Levée de troupes en 1675. — Taxe pour la dispense de l'arrière-ban. — Déclaration de la Suède. — Situation du prince d'Orange. — Sédition en Guyenne et en Bretagne — Émotion en Franche-Comté. — Essai de négociation entre Louvois et le prince d'Orange. — Le cardinal de Baden. — Occupation de la citadelle de Liège. — Distribution des commandements. — Réclamations du maréchal d'Humières. — État de l'armée royale — Prise de Dinant et de Huy. — Siège et prise de Limbourg. — Marche du roi vers le Brabant. — Le roi quitte l'armée. — Félicitations de Turenne. — Flatterie du duc de Luxembourg. — Le prince d'Orange fait son propre éloge. — Opérations de Turenne et de Montecucculi en Souabe. — Mort de Turenne. — Le comte de Lorge. — Retraite de l'armée française. — Combat d'Altenheim. — Le prince de Condé envoyé sur le Rhin — Promotion de huit maréchaux de France. — Ordonnance pour régler les commandements. — Origine de l'ordre du tableau. — Mécontentement du comte de Lorge. — Disposition d'esprit du prince de Condé. — Chamlay. — Le maréchal de Créqui. — Bataille de Konz-Saarbrück. — Siège et capitulation de Trêves. — Infamie et châtiment de la garnison. — Mort du duc de Lorraine. — Humeur chagrine du prince de Condé. — Siège de Haguenau. — Siège de Saverne. — Retraite de l'armée impériale. — Suite de la guerre dans les Pays-Bas. — Manœuvres sans résultat du prince d'Orange et du maréchal de Luxembourg. — Relâchement de le discipline. — Expédition du maréchal d'Humières dans le pays de Waes. — Guerre de Roussillon. — Prise de Bellegarde. — Le maréchal de Schönberg. — Punition rigoureuse des séditions de Bretagne et de Guyenne. — Réunion prochaine d'un congrès à Nimègue. Les labeurs héroïques de la campagne de 1674, les combats, les longues marches, et ce mal honteux, mais inévitable, la désertion, avaient fait de grands vides dans l'armée. Combler ces vides, rétablir l'effectif tel qu'il était l'année précédente, c'était une grande tâche, et cependant une tâche insuffisante. Parmi les causes qui avaient donné la victoire aux amies de Louis XIV contre les forces bien plus nombreuses de la coalition, il fallait ranger le défaut d'ensemble dans les mouvements de ses adversaires détail la lenteur et le désaccord de lents attaques qui lin avaient permis de leur opposer successivement les mérites troupes dans les Pays-Bas et sur le Rhin. La coalition serait-elle aussi malhabile en 1675 ? Dans le calcul des chances de la guerre, les fautes de l'ennemi ne doivent compter que par surcroît ; ce sont des faveurs de la fortune dont un général doit faire son profil dans l'occasion ; mais quel est celui qui peut s'assurer que la fortune les lui accordera toujours ? Louvois s'était préoccupé de bonne heure d'augmenter les forces de l'armée active, Il avait excité le zèle de ses agents en Suisse ; il avait créé dans les régiments français, des bataillons et des escadrons nouveaux, et favorisé le rétablissement des anciens en prenant à la charge du roi la fourniture des justaucorps et des armes pour tous les hommes de recrue[1]. Mais aussi, malheur aux officiers dont les compagnies, au moment d'entrer en campagne, ne se trouveraient pas complètes ! On connaissait Louvois, on savait qu'il ne menaçait pas en vain. Il y eut cependant quelques négligents, qui furent sévèrement punis[2]. Beaucoup de bataillons de guerre ne s'étaient rétablis qu'aux dépens des compagnies de garnison auxquelles les officiers avaient enlevé presque tous les hommes en état de servir. Il y avait dans un tel mode de recrutement un si grave danger pour la sécurité des places, que Vauban ne croyait pas pouvoir le signaler trop énergiquement au ministre : Cela va toujours de mal en pis et me fait trembler, lui écrivait-il[3] ; car, quand je vois des places gardées par des garnisons composées de compagnies d'enfants et de pauvres petits misérables qu'on enlève violemment de chez eux ou qu'on escamote en cent différentes murales, qui sont commandées par des officiers la plus grande part aussi misérables qu'eux, en vérité j'appréhende pour la monarchie ; d'autant plus qu'il n'y a que peu ou point de fondement à faire sur eux ; vu même que, dans la plupart des places, les soldats sont logés comme des porcs, à demi nus, à demi mourants de faim ; ce qui, au dire des prêtres et médecins qui en ont soin, est la principale cause des maladies et de la mortalité que l'on voit régner parmi eux. Il suffisait de montrer un abusé Louvois pour qu'il l'attaquât aux racines mêmes ; celui-ci en avait malheureusement de bien profondes dans l'intérêt de certains gouverneurs et commandants de places qui, recrutant à vil prix de jeunes soldats, les revendaient ensuite avec bénéfice, quand ils étaient à peu près instruits, pour servir en campagne. Il fallut à Louvois beaucoup de temps et de vigueur pour venir tout à fait à bout de ce désordre. Enfin, parmi les mesures destinées à augmenter les forces numériques et la puissance morale de la France, on vit, avec une surprise justifiée par la triste expérience de l'année précédente, la convocation de l'arrière-ban. La moitié de la noblesse qui n'avait pas été atteinte par la levée de 1674 était appelée au service pour le 1er avril 1675[4]. On eut bientôt après le mot de cette énigme : c'était une mesure fiscale ; rien de plus. Une ordonnance parut, qui réglait la dispense de l'arrière-ban moyennant un taxe variable suivant le revenu ; ne doutant pas, faisait-on dire au roi, que notre noblesse ne soit bien aise, pour une somme si modique, de se dispenser de marcher en personne. Il n'y eut de réclamation qu'en Normandie, où les intéressés protestèrent qu'ils aimaient mieux payer de leur personne que de leur argent ; mais leur réclamation fut dédaigneusement repoussée : Il ne seroit pas convenable, disait encore le roi, ni de la dignité de l'arrière-ban de mon royaume, qu'il parût dans mes armées en un si petit nombre[5]. Les refus ou les retards de payement étaient punis d'une amende qui s'élevait au tiers de la taxe. Enfin, le produit de la contribution et des entendes était affecté à la création d'un certain nombre de compagnies de chevau-légers, par une distribution de primes qui devaient être, suivant l'usage, de sept mille cinq cents livres par compagnie de cinquante [naines, soit de cent cinquante livres par cavalier équipé et monté. Tandis que la France augmentait ainsi ses troupes, celles de la coalition diminuaient de nombre, ou du moins elles étaient forcées de se diviser. Après beaucoup d'hésitations et de délais, la Suède s'était enfin décidée à remplir ses obligations envers Louis XIV ; son intervention dans le nord de l'Allemagne allait donner assez d'occupation à l'armée de Brandebourg pour la tenir éloignée du Rhin pendant toute la campagne. D'un autre côté, le prince d'Orange venait de faire en Hollande une tentative et de subir un échec qui, en ébranlant profondément son autorité, rendaient faveur au parti de la bourgeoisie républicaine, commerçante, et amie de la paix. Le stathoudérat héréditaire, avec le droit, si contraire aux fibres institutions du pays, de nommer les magistrats des villes, n'avait pas satisfait l'ambition du prince ; il s'était fait offrir le litre de due de Gueldre par les États de cette province, espérant que les autres viendraient à la suite et consentiraient à transformer en souveraineté légitime ce qui n'était qu'une dictature exceptionnelle dans une république en danger[6]. La province d'Utrecht s'était montrée favorable aux vœux secrets du stathouder ; mais en Hollande et en Zélande, il y eut de si véhémentes protestations dans le peuple, qui était le premier auteur et le soutien tumultueux de sa fortune, qu'il se hala de désavouer par un refus ses amis déconcertés et vainement compromis de la Gueldre[7]. Si l'on remarque le soin que prenait en même temps le prince d'Orange et les instructions qu'il donnait à Pesters pour renouer ses relations avec le comte d'Estrades, on reconnaitra sans doute entre cet empressement et sa déconvenue autre chose qu'un rapprochement fortuit de dates. Le sieur Pesters, disait-il le 15 février, entretiendra le comte d'Estrades de l'étal de mes affaires, de la conduite que j'ai tenue pendard la campagne dernière, tant avec l'Empereur qu'avec l'Espagne, des risques que j'ai courus avec eus et de la patience dont il m'a fallu servir pour surmonter toutes les difficultés. Le sieur Pestas n'oubliera rien pour le persuader que mes sentiments sont très-sincères pour rentrer dans les mêmes liaisons où mes prédécesseurs ont été avec la France, et que, dès que je le pourrai faire avec honneur, je n'en perdrai pas l'occasion[8]. Il faut observer toutefois que le comte d'Estrades doutait beaucoup de la sincérité du prince d'Orange : Je crois connoitre son esprit, écrivait-il quelques mois auparavant à Le Tellier[9], comme ayant eu la dernière confiance en moi jusqu'à l'âge de di, sept ans que je sortis de mon ambassade. Je dois vous dire, monsieur, que ce prince a du cœur, de la fermeté, de l'ambition et du jugement ; mais qu'il est fort dissimule et intéressé à un point jusqu'à passer pour avare. Comme le principal grief de l'opposition, qui devenait de
plus en plus formidable en Hollande, était la ruine du commerce, le prince
d'Orange avait imaginé de proposer à la France le rétablissement des échanges
comme un acheminement à la paix entre les deux pays. Louvois n'y faisait pas
d'objection, poitrail que le traité de commerce entraînât, à titre de
condition expresse et de garantie, la cessation complète des hostilités sur
mer ; ce qui ne faisait pas le compte du prince grand-amiral. Louvois
d'ailleurs répondait à ses avances par beaucoup de paroles aimables. Sa Majesté, écrivait-il au comte d'Estrades, trouve bon qu'en répondant à votre ami, vous -l'assuriez
qu'elle a pour M. le prince d'Orange toute l'estime que sa vertu mérite, et
l'égard de l'amitié de Sa Majesté, il ne tiendra qu'à lui qu'il ne se
l'acquière au dernier point, et que par une union sincère d'intérêts, il ne
se mette en étal de faire ce qu'il voudra au pays où il est ; et que vous
croyez que son maitre a trop d'esprit pour ne pas connoître que les gens qui
lui font des relations contraires lui parlent de ce qu'ils ne connoissent
pas, et assurément selon leur intérêt, sans avoir égard à la vérité. Quant au
traité de commerce, l'intention de Sa Majesté est que vous lui répondiez que
celui de France sa parfaitement bien par le moyen des Anglois, et qu'ainsi Sa
Majesté trouve que ce seroit donner des armes à ses ennemis que d'entendre à
un pareil traité, sans que l'on lit vine parfaite cessation d'armes par mer ;
et qu'a l'égard de ce que le sieur Posters vous a dit des bonnes dispositions
de M. le prince d'Orange et de M. Fagel, et de ce qu'il est persuadé que ce
traité leur donnera moyen de travailler dans les villes à entendre à la pais,
Sa Majesté est assez bien informée des dispositions des peuples de Hollande
pour ne pue ignorer qu'il n'y a personne qui n'y soit absolument disposé, et
que si M. le prince d'Orange et M. Fagel étoient dans les mérites sentiments,
elle seuil bientôt conclue[10]. Toutefois, en même temps qu'il montrait au prince d'Orange, par cette réponse ironique, la valeur qu'il donnait à ses protestations de bon vouloir, il recommandait, le 20 mars, au comte d'Estrades qui perdait courage, de ne pas rompre son commerce avec Pesters et Lannoy, non-seulement pour les lumières qu'ou pouvait tirer d'eux, mais aussi pour ne pas fermer au prince d'Orange tous les chemins de pouvoir revenir ou roi. Les négociations ou plutôt les conversations continuèrent donc sans beaucoup de vivacité ni d'intérêt, si ce n'est qu'un jour l'agent hollandais ayant fait quelque allusion à Maëstricht, Louvois défendit aussitôt au comte d'Estrades de rien écouler sur ce sujet : Si le sieur Pesters vous reparle de la restitution de Maëstricht, lui écrivait-il le 29 mars, vous lui répondrez nettement que si M. le prince d'Orange a résolu de ne point faire la paix sans le ravoir, son plus court sera de le reprendre, parce qu'assurément Sa Majesté ne se résoudra jamais à restituer cette place. Sur ces entrefaites, le prince d'Orange tomba subitement et très-gravement malade. L'émotion fut grande dans toute la Hollande, mais surtout parmi ses partisans. Le pensionnaire Fagel ne cachait passes inquiétudes : Bon Dieu ! mon cher ami, écrivait-il le 18 avril à Pesters, en quel état serions-nous tous s'il venait faute de Son Altesse ? L'on doit faire dans tous les pays des prières publiques, afin qu'il plaise à Dieu toucher les cœurs pour les disposer à une bonne paix. Cette nouvelle ne surprit et n'émut guère moins les
politiques de France ; la mort du prince d'Orange dissolvait la coalition ;
sa maladie la mettait au moins dons l'embarras. A tout événement, Louvois
chargeait le comte d'Estrades de faire à Pesters, au nom du roi, des compliments
de satisfaction, si le prince échappait à son mal ; et, s'il y succombait,
des compliments de condoléance, avec les plus vives promesses de soutenir
dans son poste le pensionnaire Fagel, s'il voulait se mettre dans les intérêts
bien entendus de sou pays et de la France. Le prince guérit, plus rapidement
sans doute que Louvois ne l'aurait souhaité ; cependant il écrivit au comte
d'Estrades une lettre donne caractère officiel ne donnait que plus de prix au
sentiment qui paraissait l'avoir inspirée : Le roi,
disait le ministre[11], ayant appris que M. le prince d'Orange était entièrement
délivré de sa maladie, Sa Majesté m'a commandé de vous faire savoir qu'elle
désire que vous témoigniez au sieur Posters, pour en faire part à M. le
prince d'Orange, qu'elle a reçu avec bien de la joie cette bonne nouvelle, et
que la conduite qu'il a tenue depuis quelques années n'ayant point étouffe
les sentiments d'amitié que Sa Majesté a toujours eus pour lui, elle a été
fort en peine des premières nouvelles qu'elle avait eues de son
indisposition, et a été informée avec beaucoup de plaisir de son entière
convalescence. Louis XII avait d'autant plus d'intérêt à montrer quelque tendance à se rapprocher du prince d'Orange et des Hollandais, qu'il craignait plus sérieusement alors de les trouver mêlés aux troubles qui venaient d'éclater dans deux grandes provinces de son royaume. Les sombres alarmes que le progrès incessant des impôts et de la misère avait fait nitre dans l'esprit de Courtin, et qu'il s'était efforcé de faire partager à Louvois l'année précédente, s'étaient réalisées aussi sûrement, sinon aussitôt qu'il l'avait redouté. A Bordeaux, le 2$ mars, la populace s'était soulevée aux cris de : Vive le roi sans gabelles ! Vive le roi sans maltôte ! La première émotion passée, Louis XIV, qui avait besoin de toutes ses troupes au moment d'entrer en campagne, et qui craignait qu'une répression incomplète ne tit qu'exaspérer les passions populaires, déclara pardonner et oublier la Cuite qui venait d'être commise. Cependant Louvois n'était pas sans appréhension que l'amnistie accordée aux séditieux de Bordeaux ne donnât lieu au reste de la province de croire qu'on peut tout entreprendre impunément[12]. L'amnistie eut véritablement ce regrettable effet, non-seulement en Guyenne, mais encore et surtout en Bretagne, où le peuple à Rennes, à Nantes, et bientôt dans la plupart des villes et des bourgs, se mit en insurrection avec les mêmes cris qu'a Bordeaux, mais avec bien plus de violence et d'excès. Le contre-coup de ces événements se fit ressentir jusque dans la Franche-Condé, au milieu d'une populace turbulente et fanatique, habituée depuis des siècles à mépriser et à braver l'autorité, que les Espagnols d'ailleurs, de peur sans doute de la compromettre, s'étaient appliqués à faire aussi modeste que possible[13]. Quelques arrestations, ordonnées par le duc de Duras, et surtout la présence des troupes qui étaient plus nombreuses en Franche-Comté qu'on n'en avait jamais vu au temps des Espagnols, firent impression sur les mutins et les continrent. Mais en Guyenne, mais en Bretagne, dans ces provinces maritimes où les ressources militaires étaient beaucoup moindres, où les flottes ennemies pouvaient tenter un débarquement avec plus de succès que l'année précédente, il fallait user de prudence, non point se laisser soupçonner d'impuissance ou seulement de faiblesse, mais montrer la menace des châtiments et la traîner en longueur. Louvois savait que deux hommes étaient arrivés à La Haye le 8 avril, se disant députés de Bordeaux, et chargés de promettre aux États-Généraux, moyennant l'appui dune flotte hollandaise, un soulèvement universel en Guyenne. Mais le désordre où la maladie du prince d'Orange, qui était alors dans toute sa force, avait jeté les esprits à La Haye plus qu'ailleurs, la défiance justement inspirée à des esprits froids et positifs par les événements de l'année précédente, la vaine expédition de Tromp, l'inutile complot, découvert et puni, du chevalier de Rohan, et surtout les hâbleries intéressées du faux comte de Foncenade, tous ces motifs ensemble devaient faire écarter des inconnus qui n'appuyaient leur prétendue missions d'aucune Inter de créance. Les Étals-Généraux refusèrent de les entendre ; le prince d'Orange lui-même, quand il fut convalescent, ne les accueillit pas davantage ; il leur fit seulement dire, par le pensionnaire Fagel, que, lorsqu'ils pourraient produire des pouvoirs en bonne forme, signés des magistrats de Bordeaux, on des officiers du Parlement, ou de quelque grand seigneur capable de soutenir la guerre, alors seulement les Etats-Généraux assisteraient les révoltés d'une flotte de cinquante vaisseaux, de vingt brûlots et d'un corps de six mille hommes[14]. Les compliments envoyés par Louis XIV au prince d'Orange, pour le féliciter du rétablissement de sa santé, avaient produit beaucoup d'effet dans toute la Hollande. Le prince s'empressa de répondre au coude d'Estrades, le 2 mai, que, n'osant pas s'adresser directement a Sa Majesté Très-Chrétienne, il le priait de se faire auprès d'elle l'interprète de sa reconnaissance, et de lui témoigner de sa part que les malheurs du temps ne l'empêchaient pas d'avoir le même respect et la même vénération qu'il avait toujours eus pour sa royale personne. Mais ce qui était beaucoup plus important que cet échange de politesses, c'était que le pensionnaire Fagel avait chargé formellement Pesters, le 21 avril, de savoir du comte d'Estrades quelles ouvertures les États-Généraux pourraient faire, sans blesser leurs intérêts ni leur honneur, afin de rentrer dans les bonnes grâces du roi et dans leurs anciens engagements avec la France. Aussitôt Louvois répondit, le 1er mai, par une longue dépêche qu'on peut résumer en trois ou quatre points qui représentent essentiellement ce que demandait Louis XIV ou plutôt ce qu'il voulait qu'on lui offrit : du côté des Hollandais, cession de Maëstricht et des pays d'outre-Meuse, renouvellement des anciens traités d'alliance et de commerce ; du côté des Espagnols, cession de toutes les conquêtes faites et même à faire jusqu'à la conclusion de la paix, sans aucun échange de places, quelles qu'elles fussent ; du côté de l'Allemagne, rétablissement pure et simple du traité de Westphalie, restitution par le roi de la ville de Trêves, restitution par l'Empereur des cinquante mille écus pris à Cologne, élargissement du prince Guillaume de Fürstenberg ; nulle stipulation dans le traité général en faveur de duc de Lorraine, le roi s'engageant d'ailleurs à lui rendre ses Etats, mais à titre de pure bienveillance et de faveur spontanée ; enfin, conclusion directe et rapide de la paix entre la France et les États Généraux, sans congrès, avant l'ouverture très-prochaine des hostilités, soit par l'intermédiaire du comte d'Estrades et de Pesters, soit, si les Etats-Généraux désiraient plus d'éclat, par des plénipotentiaires uniquement chargés de la signature[15]. Ces conditions et surtout ces procédés expéditifs étaient bien d'un ministre plus habitué à presser des opérations militaires qu'il débrouiller patiemment les fils délicats des trames diplomatiques. Il n'y a donc pas à s'étonner que ni le fond ni la fume n'aient séduit les hommes d Etat de lu Hollande, au point de les amener à recopier et à signer l'acte de soumission respectueuse dont Louvois lui envoyait si complaisamment le modèle. Les négociations ne s'ouvrirent même pas et les relations languirent, sans cesser absolument. Au moment de partir pour l'armée, le 14 mai, le prince d'Orange écrivait encore à Pesters : Je ne compterai cette campagne que sur ce que j'emmènerai de Hollandois, et sur rien de ce que les Espagnols promettent. Il faut tâcher de sortir avec honneur de cette affaire et ne s'y embarquer jamais plus. Je vous ai déjà mandé que, dès que je verrai une ouverture pour cela, je ne la perdrai pas. Ménagez toujours bien M. le comte d'Estrades. De son côté, Louvois, après avoir fait au prince d'orange les compliments de Louis XIV, ne négligeait pas l'occasion de lui faire personnellement les siens. Ou sait qu'en 1672 un gentilhomme ti'snçais, le comte de Monilias, commandait, sous le prince d'Orange, l'armée hollandaise. Poursuivi per la colère du peuple qui l'accusait d'avoir limé, par une négligence calculée, le passage du Rhin aux troupes de Louis XIV, il s'était réfugié, d'abord à Utrecht, auprès du duc de Luxembourg, puis en France, où il avait eu permission de revenir. On le voyait souvent dans l'antichambre de Louvois ; à tort ou à raison, l'on supposait entre eux un commerce dont le prince d'Orange, qui savait que Montbas parlait fort mal de lui, crut devoir se plaindre avec quelque amertume. Au premier bruit qu'il en eut, Louvois, qui était déjà en campagne, s'empressa d'écrire de Charleroi au comte d'Estrades[16] : Je ne sais pas si M. de Montbas parle ailleurs avec peu de respect de la personne de M. le prince d'Orange ; mois je puis vous répondre qu'après ce que M. le prince d'Orange a fait la campagne dernière, et le compte que j'ai entendu que M. de Chamilly a rendu au roi de la manière dont il a conduit le siège de Grave, depuis qu'il y est arrivé, et de celle dont il s'est exposé, je n'aurois guère bonne opinion, et n'entretiendrois pas une seconde fois un homme qui me voudroit mal parler de lui : et pour vous ouvrir tout fait mon cœur sur ce sujet, je vous dirai que j'ai un regret sensible de soir que M. prince d'Orange persiste dans le méchant parti où il est, par la connaissance que j'ai que, quelque mérite qu'il ait, la méchante conduite ou mauvaise foi de ses alliés lui attirera quelque chose de léchons ; au lieu que, s'il étoit uni d'intérêt avec le roi, il me semble que le roi et M. le prince d'Orange pourroient faire de grandes choses ensemble et qui seraient également avantageuses à la France et ù la Hollande. Il faut espérer que quelque succès favorable à Sa Majesté fera ouvrir les yeux à M. le prince d'Orange, et le portera à profiler de la disposition où Sa Majesté parait être de le recevoir dans ses bonnes grâces, s'il y a bientôt recours ; et je puis sous assurer que, si une fois il y était rentré, je n'oublierois rien pour faire en sorte que cela durât longtemps, et rendre à M. le prince d'Orange tous les services qui pourvoient dépendre de moi. Tant de courtoisie réciproque n'empêchait pas mien ne s'apprêtât à se battre. Les fatigues de la campagne précédente, les pertes considérables que les alliés y avaient faites, et qui s'étaient accrues encore pendant l'hiver par la désertion, surtout parmi les troupes espagnoles qu'on ne payait point ; l'ignorance ou l'incurie des généraux et des administrateurs qui ne s'occupaient qu'au dernier moment de§ tiares, des armes, des munitions de guerre ; la déclaration de la Suède ; enfin le changement qui s'était fait aux Pays-Bas, la cour d'Espagne ayant remplacé le comte de Monterey que le prince d'Orange avait pris en haine, par le duc de Villa-Hermosa ; toutes ces causes réunies avaient longtemps retenu dans leurs quartiers les années de la coalition. Tels n'étaient pas les embarras de Louis XIV ; grâce à Louvois, les recrues étaient toujours faites de bonne heure, les magasins nombreux, à portée des besoins, toujours remplis, les uns d'armes et de poudre, les autres de famine, d'avoine ou de fourrage, les places exactement ravitaillées, les commissaires des guerres excités par les intendants, les intendants excités par le ministre ; en un mot, l'armée toujours prête. Pendant l'hiver, le maréchal de Créqui avait eu à commandement de la frontière entre la Sambre et la Meuse, comme le maréchal d'Humières entre la mer et l'Escaut, pour empêcher l'ennemi de pénétrer sur le territoire français et d'y faire les dégâts que faisaient dans le pays espagnol les commandants des places françaises. Le marquis de Chantilly surtout, qui avait reçu le gouvernement d'Oudenarde, se distinguait par son ardeur et son habileté à réveiller par le pillage et le feu la mémoire des Flamands qui oubliaient d'acquitter lettre mandats de contribution. Il dirigeait lui-même ses partis au delà de Gand, dans le riche pays de Waes, et les ramenait, à leur grande joie, chargés de butin. Taudis que ces courses répétées mettaient au désespoir les gouverneurs espagnols, et hors d'haleine leurs soldats épuisés et peu nombreux, Louvois traçait avec Louis XIV, Turenne et Condé, des plans de campagne, en cherchant û prévoir cens de la coalition. La prise de Crave par le prince d'Orange, la prise de Huy et de Dinant par les Impériaux, indiquaient presque infailliblement le siège de Maëstricht, qui était la seule plate hollandaise que les Français occupassent encore, et dont les communications avec la France étaient fermées ou du moins compromises. Pour déjouer les projets de l'ennemi, il ne s'agissait donc que de rouvrir ces communications en s'établissant fortement sur la moyenne lieuse ; par où l'on avait à la fois le double avantage de soutenir Maëstricht et d'empêcher les Allemands de se réunir aux Espagnols. Liège était, sur la Meuse, le poste le plus important à prendre. Depuis que l'Électeur de Cologne avait été forcé d'abandonner l'alliance française, les magistrats de Liège s'étaient renfermés dans une neutralité d'où Louis XIV d'un enté, la coalition de l'autre, s'efforçaient à l'envi de les faire sortir. Les Allemands et les Espagnols s'applaudissaient publiquement de la sympathie que leur témoignaient les habitants de la ville beaucoup plus qu'aux Français ; Louvois, mieux avisé, ne se vantait pas des relations pour le moins aussi amicales qu'il avait engagées avec le baron de Vierzet, gouverneur de la citadelle. Or, les alliés en étaient encore à négocier avec les Liégeois, alors que le gouverneur avait déjà fait son traité, par lequel il s'engageait à recevoir jusqu'à la paix une garnison française dans la citadelle, sons préjudice des droits de M. l'Électeur. Pendant tous ces pourparlers, un prélat allemand, le
cardinal de Baden, qui était aussi chanoine de Liège, était venu pour occuper
sa place au chapitre ; ses bagages ayant été prih par un parti de la garnison
de Maëstricht, on y trouva des papiers qui traitaient d'autres affaires,
disait le comte d'Estrades, que de la résidence de sou canonicat. Que le
cardinal de Baden fut seau à Liège pour soutenir la cause des Allemands ses
compatriotes, il n'y avait rien que de très-naturel. Louvois le comprenait
bien ; aussi Ill, voyait-il rien à reprendre dans les papiers qu'on lui avait
envoyés ; il en aurait voulu d'autres plus compromet. tants pour la politique
impériale ; et ne les trouvant pas, il eut la fâcheuse idée de faire comme
s'il les avait trouvés. Il écrivait le 24 mars à Descarrières, qui était son
agent à Liège : Voyez si vous ne pourriez point
feindre que roll a trouvé dans les papiers du cardinal de Baden quelque
lettre de ministre de l'Empereur qui pût, étant répandue dans l'Allemagne et
le pays de Liège, y décrier les affaires de Sa Majesté Impériale et de tout
son parti. Il faudrait que cette lettre AM faite à peu près du style de la
cour de Vienne et remplie de totons les choses qui pourroient rendre sa
conduite plus odieuse. Brûlez ceci après que vous l'aurez lu[17]. On ne sait pas
si l'imagination de Descarrières subit à la biche, ni par conséquent si le
faux fut consommé. Louvois ne s'était pas pressé de jouir du bénéfice de son traité avec le baron de Vierzet ; il attendait que Maseick, dont l'abandon avait été résolu, fût entièrement désarmé et démantelé. Ce fut seulement le 31 mars que le comte d'Estrades prit possession de la citadelle de Liège[18], à la grande surprise des habitants et du cardinal de Baden, au grand désespoir des alliés et surtout du prince d'Orange qui, plus de trois mois après, écrivait encore à Fagel[19] : Vous savez combien de fois j'ai écrit à Bruxelles de prendre ce poste ; et rependant toutes mes précautions n'ont de rien servi, et les Espagnols et les Allemands ont gâté toutes nos affaires en laissant perdre la citadelle de Liège, dont vous voyez les suites. Le mois d'avril fut employé aux derniers préparatifs de la campagne que Louis XIV voulait faire en personne dans les Pays-Bas, ayant avec lui M. le Prince et M. le Duc ; le maréchal de Créqui devait commander, sous ses ordres, un corps d'armée séparé. Lorsque le maréchal d'Humières eut connaissance du choix qui favorisait son collègue d'un emploi si envié, il ne put cacher son déplaisir ; et de fait, il avait bien quelque motif de se plaindre. Depuis trois ans, on lui faisait faire sur la frontière de Flandre, pendant tout l'hiver, un service de police plutôt que de guerre ; et, l'été venu, quand d'autres se mettaient en campagne, on le renfermait invariablement dans son gouvernement de Lille. Jusque-là, ses reproches étaient dictés par un sentiment honorable ; malheureusement, la fierté du guerrier méconnu se perdait tout à coup sous les humbles doléances du courtisan de Louvois : Quoique ce me soit une mortelle douleur de me voir ainsi négligé, lui écrivait-il, je vous avoue que ce n'est pas encore ce qui m'est le plus sensible, tous ces dégoûts ne pouvant m'arriver sans que j'aie lieu de croire que j'ai entièrement perdu la part que vous m'aviez promise dans vos bonnes grâces ; il n'y a rien que je n'aie fait pour les mériter et pour me les conserver, quand j'ai cru y être parvenu, ayant renoncé à toute sorte de liaisons et d'attachement pour suivre aveuglément celui que j'avais pour vous. Ce me serait une cruelle chose d'être forcé de changer de sentiments, après la profession publique que j'ai fait toute ma vie d'être votre serviteur et de vous honorer plus que personne du monde. Quand les gens s'abaissent à ce point, ils n'excitent tout au plus qu'une commisération dédaigneuse. Louvois prit cependant la peine de rassurer le triste maréchal, et de lui démontrer, par une très-ingénieuse, mais très-fausse argumentation, qu'il n'avait rien à envier au maréchal de Créqui, puisqu'il était exactement à l'aile gauche de l'armée du roi, ce que son rival était à l'aile droite[20]. M. d'Humières accueillit avec empressement cette apparence de satisfaction, et demeura inutile, mais consolé. Le 3 mai, l'état de l'armée royale fut ainsi arrêté par Louvois et approuvé par Louis XIV quarante-sept bataillons d'infanterie en sept brigades, plus deux bataillons des fusiliers pour la garde et le service de l'artillerie ; vingt-cinq escadrons eu trois, brigades formées de la maison du roi et de la gendarmerie ; cent escadrons en dix brigades de cavalerie légère, plus quinze escadrons de dragons réunis en une seule brigade ; c'était au total une force de plus de soixante mille hommes[21]. Louis XIV quitta Saint Germain le 11 mai, prit le commandement des troupes rassemblées entre Ham et Cateau-Cambrésis, et s'avança le 18 au Quesnoy, d'où, après avoir donné beaucoup d'inquiétude aux places espagnoles de l'Escaut, il se porta sur la droite, en suivant le cours de la Sambre. Pendant la marche de l'armée royale, le maréchal de Créqui et le marquis de Rochefort, venant, l'un de Charleville, l'autre de Philippeville, s'étaient réunis le 19 mai sous les murs de Dinant. Attaqués sur les deux rives de la Meuse, la ville et le château capitulèrent le 28. Dans les premiers jours du siégé, Louvois s'était avancé jusqu'à Florenne, au delà de Charleroi, pour conférer avec le maréchal de Créqui au sujet de la ville de Limbourg, que Louis XIV avait d'abord résolu de faire attaquer, aussitôt après la prise de Dinant[22]. Mais, dans l'inter-velte, des nouvelles étant survenues qui signalaient des mouvements inquiétants de Montecucculi sur le haut Rhin, sers Strasbourg, et du duc de Lorraine sur le bas Rhin, entre Bonn et Cologne, le maréchal de Créqui reçut l'ordre de se porter rapidement entre la Moselle et la Sarre, de manière à pouvoir soutenir Trèves contre le due de Lorraine, ou marcher vers l'Alsace, s'il y était appelé par Turenne. Tandis qu'il faisait ce mouvement, le marquis de Rochefort suivait la rive droite de la Meuse, et commençait, le 1er juin, l'investissement de Huy, qu'un détachement de l'armée royale complétait sur l'autre rive. Louis XIV, au camp de Palais, protégeait un siège dont aucun ennemi extérieur n'était d'ailleurs en état de troubler les travaux. Surpris par l'invasion royale avant d'avoir achevé leurs préparatifs, le prince d'Orange, encore souffrant des restes de son mal, ne faisait que d'assembler ses troupes à Berg-op-Zoom, et le duc de Villa-Hermosa, s'agitant avec plus de bon vouloir que de succès, trouvait à peine, en dehors de ses garnisons, six mille hommes à mettre en campagne. Rassuré sur l'issue du siège, Louvois prit le temps d'aller faire au comte d'Estrades, dans la citadelle de Liège, une visite dont les Liégeois eurent à payer les frais, non en argent, mais en grains et en fourrages au profit de la garnison de Maëstricht. Les défenseurs de Huy capitulèrent le 6 juin. Après quelque délibération, Louis XIV avait repris ses projets sur Limbourg, place de guerre assez forte, et capitale d'un duché qui faisait partie des Pays-Bas ; située sur la rive droite, mais à quelque distance de la Mense, elle formait, avec Liège et Maastricht, un triangle stratégique lune certaine importance. Les grossières opérations de siège furent commencées, le 9, par le marquis de Rochefort, tandis que l'armée royale venait camper à Nay, sur le bord même de la Meuse, entre Maëstricht et Viset. Les dernières nouvelles du Rhin étaient meilleures : Turenne se maintenait avec avantage devant Montecucculi ; quant au duc de Lorraine, il n'était pas assez fort pour menacer Trêves. Aussitôt Louis XIV, qui tenait beaucoup à prendre Limbourg sans faire un nouveau détachement de son armée, s'empressa d'arrêter la marche du maréchal de Créqui vers la Moselle, et de le rappeler sur la Meuse. Créqui n'avait obéi qu'avec regret à un ordre en vertu duquel ses troupes, dans certains cas, pouvaient être absorbées parmi celles de Turenne. Il est douloureux, écrivait-il à Louvois le 7 juin, d'être assaini tant de fois dans l'armée, quand on est porté d'un zèle infatigable pour le service de Sa Majesté. Voilà de quelles plaintes Louvois était sans cesse assailli ; Humières d'un côté, Créqui de l'autre ; mais Créqui, dont Humières avait au moins quelque raison d'envier la fortune, étai sérieusement en droit de se plaindre ? Quoi qu'il en soit, il se hâta de ramener ses troupes, épuisées par dix-sept jours de marche, au siège de Limbourg dont le prince de Condé avait pris la direction. Le prince d'Orange et le duc de Villa-Hermosa étaient enfin parvenus à rassembler près de Louvain trente-cinq à quarante mille hommes, à la tête desquels ils se portèrent par Diest à Ruremonde, au confluent de la Meuse et de la Rœr. A la nouvelle de ce mouvement, Louis XIV passa sur la rive droite de la Meuse, et vint, le 19 juin, s'établir près de Dalem à Neufchâteau, sur la roule de Ruremonde à Limbourg. Le même jour, M. le Prince remit à son fils la direction du siège pour venir assister le roi de ses conseils, si l'ennemi voulait forcer le passage et livrer bataille. Mais le prince d'Orange, dont l'armée était d'un tiers au moins inférieure à celle du roi de France, ne jugea pas même prudent de diminuer la distance de douze A quinze lieues qui les séparait l'une de l'autre ; et, le lendemain, 20 juin, après une résistance qui n'avait pas été sans vigueur, le cocote de Nassau, gouverneur de Limbourg, offrit de capituler. Le 22, une garnison française prit possession de la place dont on s'occupa aussitôt de réparer les défenses. Déjà Louis XIV avait renvoyé vers Trêves le maréchal de Créqui, un peu moins chagrin, prête reprendre son train ordinaire. Disait-il, pour être témoin des affaires du Rhin, mais voulant bien reconnaitre d'ailleurs que ces affaires étaient importantes, et ne s'étonner pas que Turenne, qui les menait, assujettit les autres choses à cet intérêt. Louis XIV, après la prise de Limbourg, se reporta sur la rive gauche de la Meuse, et marcha par Tongre, Saint-Tron et Tirlemont, dans la direction de Louvain et de Bruxelles, tandis que le prince d'Orange se hélait de quitter Ruremonde, et gagnait à marches forcées les environs de Malines, en faisant occuper la position de Diest, sur le flanc droit, mais à distance respectueuse de l'armée française. Pendant plusieurs jours, le Brabant fut dans la terreur. Il est certain que Louis XIV eut l'idée ou reçut le conseil de faire encore un grand siège ; on ne sait lequel. Le 20 juillet, Louvois écrivait du camp de Saint-Tron aux intendants des provinces et places françaises les plus voisines, leur donnant l'ordre de rassembler, pour le 20 juillet, plusieurs centaines de charrettes et huit mille quatre Cents paysans, organisés par escouades de cent travailleurs, avec les outils nécessaires pour faire des travaux de terrassement comme des lignes de circonvallations ; et il avait soin d'ajouter : Vous les pouvez assurer qu'ils ne seront employés à aucun ouvrage où le canon ni le mousquet puisse porter. Six jours après, les intendants étaient invités à différer l'exécution de ces ordres[23]. L'armée s'était déjà remise en marche pour se rapprocher de Charleroi. Le 17 juillet, Louis XIV, après avoir fait partir an détachement de cavalerie sous les ordres du chevalier de Sourdis, et un détachement d'infanterie sous les ordres du marquis de La Trousse, pour augmenter les forces du maréchal de Créqui, laissait le commandement de l'armée de M. le Prince. Il rentrait à Versailles, glorieux de n'avoir point fait de sièges, mais d'avoir couvert ceux qui les faisaient, glorieux d'avoir marché en campagne et de s'être exposé à livrer bataille, glorieux enfin du suffrage de Turenne, qui, des bords du Rhin, avait écrit à Louvois : On ne sauroit dire combien a éclaté partout la marche que le roi a faite et la résolution qu'il a prise de s'avancer en personne plus avant que Dalem, après avoir passé la Meuse pour couvrir le siège de Limbourg, dans le temps qu'une armée si considérable des ennemis s'approche pour secourir la place[24]. J'en ai une ex tréma inquiétude, quoiqu'il n'y sit rien eu de si beau ni de si glorieux pour Sa Majesté. Après Turenne, qui n'était pas d'habitude suspect
d'adulation, voici qu'un fin courtisan, le duc de Luxembourg, ne manquait pas
l'occasion, quatre mois plus lard, de 'éveiller ce grand souvenir aven
infiniment d'art et de délicatesse, mettant dans une bouche ennemie une forme
d'éloge soute nouvelle. Le 12 octobre, il rendait compte à Louvois d'une
conversation qu'il avait eue avec le prince de Vaudemont, alors au service de
l'Espagne, après 'être étendu sur les affaire générales, sur la guerre et sur
la pais, il imaginait le petit dialogue suivant, en style indirect : Je lui demandai ce qu'on avait dit à Madrid quand on avait
su le siège de Limbourg, et surtout de ce que Sa Majesté y voyant marcher les
forces d'Espagne et de Hollande qui devoient se joindre à d'autres
considérables, avait passé la Meuse pour s'opposer en personne à toutes ces troupes
jointes ensemble, s'exposant à les combattre pour continuer le siège commencé
; il nie répondit que cette action avoit eu en ce pays-là tout l'éclat
qu'elle méritoit ; et, comme un roi d'Espagne et les grands du pays ne sont
pas capables d'en faire de pareilles, quoiqu'ils aient parlé de celle-là avec
admiration, il semble pourtant qu'ils ne l'out pas tant louée, trouvant que
c'était trop en faire, qu'ils en ont été surpris ; et il m'a dit que toute la
cour était dans mi étonnement extraordinaire que le roi se fût exposé à un
événement tel que pouvoit être celui-là[25]. Il faut bien dire que. de son côté, le prince d'Orange, non par vanité sans doute, mais par nécessité politique, dictait lui-même à ses amis un éloge de sa propre conduite, qui n'était peut-être pas aussi bien justifié. Il est nécessaire, écrivait-il à Fagel[26], que vous fassiez courre le bruit dans les villes de Hollande, et que vous-même vous y alliez, pour parler aux bourgmestres et pensionnaires des villes, pour leur faire savoir la diligence dont j'ai usé par une marche extraordinaire pour sauver les villes de Louvain, Malines et Bruxelles, qui étoient infailliblement perdues, si je n'eusse prévenu l'ennemi en occupant Diest ; ce qui a remis l'esprit de ces peuples, qui étaient fort ébranlés, et rompu le dessein de nos ennemis. Je donne charge au sieur Pesters d'en faire de même aux provinces d'Utrecht, de Gueldre et d'Over-Yssel, et au prince de Nassau, d'agir aussi de même dans les provinces de Frise et de Groningue. Il y avait un grand homme, héros modeste, dont l'éloge, naturellement, sans artifice, remplissait alors toutes les bouches, et dont la mort, hélas ! allait, à quelques jours de là, faire jaillir de tous les yeux, amis ou ennemis, des larmes presque également sincères. L'admiration et le regret de Turenne n'ont pas eu besoin de courriers complaisants pour se répandre parmi les foules. Turenne avait pris congé de Louis XIV peu de jours avant le départ du roi pour les Pays-Bas. Dès son arrivée en Alsace, il avait rassemblé près de Schelestadt une armée moins nombreuse de moitié que l'armée royale, mais composée pour la plupart de vieux régiments habitués à servir mus ses ordres et de quelques nouveau-venus désireux à l'égal des anciens de gagner mn estime. Je n'ai jamais vu tant de bons hommes, disait-il avec satisfaction, ni mieux intentionnés. L'Empereur, contre mn habitude, avait mis de bonne heure ses troupes en campagne. N'ayant plus à compter sur les forces de l'Électeur de Brandebourg attaqué par les Suédois, il avait rappelé sur le Rhin, vers le gros de son armée, quelques détachements qui avaient passé l'hiver dans les Pays-Bas ; mais s'il n'avait plus le bénéfice du nombre, il avait rétabli en revanche l'unité et l'autorité du commandement ; personne n'aurait osé disputer contre Montecucculi. C'est qu'en effet ce siens et renommé capitaine avait consenti à quitter la retraite où le retenaient ses infirmités, pour soutenir encore une fois la fortune de l'Empereur contre la fortune du mi de France. Les chances étaient bien réparties, trente mille hommes environ de chaque côté, des troupes excellentes, Turenne et Montecucculi ; jamais le noble jeu de la guerre n'avait offert l'intérêt et renseignement dune plus savante partie. Mais d'abord où allait-elle s'engager, en Souabe ou en Alsace ? Outre l'avantage moral attaché à la solution de ce problème, chacun s'efforçait d'épargner à son propre territoire et de rejeter sur celui de son adversaire le lourd fardeau de charges militaires que fait nécessairement peser sur un pays l'entretien de deux armées. Déjà Montecucculi se flattait d'avoir gagné ce premier point si important. Ayant fait marcher ses troupes à grandes journées depuis Francfort jusqu'à Strasbourg, il se croyait maitre de la ville et du pont ; il se voyait en Alsace. Pendant deux ou trois jours, Turenne crut lui-même au succès de son adversaire et l'écrivit à Louvois. Mais les magistrats et les notables de Strasbourg eurent, plus qu'on ne s'en doutait, le courage de résister à leurs inclinations allemande et ana passions plus violentes de la populace. Il n'y avait pas si longtemps qu'ils avaient vu repasser en désordre au delà du Rhin, sur ce même pont qu'ils lui avaient livré quelques mois auparavant, les débris d'une armée plus formidable que celle qui réclamait de nouveau le passage ; et Turenne, qui mail dispersé cette armée, qui sans doute allait disperser l'autre, était tout près d'eux, à Benfeld. Ils furent prudents encore plus qu'honnêtes en refusant de violer encore une fois leur propre neutralité[27]. Trompé dans son attente, Montecucculi s'éloigna tout à coup de Strasbourg, suivit la rive droite du Rhin et passa sur la rive gauche, le 31 mai, près de Spire. Turenne demeura ferme aux environs de Strasbourg, persuadé que la manœuvre de Montecucculi n'était qu'une feinte pour l'attirer à sa suite, et donner aux troupes allemandes laissées à Offenbourg le loisir de surprendre le pont de Kehl. En effet, Montecucculi n'osa pas plus que le duc de Bournonville, l'année précédente, s'engager dans la basse Alsace, et repassa, le 4 juin, sur la rive droite. A cette nouvelle, Turenne prit la résolution de se porter lui-même au delà du Rhin et de s'établir, avant le retour des Impériaux, entre Strasbourg et Offenbourg. L'armée passa, le 7 et le 8, sur sept ponts de bateaux jetés entre les deux rives et les iles du Rhin à Ottenheim, et gagna, le 10, malgré les pluies, l'importante position de Wilstett, sur la Kinzig, à deux lieues de Kehl[28]. Quatre jours après, Montecucculi, longeant les montagnes de la Forêt Noire, défila non loin du camp français qu'il n'essaya pas d'attaquer ; il passa outre, et vint s'appuyer en arrière à Offenbourg, d'où il avança, le 18, une de ses ailes sur la Schutter, à quelque distance d'Ottenheim, comme s'il eût voulu menacer les ponts que Turenne y avait laissés et qui faisaient sa seule communication avec l'Alsace. Mais cette manœuvre par le sud, comme celle qu'il avait faite auparavant par le nord, n'avait encore pour but que d'éloigner les Français de Strasbourg, en les attirant en masse de Wilstett sur Ottenheim. Turenne fit précisément tout le contraire de ce que souhaitait Montecucculi ; après un changement de front habilement exécuté pour faire rama l'armée impériale, il resserra sa ligne de postes qui avait quatre lieues d'étendue, rapprocha de sa gauche établie solidement à Wilstett son centre et sa droite qui en étaient trop éloignés, rompit ses ponts, les fit descendre deux lieues plus bas, et les rétablit près d'Altenheim, sous la protection de sa droite qui s'appuyait à ce dernier village. Il n'y avait plus qu'une heure et demie de marche entre les points extrêmes occupés par les troupes françaises[29]. Les deux armées restèrent ainsi huit jours en présence, à une heure environ l'one de l'autre, Turenne ayant le Rhin derrière lui, Montecucculi adossé aux montagnes. Tous les jours, Lavais attendait la nouvelle d'une bataille ; il n'y eut que des escarmouches, des rencontres de fourrageur. Ni Turenne ni Montecucculi ne voulaient engager une grande action qu'à coup sûr, chacun d'eux épiant son adversaire et cherchant l'occasion de le prendre en faute. Enfin Montecucculi replia toutes ses troupes sur Offenbourg ; mais après une courte halte, craignant d'affamer la place sans qu'il y eût pourtant assez de vivres pour son armée, il se porta d'abord un peu plus au nord, à Urlaf, puis sur la rivière de Renchen, dont il occupa, le 5 juillet, la rive droite jusqu'à sa jonction suce le Rhin. La situation du pays, coupé de ruisseaux, de marais, de bois, et sur tout cela, des pluies incessantes, avaient empêché Turenne d'attaquer les Impériaux dans leur marche ; d'ailleurs il voulait aussi peu s'éloigner du Rhin que Montecucculi tenait à s en rapprocher. Les agents de l'Empereur à Strasbourg y avaient préparé un équipage de pont, des ponts volants et un convoi de farines, qui devaient descendre le fleuve jusqu'à l'embouchure de la Renchen. Mais Turenne, laissant Wilstett bien gardé, s'était avancé au delà de la Kinzig, à Bischen, tout en face de l'ennemi, la gauche au Rhin. Des détachements d'infanterie postés sur les deux rives et dans les fies, des barrages établis sur les petits bras du fleuve par un habile officier d'artillerie, M. de la Freselière qui est très-agissant, disait Turenne ; sur les bras plus considérables, des barques armées sous la direction du même officier, interceptaient toute communication par eau entre Strasbourg et les Impériaux qui avaient grand'peine à vivre. Les soldats de Turenne, au contraire, ne manquaient pas de pain : mais les chevaux commençaient à souffrir du mauvais temps et de ses conséquences ; tout le pays était sous l'eau ; les petites rivières, grossies en torrents, emportaient les foins déjà coupés, quand elles n'emportaient pas les prairies même[30]. Lorsque les pluies eurent un peu diminué de violence, Turenne qui se trouvait précisément resserré dans les terrains les plus bas, résolut de s'étendre vers sa droite pour chercher des fourrages sur un sol mi peu plus relevé ; mais le soin qu'il eut de faire occuper des postes sur la Ronchon, au-dessus des positions de l'ennemi, se rapportait en même temps à de plus graves desseins. Craignant que les Impériaux ne finissent par recevoir de Strasbourg ou par construire eux-mêmes un pont de bateaux avec les barques et les matériaux qu'ils rassemblaient de tous côtés, il avait décidé de faire une grande manœuvre pour les tourner par leur gauche, les envelopper dans leur camp et les jeter dans le fleuve s'ils se laissaient surprendre, tout au moins pour les forcer à décamper, s'ils avaient plus de vigilance. Le comte de Lorge, son neveu, était chargé de garder, avec huit bataillons et trente escadrons, le poste principal de Bischen qui était protégé par des retranchements palissadés et des redoutes, les autres postes échelonnés vers la droite devant servir aux communications de celle réserve avec le gros de l'armée en mouvement. L'artillerie commença de marcher le 22 juillet ; le lendemain la cavalerie et l'infanterie allèrent passer la rivière de Renchen au village de Waghurst, où était un détachement commandé par le chevalier du Plessis. A quelque distance au delà se trouvait un autre village nommé Gamshurst que Turenne voulut faire occuper pendant la nuit par la brigade de dragons du chevalier de Boufflers. En s'y portant, M. de Boufflers se heurta dans l'ombre contre un gros corps de cavalerie impériale commandé par le prince Charles de Lorraine. Montecucculi ne se doutait pas encore du danger qui le menaçait ; mais intrigué de l'établissement de ces postes qui débordaient sa gauche, il avait donné l'ordre d'en déloger les Français ; c'était cet ordre qui s'exécutait. Le prince Charles, d'un côté, avec quatre ou cinq mille chevaux, le comte de Caprara, sur l'autre bord de la rivière, avec un corps d'infanterie et quelque cavalerie, devaient, au point du jour, tomber sur le quartier du chevalier du Plessis et le prendre inopinément outre deux feux. Le chevalier de Boufflers, très-inférieur en nombre, ne laissa pas de contenir l'ennemi et de combattre en rétrogradant avec lenteur vers le quartier de Turenne ; mais quand le jour parut, le prince Charles, étonné de trouver toute une armée là où il ne croyait avoir affaire qu'à un détachement, soutint quelque temps par honneur le feu de l'infanterie française qui avait marché aux secours des dragons, et fit ensuite sonner la retraite. Quant au comte de Caprara, au bruit du combat qui lui avait paru plus grand qu'il ne fallait, il s'était arrêté prudemment à distance ; et le jour lui ayant montré que sa prudence avait été raisonnable, il s'était retiré. Cependant l'ennemi revint à la charge la nuit suivante, et s'établit fort près du campement dans un village qu'il se mil aussitôt à fortifier. Il fallut, pour l'en chasser, faire avancer quatre pièces de .non, les dragons et cinq ou six bataillons d'infanterie, quoiqu'il n'y eût guère que deux male Impériaux ; mais le poste était bon ; l'église surtout et le cimetière étaient faciles à défendre et furent vivement défendus. Un colonel de dragons, le chevalier d'Hocquincourt, y fut tué. La lettre datée du 25 juillet, qui contient la relation de ces deux combats, est la dernière que Turenne ait écrite à Louvois[31]. Tous ces événements avaient éclairé Montecucculi ; dans la nuit même du 25 au 26, il fit charger ses bagages et marcha le lendemain vers Hilmi, prenant la direction des montagnes, comme s'il voulait se retirer dans le Wurtemberg. Turenne résolut de le couper dans sa marche ; il envoya l'ordre au comte de Lorge de quitter sur-le-champ Bischen avec toutes ses troupes, moins deux bataillons et une brigade de cavalerie qu'il devait laisser à la garde du camp. Le 27 au matin, toutes ses forces étant réunies, Turenne partit de Gamshurst et s'avança sur Nider-Akien, où il arriva vers midi. Au delà de ce village coulait le ruisseau de Sasbach, dans une petite plaine attenante aux montagnes, au pied desquelles on voyait se presser les troupes impériales, tandis que leurs bagages s'enfonçaient dans les sapinières. Mais pour les atteindre, il fallait passer sous le feu du village de Sasbach dont l'église et le vieux château étaient remplis de mousquetaires que Montecucculi, comprenant bien toute l'importance de ce poste, se disposait à vigoureusement soutenir. Pendant que les deux armées se mettaient en bataille, Turenne, qui voulait à tout pris faire tomber cet obstacle, avait envoyé des volontaires pour mettre le feu aux premières maisons du village, et fait disposer une batterie de huit pièces qui se mit à canonner, sans beaucoup d'effet, l'église et le château. Cependant il avait découvert sur sa gauche une issue moins dangereuse pour aller à l'ennemi dont il pouvait croire, avec beaucoup d'apparence, la situation très-compromise, lorsqu'en achevant de visiter ses postes, il fut prié par le commandant de l'artillerie, M. de Saint-Hilaire, d'examiner une nouvelle batterie disposée sur la droite de l'armée. Au même instant, un boulet emporta le bras de M. de Saint-Hilaire et frappa Turenne en plein corps. Il tomba. Ses restes, couverts d'un manteau, furent portés silencieusement dans sa tente. Il passa, mort inconnu, au milieu de ses soldats, attentifs seulement au signal de la bataille. On redoutait lu furie de leur douleur. Pendant combien de temps les généraux espéraient-ils se contenir eux-mêmes et garder le secret ? Il était trois heures. Montecucculi s'étonnait de n'être pas attaqué. Un chirurgien français, qui avait tout vu, lança son cheval à micro la plaine et vint apprendre au chef des troupes impériales l'effet de ce coup de canon qui lui donnait la victoire sans combat[32]. On raconte que Montecucculi se recueillit un peu et qu'il dit gravement : Il est mort aujourd'hui un homme qui faisoit honneur à l'homme. Mot sublime, plus simplement vrai que toute la rhétorique des oraisons funèbres. C'était l'éloquence de la raison ; voici l'éloquence du sentiment[33] : D'abord que notre général fut tué, nous fûmes des enfants sans père. Qui a dit cela ? Qui a poussé cet autre cri d'angoisse : La plaie est trop grande et saigne encore ? On ne sait ; un inconnu écrivant à un inconnu. Qu'est-il besoin d'éclairer cette incertitude ? Cette lettre anonyme du 2 août, c'est la lettre de tous à tous, c'est la plainte collective de toute l'armée, après six jours d'accablement et de douleur muette. Durant ces six jours, entre le 27 juillet et le 2 août, de graves événements avaient eu lieu ; d'abord des discussions confuses et pénibles. J'ai connu depuis la mort de M. de Turenne, écrivait à Louvois l'intendant Basin, combien le grand nombre d'officiers généraux est nuisible aux résolutions. Rien n'était réglé pour le commandement ; deux hommes y prétendirent le marquis de Vaubrun, comme étant le plus ancien lieutenant général ; le comte de Large, comme se trouvant de jour, le 27 juillet, et comme étant neveu de Turenne. Ce fut ce dernier titre qui lui concilia les suffrages de l'armée ; car l'armée fut juge en ce débat ; la lettre anonyme du 2 août le dit expressément : L'on donna d'un commun accord la conduite de l'armée à M. le comte de Lorge. Mais le nouveau général, ainsi élu, n'avait pas assez d'autorité pour décider seul ; il y eut un débat très-vif sur la conduite à tenir. Turenne mort, nul ne proposait de donner la bataille, d'autant que l'église et le château de Sasbach, qu'il aurait fallu d'abord enlever, avaient soutenu sans dommage le feu d'une violente canonnade. La bataille ne pouvant plus être donnée, nul ne proposait de continuer la guerre en Souabe, puisque Turenne lui-même ne croyait plus possible d'y demeurer, à moins d'avoir complètement battu Montecucculi[34]. La question n'était donc pas si l'on rentrerait en Alsace, mais si l'on y rentrerait plus ou moins site. Il fut enfin décidé que l'armée demeurerait encore quelque temps en face de l'ennemi, prête à recevoir la bataille, s'il lui plaisait de l'offrir, qu'ensuite on marcherait au Rhin sans précipitation, et, suivant l'heureuse incorrection de l'anonyme, que l'on se battroit en retraite. Les deux armées restèrent deux jours entiers en présence, sous un fende canon où les Impériaux avaient l'avantage d'une artillerie plus nombreuse ; mais d'ailleurs ils n'attaquèrent pas. Dans la nuit de 29 au 30 juillet, le comte de Large ramena ses troupes au camp de Bischen[35]. Elles n'y firent qu'une courte halle afin de prendre leurs bagages, et se replièrent sur Wilstett, où elles passèrent toute la journée du 31, pour donner aux munitionnaires le temps d'évacuer les magasins de vivres ; on brûla le soir ce qu'on ne put emporter. Les Impériaux s'étaient tenus jusqu'alors à distance, observant la retraite, n'essayant de la troubler que par de légères escarmouches ; il n'y eut de combat un peu sérieux qu'à Wilstett. Mais le lendemain, 1er août, tandis que l'armée française était occupée à passer la Schutter, moitié au delà, moitié en deçà, Montecucculi parut vers dix heures du matin, et l'attaqua vigoureusement ; en même temps une forte colonne de troupes impériales tournait le champ de bataille et se portait sur la tête de pont d'Altenheim ; si l'ennemi parvenait à l'emporter, l'armée française pouvait être prise ou détruite. Là heureusement se trouvaient les régiments de Champagne, de La Ferté, de Turenne, et le régiment anglais d'Hamilton, leur résistance, dirigée par le marquis de Vaubrun[36], fut héroïque ; ils se battirent en désespérés, moins pour leur salut que pour venger la mort de leur cher général, de leur père, de part et d'autre, on ne faisait pas de quartier ; sur seize capitaines du régiment de La Ferlé, quinze tombèrent autour du marquis de N. Vaubrun tué d'une balle dans la tête. Du côté de la Schutter, après un premier désordre causé par la brusque attaque de Montecucculi, le comte de Lorge avait rétabli et soutenu le combat avec une opiniâtreté invincible. Il a donné ses ordres, écrivait l'officier anonyme, avec un froid qui fait bien voir qu'il est parent de l'incomparable M. de Turenne, il eut un chenal tué sous lui ; si Dieu nous l'eût ôté, tout étoit perdu. Presque tous les autres officiers généraux, le duc de Vendôme, le comte de Roye, le marquis de La Ferté furent blessés. Enfin, à sept heures du soir, les Impériaux, repoussés sur tous les points, s'éloignèrent, ayant perdu deux ou trois mille hommes, plusieurs drapeaux, et sept pièces de canon[37]. L'armée française avait été cruellement mutilée ; elle était épuisée, mais fière d'avoir fait enfin à son général des funérailles dignes de lui. Les officiers disent tous, écrivait quelques jours après le duc de Duras, que ce dernier combat a beaucoup fait de bien aux soldats qui avoient le cœur abattu par la mort de M. de Turenne. Les Impériaux n'étaient plus en état ni en disposition de renouveler leur attaque ; après deux jours d'attente, ils se replièrent sur Wilstett et Kehl. Lorsqu'ils eurent disparu, le comte de Lorge fil passer toutes ses troupes sur les ponts d'Altenheim, qu'il eut soin de rabattre sue la rive gauche du Rhin, et prit ses campements entre ce fleuve et l'Ill, à Plobsheim. Quelques lignes écrites à la hôte, le 27 juillet à trois heures, par le marquis de Vaubrun, avaient appris, le 29, à Louvois, la mort de Turenne ; aussitôt, il avait conseillé au roi de rappeler immédiatement des Pays-Bas le prince de Condé pour l'envoyer à l'armée d'Allemagne, de détacher de Formée de Flandre quatre bataillons et douze escadrons, pour les faire marcher en Lorraine et en Alsace, et d'ordonner cependant au duc de Duras, gouverneur de Franche-Comté, d'aller prendre le commandement, soit de l'armée d'Allemagne jusqu'à l'arrivée de M. le Prince, soit du corps d'armée de la Moselle, si le maréchal de Créqui, au su de la mort de Turenne, s'était rendu à l'armée d'Allemagne. En même temps, Louvois conseillait à Louis XIV de prévenir à la fois l'abattement de ses peuples et l'arrogance de l'Europe liguée, en montrant à tous que, si la France avait perdu son plus grand capitaine, il lui restait encore assez d'hommes de guerre pour continuer la lutte avec plus d'énergie que jamais. Le 30 juillet, Louis XIV nomma lotit maréchaux de France, le duc de Navailles, le crante d'Estrades, le comte de Schönberg, le duc de Duras, le duc de Vivonne, le duc de La Feuillade, le duc de Luxembourg et le marquis de Rochefort. C'était beaucoup sans doute, et les gens d'esprit, qui ne pouvaient se tenir de lancer un bon mol entre deux larmes, se donnaient carrière sur ces maréchaux à la douzaine, sur cette monnaie de Turenne, sur ce beau louis d'or changé en louis de cinq sous ; ou bien encore les envieux, comme Bussy, trouvaient l'occasion bonne de se dire en quelque façon consolés de n'avoir pas le bidon par le rabais où le roi l'avait mis. Mais le gros du public comprenait, dans son bon sens, que si le roi faisait tant de maréchaux, ce n'était pas apparemment pour les laisser inutiles, et que si, pour quelques-uns, cette faveur n'était pas absolument justifiée par leurs services passés, elle était une excitation à de nouveaux et plus grands services, non pas tant. une récompense qu'une obligation. Il y avait toutefois ce grave danger que parmi tant. de personnages, égaux en dignité comme grands officiers de la couronne, mais inégaux et divisés par la naissance, par les intérêts, par le caractère, par les sentiments et les pansions, les rivalités, les conflits ne se multipliassent au grand dommage du service et de la discipline. Ce grave danger, Louvois l'avait prévu. Il fil alors sa plus grande œuvre, en détruisant dans fermée les derniers restes de l'anarchie féodale ; il fit une révolution dans le commandement en fondant la hiérarchie militaire sur la base solide de l'ancienneté de grade. Le 30 juillet, il annonçait au prince de Condé la fameuse ordonnance qui fut promulguée le 1er août, donnant le commandement au plus ancien des officiers égaux en grade, et supprimant l'ancien usage du roulement. Et tout de suite il consacra ce salutaire principe en l'appliquant aux premiers chefs de l'armée. Le rang des nouveaux maréchaux de France fut réglé d'après la date de leur entrée en fonctions comme lieutenants généraux. Telle fut l'origine de ce fameux ordre du tableau, que le ressentiment indigné du duc de Saint-Simon a poursuivi de ses amères et injustes critiques. L'ancienneté fut dès lors, pour les grades supérieurs de l'armée, le principe de la hiérarchie ; elle devint un titre essentiel à l'avancement, mais non pas un litre exclusif ; la naissance toute seule cessa d'en être un, au grand dépit d'une minorité de grands seigneurs dont Saint-Simon s'est fait l'interprète ; mais le mérite individuel, mais les services exceptionnels ; mais les actions d'éclat ne cessèrent pas de se recommander t, l'attention du roi, du ministre et des généraux, avec un avantage qui balançait toujours et primait souvent le droit de l'ancienneté[38]. Le duc de Saint-Simon n'a vu Louvois qu'à travers les rancunes de ses nombreux ennemis et surtout du maréchal de Lorge. Quelle admiration M. de Lorge pouvait-il avoir pour l'ordre du tableau, pour les droits de l'ancienneté, quand il se rappelait qu'il n'avait dû sa plus haute fortune et sa plus grande gloire qu'à l'oubli de ces mêmes droits, lorsque le choix de l'armée d'Allemagne rayait porté au commandement, moins pour ses mérites que pour ramone de Turenne, au préjudice du marquis de Vaubrun, plus ancien et plus éprouvé que lui ? Pouvait-il condamner ce funeste usage du roulement qui avait failli perdre l'armée dans cette dispute, lorsque c'était le roulement même qui lui avait permis de se porter en compétition contre M. de Vaubrun ? Pouvait-il enfin oublier que si ordonnance du 1er août eût précédé ce débat dont elle devait rendre le retour désormais impossible, il n'eût ni dirigé la retraite, ni recueilli tout seul le bénéfice de ce beau combat d'Altenheim, au succès duquel M. de Vaubrun, s'il n'y avait pas été glorieusement frappé, aurait pu largement prétendre ? Outre cela, M. de Lorge croyait avoir contre Louvois des griefs
personnels. Après la mort de Turenne, Louvois lui avait écrit une lettre qui
vaut la peine d'être citée, comme étant jusqu'ici le seul témoignage des
sentiments officiels, il est vrai, que ce grand malheur de la patrie avait inspirés
au ministre : Quand l'accident qui est arrivé à M.
de Turenne ne serait pas aussi fâcheux qu'il est pour le service du roi, je
ne pourrois pas m'empêcher d'en avoir en mon particulier un très-grand
déplaisir ; et comme je sais que sa perte vous est très-sensible, et que j'ai
toujours pris plus de part que personne en vos intérêts, je vous assure que cette
considération augmente encore ma douleur, et que si quelque chose peut la
soulager, c'est d'avoir occasion de vous rendre mes très-humbles senties,
sains assurant que je n'en perdrai aucune de faire valoir les vôtres et de
vous témoigner que je suis toujours tout à vous[39]. Un mois plus tard, ce n'était plus le même langage. Dans l'intervalle,
le comte de Lorge avait eu ce qu'on appelait alors un dégoût. Une promotion
de maréchaux s'était faite, sans qu'il y eût été compris ; un nouveau général
était venu lui enlever le commandement jusqu'à l'arrivée de M. le Prince : il
est vrai que ce général était son propre frère, M. de Duras ; mais le coup
n'en était peut-être que plus sensible. Il est encore vrai que la promotion
des maréchaux et la nomination de M. de Duras avaient précédé de deux jours
le combat d'Altenheim ; mais, depuis ce combat, M. de Lorge avait espéré que
le zèle de ses amis à la cour et le témoignage de l'armée obtiendraient pour
lui l'envoi distinct et d'autant plus glorieux d'un neuvième béton de
maréchal. Il attendit vainement ; il se plaignit et se fit plaindre ; obligé
de rester comme subalterne dans une armée qu'il avait commandée en chef, il
affecta de négliger ses fonctions de lieutenant général. Cependant ses amis l'ayant
averti qu'il se mettait sur la voie d'une disgrâce, il se soumit, s'excusa
même, pas assez tôt toutefois pour éviter d'être rappelé durement à son
devoir. Louvois lui écrivit le 30 août : J'ai
reçu, monsieur, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 25 de
ce mois ; je l'ai lue tout entière à Sa Majesté, qui m'a paru satisfaite de
soin, soumission et en désirer la continuation. Elle est venue à propos pour
dissiper des bruits qui se répandoient ici que vous suiviez l'armée sans
faire aucune fonction de lieutenant général ; ce qui n'auroit assurément pas
plu à Sa Majesté, si elle en avoit été informée. Cette succession militaire de Turenne, dont le comte de
Large s'était vu dépouillé avec tant de déplaisir, avait cependant de quoi
effrayer les plus éprouvés à la guerre. Le prince de Condé lui-même ne s'y
était résigné qu'avec la plus extrême défiance. C'était le 1er août qu'il
avait appris à la fois et la mort de son rival de gloire, et la nomination de
ses trois lieutenants, Luxembourg, La Feuillade, Rochefort, à la dignité de
maréchal, et les ordres du roi qui lui prescrivaient de laisser à Luxembourg
le commandement de l'armée de Flandre pour aller au plus vile prendre celui
de l'armée d'Allemagne. Le même jour, il répondait à Louvois[40] : J'ai appris avec la plus grande douleur du monde la mort
de M. de Turenne. C'est une perte très-considérable pour le service du roi,
et particulièrement dans un rencontre aussi capital que celui où elle est
arrivée. Yen suis aussi touché que je le dois être. Je vous avoue que je me
crois fort mal propre à bien smille roi dans l'emploi où Sa Majesté me
destine ; c'est un pays d'un travail extrême, et ma santé est si peu affermie
que j'appréhende bien de succomber, particulièrement si le froid vient avant
la fin de la campagne. Vous savez que je vous le dis auparavant de partir ;
j'obéis pourtant, et je ne ferai jamais de difficulté d'exposer ma vie et le
peu qui me reste de santé pour la satisfaction et le service du roi ; mais j'appréhende
bien que je ne lui puisse pas être si utile en ce lieu-là qu'il le croit et
que je le souhaite : et je vous avoue que je ne m'attendois pas à recevoir cet
ordre. Je vous prie d'ordonner à Chamlay qu'il me vienne trouver, ri d'envoyer ici quelqu'un à sa place. Il me soulage tout à fait, et j'ai besoin d'avoir du soulagement. Le prince de Condé avait à peine dépassé Châlons, regrettant, disait-il, de ne pouvoir causer seulement deux heures avec l'ombre de M. de Turenne, que la nouvelle d'un nouveau malheur, la défaite du corps d'armée commandé par le maréchal de Créqui, venait subitement ajouter à ses préoccupations et à ses douleurs physiques un surcroît d'inquiétudes et de fatigues. On a vu que le maréchal de Créqui avait manqué, sans s'en douter, l'occasion d'aller se mettre à la tête de l'armée d'Allemagne après la mort de Turenne. Il en avait un ressentiment qu'il exprimait avec beaucoup de vivacité : Vous savez bien, écrivait-il à Louvois, le 3 août, que dans les instances que je vous ai faites de prendre ce commandement sur les différents incidents qui pouvaient ôter M. de Turenne du service, vous savez bien que vous ne m'avez point parlé positivement sur ce sujet ; et lorsque je me suis contenu dans mon petit emploi, je trouve mie le roi m'ordonne d'y demeurer, et prescrit a M. de Duras d'aller prendre les affaires qu'il trouvera dans l'armée qui est au delà du Rhin. J'espérais que cette disposition me seroit favorable, que Sa Majesté ne me condamneroit pas aux emplois subalternes. Ce que je trouve en cela de préférence m'est fort sensible et me fait tomber dans l'appréhension de ne pas manier les affaires au gré de Sa Majesté. Il cherchait, pour se relever, un coup de fortune ; mais il cherchait sans prudence, et la fortune acheva de l'accabler. L'armée que le duc de Lorraine avait lentement formée d'un rainas de troupes de Lorraine, de Brunswick-Lunebourg, de liesse, de Munster, et de quelques troupes de l'Empereur, ne mise en mouvement que très-tard. Ses premières manœuvres étaient fort ambiguës. Des environs de Cologne, où elle s'était assemblée, allait-elle se porter sur le haut Rhin, pour rejoindre Montecucculi, ou sur la Moselle, pour attaquer Trêves, ou sur la basse Meuse, pour tendre la main au prince d'Orange ? Louvois, comme M. de Créqui, s'épuisait en conjectures, lorsque enfin le duc de Lorraine prit son parti d'aller à Trêves, avec dix-huit ou vingt mille hommes. C'était peu pour attaquer une place qui avait quatre mille hommes de garnison et un excellent gouverneur, M. de Vignory. Le maréchal de Créqui, de son côté, même après avoir reçu les renforts amena de Flandre par le marquis de La Trousse et le chevalier de Sourdis, ne pouvait guère disposer que de huit baladions et de trente escadrons, c'est-à-dire de dix mille hommes au plus ; mais il était plein de confiance, et pressé, mandait-il à Louvois le 7 août, d'embarquer quelque grande affaire. Les alliés avaient paru, le 9 août, sous les mura de Trèves ; le 10, le maréchal de Créqui se posta près d'eux, à Konz-Saarbrück, dans l'angle formé par la jonction de la Moselle et de la Sarre. Il convint aussitôt avec M. de Vignory que lorsque l'armée de secours attaquerait les ennemis d'un côté, la garnison de Trèves sortirait contre eux de l'autre ; le même soir, M. de Vignory tomba de cheval et se tua. Le lendemain matin, 11 août, aces neuf heures, tandis quels moitié de la cavalerie étant au fourrage, le maréchal, qui visitait ses postes, aperçut de l'autre côté de la Sarre de fortes colonnes de troupes en marche vers la rivière. C'était l'ennemi. Le duc de Lorraine n'était pas encore arrivé, un jeune duc de Zell, qui commandait en son absence, avait pris soudain une résolution dont la prudence du vieux duc n'aurait sans doute mis approuvé l'audace. Ne valait-il pas mieux aller chercher les Français que de s'inquiéter continuellement de leur voisinage, et donner la bataille que de la recevoir dans les embarras d'un siège. Les quartiers osaient donc été levés presque aussitôt qu'établis, et toute la nuit on avait marché. Surpris par celle brusque apparition, le maréchal de Créqui s'était tallé de faire sonnerie ralliement pour les fourrageurs, et de faire prendre les armes atout ce qui se transmit dans le camp. Il comptait sur les difficultés du terrain et sur certains défilés pour retarder la marelle des alliés ; il espérait avoir le temps de soutenir le petit poste qui gardait le pont de Konz-Saarbrück ; il fut partout prévenu. A dix heures, les Allemands bordaient la rive droite de la Sarre ; à onze heures, ils osaient franchi la rivière, l'infanterie, sur le pont qu'elle avait facilement emporté, la cavalerie, par des gués qu'elle avait trouvés en grand nombre. Cependant les troupes françaises accouraient en désordre et commençaient à peine à se former sous le feu du canon. Le maréchal les plaçait à mesure qu'elles arrivaient, sans souci de l'ordre régulier ; ainsi, un régiment d'infanterie, le régiment de Normandie, oc. capait, à l'extrême gauche, une hauteur dominée elle-même par une colline boisée ; puis venaient cinq escadrons de cavalerie, puis un autre régiment d'infanterie ; dons la plaine, au pied de cette hauteur, étaient échelonnés deux bataillons des gardes, trois autres bataillons, et tout le reste de la cavalerie, dont les escadrons très-éclaircis s'efforçaient de s'étendre vers un marais qui se trouvait à leur droite. Mais le maréchal de Créqui avait trop peu de monde pour développer un grand front : à droite et à gauche, l'ennemi, deux fois plus nombreux, manœuvrait pour déborder ses ailes. A gauche, un régiment de dragons et quatre bataillons allemands s'étant rendus mitres de la colline boisée, tombaient en flanc et à revers sur le seul régiment de Normandie, tandis que deux autres bataillons et cinq escadrons, franchissant un ravin, attaquaient de front la cavalerie française. Les régiments de Grancey et de Vermandois essayèrent en vain de donner un point d'appui à leurs camarades renversés et dispersés ; ils furent écrasés l'un après l'autre ; le comte de La Marck, qui commandait la gauche, ayant été tué, la résistance, de ce Enté, devint impossible. A droite, le maréchal avait eu quelque succès d'abord ; dix escadrons, dont trois étaient anglais, menés à la charge par le marquis de Genlis, avaient refoulé l'ennemi jusqu'à la rivière ; et s'étaient mène emparés d'une partie de sou artillerie. Moisie feu de deux pièces qui étaient sur le pont en réserve, et qui tiraient à mitraille au plus épais de la mêlée, rompit les escadrons du marquis de Confis ; cinq fois il les rallia et les ramena à la charge ; unie sixième fois, le maréchal se lança lui-même à leur tête an milieu des rangs serrés de l'ennemi ; ce fut leur dernier effort ; il fallut là aussi céder au nombre. Restaient au centre, sous les ordres du marquis de La Trousse, les deux bataillons des gardes et le bataillon de la Couronne ; ils étaient comme noyés au milieu des flots pressés et tumultueux de l'armée victorieuse. Le premier bataillon des gardes disparut sous le choc d'une masse énorme de cavalerie ; ses débris se relevèrent, essayèrent de se laitier, reçurent un nouveau choc, et furent anéantis. Le second bataillon et celui de la Couronne tinrent ferme ; chargés de tous côtés, mais faisant partout face à l'ennemi, perdant la moitié de leur monde, mais serrant les rangs à mesure, ils parvinrent à gagner un bois où ils se jetèrent. Le marquis de La Trousse, moins heureux, fut fait prisonnier. Ainsi finit le combat, qui n'avait pas dure deux heures. Ce n'était pas une défaite, c'était une déroute. Toute l'artillerie, tous les bagages, toutes les munitions, tous les magasins, étaient au pouvoir du vainqueur. Les premiers fuyards, qui étaient des valets d'armée, ayant tourné bride dès qu'ils avaient aperçu le commencement du désordre à la genette, étaient arrivés à Thionville à sept heures du soir ; pendant quatre heures encore, on ne cessa devoir affluer une masse confuse de cavaliers, les officiers confondus parmi eux et n'ayant plus aucune autorité, la plupart se croyant encore poursuivis par les Allemands. On ne voyait pas d'infanterie ; comme on ne songeait pas e la distance, on la croyait entièrement perdue : Toute l'infanterie est tuée ou prisonnière de guerre, écrivait à Louvois le commissaire Guénin[41]. Mais le lendemain et pendant plusieurs jours, les débris des bataillons rompus arrivèrent à leur tour dans différentes villes. On put compter les pertes : il se trouva que la cavalerie était revenue presque tout entière, moins deux cents chevaux ; l'infanterie, au contraire, avait laissé sur le champ de bataille ou dans les mains de l'ennemi deux mille hommes, la moitié à peu près de son effectif. C'était peu de chose en comparaison de ce qu'on avait craint d'abord ; mais l'effet n'était-il pas le même ? Louis XIV et Louvois étaient courroucés[42]. Quant au public, il était dans la stupeur. Je crois, écrivait madame de Sévigné à sa fille, que vous aurez été bien étonnée de voir une petite défaite de notre côté : vous n'en avez jamais vu depuis que vous êtes au monde. Cependant on s'inquiétait du maréchal de Créqui, dont on n'avait point de nouvelle. Était-il mort ou pris ? A la façon désespérée dont on l'avait vu se battre, il y avait à craindre qu'il eût été tué. Il n'était ni mort, ni pris ; vaincu, mais non découragé, il était allé chercher dans Trêve la revanche de sa défaite. La lettre qu'il écrivit à Louvois, dès le lendemain de la bataille, pour lui annoncer son malheur et sa résolution, était simple et digne. Il ne cherchait pas à dissimuler ses fautes ni leurs conséquences : il avouait que l'ennemi l'avait surpris, et que ses troupes avaient été mises en pleine déroute. Sa conduite dans Trêves fut héroïque : Le siège, disait-il, a eu de jolis commencements. Mais, après trois semaines d'une résistance acharner, dont tout l'honneur doit lui revenir, — car sans lui, de l'aveu de tous, la garnison n'eût pas tenu deux jours ; — tous les dehors ayant été pris, et la brèche ouverte dans le corps de le pince, des symptômes de découragement et d'insubordination commencèrent à se produire, surtout parmi les cavaliers et les dragons ; des officiers même les excitaient. On voulut persuader au maréchal de capituler ; il s'y refusa. Enfin, le 6 septembre, tandis qu'il était sur la brèche, donnant l'exemple, un capitaine au régiment de Navarre, nommé Boisjourdan, mit contre lui l'épée à la main ; cependant il n'osa pas frapper le maréchal ; mais il se laissa glisser dans le fossé, passa aux ennemis, et, revenant bientôt avec eux, il proposa à ses camarades une capitulation qu'ils acceptèrent. Le maréchal indigné s'enferma dans la grande église avec quelques officiers et quelques soldats fidèles à leur devoir ; il s'y défendit quelque temps ; mais les munitions lui ayant bientôt manqué, il fut forcé de se rendre au duc de Zell. La garnison n'eut pas même le bénéfice de sa honte ; elle l'ut, en dépit de la capitulation, maltraitée et dépouillée par les Allemands ; ceux qui voulurent défendre leurs bagages furent tués[43]. Mais là ne devait pas se borner lu punition de cette infamie. Dès qu'ils furent arrivés à Metz, le roi donna l'ordre au maréchal de Rochefort de diviser les cavaliers et dragons par groupes de vingt hommes, et de faire pendre sur-le-champ celui que le sort désignerait dans chaque groupe. Quant aux officiers, voici ce que Louvois écrivait à l'intendant Durillon de Morangis[44] : Il faut faire le procès non-seulement aux officiers qui sont notés d'avoir désobéi il M. le maréchal de Créqui ou cabalé, mais encore aux commandants des corps qui ne pourront point justifier d'avoir fait quelque chose de fort vigoureux coutre ceux qui se sont révoltés ; et établir pour principe qu'un commandant qui ne se commet pas pour arrêter un désordre doit être traité comme s'il avoit suscité, parce qu'il donne par sa foiblesse la hardiesse aux gens d'exécuter des choses qu'ils ne feroient pas, s'ils le voyoient ferme dans son devoir. Le roi ne veut point entendre parler des informations que par le jugement et la sévère punition des coupables, n'y ayant ni parents, ni alliances, ni services passés qui pissent porter qui que ce soit à sauver ou épargner des gens qui ont mal fait leur devoir dans une occasion colonie celle-là. Combien d'émotions militaires ou populaires, combien d'insurrections, combien de guerres civiles, combien de révolutions mêles auraient été prévenues ou comprimées, si le principe formulé par Louvois avait trouvé seulement quelques hommes bien résolus à rappliquer ! Il est vrai qu'il exige des vertus plus rares et moins récompensées dans ce monde que le courage militaire, à savoir, le courage duit, le sentiment énergique du devoir et le dévouement à la loi. Louvois en lit tout le premier la désolante expérience ; le conseil de guerre ne trouva que trois coupables, Boisjourdan, qui fut décapité, et deux autres officiers qui furent seulement dégradés et punis d'une amende. Si, par un renversement trop fréquent de la loi morale, c'est la mesure de la peine qui détermine, pour le vulgaire, l'importance du crime, Louvois avait lieu de s'indigner d'une indulgence qui rendait les juges en quelque sorte complices des accusés, et qui menaçait d'ébranler jusque dans leurs bases le respect de l'autorité, l'obéissance et la discipline. Le maréchal de Rochefort fut obligé d'alléguer l'insuffisance et même le silence de la loi. Il seroit à propos, ajoutait-il, qu'il y en eût de plus sévères ; car il faut compter que tous les juges vont autant qu'ils peuvent, à la douceur, et qu'il n'y a que la décision de la loi qui les détermine. Sans toucher au jugement du conseil, Louvois décida que les officiers dégradés seraient, par mesure disciplinaire, retenus jusqu'à nouvel ordre dans la citadelle de Metz[45]. Il était d'autant plus fâcheux que la prise de Trêves eût
entrainé ces misérables suites, qu'il n'y en avait absolument pas eu
d'autres, ni militaires, ni politiques. Les chefs alliés étaient à ce point
satisfaits et peut-être étonnés de leur succès, qu'ils ne songèrent pas même à
le poursuivre, de peur de le compromettre. Dés le lendemain de la
capitulation, le 7 septembre, un officier allemand écrivait ainsi : Il me semble que messieurs nos princes ne veulent pas
faire de campagne, et que chacun retournera chez soi ; il est vrai que pour
ne pas se mieux accorder qu'ils font, il vaut mieux qu'ils se séparent.
La mort du vieux duc de lorraine, le 17 septembre, acheva bientôt de disperser
l'armée qui avait gagné la bataille de Konz-Saarbrück, pris Trèves et fait
prisonnier un maréchal de France. Il faut voir si, pendant ce temps, les
troupes impériales et leur illustre chef, le comte de Montecucculi, avaient
plus infligé de dommages à l'Alsace que celles-là n'avaient donné
d'inquiétude sérieuse du côté de la Lorraine. Après la mort de Turenne, les magistrats de Strasbourg s'étaient crus déliés des engagements qu'il les avait forcés de prendre ; le pont et la ville étaient désormais à la libre disposition des Impériaux. Cependant Montecucculi ne mit pas un grand empressement à passer en Alsace. Son armée, depuis le commencement de la campagne, avait beaucoup plus souffert des fatigues et des privations que l'armée française, et le combat d'Altenheim lui avait enlevé plus de monde. Il ne traversa le Rhin que le 7 août ; la veille, le maréchal de Duras était arrivé au camp de Plobsheim ; il y demeura huit jours encore, tant que les Impériaux demeurèrent aux environs de Strasbourg ; lorsqu'ils parurent vouloir se mettre en mouvement, il s'éloigna vers le sud, et vint s'établir à Châtenoi, au pied des Vosges, entre Schelestadt et Sainte-Marie-aux-Mines. C'était une grave résolution que d'abandonner ainsi toute la basse Alsace ; mais, pour le comte de Lorge et pour tous les officiels qui avaient entendit raisonner Turenne, c'était la seule résolution qu'il aurait prise lui-même, s'il avait été forcé de repasser le Rhin. Dans la campagne précédente, il est vrai, la basse Alsace avait eu ses préférences ; il avait sacrifié Schelestadt et Colmar pour couvrir Saverne et Haguenau ; mais, dans celle-ci, sa base d'opération n'était plus la même ; c'était à Schelestadt et à Colmar que se trouvaient les hôpitaux et les magasins de l'armée ; c'était la haute Alsace, moins ravagée, moins épuisée que l'autre, plus féconde en ressources, qu'il voulait défendre et sauver. Louvois ne faisait pas celle distinction ; pour lui, le salut de l'Alsace tout entière était le but suprême de la guerre ; Haguenau et Saverne lui importaient autant que Colmar et Schelestadt, tel était le sens des dépêches qu'il avait écrites successivement, mais toujours dans le même ordre d'idées, au comte de Lorge, au maréchal de Duras et à M. le Prince. Jusqu'à son arrivée en Alsace, le prince de Condé parut d'abord partager les vues générales du ministre. La défaite du maréchal de Créqui l'avait obligé de s'arrêter quelques jours à Nancy pour en connaitre les suites ; un peu rassuré par le maréchal de La Feuillade qu'il avait envoyé à Metz, il s'était remis en route. Il arriva le 19 août au camp de Châtenoi, dans une disposition d'esprit sombre et inquiète, plutôt faite pour abattre que pour relever les murs ; il voyait partout le mal avec une exagération évidente, et il trouvait des courtisans pessimistes qui exagéraient encore sa tristesse. Ainsi, quoique Saverne et Haguenau ne fussent pas des places de premier ordre, il était presque ridicule de laisser dire et de répéter qu'elles étaient les plus méchantes du monde, à peu près de la force de Nanterre[46]. L'apparence de l'armée, de la cavalerie surtout, n'était pas brillante, à ce point que le maréchal de Duras, qui était un esprit calme, s'en était ému lui-même : Notre cavalerie, écrivait-il à Louvois le 9 août, est ruinée au delà de l'imagination ; il n'y n pas de chenaux qui ne soient dans une maigreur dont je n'ai jamais ouï parler. Cependant il semblait que le prince de Coudé trouvât une certaine satisfaction à vair l'armée encore plus affaiblie qu'elle n'était réellement, et qu'il fil tout exprès pour la surprendre dans les conditions les plus défavorables. Ainsi, pour connaitre exactement l'effectif des troupes, au lieu de les passer en revue dans le camp, il imagina de les voir en pleine marche. Les officiers avaient été prévenus, disait-il ; mais n'avait-il pas assez l'expérience des choses de la guerre pour savoir que, surtout pendant une marche qui ne se fait pas dans le voisinage de l'ennemi, beaucoup de soldats, en dépit des officiers, quittent les rangs, s'écartent et restent en arrière, pour marcher à leur aise ou pour faire la maraude ? Aussi ne trouva-t-il pas ce jour-là plus de quinze à seize mille hommes, trois cents en moyenne pour les plus forts bataillons, beaucoup d'escadrons à soixante-dix cavaliers. Toutefois, malgré qu'il eu eût, il ne put s'empêcher d'admirer le bon air et la fière allure de ces soldats éprouvés. Que faut-il penser de ces singuliers préliminaires d'entrée en campagne ? Était-ce qu'il voulait s'excuser d'agir, ou se justifier par avance d'un échec, ou tout au contraire faire valoir son génie par le contraste de ses ressources ? Rien de tout cela. M. le Prince obéissait comme involontairement à celle humeur chagrine et morose, à ce besoin de contredire et de se plaindre, à cette maladie morale enfin qui, depuis quelques années, affectait son caractère. Il approuvait et il blâmait tour à tour les plans de
Louvois ; cependant il ne perdait pas une minute pour les exécuter. Dès le
lendemain de son arrivée en Alsace, ayant appris que Haguenau était assiégé,
il marchait au secours de Haguenau, mais avec combien de récriminations,
d'incertitudes feintes et de sombres conjectures ! Tout
le monde, écrivait-il à Louvois, le 19 et le 20 août, me représente le secours comme une chose fort difficile. à
ne sais encore à quoi je me déterminerai, ne sachant, après le malheur de M.
de Créqui, s'il est du service du roi de hasarder beaucoup. Cependant il est
bien dur de me voir dans une situation colonne celle où je me trouve. Si
Haguenau se perd, Saverne et la basse Alsace courent beaucoup de risques, et
je vois peu de postes à prendre d'où je puisse sauver les deux,
particulièrement si Trèves se prend bientôt, et que les Lunebourgs viennent
en deçà ; et même M. de Turenne, avant la bataille de M. de Créqui,
comprenait si bien ce que je dis, qu'il n'a pas fait difficulté de hasarder
cent fois cette année la perte et la ruine de l'armée, plutôt que de se
résoudre à repasser le Rhin, jugeant bien qu'il était impossible, ente
repassant, de semer les deux Alsaces, le pays étant situé comme il l'est, les
places étant aussi méchantes comme elles le sont, et Strasbourg donnant passage
comme il le donne. Je trouve donc les choses en cet étal-là, et par-dessus,
la bataille de M. de Créqui perdue, et une armée bien ferle prête à venir
ici, si elle le veut, outre celle qui y est déjà, et les secours que vous
pouvez m'envoyer bien éloignés, pour ne rien dire davantage. J'appréhende que
vous ne croyiez que je prêche le malheur de bonne Imre, et que mus ne disiez
Tout ce mal n'arrivera pas. Je le souhaite, et je ferai de mon côté tout ce
que je pourrai peur soutenir les affaires de mou mieux ; mais j'ai cru être
de mon devoir de vous donner sur cela des vues qui me paraissent fort
vraisemblables. C'est qu'en effet Louvois n'écoutait pas bénévolement
ses doléances, Louvois, qui avait an contraire pour principe dé se montrer
toujours confiant et de dissimuler ses inquiétudes. Qui allait décider entre les deux systèmes ? Les événements et Montecucculi. M. le l'rince était à peine arrivé à Molsheim que les Impériaux levaient précipitamment le siège de Haguenau, qu'ils avaient canonné pendant deux jours seulement, et se rapprochaient en toute hâte de Strasbourg. Les deux adversaires restèrent ainsi quelques jours en présence, l'armée française campée sur le champ de bataille d'Ensheim ; après quoi, manquant de fourrages, elle rétrograda de quelques lieues jusqu'à Benfeld ; puis, sur un mouvement de Montecucculi dans la direction de Schelestadt, elle revint occuper, le 29 août, le camp de Châtenoi, d'oà elle ne sortit plus jusqu'à la fin de la campagne. Que faisait cependant le comte de Montecucculi ? Comment, s'il avait eu l'énorme supériorité de forces que persistait à lui attribuer M. le Prince et que Louvois persistait à nier, n'aurait-il pas provoqué son adversaire à la bataille ou forcé son camp, ou, s'il n'avait pu le décider à combattre, ravagé sous ses yeux la hante Alsace, attaqué Scheledadt ou Colmar ? Comme il avait essayé de prendre Haguenau, il essaya de prendre Saverne, avec aussi peu de succès et moins d'honneur encore, puisqu'il n'eut pas même. pour justifier la levée de ce second siège, le prétexte d'un mouvement quelconque de l'armée française. Attaqué le 10 septembre par le marquis de Bade, le gouverneur de Saverne, M. des Fougerais, se défendit si bien que, le 14 au matin, il ne vit plus que des batteries désarmées et des tranchées désertes. Huit jours après, toute l'armée impériale avait évacué l'Alsace et s'était retirée à Kandel, dans le Palatinat cisrhénan, entre Weissembourg et Landau. Ainsi, les deux plus méchantes places du monde, qui étaient à peu près de la force de Nanterre, e avaient repoussé les attaques de Montecucculi ; ainsi cette armée impériale, si supérieure en nombre à l'armée française, et qui devait tout renverser, s'en était allée sans rien faire. Louvois triomphait, mais il triomphait pour M. le Prince, rapportant avec un juste hommage tout l'honneur du triomphe au grand nom de Condé et à la réputation de cette armée que M. le Prince avait toujours plus estimée qu'il ne voulait le dire. Si c'était une grande gloire, c'était peut-être aussi une heureuse fortune pour l'armée française et pour son illustre chef, d'avoir eu en tête un adversaire prudent et expérimenté comme Montecucculi ; un général plus jeune, moins savant, mais plus ardent, aurait sans doute osé davantage et réussi peut-titre, comme le duc de Prit contre le maréchal de Créqui. Moule-cueilli, plus âgé que M. le Prince, usé comme lui par des infirmités précoces, mécontent de tout le monde, chagrin, défiant, plus sérieusement inquiet de ses troupes que M. le Prince ne l'était des siennes, n'avait pas voulu commettre au bavard des combats et contre un pareil adversaire les derniers instants d'une carrière justement illustre. Il demeura jusqu'à la fin d'octobre à Kandel, faisant construire de grands ouvrages de défense auteur de Lauterbourg, et deux fortes têtes de pont sur les deux rives du Rhin. Si la cavalerie française avait beaucoup souffert, la sienne n'était certainement pas en meilleur état ; pendant les quinze derniers jours du camp, les chevaux n'eurent à manger que la paille pourrie des baraques et le vieux chaume qui couvrait les maisons des paysans. Ainsi se termina cette fameuse campagne d'Allemagne où l'on osait vu pour la dernière fois les trois plus grands capitaines du temps ; Turenne était mort ; Montecucculi et Condé se renfermèrent dans une retraite d'où ils ne sortirent plus désormais. Si, après d'aussi émouvantes péripéties que la mort de Turenne, le combat d'Altenheim, la babille de Konz-Saarbrück et le siège de Trêves, la guerre avait eu du côté de l'Allemagne une lin peu tragique, il faut reconnaître qu'elle s'était trainée dans les Pays-Bas avec moins d'intérêt encore et moins de résultats. C'était pourtant le duc de Luxembourg qui, après le départ glu prince de Condé pour l'Alsace, avait reçu, en même temps aine le bâton de maréchal, le commandement de l'ancienne armée royale. Il est inutile de dire quel redoublement de douleur cette nouvelle préférence excita dans l'aine désolée du maréchal d'Humières : mais elle ne lui inspira pas davantage un peu de celle fierté qui relevait au moins les plaintes du maréchal de Créqui[47]. L'orgueil et la joie du duc de Luxembourg s'échappèrent en
un flux de protestations spirituellement fausses d'indignité, d'insuffisance
et de défiance de soi-même, dont il aurait été bien biché que Louvois partit
croire le premier mot. J'apprends, monsieur,
lui écrivait-il[48],
la grâce que le roi vient de me faire ; je suis si
obligé à Sa Majesté, et j'ai une si grande envie de la bien servir, que tons
les emplois me sont bons, depuis ceux qui conviennent à un sergent
d'infanterie jusqu'à ceux du poste où le roi m'a élevé. Je sais bien que je
ne l'ai jamais mérité ; mais je voudrais bien aussi ne m'en rendre pas
indigne. Cependant l'importance de remploi que Sa Majesté me confie me parait
bien au-dessus de mes forces ; il faisoit faire des réflexions à monseigneur
le Prince ; jugez de l'état où il me doit mettre ; il n'avait pas besoin de
conseil, et je serai peu assisté, quoique ce soit une chose qui mu soit fort
nécessaire. Vous aurez su, monsieur, par monseigneur le Prince lui-même,
qu'il partit hier pour obéir aux ordres du roi, et qu'il a affaibli cette
armée bien moins par les troupes qu'il a emmenées que par son absence. Elle
ne laisse pas que d'être belle et bonne ; et, s'il y flanque quelque chose,
ce n'est qu'une seule dont je n'oserois dire mon avis, par la bonne opinion et
le respect que j'ai pour le choix du roi, que Je liens pour plus infaillible
que le pape, et parce que j'ai lieu de croire que vous ne lui avez rien
représenté contre ses sentiments ; vous voyez bien que cela ne peut regarder
que celui qui la commande. A cela près j'ai très-bonne opinion du reste.
L'armée ennemie est pourtant forte ; il y est venu quelque canaille de
Hollande, et l'on dit qu'on y en attend encule. Tout cela ne me fera pas
tourner ma méchante cervelle. Je vous conjure de me prescrire positivement ce
que j'aurai faire, afin que je ne fasse point de faute ; car j'ai toujours
peur de manquer. Est-ce m'abandonner à mon peu de mérite, ou me traiter comme
un homme qui en aurait, de ne me pas envoyer une tablature de tout ce qu'il
faut que je fasse ? Je ne distingue pas bien lequel c'est des deux, et je
pencherois assez du côté du premier ; mais le bien du service vous oblige à
me mander, et bien promptement, la conduite que j'aurai à tenir pour soutenir
comme il faut l'emploi dont le roi m'a honoré. Tout ce que lui prescrivit Louvois, surtout après l'exemple du maréchal de Créqui, ce fut de ne rien hasarder, et de se contenter d'observer les mouvements du prince d'Orange. L'armée qui, après les divers détachements qu'on avait successivement envoyés en Bretagne, sur la Moselle, en Alsace et en Lorraine, s'élevait encore à quarante mille hommes, passa tout le mois d'août renfermée dans le camp de Brugelette, entre Mons et Ath. Le prince d'Orange, de son côté, n'osait pas l'attaquer ; mais il faisait de grandes démonstrations et de grands préparatifs, comme s'il voulait assiéger quelque place d'importance. Tout se réduisit à la surprise de la petite ville de Binche, qui n'avait que deux ou trois cents hommes de garnison. Après la prise de Trèves, les troupes de Lunebourg d'un côté, le prince d'Orange de l'autre, ayant paru vouloir, comme de concert, se rapprocher de la Meuse, le maréchal de Luxembourg marcha du même côté, et vint s'établir sur le Mehaigne, à proximité du maréchal d'Estrades, qui avait conservé le commandement de Maëstricht, de Limbourg, et des autres places françaises du pays de Liège. Ce seul mouvement suffit pour rompre les desseins de l'ennemi pendant tout le reste de la campagne. Rien n'est plus funeste aux bonnes dispositions d'une armée qui s'est attendue à combattre que les loisirs forcés et la monotonie d'un camp. Il faut dire aussi que le maréchal de Luxembourg n'avait pas pour le maintien de la discipline et des réglemente militaires cette exacte sévérité que Louvois exigeait avec raison de tous les généraux. Ainsi, des abus qu'on croyait détruits avaient reparu, les passe-volants par exemple, les fraudes sur la solde, le gaspillage des vivres et la désertion à la suite. Aux reproches de Louvois, le maréchal, en homme habile, n'essaya pas de répondre en atténuant le mal ; mais, au contraire, il affecta de se montrer encore plus courroucé que le ministre contre les officiers coupables ; il proposa de saisir les appointements des capitaines, car il me semble, disait-il[49], qu'il se faut prendre directement à eus de la hardiesse qu'ils ont de montrer leurs compagnies si fortes pour le payement et si foibles dans le service. Je voudrois bien aussi qu'on leur mit trouver une punition de leur négligence, dont, pour parler comme Molière, il y en a tant entichés de ce défaut, qu'il faudroit que l'exemple fut général, si l'on en voulait faire ; car s'il n'y avoit eu qu'à châtier quelques-uns, cela auroit déjà été fait ; mais parmi tous, c'est une nonchalance que je n'ai jamais vue, et avec cela, un grand nombre de subalternes fort jeunes, ignorants et incapables sur le tout. Les troupes sont plus libertines que je ne voudrois ; contre mon naturel, j'ai bien fait pendre, depuis le départ de M. le Prince, une douzaine de soldats ou de cavaliers ; cela n'a servi de rien, et j'ai vu que tous les officiers négligents étoient ravis de dire qu'il n'y avoit qu'à pendre. Louvois ne se laissa pas prendre à celle manœuvre qui
consistait à rendre la punition impossible en faisant tout le monde coupable
; il exigea que quelques-uns fussent châtiés ; ils le furent ; le désordre
disparut, et tout de suite le maréchal de Luxembourg changea de langage. J'ai été surpris moi-même, écrivait-il huit jours
après, en voyant l'armée comme je l'ai trouvée ; en un
mot, il n'y a rien de si beau ; elle est plus belle que dans le commencement
de la campagne, parce qu'il n'y reste point de malingres ; et tout ce qu'il y
a de cavaliers et de fantassins ont des visages d'une santé parfaite. Les
chevaux sont dans le meilleur état du monde, et pour la graisse, comme en
quartier d'hiver. Dans la vérité, l'armée est aussi fort nombreuse. Je ne
puis me passer de vous dire que jamais, au 14 octobre, on n'a vu une armée en
l'état où est celle-ci, et tout ce qui y est est le plus beau du monde.
Quel contraste avec la pauvre armée d'Allemagne ! Il est vrai que riantes au
sombres, les couleurs de M. le maréchal de Luxembourg étaient toujours fort
chargées. Cependant Louvois, qui avait obtenu satisfaction, et qui savait que
penser de ces hyperboles, ne tenait pas rigueur an maréchal, et se contentait
de le railler : Je vous dirai, lui
écrivait-il[50],
que les paroisses marchent en front de bannière, et
que les troupes campent en front de bandière, afin que quand vous aurez à
mander que vous les aurez Mt camper en front de bannière, vous vouliez bien
le mettre en chiffre, et que les étrangers, ne connoissant pas l'ignorance de
nos généraux, n'en deviennent pas plus difficiles deux les traités dont ils
nous menacent cet hiver. Louvois pouvait bien s'égayer ; car, en ce moment-là, le prince d'Orange, presque aussi mécontent du duc de Villa-Hermosa que naguère du comte de Monterey, avait évacué Moche, son unique et misérable conquête, et déjà repris, avec la plus grande partie de ses troupes, le chemin de la Hollande, laissant le reste aux Espagnols, pour garder leurs places pendant l'hiver. Le maréchal d'Humières avait eu lui-même son succès. De concert avec le marquis de Chamilly, gouverneur d'Oudenarde, il avait fait, du 6 au 8 octobre, une expédition dans le pays de Vises. Le canon de la citadelle de Gand, sous lequel il avait fallu passer, un combat et d'autres petits engagements lui avaient fait perdre quelques hommes : mais il nuit brûlé plus de deux mille maisons et châteaux, et les plus beaux villages qui fussent au monde. An sud comme au nord, sur la frontière d'Espagne comme aux Pays-lias, la France avait repris l'ascendant. Ce n'est pas d'ailleurs que Louvois eût trop exigé du comte de Schönberg : Pourvu que l'on reprenne Bellegarde, lui avait-il écrit le 14 avril, et que l'armée ait vécu sur le pays ennemi sans être ruinée, Sa Majesté croira avoir fait une bonne campagne du côté du Roussillon. Le comte de Schönberg avait plus de troupes et de meilleures troupes que l'année précédente ; son infanterie, au lieu de n'être composée en grande partie que de milices sans discipline et sans valeur, avait un fonds solide de quinze bataillons ; en outre, Louvois l'avait autorisé à lever, à l'exemple tics Espagnols, douze compagnies de montagnards, sous le nom de miquelets. C'était un corps d'éclaireurs et de tirailleurs irréguliers, excellents, dans un pays comme celui-là, pour la guerre de postes et d'embuscades. Enfin, pour mieux assurer au comte de Schönberg la libre disposition de son infanterie régulière, Louvois avait donné l'ordre aux lieutenants généraux de Languedoc de choisir dans les villes les plus voisines du Roussillon quinze ceins bourgeois, et de les envoyer en garnison dans les places de Perpignan, Villefranche et Collioure, en leur faisant payer la solde accoutumée des troupes[51]. Schönberg avait en outre plusieurs régiments de cavalerie et les dragons de Fimarcon, l'un des meilleurs régiments de l'armée. Cependant il ne se tenait pas pour satisfait et il réclamait de nouveaux renforts. A l'entendre même, et de l'avis des principaux officiers réunis en conseil de guerre, le siège de Bellegarde était impossible dans l'état de faiblesse où il se trouvait : Cela me fait souhaiter, ajoutait-il pour conclure, ce que je vous ai souvent infinité la campagne passée, de faire plutôt le métier de volontaire dans l'une des urinées du mi que d'avoir l'honneur de commander en chef celle de ce pays-ci. Il demandait une réponse courrier par courrier. Louvois lui répondit en effet sur-le-champ et le plus simplement du monde : Comme Sa Majesté vous envoie les troupes qu'elle croit vous pouvoir donner pour le bien de son service, il est de votre industrie de vous accommoder de ce que Sa Majesté a réglé. Il est seulement à désirer de savoir si, avec les troupes que vous avez, vous ne pouvez rien entreprendre ; parce rien ce cas-là, il faudrait se réduire à une guerre défensive pour laquelle vous n'auriez besoin que de la moitié des troupes que vous avez ; et ainsi le roi eu pourrait disposer ailleurs où elles seraient employées plus utilement. La dépêche de Louvois était du 28 avril ; le 9 mai, sans plus de réflexion, le comte de Schönberg était en pleine marche. Il descendit dans le Lampourdan, sans autre obstacle que le feu plus irritant que meurtrier des miquelets espagnols dans les passages difficiles. Le duc de San-Germano, général d'une armée qui avait été envoyée presque tout entière en Sicile, n'avait plus de troupes à mettre en campagne ; tout au plus lui en restait-il assez pour garder les principales villes de Catalogne. Figuières fut occupée sans la moindre résistance ; Ampurias, après un court engagement. Si ses instructions l'y avaient autorisé, le comte de Schönberg se serait, sans grande difficulté apparemment, rendu maître de Girone ; il se contenta de prendre un fortin qui se trouvait à quelque distance de la place. Après avoir fait vivre son armée pendant deux mois sur le territoire espagnol, et lorsqu'il sut que la moisson était faite dans le Roussillon, il se rabattit sur Bellegarde, dont les postes qu'il avait pris avaient empêché le ravitaillement et rendaient le secours désormais impossible. Le siège ne dura qu'une dizaine de jours, quoiqu'il eût fallu tailler dans le roc les travaux d'approche. La garnison capitula, le 29 juillet, à des conditions honorables[52]. Ce fut à ce moment que le comte de Schönberg reçut le bâton de maréchal, noblement payé par la prise de Bellegarde ; car la nouvelle de ce succès ne parvint à Versailles que plusieurs jours après la promotion des maréchaux. Louvois avait déjà fait donner au fils du comte le guide de brigadier ; un voit que ce n'était pas en vain que les Schönberg lui avaient confié leurs intérêts et leur tartane militaire ; le maréchal lui en était justement reconnaissant : Je sais, lui écrivit-il aussitôt, le 8 août, ce que je dois là-dessus à vos soins et à votre protection ; je vous supplie très-humblement, monsieur, de me les continuer toujours, et d'être persuadé que sous ne pouvez obliger personne dans le royaume qui soit avec une passion plus reconnaissante et avec plus de fermeté et de respect, votre serviteur. Les opérations de la campagne étaient terminées pour l'armée
de Roussillon. Une partie des troupes qui la composaient fut alors envoyée contre
les insurgés de Bordeaux. Quoique la Guyenne fût du département de M. de Châteauneuf,
et la Bretagne du département de M. de Pomponne, quoique les troupes, une
fois entrées dans les provinces rebelles, dussent être aux ordres des
secrétaires d'État de qui dépendaient ces provinces, Louvois s'arrogeait le
droit de prendre à la répression du désordre une part d'autant plus directe
et active que la seule menace d'une guerre civile l'obligeait d garder à
l'intérieur une partie des forces que réclamaient les frontières, et
redoublait la confiance des puissances liguées. Il savait que des Bretons
étaient passés au mois de juillet en Hollande, et qu'ils avaient été mieux
accueillis que les députés de Bordeaux par les États-Généraux et par le
prince d'Orange. Le 20 juillet, Lannoy écrivait au comte d'Estrades : On se flatte ici que dans peu il paroitra de grandes
révoltes en Bretagne et en Guyenne, et même dans d'autres provinces qui ne
peuvent plus soutenir les impositions qu'on leur met ; et on est persuadé que
c'est un des sujets qui a obligé le roi de quitter l'armée pour aller en
fronce. Le 8 août, le prince d'Orange écrivait à Fogel : Il faut toujours bien traiter les gens que vous savez ;
les révoltes en France se fortifiant, feront diversion de troupes que le roi
sera obligé d'y envoyer. Mais partout les précautions étaient prises,
et si l'insurrection n'était pas absolument comprimée, on l'empêchait au
moins de s'étendre. Dés le mois d'avril, le maréchal d'Albret avait en
Guyenne deux régiments d'infanterie et deux de cavalerie ; au mois de mai, un
bataillon du régiment de la Couronne et sis cents archers de la maréchaussée
avaient été envoyés au duc de Chaulnes, pour tenir en échec les insurgés de
Bretagne. On lui avait encore essuyé de l'armée des Pays-Bas, après le retour
de Louis XIV, plusieurs compagnies des gardes françaises et suisses, un
régiment de dragons, et les mousquetaires du roi. Alors les paysans bretons
avaient été désarmés et rudement châtiés. Le mal était plus profond en Guyenne, parce qu'il avait
plus de racines dans les villes que dans les campagnes. Dès que la guerre eut
à peu près cessé au dehors, Louis XIV résolut de faire occuper Bordeaux par
une grande force militaire. Les magistrats, les notables s'effrayèrent et
supplièrent le maréchal d'Albret de leur épargner ce malheur, qui serait la
ruine de leur ville. L'intendant de la province lui-même fit quelques
représentations à Louvois ; omis Louvois lui répondit : Il est difficile qu'il n'y ait quelque inconvénient à
l'exécution de la résolution que le roi a prise pour le &niaient de la
ville de Bordeaux ; mais c'est un si grand bien pour l'État que Sa Majesté
veut passer par-dessus tout pour le lui procurer. Quelques jours après,
Louvois donnait des ordres pour faire construire Bordeaux un bastion dont il
expliquait ainsi l'usage[53] : Sa Majesté ne prétend point faire de ce bastion retranché
une forteresse capable de soutenir un siège contre des troupes réglées, mais
seulement un réduit où quatre-vingts ou cent hommes puissent être en sûreté contre
la folie de peuple, et de là, à coups de canon, dissiper ceux qui voudroient
s'assembler dans les quartiers qui en sont voisins ; et si la sédition se
foisoit dans les autres endroits de la ville, pour que les troupes que Sa
Majesté pourrait y envoyer pussent avoir une entrée libre outre celle du
château Trompette, et faire en sorte que le canon que l'on tirerait du
château Trompette, du château du Ha, et de ce bastion retranché, se croisant
dans la ville, pût réduire à l'obéissance ceux qui se seraient soulevés. Cependant le 17 novembre, six à sept mille hommes de troupes de toute sorte avaient fuit leur entrée à Bordeaux comme dans une ville prise ; tous les habitants, sons excepter les magistrats du Parlement, avaient été désarmés, les murs de la ville abattus. Mais après ces exécutions faites par ordre du roi, les troupes, méconnaissant toute discipline, axaient commis les plus abominables désordres ; on avait vu des soldats du régiment de Soult attaquer en plein jour des officiers du régiment de Navailles ; le maréchal d'Albret lui-même étant dans son carrosse, des forcenés se jetèrent sur son cocher et le battirent. En même temps l'infortuné maréchal était rendit responsable de ce dévergondage : Le roi, lui écrivait Louvois, le 28 novembre, a été extrêmement surpris de voir le désordre avec lequel les troupes vivent dans Bordeaux en votre présence. Elle a un juste sujet d'appréhender que quand elles seront plus avancées dans la province, elles feront un brigandage encore plus violent ; ce qu'elle désire absolument que vous empêchiez. On se hâta de les faire sortir de Bordeaux, ou plutôt de donner des ordres pour les faire sortir. Le 1er décembre, Louvois répondait ainsi aux jurais qui s'étaient adressés à lui : Vous aurez connu par les ordres qu'il a plu au roi d'envoyer à M. le maréchal d'Albret punir votre soulagement, la bonté de Sa Majesté pour use ville qui en a si peu mérité par sa conduite, dans les temps qu'elle expose le plus sa personne pour la gloire et la sûreté de son État. Mais, à la suite de toutes ces émotions, le maréchal d'Albret, qui n'était plus jeune, était tombé gravement malade ; les officiers généraux se disputaient à pli ferait exécuter les ordres du ministre, qui cependant ne s'exécutaient point ; il y avait encore des cavaliers à Bordeaux six semaines après qu'ils en avaient dû sortir. Plus de douze cents familles avaient quitté la ville, et le commerce était comme détruit. Mais la Guyenne et la Bretagne n'étaient plus en état ni en goût de se révolter. Vers le milieu du mois d'août 1675, le prince d'Orange, promenant sur les affaires un regard satisfait, voyait Turenne mort, Montecucculi en Alsace, le maréchal de Créqui vaincu et prisonnier, Trèves recouvrée, des provinces en France insurgées ou menaçantes, les Suédois battus par l'Électeur de Brandebourg, et il écrivait à Fagel : Vous voyez bien par les événements qu'il a mieux valu ne se hâler pas de faire la paix. Le 31 décembre, Launay écrit au maréchal d'Estrades : M. de Vaudemont Cal auprès de Son Altesse de la part du duc de Villa-Hermosa, et M. le marquis de Grana de la part de l'Empereur, pour détourner la paix, faisant voir grande espérance d'une heureuse campagne ; M. de Brandebourg fait aussi les mêmes poursuites par son résident, et promet de faire la guerre tout l'hiver, si Son Altesse veut n'entendre le paix d'un an ; mais j'espère que les plénipotentiaires de France étant arrivés à Nimègue, feront des ouvertures si raisonnables que les intrigues du prince de Vaudemont et du marquis de Grana seront inutiles. Tel est le désarroi des alliés après la campagne de 1675 ; voilà pourquoi, de son côté, Louvois invite, en se raillant, le duc de Luxembourg à se conduire de sorte que les étrangers ne deviennent pas plus difficiles dans les traités dont ils nous menacent cet hiver. |
[1] Louvois aux colonels, 20 octobre 1674. D. G. 373.
[2] Les plus coupables furent cassés ; les autres eurent à subir des amendes ainsi graduées : dans l'infanterie, une pistole par soldat manquant à l'effectif : soixante-quinze livres dans les dragons ; cent livres dans la cavalerie. Le roi à Turenne, 1er juin 1675. D. G. 433.
[3] 11 janvier 1675. D. G. 406.
[4] Lettres patentes du 2 janvier. D. G. 432.
[5] 23 janvier. — Pour un revenu de 300 livres, taxe : 40 livres ; de 300 à 600 : 80 ; de 600 à 900, 100 ; de 900 à 1.500 : 150 ; de 1.500 à 2.000 : 200 ; au dessus de 2.000 : 300. — D. G. 432.
[6] Louvois à Estrades, 28 janvier 1675. D. G. 432.
[7] Correspondant à Estrades, 18 février.
[8] Louvois à Estrades, 28 février, 18 mars. D. G. 432.
[9] 30 novembre 1674. D. G. 402.
[10] 9 et 11 mars. D. G. 432.
[11] Louvois à Estrades, 15 et 25 avril. D. G. 433.
[12] Louvois au maréchal d'Albret, 1er avril. D. G. 433.
[13] Pour nous, hommes du dix-neuvième siècle, qui avons la pleine expérience de la démocratie, l'anarchie franc-comtoise, au dix-septième, est encore un sujet d'étonnement et de dégoût ; mais qu'en devait penser un ministre de Louis XIV, le plus absolu des ministres, Louvois, lorsque ses agents lui en donnaient le détail ? La ville de Besançon, depuis des siècles, lui disait l'un d'eux, Franc-Comtois de naissance, a été un petit État purement démocratique où la populace élit tous les ans le magistrat, continuant fort souvent ceux qui le composent ou les changeant à sa volonté. Cela rend cette populace insolente, qui par ce moyen se soumet les principaux qui n'osent la désobliger, crainte d'être éloignés des charges publiques ; d'où vient que le génie des habitants de cette ville est fort propre à l'intrigue, parce que dès le berceau l'on n'y entend parler d'autre chose ; et feu Lisola me dit plusieurs fois qu'il s'étoit très-bien trouvé, dans les grandes affaires, des subtilités qu'il y avoit apprises. Le magistrat est composé de quatorze juges, la plus grande partie sans lettres, qui se nomment gouverneurs. Chacun d'eux préside à son tour ; ils sont seuls la justice civile, et ils sont créés par vingt-huit notables de la lie du peuple qui les élit chaque année à la Saint-Jean. Ces vingt-huit ont la justice criminelle, la police, les finances et les matières d'État avec les quatorze gouverneurs qui sans eux ne peuvent rien déterminer. Boizot à Louvois, 28 mai ; Chauvelin à Louvois, 27 juin 1676. D. G. 516. — A Dôle, quoiqu'il y eut un parlement, le despotisme de la populace était à peu près le même. Voici un fait qui montre quel était l'esprit de cette populace et de ses magistrats. Un bourgeois avait été condamné à mort par la mairie de Dôle, pour avoir mangé de la viande un jour défendu. Or, en matière criminelle, quand il s'agissait d'un bourgeois, il n'y avait point d'appel. Cependant l'intendant de la province. M. Chauvelin, justement révolté de l'atrocité de ce jugement, avait saisit les pièces du procès et les avait envoyées à Louvois. Là-dessus, grande rumeur parmi le peuple, et protestation du parlement lui-même qui s'adresse solennellement au ministre pour revendiquer les privilèges de la province. Que fit Louvois ? Cela est triste à dire, Louvois répondit, le 5 avril 1675, à l'intendant que l'intention du roi était de laisser le parlement dans la liberté de juger suivant les ordonnances du pays. L'intendant se soumit, écrivit en conformité de cette décision au vice-président du parlement, et termina sur ce sujet sa correspondance avec le ministre par cette conclusion qu'en trouvera peut-être bien laconique : C'est pourquoi c'est une affaire finie. Chauvelin à Louvois, 30 avril 1675. D. G. 516. — Mais le propre jour que finissait cette affaire, une autre commençait dans laquelle Louvois ne devait pas montrer autant de respect pour les coutumes du pays. Il demandait, au nom du roi, de l'argent à la ville de Besançon. Ce n'était pas l'usage de la ville, non plus d'ailleurs que de la province, d'en donner beaucoup aux rois d'Espagne, si même il lui était jamais arrivé d'en donner. Dans un assemblée des notables convoquée pour examiner cette demande insolite, l'un d'eux, nommé Noulan, le plus populaire et le plus applaudi, parce qu'il était le plus audacieux et le plus emporté, après avoir remontré que la ville était trop pauvre, prit sur lui de rassurer ses auditeurs sur le maintien de leurs privilèges, puisque, ajoutait-il ironiquement, Sa Majesté avoit même la bonté de les conserver à Messieurs de Bordeaux qui s'étoient révoltés plusieurs fois. Le duc de Duras, gouverneur de la province, et l'intendant Chauvelin le firent arrêter sur-le-champ, et Louvois donna l'ordre qu'on l'enfermât au château du Dijon. Chauvelin à Louvois, 22 avril. — Duras à Louvois, 23 avril 1675. D. G. 516.
[14] Correspondant à Estrades, 8, 16, 22 avril.
[15] Louvois à d'Estrades, 1er mai 1675. D. G. 433.
[16] 24 mai. D. G. 433.
[17] Dépôt de la Guerre, 432.
[18] Estrades à Louvois, 2 avril. D. G. 433.
[19] 5 juillet. D. G. 450.
[20] Humières à Louvois, 17 avril. — Louvois à Humières, 21 avril. D. G. 433.
[21] Bibliothèque du Dépôt de la Guerre. Tiroirs de Louis XIV, mss. t. 2, n° 55. — L'état de l'artillerie manque.
[22] Louvois à Créqui, 18 et 20 mai ; au roi, 20 mai. D. G. 433.
[23] Louvois aux intendants, 3 et 11 juillet. D. G. 434.
[24] Turenne croyait les forces de l'ennemi plus considérables qu'elles n'étaient en réalité. Il écrivait le 30 juin, ne connaissant pas encore la prise de Limbourg.
[25] Luxembourg à Louvois, 12 octobre 1675. D. G. 452.
[26] Le prince d'Orange à Fagel, 5 juillet. D. G. 450.
[27] Turenne à Louvois, 20-24 mai ; aux magistrats de Strasbourg, 23 mai. — Louvois à Turenne, 24, 25, 27, 28 mai. D. G. 433.
[28] Turenne à Louvois, 7, 8, 10 juin. — Basin à Louvois, 8 juin. — Descures à Louvois, 11 juin.
[29] Turenne à Louvois, 16, 21, 24 juin. — Vaubrun à Louvois, 17, 18 juin.
[30] Turenne à Louvois, 28, 30 juin ; 2, 4, 9, 11, 14 juillet.
[31] Turenne à Condé, 22 juillet ; à Louvois, 25 juillet. — Vaubrun à Louvois, 22, 24 juillet. D. G. 459.
[32] Vaubrun à Louvois, 27 et 30 juillet. — Charuel à Louvois, 22 juillet. D. G. 459.
[33] Qui ne connaît et qui n'admire le mot héroïque de M. de Saint-Hilaire ?
[34] M. de Turenne dit au comte de Roye que ce poste qu'il trouvoit si avantageux ne serait plus de même si cette église demeurait aux ennemis ; et il n'étoit plus possible de la prendre quand il a été tué, parce qu'ils y avoient établi leur communication. Vauban à Louvois, 30 juillet. — Tous ceux qui ont entendu parler M. de Turenne, le jour avant sa mort, disent qu'il n'avoit d'autre vue que de conserver la haute Alsace, puisqu'il croyait ce jour-là être obligé de repasser le Rhin, ne pouvant plus demeurer de l'autre côté. Duras à Louvois, 9 août, D. G. 439.
[35] Vaubrun, Lorge, Basin à Louvois, 30 juillet.
[36] Le marquis de Vaubrun, blessé au pied huit jours auparavant, au combat de Ganshurst, s'était fait mettre à cheval, la jambe sur l'arçon.
[37] Basin à Louvois, 1er août. Lettre anonyme du 2 août.
[38] Mémoires de Saint-Simon, t. XXIV, chap. CDIX, p. 123 et suivantes. — Voir aussi t. IX, ch. CLXIII, p. 67 et 68, édition de 1843. — D. G. 875.
[39] 31 juillet. D. G. 434.
[40] D. G. 431.
[41] Guénin à Louvois, 11 août. — Perrin à Louvois, 11 août. — La Feuillade à Condé ; Genlis à Condé, 14 août.
[42] Louvois à Guénin, 14 août ; à Condé, 13 août ; à Luxembourg, 16 et 17 août. D. G. 434.
[43] Créqui à Louvois, 8 septembre. — Rochefort à Louvois, 7 et 8 septembre. — Givry à Louvois, 8 septembre.
[44] 22 et 27 septembre. D. G. 434.
[45] Rochefort à Louvois, 15 septembre, 2 et 14 octobre. — Morangis à Louvois, 5 octobre. — Louvois à Rochefort, 9 octobre. — Louvois à Morangis, 11 octobre.
[46] Condé à Louvois, 16 août.
[47] Humières à Louvois, 3 août. D. G. 431.
[48] Luxembourg à Louvois, 1, 3, 6, 15 août D. G. 451.
[49] Luxembourg à Louvois, 2 et 8 octobre. D. G. 432.
[50] 29 octobre. D. G. 434.
[51] Louvois à Schönberg, 6 mars, 14 avril ; à Montpezat, 15 avril. D. G. 433.
[52] Le comte de Schönberg s'occupa aussitôt de faire réparer et augmenter les défenses de la place ; mais l'ingénieur qu'il avait auprès de lui trouvait les ouvrages mal entretenus, et prétendait à peu près tout refaire ; ce qui laissait dire au comte qui n'était pas de cet avis : Les ingénieurs ressemblent souvent aux tailleurs qui, quand ils n'ont pas fait un habit, disent qu'il n'est point à la mode.
[53] Albret et de Sève à Louvois, 2 novembre. — Louvois à de Sève, 9 novembre ; à Durban, 25 novembre. D. G. 435.