesté est toujours persuadée qu'il n'est pas de son service d'exposer le bon état de ses affaires au hasard que vous savez qui décide la plupart du temps ces sortes d'actions.

[30] Il lui écrivait encore le 2 août : Sa Majesté estimeroit qu'il seroit de son service que vous n'attendissiez pas qu'ils vous attaquassent, et que vous marchassiez à eux. D. G. 601.

[31] Deux villages, Masnuy-Saint-Pierre et Masnuy-Saint-Jean. L'abbaye de Saint-Denis était à une lieue et demie environ au nord-est de Mons.

[32] Elle était adressée non au prince d'Orange, mais au prince de Vaudemont, alors au service d'Espagne ; c'était un ancien ami de M. de Luxembourg,

[33] Ce n'était pas le traité, mais seulement la nouvelle du traité. — Mémoire des événements de 1678 à 1688, manuscrit autographe de Chamlay, inédit. D. G. 1183.

[34] Ce n'est pas de cela que quelques-uns l'ont blâmé, c'est de s'être laissé surprendre. S'est-il laissé surprendre en effet, suivant le bruit commun ? Ou bien cette prétendue surprise n'est-elle qu'une de ces inventions malveillantes dont la crédulité publique ne se met pas en peine de contrôler l'exactitude et de rechercher l'origine ? Le maréchal de Luxembourg connaissait à fond le prince d'Orange, son caractère dissimulé, opiniâtre, impitoyable, l'opposition qu'il avait toujours faite à la paix et le ressentiment qu'il en devait avoir ; il ne doutait pas qu'il ne voulût passer outre ; c'est le témoignage formel de Chamlay. Comment donc aurait-il été surpris par une attaque à laquelle il s'attendait et se préparait depuis plusieurs jours ? Et cependant l'opinion qui a cours n'est pas sans quelque fondement ; s'il est faux que l'attaque des alliés ait surpris le maréchal de Luxembourg, il est vrai qu'il n'a point reconnu d'abord le point capital de cette attaque ; il est vrai qu'il a lui-même éloigné du véritable champ de bataille la moitié de ses troupes, et que lorsqu'il les a eu ramenées sous sa main, il n'était plus temps de remporter une victoire décisive. Mais il est encore plus vrai que le prince d'Orange, après avoir changé de plan trois fois en quelques heures, finit par engager l'action contre toutes les règles de l'art militaire, et que la folie même d'une attaque qui n'avait aucune chance de succès sera toujours la meilleure excuse des hésitations du maréchal de Luxembourg.

[35] La seconde relation cite particulièrement l'escadron des gendarmes-Dauphin, commandé par M. de Sévigné, qui soutenait les gardes. — Voir la lettre de madame de Sévigné à Bussy du 25 août.

[36] Chamlay, qui eut plus tard connaissance de la manœuvre imaginée par Louvigny, avoue qu'elle n'eût pas été sans danger pour l'armée française ; toutefois, en admettant que M. de Luxembourg se fût laissé surprendre et mettre en désordre par le choc d'une telle masse d'assaillants, il aurait toujours eu la ressource de se replier dans la forêt de Mons, où la cavalerie n'aurait pu le poursuivre, et de se retirer derrière les retranchements de M. de Montal. Ainsi le prince d'Orange aurait dû nécessairement engager une seconde action pour forcer la ligne de blocus.

[37] Luxembourg à Louvois, 18 août. Première relation D. G. 601.

[38] En 1665, dans la guerre contre l'évêque de Munster.

[39] 16 août. D. G. 582. — Le même jour, l'intendant Robert, qui s'était rendu au camp du prince d'Orange pour régler provisoirement les rapports des deux armées, écrivait à Louvois : M. le prince d'Orange a commencé par me faire de grandes protestations qu'il n'avoit rien su du tout de la signature de la paix avec MM. les États-Généraux, devant le combat, et s'est étendu sur diverses particularités qui ne serviroient de rien à vous redire, pour me prouver qu'il n'en avoit effectivement rien su, ce que M. Dickfeldt m'a aussi confirmé. Il m'a dit ensuite qu'il ne sait encore aucunes particularités du traité ; mais que, comme on lui mande positivement que la paix est signée, il lui semble que, puisque nous la savons les uns et les autres, nous devrions toujours commencer à vivre avec plus d'intelligence que par le passé. Je lui ai répondu que j'ajoutois trop de foi à ses paroles pour croire qu'il eût connoissance de la signature de la paix avant le combat, que nous l'avions appris deux ou trois heures auparavant, par une lettre de MM. nos plénipotentiaires ; mais que nous n'en savions non plus encore aucunes particularités, et même que nous n'en avions encore eu aucun avis du roi.

[40] Mémoire autographe déjà cité D. G. 1183.

[41] Louvois à Luxembourg, 26 août. D. G. 602.

[42] D. G. 582.

[43] 18 août. D. G. 601.

[44] Quincy à Louvois, 17 août. D. G. 601.

[45] Je ne sais comme quoi l'on souffre que des choses qui vont au public soient si mal digérées. 21 août et 9 septembre.

[46] Louvois à Luxembourg, 15 septembre, D. G. 585. — Le 5 août, la circulaire suivante avait été adressée par Louvois aux maréchaux de Luxembourg, de Créqui, de Navailles, de Schönberg et d'Humières : Celui qui a jusqu'à présent été chargé de faire la Gazette de Paris s'en est si mal acquitté, que le roi a résolu de charger de ce soin M. l'abbé Dangeau ; et comme, pour s'en bien acquitter, il est nécessaire qu'il soit informé de ce qui se fait, Sa Majesté m'a commandé de vous faire savoir qu'elle désire que vous lui fassiez dorénavant envoyer par votre secrétaire des Mémoires qui contiennent ce qui se sera passé dans l'armée que vous commandez sur les affaires générales. D. G. 577.

[47] Le ton de sa correspondance trahissait l'impatience et l'irritation de son esprit ; ainsi il écrivait, le 14 septembre, à l'intendant Beaulieu : En même temps que vous me mandez qu'il n'y a point de siège en Catalogne plus difficile que celui de Campredon, il seroit nécessaire que vous m'en mandassiez les raisons, parce que ces sortes de décisions sentencieuses ne me conviennent pas. Le haut rang du maréchal de Navailles ne le mettait pas davantage à l'abri des rebuffades ministérielles. Je n'ai point lu au roi, lui écrivait Louvois, le 12, ce que vous me mandez à l'égard de M. de Beaulieu, parce que Sa Majesté auroit été surprise avec raison que vous trouvassiez mauvais qu'un intendant exécutât les ordres qu'il a de l'informer de tout ce qui se passe ; à quoi j'ajouterai que le roi avoit eu tant de chagrin de voir l'incertitude avec laquelle vous l'informiez des mesures que vous preniez pour l'attaque de Puycerda et de ce qui s'y passait pendant les premiers jours du siège, qu'elle commanda au sieur de Beaulieu d'en écrire avec beaucoup de soin, et de dépêcher un courrier dès le moment que la place demanderait à capituler. Il a eu le même ordre à l'égard du rasement de Puycerda, et Sa Majesté aurait été fort mal satisfaite de lui s'il avait différé de deux ou trois jours à envoyer un courrier, pour avoir le temps d'en recevoir votre permission qu'il n'est point obligé de vous demander lorsqu'il s'agit d'exécuter ce qu'il plaît au roi de lui commander. Sur quoi vous nie permettrez de vous dire qu'au lieu d'inquiéter et de mortifier un homme qui se conforme aux ordres de Sa Majesté, il ne peut être que très à propos que vous vous absteniez de témoigner du chagrin sur des matières de la nature de celle-ci, desquelles si le roi avait connaissance, Sa Majesté ne pourrait prendre qu'une fort méchante opinion de vous, en voyant que vous êtes capable de prendre du chagrin contre un homme qui exécute ce que Sa Majesté lui ordonne, ce qui ne peut faire qu'un très-mauvais effet pour son service, puisque, quand les officiers s'apercevront qu'il y aura de la division entre vous et l'intendant, il sera beaucoup moins en état de le bien faire que si on le voyoit appuyé de vous, comme c'est l'intention du roi. C'est par ordre de Sa Majesté que les commissaires ont fait des procès-verbaux de l'état des compagnies du régiment de Gassion, et il n'est point extraordinaire qu'il plaise au roi de donner des ordres pour être informé de plusieurs endroits du véritable état des troupes. Si, quand M. du Saussay vous vient faire de pareilles plaintes, vous lui laviez la tête, vous empêcheriez bien plutôt les cabales qui se fout dans une armée que par toute autre voie que vous puissiez tenir, et je vous supplie de trouver bon que je vous exhorte à régler dorénavant votre conduite sur ce que je vous marque des intentions du roi. D. G. 583.

[48] Ces restitutions mettaient au désespoir le baron de Quincy, exaspéré déjà par le résultat douteux de la bataille de Saint-Denis et par la levée du blocus de Mons. Il écrivait à Louvois le 24 août : Je ne me consolerai de ma vie de vous avoir vu abandonner cette proie [Mons] qui ne nous pouvoit manquer, et de nous avoir vus avec une armée de soixante mille hommes à portée de canon d'une de trente-cinq mille sans l'écraser ; ces fâcheux spectacles m'ont tellement outré que je n'en reviendrai de ma vie. Je vous écris, monseigneur, d'un cœur outré de douleur ou plutôt de rage, de voir que nous n'eussions point achevé la prise des Pays-Bas et d'en voir rendre de si belles parties à ceux qui n'auroient pu nous enlever une seule ville en un siècle. D. G. 602.

[49] Waldshutt, Lauffenbourg, Seckingen et Rheinfeld, situes sur le Rhin supérieur, entre le confluent de l'Aar et Bâle. Elles appartenaient à l'Empereur.

[50] Louvois à Créqui, 9, 13, 18 avril, D. G. 536.

[51] Louvois à Le Tellier, 17 juin 1679. D. G. 621.

[52] Louvois à Le Tellier, 12 juin ; au roi, 14 juin. D. G. 621.

[53] Wœrden à Louvois, 16 décembre 1678. D. G. 672.

[54] 19 décembre 1678. D. G. 581.

[55] Louvois à Fouquet, 21 août et 13 septembre. — Louvois à Lauzun, 21 août et 30 septembre. D. G. 623-624.

[56] 22 septembre. D. G. 624.

[57] Le 24 janvier 1679, Louvois écrivait à M. Robert, procureur du roi au Châtelet : Quoique je ne doute point que vous n'apportiez tous les soins nécessaires pour la continuation de l'instruction des procès que M. de La Reynie fait par ordre du roi aux gens qui sont à la Bastille et à Vincennes, j'ai cru devoir vous faire connoitre que vous ne sauriez rien faire de plus agréable à Sa Majesté que de donner votre application tout entière à mettre au plus tôt ces affaires-là en état de finir. D. G. 617.

[58] 4 février 1680. Déposition de Lesage. D. G. 672.

[59] D. G. 624.

[60] Femme d'un président au parlement, accusée, comme beaucoup d'autres femmes, d'avoir voulu se défaire de son mari.

[61] D. G. 625.

[62] D. G. 627.

[63] D. G. 637.

[64] Louvois à La Reynie, 3 février. D. G. 638.

[65] D. G. 640.

[66] 28 mai 1680. D. G. 642.

[67] 1er octobre. D. G. 644.

[68] Lettre à Bussy, du 24 juin 1681.

[69] Lettres du 6 et du 8 décembre 1679

[70] Mémoires de Louis XIV, t. II, p. 521. Édition de M. Dreyss, 1860.

[71] Lettres du 22 novembre et du 8 décembre 1670.

[72] C'était juste au moment du mariage de mademoiselle de Louvois.