HISTOIRE DES JACOBINS

 

LIVRE HUITIÈME.

 

 

Efforts des prêtres pour faire dissoudre l'Assemblée nationale. — Serment de Mirabeau. — La motion de Maury est rejetée. — Constitution civile du clergé. — Discussion sur le droit de paix et de guerre. — Lutte de Mirabeau et de Barnave. — La grande trahison du comte de Mirabeau. — Vote de l'Assemblée. — L'opinion publique et la presse. — Le Livre Rouge. — Effet terrible produit par la publicité qui lui est donnée. — Abolition des titres de noblesse. — Mort de Franklin. — Fédération dans les provinces. — Anniversaire du 14 juillet et fête de la Fédération à Paris.

 

I

Ainsi avaient avorté devant le patriotisme de l'Assemblée nationale, toutes les intrigues, toutes les ruses, tous les violences, tous les efforts du clergé et de la noblesse.

Privilèges et abus, tout avait été détruit.

Le passé était vaincu !

Que faire devant cette dure extrémité ? Se soumettre ? Le clergé ne le voulait à aucun prix. Périsse la France plutôt que l'intérêt de l'Église, plutôt que la dîme, plutôt que les grasses prébendes, plutôt que ces vastes richesses qu'il avait fallu tant de siècles et tant de manœuvres pour amasser.

Une dernière ressource restait à son désespoir.

La constitution renversait toute son ancienne et odieuse puissance.

Il fallait renverser la constitution.

Pour arriver à ce résultat, un moyen se présentait.

Un certain nombre de députés n'avaient reçu qu'un mandat temporaire. Il s'agissait de faire dissoudre en totalité ou en partie l'Assemblée nationale et d'y introduire de nouveaux membres dévoués à l'ancien ordre de choses.

Que fallait-il pour réussir ?

Invoquer les droits du peuple, la souveraineté nationale qui seule est absolue et permanente.

L'expédient était habile.

Dans la séance du 19 avril, Chapelier, au nom du comité de constitution, démasqua ces manœuvres du clergé.

Le comité de constitution, dit-il, doit arrêter vos regards sur un objet de la plus haute importance, parce qu'il est le dernier espoir des ennemis de la patrie, le terme auquel ils se flattent de faire échouer la constitution, de détruire la liberté publique et les espérances de bonheur que l'Assemblée nationale a fait concevoir à tous les Français ; nous voulons parler du projet de renouveler cette Assemblée.

C'est sans doute une vérité incontestable, que la souveraineté réside dans la nation, et que la nation peut retirer les pouvoirs qu'elle a délégués ; mais ce principe est sans application dans la circonstance présente. Ce serait détruire la constitution que de renouveler l'Assemblée chargée de la faire avant qu'elle fût finie.

Chargés, par nos mandats, d'examiner la constitution, nous avons été créés par le peuple Assemblée constituante. Nous avons commencé la constitution ; notre devoir est de la finir : la nation, par des actes multipliés, a consacré notre pouvoir. Si une autre Assemblée était élue, et qu'elle n'eût pas les mêmes pouvoirs que celle-ci, la constitution serait imparfaite. Si les pouvoirs étaient les mêmes, cette Assemblée pourrait faire des modifications et prendre des résolutions contraires ; voilà ce qu'on se promet des insinuations perfides que l'on a répandues. Il sera sans doute facile de trouver des erreurs dans les institutions nouvelles ; la nation, à une époque donnée, fera réviser la constitution ; mais il faut laisser les passions s'éteindre et les regrets s'oublier. Que l'Assemblée dise donc au nouveau corps administratif qu'il est des gens qui voudraient voir périr la constitution et la liberté, et renaître la distinction des ordres, la prodigalité du revenu public, et les abus qui marchent à la suite du despotisme....

 

Il faut envoyer ces gens-là au Châtelet, interrompit violemment l'abbé Maury, où si vous ne les connaissez pas, n'en parlez point.

Ces dernières paroles se perdirent au milieu des cris à l'ordre, de l'agitation tumultueuse de l'Assemblée.

Le calme se rétablit et Chapelier proposa le projet de décret suivant :

L'Assemblée nationale déclare que les assemblées qui vont avoir lieu pour la formation des corps administratifs dans les départements et les districts ne doivent pas, en ce moment, s'occuper de l'élection de nouveaux députés à l'Assemblée nationale ; cette élection ne peut avoir lieu que lorsque la constitution sera prête à être achevée ; et qu'à cette époque impossible à déterminer précisément, mais très-rapprochée, l'Assemblée nationale s'empressera de faire connaître le jour où les assemblées électorales se réuniront pour élire les députés à la première législature. Déclare aussi qu'attendu que les commettants de quelques députés n'ont pu donner pouvoir de ne pas travailler à toute la constitution, et qu'attendu le serment fait le 20 juin par les représentants de la nation, et approuvé par elle, de ne point se séparer que la constitution ne fût faite, elle regarde comme subsistants jusqu'à la fin de la constitution les pouvoirs limitatifs dont quelques membres seraient porteurs.

 

Il est impossible, avait ajouté Chapelier, que la constitution ne soit pas faite pour une seule assemblée. Comment d'ailleurs les élections pourraient-elles être faites ? Les anciens électeurs n'existent plus, les bailliages sont confondus dans les départements, les ordres ne sont-plus séparés. La clause de la limitation des pouvoirs devient donc sans valeur ; il serait donc contraire aux principes de la constitution que les députés dont les mandats en sont frappés ne restassent pas dans cette Assemblée : leur serment leur commande d'y rester, l'intérêt public l'exige.

L'abbé Maury était au pied de la tribune, trépignant d'impatience.

Il s'y élance dès que Chapelier en est descendu.

Dans quels sens sommes-nous représentants de la Nation, dit-il, jusqu'où s'étendent nos pouvoirs et nos mandats ? !... On nous environne de sophismes, on parle du serment prononcé le 20 juin et l'on ne songe pas que ce serment ne peut anéantir celui que nous avons fait à nos commettants.

Je le demande à tous les citoyens qui respectent la foi publique, peut-on exister comme mandataire, après que le mandat est expiré. On vous rappelle le serment que vous avez fait de ne point vous séparer que la Constitution ne soit finie. Vous avez voulu exister jusqu'à ce que nous eussions assuré les droits de la Nation, sous ce rapport la Constitution est faite.

Ainsi tout est fait, ainsi ce serment est rempli. On nous amènerait à éterniser nos fonctions, si on nous empêchait d'en rendre compte à nos commettants. Nous ne pouvons pas dire au peuple qui nous a chargés de le représenter, que nous lui avons ôté le droit de nous donner des successeurs. Il est digne des fondateurs de la liberté de respecter cette liberté dans la Nation tout entière. Je m'oppose à tout décret qui limiterait le droit du peuple sur ses représentants. Ce n'est pas aux enfants à s'élever contre l'autorité des pères ; nous sommes ici guidés par une piété filiale qui nous dit que la Nation est au-dessus de nous, et que nous détruirions notre autorité en limitant l'autorité nationale.

 

La droite applaudit bruyamment à ce discours.

Mirabeau se recueillait ; il se ramassait ; il préparait un de ces élans magnifiques, un de ces bons formidables qui enlèvent une situation.

Il laissa parler Desmeuniers, Pétion, Garat.

Tout à coup, il parait à la tribune :

Je ne puis me défendre d'un sentiment d'indignation, s'écrie-t-il, lorsque j'entends, pour entraver, pour arrêter les efforts de l'Assemblée nationale, qu'on la met sans cesse en opposition avec la Nation, comme si la Nation, qu'on veut ameuter d'opinion contre l'Assemblée nationale, avait appris par d'autres qu'elle à connaître ses droits.

On a demandé comment, de simples députés de baillages, nous nous étions tout à coup transformés en convention nationale ? Je répondrai nettement : Les députés du peuple sont devenus convention nationale le jour où, trouvant le lieu de l'Assemblée des représentants du peuple hérissé de baïonnettes, ils se sont rassemblés, ils ont juré de périr plutôt que d'abandonner les intérêts du peuple ; ce jour où l'on a voulu, par un acte de démence, les empêcher de remplir leur mission sacrée ; ils sont devenus convention nationale, pour renverser l'ordre de choses où la violence attaquait les droits de la nation.

Je dis que, quels que fussent alors nos pouvoirs, ils ont été changés ce jour-là ; que s'ils avaient besoin d'extension, ils en ont acquis ce jour-là ; nos efforts, nos travaux, les ont assurés ; nos succès les ont consacrés ; les adhésions tant de fois répétées de la Nation les ont sanctifiés. Pourquoi chercher la généalogie de ce mot convention ? Quel étrange reproche ! Pouvait-on ne pas se servir d'un mot nouveau pour exprimer des sentiments nouveaux, pour des opérations et des institutions nouvelles ?...

Vous vous rappelez le trait de ce grand homme qui, pour sauver sa patrie d'une conspiration, avait été obligé de se décider, contre les lois de son pays, avec cette rapidité que l'invincible tocsin de la nécessité justifie. On lui demandait s'il n'avait pas contrevenu à son serment, et le tribun captieux qui l'interrogeait croyait le mettre dans l'alternative dangereuse ou d'un parjure ou d'un aveu embarrassant. Il répondit : Je jure que vous avez sauvé la République. Messieurs (le geste de l'orateur est dirigé vers la partie gauche de l'Assemblée), je jure que vous avez sauvé la République !

 

Des transports enthousiastes, des applaudissements frénétiques couvrirent ce magnifique serment.

Immédiatement la discussion est fermée. Une inspiration subite entraîne l'Assemblée. La motion de Maury est rejetée, et celle du comité de constitution adoptée à une majorité considérable.

Mirabeau avait écrasé Maury sous sa puissante éloquence !

Force fulgurante du génie ! Elle sert d'égide à la liberté, à la Nation !

Force funeste qui bientôt devait donner une victoire à la réaction.

Victoire d'un jour qui n'arrêtera pas la marche de la Révolution.

 

II

A l'occasion des troubles qui ensanglantèrent le midi de la France, nous avons résumé les décrets de l'Assemblée nationale sur la constitution civile du clergé ; mais nous n'avons rien dit des débats mémorables qui signalèrent l'établissement de cette constitution.

La constitution civile du clergé fut l'œuvre du clergé lui-même, dit Alphonse Esquiros.

Ce fut là son malheur, car elle fut l'œuvre d'un parti.

Soutenue avec passion par le côté janséniste de l'Assemblée, elle fut combattue avec rage par la faction opposée.

Les révolutions ne sont jamais si grandes, dit encore Esquiros, que quand elles s'élèvent aux rapports de l'homme avec Dieu.

Triste erreur que partagea l'Assemblée nationale, et qui souleva, contre la Révolution, son plus terrible ennemi, le fanatisme religieux.

L'État doit aux religions subvention, tolérance, protection, et pas autre chose.

Il est de son intérêt, il était de l'intérêt de la Révolution, de s'occuper le moins possible de la constitution des prêtres.

L'Assemblée avait certes le droit de détruire l'immobilisation des biens-fonds dans les maisons du puissant parti catholique.

Il y avait là intérêt public ; il s'agissait du .salut de la nation. Cela était d'ordre purement civil. Mais organiser une église française, une église nationale, lorsqu'on avait refusé d'en reconnaître une, c'était de l'inconséquence et de l'imprudence à la fois. Voter pour Jansénius contre Loyola, opposer Port-Royal à Rome, Camus à l'archevêque d'Aix, les premiers pères de l'Église aux papes modernes, ce n'était pas là la mission de l'Assemblée nationale.

Il fallait, en dehors de la Constitution, laisser les partis religieux, les sectes, les différentes églises régler leurs débats, et ne pas compromettre la Révolution dans des querelles que le fanatisme et la mauvaise foi devaient si profondément envenimer.

Ce fut surtout le tort du parti philosophique de l'Assemblée de se mêler à la discussion, de prendre parti pour une église, faire invoquer l'Évangile à Voltaire et le Christ à Rousseau !

Disons ceci : une Constitution reconnaît toutes les religions, et, par conséquent, n'en adopte pas.

Lier étroitement l'Église à l'État comme fit l'Assemblée, c'était unir deux principes ennemis. Dans ce mariage, il faut que l'un des deux époux meure. Ou la Religion dépérit, ou l'État est annihilé et succombe !

La foi fait la religion ; la loi fait le gouvernement.

Nous savons bien que l'Assemblée nationale ne voulait nullement toucher aux dogmes du catholicisme.. Les réformes qu'elle adopta étaient sages, justes, opportunes. Sans doute Camus, l'abbé Gouttes, Grégoire avaient raison contre leurs adversaires, et, par les citations que nous allons faire, le lecteur reconnaîtra la force de leurs arguments.

Que faire donc dans cette question, et quelles mesures adopter vis à vis du clergé ?

Nous croyons qu'il fallait limiter, autant que possible, les rapports de l'État avec lui, fixer le petit nombre de cas dans lesquels le gouvernement est obligé d'intervenir, et le laisser se régir comme il l'entendait, pourvu que ses règlements n'eussent pas porté atteinte à l'ordre social adopté par la Révolution.

Dans le projet du comité religieux, c'étaient surtout les hautes positions, les grands revenus qui étaient attaqués. Aussi la résistance vint-elle des grands dignitaires de l'Église.

La discussion sur le plan de constitution du clergé fut ouverte le 29 mai.

L'archevêque d'Aix monta immédiatement à la tribune.

Le comité, dit l'orgueilleux prélat, veut rappeler les ecclésiastiques à la pureté de la primitive Église. Puisque le comité nous rappelle notre devoir, il nous permettra de le faire souvenir de nos droits et des principes sacrés de la puissance ecclésiastique. Jésus-Christ a donné sa mission aux apôtres et à ses successeurs pour le salut des fidèles : il ne l'a confié ni aux magistrats, ni au roi ; il s'agit d'un ordre de choses dans lequel les magistrats et les rois doivent obéir. On vous propose aujourd'hui de détruire une partie des ministres, de diviser la juridiction ; elle a été établie et limitée par les apôtres ; aucune puissance humaine n'a droit d'y toucher.

Interrompu par des murmures, il ne continue pas moins en affirmant les droits de l'Église, et il demande la convocation d'un : concile national. c Dans le cas où cette proposition ne serait pas adoptée, termine-t-il, nous déclarons ne pas pouvoir participer à la délibération.

 

III

Ce fut Treilhard qui défendit, le lendemain, le projet du comité.

Des établissements sans objet, des hommes inutiles largement salariés, des hommes utiles sans récompense...... tels sont les maux que présente l'organisation actuelle du clergé. La discussion s'est ouverte sur le décret que vous a présenté le comité ecclésiastique. Les changements proposés sont-ils utiles ? Avez-vous le dr6it de les ordonner ? Ce sont là les seuls objets de cette discussion.

Dans les premiers siècles, l'évêque avait près de lui les prêtres qui lui étaient nécessaires pour l'administration de son diocèse. Ces prêtres, qui composaient la cathédrale, formaient les conseils de l'évêque ; ils en sont aujourd'hui les rivaux : ils concouraient, avec l'évêque, à la tranquillité des familles ; ils les troublent aujourd'hui par une foule de procès ; ils travaillaient à l'administration ecclésiastique ; ils s'occupent à présent à réciter quelques prières, et leur inutilité est si notoire qu'on représente la mollesse sous l'emblème d'un chanoine.

A Dieu ne plaise que je cherche à inculper quelqu'un ! Mais n'est-il pas évident que la voie des élections assurera à l'Église le pasteur qui conviendra le plus à d'aussi importantes fonctions. Un collateur ne peut pas, aussi bien que les fidèles eux-mêmes, choisir l'homme le plus digne des respects du peuple : aussi était-ce autrefois le peuple qui élisait les pasteurs.

Comment rétablir un ancien ordre de choses qui a fait la splendeur de l'Église ? Par les élections confiées au peuple. On dit que ces élections occasionneront des cabales ; mais combien de motifs profanes déterminaient les anciens choix.

Je vais essayer de poser les limites de l'autorité temporelle et spirituelle. Ma discussion sera établie sur les vérités les plus simples et sur les faits les plus authentiques. Rien n'est plus opposé à l'autorité temporelle que la juridiction spirituelle. L'autorité temporelle est établie pour la paix de la société, pour assurer le bonheur des individus pendant cette vie. La juridiction spirituelle a pour unique but le salut des fidèles ; elle est toute spirituelle dans sa foi et dans son objet.

Les apôtres étaient d'abord des voyageurs : saint Jacques résida à Jérusalem, et saint Paul à Antioche. Mais gardons-nous de croire que des territoires leur fussent affectés ; que le nom d'évêque signifiât autre chose que surveillant. Ce nom, qui vient du grec, ne tient point à la religion ; il exprimait une fonction civile. Le mot diocèse était également employé pour déterminer les portions qui divisaient un état ou une province. Jamais l'Église ne connut une division particulière de province et de diocèse. Les monuments historiques le prouvent. Cette division est contraire au dogme et à la foi. Les apôtres étaient institués pour toute la terre. L'Esprit saint n'a pas présidé aux divisions de police qui ont été établies, et dont personne ne peut se dissimuler les vices.

La juridiction n'embrasse que la foi et le dogme. Tout ce qui est de discipline et de police, appartient à l'autorité temporelle.

 

Cette discussion était trop importante pour que Robespierre n'y prit pas largement sa part.

Nous avons à considérer sous deux points de vue son discours.

Robespierre, disciple de J.-J. Rousseau, libre .penseur, croyait néanmoins que les sociétés ont besoin d'une religion. Catholicisme ou croyance en l'Être suprême, peu lui importait. Selon lui, la foi est le complément de la loi. Aussi, dans son idée, les prêtres étaient-ils de vrais magistrats, et leurs fonctions une institution sociale.

Ce fut là l'erreur d'une partie de la gauche, et du député d'Arras notamment.

Un auteur contemporain, qui a fait de la vie de Robespierre une histoire très-détaillée, pose ces questions : Etait-il permis, à l'Assemblée constituante, de modifier le vieil édifice clérical pour le reconstruire d'après les règles de la justice et du droit, et le mettre en rapport avec les nouvelles institutions du pays ?

Nous répondrons : Non !

Quel intérêt l'État, la nation, le progrès, la Révolution avaient-ils à venir replâtrer la religion catholique ?

Une inégalité scandaleuse régnait dans la répartition des revenus du clergé ! Sans doute cela était déplorable ; mais il ne faut jamais être plus royaliste que le roi, et l'Assemble nationale eut le tort de vouloir servir les prêtres malgré eux. La corruption rongeait le grand corps religieux de la France. On voulut le régénérer- ; faute énorme. Il fallait l'abandonner à lui-même, et le laisser se dissoudre dans les vices de sa Constitution.

Nous savons bien que l'on ne touchait pas au dogme, et qu'il ne s'agissait que de régler les rapports de l'Église et de l'État ; mais ces rapports étaient rendus trop intimes.

Du reste, la plupart des esprits de l'époque partageaient l'erreur de Robespierre. Les plus aventureux eux-mêmes demandaient une religion nationale.

Ce n'est pas Dieu qui a besoin d'une religion, écrivait Camille Desmoulins, ce sont les hommes. Dieu n'a pas besoin d'encens, de processions, de prières ; mais nous avons besoin d'espérance, de consolation et d'un rémunérateur. Dans cette indifférence de toutes les religions devant nos yeux, ne pourrait-on nous donner une religion nationale ?

Disons, pour détruire ce que paraît présenter d'absolu la proposition de Camille, que la religion qu'il professait était, certes, du goût de tous les peuples, puisqu'elle admettait, dans ses dogmes, la plus complète liberté, et bornait son culte à la gaieté, aux plaisirs, aux spectacles et aux fêtes !

 

IV

Le catholicisme doit sa vitalité actuelle à la Constituante. Ce vieil arbre, épuisé, dépérissait lorsque l'Assemblée nationale y greffa la Révolution. Cette sève nouvelle lui a fait certes produire des fruits quelquefois étranges, mais elle n'a pas moins fait circuler la vie dans ces rameaux flétris, dans ces branches desséchées.

Le clergé a tort de l'oublier.

Mais il s'agit ici de la part que Robespierre prit au débat.

Ce ne fut certes pas la dévotion qui le poussa à la lutte, ce fut son esprit systématique et réglementateur.

La plupart des historiens ont analysé ses paroles ; nous croyons qu'il vaut mieux les reproduire :

Je me bornerai, dit-il, à rappeler en deux mots les maximes évidentes qui justifient le plan du comité. Ce plan ne fait autre chose que consacrer les lois sociales qui établissent les rapports des ministres du culte avec la société. Les prêtres, dans l'ordre sociale, sont de véritables magistrats destinés au maintien et au service du culte. De ces notions simples dérivent tous les principes ; j'en présenterai trois qui se rapportent aux trois chapitres du plan du comité. Premier principe : toutes les fonctions publiques sont d'institution sociale : elles ont pour but l'ordre et le bonheur de la société ; il s'ensuit qu'il ne peut exister dans la société aucune fonction qui ne soit utile. Devant cette maxime disparaissent les bénéfices et les établissements sans objet, les cathédrales, les collégiales, les cures et tous les évêchés que ne demandent pas les besoins publics. Je me bornerai à ajouter que le comité a négligé les archevêques, qui n'ont aucunes fonctions séparées des évêques, qui ne présentent qu'une vaine suprématie. On ne doit donc conserver, en France, que des évêques et des curés.

Il est une autre application du principe déjà préparée par l'opinion publique ; fille concerne une dignité étrangère, conférée par un prince étranger, et qui lui donne pour ainsi dire des sujets hors des pays soumis à sa domination. Ainsi les cardinaux disparaissent également devant le principe.

Second principe. Les officiers ecclésiastiques étant institués pour le bonheur des hommes et pour le bien du peuple, il s'ensuit que le peuple doit les nommer. Il est de principe qu'il doit conserver tous les droits qu'il peut exercer ; or, le peuple peut élire ses pasteurs, comme les magistrats et autres officiers publics. Vous devez donc conclure que non-seulement le peuple doit nommer les évêques, mais vous devez encore écarter les entraves que le comité lui-même a mises à l'exercice de ce droit.

Troisième principe. Les officiers ecclésiastiques étant établis pour le bien de la société, il s'ensuit que la mesure de leur traitement doit être subordonnée à l'intérêt et à l'utilité générale, et non au désir de gratifier et d'enrichir ceux qui doivent exercer ces fonctions. S'il s'agissait ici d'une simple faveur, je ne balancerais pas à l'accorder aux ecclésiastiques, et même aux évêques ; mais ces traitements ne peuvent être supérieurs à ceux qu'on donne aux officiers publics. Ne perdons pas de vue que ces traitements seront payés par le peuple, par la classe la moins aisée de la société : ainsi, déterminer ces traitements avec réserve, ce n'est pas être cruel envers les évêques, c'est seulement être juste et compatissant envers les malheureux. Ces trois principes renferment la justification complète du projet du comité.

J'ajouterai une observation d'une grande importance, et que j'aurais peut-être dû présenter d'abord ; quand il s'agit de fixer la constitution ecclésiastique, c'est-à-dire les rapports des ministres du culte public avec la société, il faut donner à ces magistrats, à ces officiers publics, des motifs qui unissent plus particulièrement leur intérêt à l'intérêt public. Il est donc nécessaire d'attacher les prêtres à la société par tous les liens, en...... (L'orateur est interrompu par des murmures et des applaudissements.) Je ne veux rien dire qui puisse offenser la raison, ainsi que l'opinion générale. (On rappelle à l'ordre du jour.) Je finis en présentant des articles qui forment le résumé de mon opinion : 1° il n'existera plus d'officiers ecclésiastiques que des évêques et des curés, dans un nombre qui sera proportionné aux besoins de la société ; 2° les titres d'archevêques et de cardinaux seront supprimés ; 3° quant au traitement des curés et des évêques, je me réfère au comité ; ho les évêques et les curés seront élus par le peuple. Il est un cinquième article, plus important que tous les autres, que j'aurais énoncé, si l'Assemblée l'avait permis, c'est. (Il s'élève des murmures qui empêchent l'orateur d'achever.)

 

Quels étaient donc ces liens au moyen desquels Robespierre voulait attacher les prêtres à la société ? C'est le mariage. Il avait compris que l'institution du célibat est un danger, une immoralité ; qu'elle est anti-sociale. L'Église, dans sa jalousie, absorbe l'être tout entier de ses ministres : ils ne seront ni pères, ni époux, ni citoyens ; ils seront prêtres ! Mais que peuvent donc comprendre à nos affections, à nos souffrances, à nos joies, à nos malheurs de famille, ces eunuques sacrés, qui ont, en quelque sorte, stérilisé leur corps et leur âme.

Chose étrange, dit plaisamment Camille Desmoulins, un prêtre est eunuque de droit, et s'il l'est de fait, on le répute inhabile à la prêtrise. On en demandait à l'un d'eux la raison qui semble difficile à donner.

Il fit une réponse applaudie à jamais de toute l'Église : C'est bien la moindre chose que ceux qui peuvent faire un Dieu puissent faire un enfant.

Dans l'intérêt du prêtre, dans l'intérêt surtout de la société, l'Assemblée nationale eut dû accueillir favorablement les paroles de Robespierre. De toutes les questions qui lui étaient soumises en ce moment, celle-là, le célibat des prêtres était peut-être la seule qu'il était de son droit, disons mieux, de son devoir de traiter.

C'est là une question évidemment sociale.

Le célibat, en tant que constitution, devait être abolie. La loi ne doit pas admettre un principe qui est la négation de la famille et par conséquent de la société.

Combien de pauvres prêtres auraient béni l'Assemblée si elle les avait tirés de leur isolement, si elle avait peuplé leur foyer d'enfants qui égaient et qui consolent.

Comprimée à la tribune, la voix de Robespierre eut un immense retentissement au dehors.

Il vint à l'orateur des félicitations de tous les points de la France, en prose, en vers, sous toutes les formes. Une lettre de remerciement, au nom de plus de cinq cents prêtres, lui vint de la seule province de Picardie.

Que de malheurs, que de souffrances, que de crimes le célibat a enfantés et qu'eut évité le mariage des prêtres.

Après Robespierre, Camus, Jallet, Gouttes défendirent le projet du comité ecclésiastique.

La discussion générale fut fermée le 31 mai. Les adversaires du projet essayèrent de la rouvrir.

 

V

Le 1er juin les évêques de Clermont, de Lidda, l'archevêque d'Arles redemandèrent notamment la convocation d'un concile national.

Autant j'ai de respect pour les décrets rendus par cette Assemblée, avait ajouté M. de Clermont, sur tout ce qui est temporel, autant je me dois de déclarer que je ne puis reconnaître la compétence de l'Assemblée pour ce qui concerne le spirituel.

Nous sommes une Convention nationale, répliqua Camus, nous avons assurément le pouvoir de changer la religion.

Pour changer la religion, il fallait que l'Assemblée eût le droit d'en affirmer une ; et aucune Assemblée, fût-elle Convention nationale, n'a le droit ni le pouvoir d'affirmer une religion.

Les religions n'appartiennent ni à un homme, ni à un peuple. Elles sont le produit d'un courant d'idées.

Chaque civilisation a la sienne. Elles sont en quelque sorte le caractère, le tempérament d'une époque.

Certes au point de vue social, plus qu'un concile l'Assemblée avait des droits et des devoirs.

Mais son devoir était de s'occuper de questions d'un ordre purement civil, limitant sa compétence à ce qui dans les divers cultes intéresse l'ordre public.

L'unique question, dit Louis Blanc, était de savoir si on en finirait oui ou non avec des abus qui avilissaient l'Église.

Il fallait laisser faire cette besogne à Loustalot, à Camille Desmoulins. Flagellés par la presse devenue libre, condamnés par l'opinion publique s'exprimant au grand jour, les petits abbés viveurs, les évêques corrompus qui avaient trouvé leur mitre dans l'alcôve de madame du Barry ou de tout autre puissante courtisane, auraient repris de force l'austérité pratiquée par la primitive Église, ou bien auraient vu expirer leur autorité sans le mépris général.

Mais qu'importait à la Constituante que Breteuil, évêque de Montauban ; que Champion de Cicé, archevêque de Bordeaux, fussent cités par leur galanterie ; que Mademoiselle Guimard, ostensiblement maîtresse de l'évêque Jarante, du fond des coulisses de l'Opéra, s'attribuât les promotions ecclésiastiques ; que l'archevêque de Narbonne eut établi à son abbaye de Haute- Fontaine son fameux sérail ; que le cardinal de Montmorency vécut publiquement, à Metz, avec Madame de Choiseul ; qu'une danseuse eut, dans son élégant hôtel de la Chaussée-d'Antin, toute une cour de prélats ; que l'abbaye de Granselve fut tous les ans, à une certaine époque, le rendez-vous de l'orgie et de la luxure, et cela si scandaleusement qu'on a peine a ajouter foi au récit détaillé qu'en donnent Montgaillard, dans son histoire de France, et Girault de Saint-Fargeau, dans son Dictionnaire des Communes.

La Pompadour, la Du Barry, Madame de Polignac avaient été les grandes dispensatrices des bénéfices et des évêchés ; cela doit donner une idée de la moralité de leurs créatures. Un joli abbé, dit Michelet, l'abbé de Bourbon, doté d'un million de rente, venait d'une petite fille noble, qui fut vendue par ses parents et longtemps élevée par le roi, pour le plaisir d'une nuit.

Le grand fleuve révolutionnaire lava ces étables d'Augias. La constitution civile du clergé eut pour résultat de refaire ses mœurs. C'est une raison d'excuse devant la philosophie.

Robespierre prit part, dans une nouvelle circonstance, à ce début orageux sur la constitution du clergé. Cette fois non plus sa voix ne fut pas écoutée ; et pourtant il parlait en faveur de l'indigence, chose qui le préoccupait plus que la position des ecclésiastiques.

J'invoque la justice de l'Assemblée, dit-il, en faveur des ecclésiastiques qui ont vieilli dans le ministère, et qui, à la suite d'une longue carrière, n'ont recueilli de leurs longs travaux que des infirmités. Ils ont aussi pour eux le titre d'ecclésiastique et quelque chose de plus, l'indigence. Je demande la question préalable sur l'article proposé, et que l'Assemblée déclare qu'elle pourvoira à la subsistance des ecclésiastiques de soixante-dix ans qui n'ont ni pensions ni bénéfices.

L'abbé Grégoire, tout en applaudissant à cette pensée généreuse, trouva la proposition inopportune.

Permettez, observa-t-il, à un jeune homme de réclamer en faveur de la vieillesse ; c'est un bel exemple à donner que d'apprendre à la respecter. Je ne pense pas qu'il faille adopter l'article proposé, mais seulement améliorer, proportionnellement à leur âge, le sort de ceux dont le traitement sera au-dessous de 3.000 liv.

Cet amendement ainsi que la motion de Robespierre furent écartés par l'As semblée.

Nous nous plaisons à montrer le côté sensible et généreux d'une âme tant calomniée, d'un de ces hommes que la réaction a si souvent accusés de sécheresse, de cruauté.

Cette discussion se prolongea jusqu'aux premiers jours de juillet.

Nous résumons ici l'ensemble de la constitution du clergé dont nous avons cité quelques dispositions :

Il y aurait désormais un siège épiscopal par département et une paroisse par commune.

L'élection des évêques et des curés appartiendrait désormais au peuple.

Les fonctions épiscopales et curiales seront gratuites et ceux qui les remplissaient salariés par le trésor public.

Le traitement des évêques sera de cinquante mille livres à Paris ; de vingt mille dans les villes de cinquante mille âmes, et de douze mille dans celle de moindre importance.

Les curés auront, à Paris, six mille livres ; dans les villes de quatre mille à deux mille quatre cent ; dans les bourgs et villages de deux mille à douze cent.

Enfin le traitement des vicaires ne sera pas moins de sept cents livres.

C'était, y compris les pensions des religieux et des religieuses, une somme de soixante-dix-sept millions que l'Assemblée nationale affectait à la dotation du clergé.

Telles furent les principales dispositions d'une constitution qui certes n'attaquaient en rien les principes du catholicisme, mais qui, nous le répétons, n'offraient aucun avantage à la Révolution.

Ce n'est pourtant pas sans fureur que les prêtres virent l'Assemblée décréter successivement les articles qui désormais limitaient ses revenus et déterminaient son autorité.

Aussi le 25 juin le clergé essaya-t-il d'une véritable bataille pour tourner la situation.

Il mit tout en jeu pour réussir : les violences, les accusations, les calomnies, les injures, les menaces. Il se déshonora jusqu'à descendre à un honteux pugilat, et l'abbé Maury fut le héros de ce débat à coups de poings.

La séance du 25 juin fut une des plus orageuses de la Constituante.

M. Larochefoucauld voulut faire un rapport sur diverses adresses envoyées au comité de liquidation. Il déclara à l'Assemblée qu'on recevait sans cesse des soumissions des particuliers, et qu'il fallait prendre un parti sur les demandes qui étaient faites. Il proposait, en conséquence, non plus la vente de ^00 millions de biens ayant appartenu au clergé, mais bien l'aliénation de tous les biens nationaux.

C'en était fait.

Jusqu'à ce jour, les prêtres avaient espéré conserver une bonne partie de leurs richesses. Toute illusion était détruite, toute espérance évanouie.

Ce fut d'abord parmi les membres réactionnaires du clergé comme de la stupeur et de l'effroi !

Ils restèrent muets d'anéantissement.

Un membre propose l'ajournement. M. Larochefoucauld le repousse.

L'abbé Maury, en attendant, se recueille, prépare ses colères.

Il se lève enfin et paraît à la tribune. Faut-il reproduire ici les attaques que ce furieux athlète du clergé prodigue à ses adversaires, désignant M. de Talleyrand comme le complaisant des agioteurs de la rue Vivienne et nommant M. Dupont un imposteur. Des murmures s'élèvent, des cris se font entendre. M. de Larochefoucauld se présente à la tribune ; l'abbé Maury l'en chasse, l'en précipite en le poussant par les épaules. C'est un assaut. Alquin demande la parole ; il l'obtient. Maury la lui refuse insolemment, comme s'il était le maître de celte assemblée, dont, en ce moment, il se constituait le tyran ; triste scandale produit par l'avarice du clergé.

Le croira-t-on ? Maury se remontrait triomphalement à la tribune, et l'Assemblée eut la faiblesse d'écouter la suite de ses objurgations, de ses calomnies, de ses mensonges. En ce moment, il put tout dire, tout oser. On veut ruiner le clergé ! Il va ruiner la France, et d'un mot épouvanter le crédit, tuer la Révolution. Que la nation meure sous les ruines de la fortune cléricale !

On veut sauver l'État de la banqueroute, s'écria-t-il, en vendant nos biens. On ne comblera pas ce gouffre avec nos minces richesses ; la dette publique est de sept milliards.

En entendant ce chiffre monstrueux, écrasant, les fronts pâlissent. Des démentis arrivent de toute part. Mais le fougueux abbé, se cramponnant à la tribune, affirme impudemment qu'il parle au nom du comité ! Les membres du comité se présentent en masse pour répondre. Maury les repousse. Une lutte s'établit, et ce n'est qu'après une longue résistance que l'abbé abandonne la tribune. Mais ce n'est que pour quelques minutes. Sommé de nommer les personnes de qui il tient le propos énoncé, Maury, avec une insigne audace, déclare n'avoir pas désigné le comité, mais seulement un seul de ses membres. Le soulèvement est général. Mais le calomniateur, toujours impassible, nomme M. de Batz, ce même baron qui, plus tard, fut impliqué dans l'affaire de Catherine Théot.

Chapelier démasqua les manœuvres du clergé en s'écriant : Lorsqu'on vient ici chercher à répandre tant de craintes, tant d'inquiétudes, il vaudrait mieux dire tout bonnement qu'on voudrait que les biens nationaux ne fussent pas vendus, parce qu'on espère les reprendre.

Mais déjà Auson et l'abbé Gouttes avaient dissipé toutes les craintes sur le chiffre de la dette.

Le comité des finances, dit Auson, a publié un tableau de la dette et des arrérages, dans un volume in-4°, qui a été distribué à tous les membres. Il faut distinguer la dette publique en dette constituée et en dette non constituée. La dette constituée est de deux natures : les rentes perpétuelles et les rentes viagères. Les rentes perpétuelles s'élèvent à 60 millions d'intérêt, ce qui forme un capital de 1 milliard 200 millions. Les rentes viagères sont de 105 millions ; les extinctions de cette année les réduisent à 100 millions, ce qui forme un capital de 1 milliard. La dette constituée, sur laquelle nous proposerons un plan de liquidation, est de 2 milliards au plus, y compris les effets suspendus, les offices qui seront supprimés, les finances qu'il faudra rembourser, et les assignats. Ainsi la dette est de 2 milliards ; les biens domaniaux suffiront donc pour la payer. Quant à la dette constituée, il n'en est pas question en ce moment ; je n'ai voulu que rassurer l'Assemblée, qu'on cherchait à tromper par des assertions au moins très-extraordinaires. Le comité est prêt à vous rendre compte de la dette ; il a déjà imprimé un aperçu très-étendu ; rien n'appuie donc de semblables terreurs.

Ces explications dissipèrent toutes les craintes, et l'Assemblée put voter avec confiance la grande et radicale mesure qui lui était proposée en ces termes :

Tous les domaines nationaux, excepté les forêts et ceux dont la jouissance aura été réservée au roi, pourront être aliénés en vertu du présent décret et conformément à ses dispositions, l'Assemblée nationale réservant aux assignats-monnaie leur hypothèque spéciale.

 

Quelques autres articles réglaient le mode et les conditions de la vente.

Cette fois, le coup était porté ; le clergé perdait cette puissance matérielle des richesses, si redoutable pour un peuple qui veut s'affranchir de toutes les dominations.

Le territoire national allait désormais appartenir à la nation, en même temps que le clergé était constitué, non plus l'agent d'un pouvoir étranger, du pape, mais un corps social, ayant le caractère de magistrats nationaux.

Si la constitution civile du clergé ne fut pas un œuvre absolument révolutionnaire, elle fut cependant une œuvre patriotique, car elle fut la défaite de Rome à Paris.

 

VI

L'heure de la déroute a du reste sonnée pour le Pape comme pour le clergé. Voici que sa puissance temporelle est détruite à Avignon.

Le spectacle que présentait alors la France transportait d'admiration les peuples voisins. Tous saluaient notre affranchissement comme l'aurore de la liberté universelle. Et, c'est avec raison que les députés du peuple avignonnais disaient à l'Assemblée nationale : Oui, nous osons le prédire, et peut-être le temps n'en est pas éloigné, le peuple français donnera des lois à l'univers entier et toutes les nations viendront se réunir à lui pour ne plus faire de tous les hommes que des amis et des frères. Grande prédiction qui aurait pu s'accomplir si l'ambition des hommes n'était venu altérer la mission de la France. Les peuples un jour vous ouvriront les bras car ils croyaient recevoir et étreindre la liberté.

Trompés, ils repoussèrent ensuite leurs dominateurs ; mais l'idée féconde était tombée dans le sillon. L'idée française travaille toutes les sociétés. Le dix-neuvième siècle la voit partout germer et fleurir. Quels fruits magnifiques pourra bientôt secouer sur tous les sols ce grand souffle du progrès qui passe périodiquement sur les peuples !

Le 26 juin, à la séance du soir de l'Assemblée nationale, une députation de la ville d'Avignon demande à être introduite auprès des représentants de la France. Cet honneur ne peut être refusé à des hommes qui ont secoué le joug de l'étranger pour reconquérir leur nationalité.

L'un des députés s'avance et dit ces paroles inspirées par le plus ardent patriotisme :

Députés par un peuple libre, indépendant et souverain, ce n'est pas en vain que nous venons jurer une fidélité inviolable à la nation française. En se réunissant à la nation française, le peuple d'Avignon a sans doute prouvé son admiration pour elle. Le peuple avignonnais a voulu être le premier. Placé au milieu de la France, ayant les mêmes mœurs, le même langage, nous avons voulu avoir les mêmes lois. Il est temps, avons-nous dit, que nous cessions de porter la peine du crime que nous n'avons pas commis. A peine avez-vous déclaré que tous les hommes sont libres, que nous avons voulu l'être. Nos municipalités se sont organisées d'après les lois établies par vos décrets, et nous étions déjà constitués lorsque des brefs incendiaires et tyranniques, lancés par le Vatican, sont venus frapper d'anathème la constitution française...

 

Après avoir raconté les intrigues, les menées du parti réactionnaire qui avait établi à Avignon son centre d'action, après avoir dépeint les troubles, les luttes sanglantes suscitées par ce parti contre-révolutionnaire qui menaçait de rétablir la féodalité et le despotisme en France, il continua :

Des hommes armés parurent tout à coup au milieu de la ville : bientôt, pressés de toutes parts, ils abandonnèrent le champ de bataille. Le sang pur des citoyens patriotes fut confondu avec celui des assassins qu'on avait suscités contre nous. Nos alliés volèrent enfin à notre secours ; et s'ils n'ont pu nous garantir entièrement des coups qui nous étaient portés, ils sont du moins parvenus à empêcher la punition prématurée de quelques coupables, et à nous rendre la paix. Le lendemain de ces scènes de sang et de carnage, les citoyens actifs de tous les districts de la ville d'Avignon s'assemblèrent légalement. C'est dans cette assemblée que le peuple, considérant qu'il ne pouvait être heureux et libre que par la constitution française, déclara qu'il se réunissait à la France, qu'il supprimait les armes du Pape, qu'il y substituait celles du roi de France, et qu'il députait vers lui pour lui témoigner le respect et la fidélité que lui vouaient les Avignonnais. Vous connaissez nos droits : les délibérations de tout le peuple avignonnais. Vous connaissez nos motifs : notre roi veut être despote, et nous ne voulons plus être esclaves, la France est libre, et nous ne pouvons le devenir que par elle, et nous nous jetons dans ses bras. (Des applaudissements réitérés interrompent l'orateur.) Vous accepterez sans doute un peuple qui vous appartenait autrefois, un peuple enfin qui a versé son sang pour le maintien de vos décrets. — Nous remettons sur le bureau les délibérations de la ville et de l'Etat d'Avignon.

L'Assemblée nationale, répondit le président, prendra en très-grande considération l'objet de votre mission. Il est glorieux pour elle d'avoir inspiré aux citoyens d'Avignon le vœu que vous venez d'exprimer.

 

Prestige admirable des idées d'indépendance et de progrès. Le génie de la Révolution avait établi son foyer à Paris et déjà les nations s'élancent dans un nouveau système de gravitation, prenaient cette route éternelle toujours éclairé des chauds rayons de la liberté !

Grande époque qui amenait sur le front des princes de la terre de sombres tristesses, de sinistres angoisses !

 

VII

Louis XVI, plus troublé dans sa conscience que dans son ambition, flottait entre les déterminations les plus contraires.

La constitution civile du clergé venait d'être décrétée par l'Assemblée nationale et attendait la sanction du roi.

Mais l'enfer, dit Louis Blanc, se serait tout à coup entr'ouvert sous ses pas que Louis XVI n'aurait pas éprouvé plus de terreur.

Les menaces, les imprécations des évêques avaient étrangement secoué son âme. Dieu l'autorisait-il à approuver cette constitution que les prêtres appelaient l'œuvre du démon. Le pauvre dévot monarque, plus homme d'église qu'homme d'Etat, craignait de commettre un péché mortel !

Dans sa perplexité, le monarque timoré avait eu recours à des casuistes. Les conseils des ecclésiastiques ne pouvaient rassurer l'esprit du roi ni le rendre favorable aux décisions de l'Assemblée, ennemis qu'ils étaient de toutes les institutions nouvelles, Louis XVI lui-même n'était pas sans mêler beaucoup de rancune contre la Révolution aux effrois de sa conscience. Ses scrupules étaient doublés d'hypocrisie, et le ressentiment qu'il éprouvait contre toutes les innovations qui affranchissaient la France, aux dépens de sa couronne, exaltait dans son cœur son amour et son dévouement pour le dogme et l'ancienne discipline de l'Eglise catholique. Louis XVI diminuait, le peuple grandissait. Le roi espérait trouver à Rome un prétexte pour entraver la révolution. Il demanda du temps à l'Assemblée avant de se décider et il écrivit secrètement au Pape la lettre suivante :

AU PAPE PIE VI.

2 juillet 1792.

Très-Saint Père,

J'ai vu les docteurs que vous avec choisis et j'ai consulté des théologiens estimables. On a dû vous rendre compte des conférences qui ont eu lieu pendant quelques jours. Il n'est qu'une seule voix et qu'un même avis. On ne peut sanctionner des décrets contraires aux usages antiques de l'Église universelle, qui attaquent directement les dogmes sacrés, établissent, parmi les évêques et le corps des pasteurs, une hiérarchie nouvelle, et contrarient la discipline de l'Église gallicane. Dans la grande querelle qui divise le clergé de France, une partie des Français sont déclarés pour les prêtres dociles aux nouvelles lois ecclésiastiques émanées de l'Assemblée constituante. Mais l'opposition à ces lois nouvelles compte, pour ses apologistes et ses défenseurs, les théologiens les plus éclairés, les docteurs les plus célèbres ; la très-grande majorité, pour ne pas dire l'universalité des évêques de l'Église gallicane, et tous les gens de bien attachés au culte de nos pères et à l'ancienne tradition. Si je refuse de sanctionner la constitution civile du clergé, il s'élève une cruelle persécution, j'augmente le nombre des ennemis du trône et de l'autel, je fournis un prétexte à la révolte, je double les maux de la France. Si j'accorde ma sanction, quel scandale dans l'Église ! Je livre à nos ennemis communs l'héritage du Christ, je punis de leur zèle, de leur fidélité, de leur attachement, les ministres du Seigneur qui ont respecté l'arche sainte, j'écarte, le bon pasteur et j'introduis les loups dans la bergerie. Oh ! qui daignera me guider ? Très-Saint Père ! c'est vous seul en qui j'ai mis mon espoir. L'Église gallicane réclame toute votre sollicitude, et le petit-fils de saint Louis, soumis au légitime successeur de saint Pierre, vous demande non-seulement des conseils, mais des ordres spirituels qu'il s'empressera de faire exécuter. Cependant, si les considérations humaines pouvaient être de quelques poids, si l'état actuel de la France pouvait obtenir quelque indulgence, si dans les affaires du ciel on pouvait consulter celles de la terre, ne conviendrait-il pas que je prisse le parti de temporiser ? Le peuple Français, toujours épris des nouveautés, oublie bientôt ce qui fut l'objet de son enthousiasme ; l'idole qu'il élève fut souvent renversée le même jour. Le temps, l'expérience, le conseil des hommes sages, le ciel même — qui punit la France de nos erreurs communes, de mes propres fautes, et qui peut se laisser fléchir —, ramèneront ce bon peuple égaré, au giron de l'Église, à ses usages antiques, à ses vrais pasteurs. Mais le temps presse ; l'esprit impur a soufflé. Très-Saint Père, soyez l'interprète du ciel, soyez l'ange de lumière qui dissipe les ténèbres. J'attends avec impatience votre décision, et cette bulle que le clergé de France sollicite, que les évêques réclament et que vous demande le fils aîné de l'Église, toujours fidèle au Saint-Siège.

LOUIS.

 

Cette lettre peint le roi tout entier. Il est là avec ses faiblesses, ses incertitudes, les tourments de son âme esclave des prêtres, il humilie son esprit devant le Pape, dont il invoque l'énergie et les lisières. Inhabile à adopter les principes de la Révolution, impuissant à les renier ouvertement, il cherche à l'extérieur un appui contre Envahissement des idées nouvelles, et glisse sur cette pente qui devait lui faire implorer le secours de l'étranger contre la France.

Que pouvait répondre à Louis XVI un prince récemment dépossédé de la ville et du territoire d'Avignon, et qui voyait la puissance du clergé menacée par les réformes de l'Assemblée.

Tout devait concourir à jeter le trouble et l'appréhension dans le cœur du malheureux roi.

La résistance va se faire sur le trône et dans les sanctuaires.

Et pourtant rien ne manqua à cette constitution civile du clergé pour lui donner un caractère en quelque sorte providentiel.

Une jeune fille du Périgord, Suzanne Labrousse, partit du fond de sa province, poussée, disait-elle, par une inspiration divine, et vint à Paris prêcher aux princes de l'Église l'humilité, la simplicité et l'abnégation.

La malheureuse se trompait d'époque et d'auditoire.

On racontait de cette jeune fille des choses merveilleuses. Dès l'âge de neuf ans, elle avait entendu des voix mystérieuses qui l'appelaient à une étrange destinée : elle devait régénérer le monde. Aussi pour se sanctifier avait-elle recours à tous les genres de macérations. A dix-huit ans, effrayée de se voir belle, épouvantée de sentir en elle ces désirs impérieux que l'implacable nature met au sein de tous ses enfants, elle cherche à les rendre un objet d'horreur. Elle applique de la chaux vive sur son visage qui ne perd cependant aucun de ses charmes. Arrivée à Paris, elle a pour amis dom Gerle, l'abbé Fauchet, Pontard, qui tous l'annoncent comme une prophétesse. Elle se met à parler dans le sens de -la constitution civile du clergé, lançant des anathèmes contre la cour de Rome et les prêtres corrompus.

Tel fut l'instrument miraculeux que le hasard mit entre les mains du parti janséniste. Trop sincères et trop peu enclins aux fourberies, manœuvres familières des jésuites, les jansénistes ne surent pas tirer de Suzanne Labrousse tout le parti qu'elle pouvait offrir. Cette illuminée pouvait prendre un certain empire sur l'esprit du peuple, encore mal guéri des superstitions. Cela, du reste, nous importe peu. Mais ce fut la punition des voltairiens et des philosophes de l'Assemblée de voir un pareil instrument d'erreur, de folie et d'hallucination, proclamer d'institution divine une œuvre à laquelle ils avaient si imprudemment prêté leur appui.

Aussi ce n'est pas sans une certaine amertume que nous voyons quelques Esprits convaincus s'égarer à la suite de ces étrangetés ridicules. Et ce n'est pas sans un certain sentiment de regret que nous lisons dans Alp. Esquiros ce passage : Il est sans doute extraordinaire de voir une pauvre villageoise éclairer le clergé de ses conseils, et se montrer en avant des docteurs sur toutes les questions qui touchaient à la réforme religieuse ; mais Dieu se sert quelquefois de la faiblesse, du délire même (maladie sacrée), pour les faire concourir à l'exécution de ses desseins. Ceux qui ne goûteraient pas cela n'entendraient rien à la Révolution française. La Révolution, c'est la simplicité du cœur, l'inspiration, qui confondent la science et la sagesse humaine.

Se peut-il qu'un historien, un esprit avancé, un penseur se laisse prendre à ces extravagances. On voulut faire de Suzanne Labrousse la Jeanne d'Arc de la constitution civile du clergé. Mais la pauvre folle ne put rien sauver. Elle ne parvint pas à passionner les masses, et le fanatisme tourna contre l'idée qu'elle voulait soutenir. L'heure des prophètes et des prophétesses était passée. Le rire de Voltaire déchirait toutes ces prédictions et si la croyance superstitieuse vivait encore elle demeurait parmi les fidèles de Rome, parmi les ennemis de la Révolution.

Bientôt ceux-ci vont crier à la persécution. Les prêtres, fidèles à la patrie, seront déclarés traîtres à Dieu, honnis, méprisés ; ces pauvres et humbles desservants dont la constitution a rendu l'existence possible, tolérable. En attendant les riches évêques, les fastueux prélats, les gros possesseurs de privilèges, dont la vie scandaleuse vient d'être réduite à d'honorables conditions, se voilent la face, se déclarent martyrs et fulminent contre les décrets de l'Assemblée qu'ils appellent des brigandages.

De sinistres déchirements se préparent ; les cœurs simples, les âmes faibles se laisseront entraîner à des luttes fratricides, à des attaques criminelles contre la France et contre la révolution. Ce sera une guerre à outrance entre Rame et les institutions nouvelles.

Ce fut une faute de l'Assemblée de ne pas avoir dégagé la Révolution de l'idée religieuse. Les esprits les plus avancés, du reste, croyaient à la nécessité dû culte, et nous verrons plus tard Robespierre, disciple absolu de J.-J. Rousseau, sacrifier la pensée sur l'autel de l'Etre suprême.

 

VIII

La Révolution s'établissait forte, inévitable. Elle marchait, elle montait, tâtonnant quelquefois, mais poursuivant toujours son but.

L'Angleterre ne voyait pas sans effroi cette vitalité nouvelle qui se manifestait au cœur de la France, sa puissante rivale.

Les peuples tressaillaient à la voix de la liberté ; la Belgique nous tendait les bras ; les nations s'éveillaient et paraissaient vouloir sortir du sépulcre où les tenait enfermés le despotisme européen.

Il fallait porter immédiatement un coup à notre influence ; l'Angleterre livre la Belgique à l'Empereur qui l'écrase et elle saisit un prétexte pour déclarer la guerre à notre alliée, l'Espagne. Un différent survenu dans la baie de Notolka entre des commis espagnols et des marchands anglais, fournit une occasion que le cabinet britannique saisit avec joie.

L'Espagne, invoquant le pacte de famille, demanda le secours de la France.

Le 14 mai, l'Assemblée nationale apprend par une lettre de M. Montmorin, ministre des affaires étrangères, que le roi a ordonné l'armement de quatorze vaisseaux de ligne dans nos ports de l'Océan et de la Méditerranée, dans le but d'assurer notre influence et de protéger au besoin notre alliée.

Que la cour vit avec joie l'occasion de détourner les esprits vers la guerre, qu'elle rêvât de relever, par la victoire, la royauté chancelante, cela est évident. Tous les esprits en furent immédiatement persuadés, et certaines méfiances allèrent jusqu'à soupçonner un complot avec l'extérieur pour prétexter des armements.

Cette force inusitée dont on venait, sans avoir pris l'avis de l'Assemblée, d'ordonner l'organisation, n'était-elle pas préparée pour renverser la liberté naissante !

Une année ne s'était pas encore écoulée depuis le jour où Paris et les représentants du peuple, cernés de baïonnettes étrangères, environnés de canons ennemis, avaient été sur le point de voir noyer dans le sang nos droits nouvellement proclamés.

Ces appréhensions étaient d'autant plus naturelles, que le ministre se hâtait de rassurer l'Assemblée sur l'importance et le but de l'armement qui n'était que de précaution, disait la lettre.

Mirabeau qui sans doute était préparé à cette communication, Mirabeau qui venait d'étaler subitement un luxe peu en rapport avec la fortune qu'on lui connaissait, Mirabeau qui avait besoin de montrer à la cour ses vraies dispositions et sa bonne volonté, demanda que la discussion s'ouvrit immédiatement sur le message du roi.

L'urgence fut déclarée et l'ouverture des débats fixée au lendemain.

Alexandre de Lameth précisa immédiatement la question :

Personne, dit-il, ne blâmera certainement les mesures prises parle roi ; nous pouvons délibérer maintenant, puisque les ordres sont donnés ; mais cette question incidente amène une question de principes. Il faut savoir si l'Assemblée est compétente, et si la nation souveraine doit déléguer au roi le droit de faire la paix ou la guerre : voilà la question...

Une longue agitation parcourt l'Assemblée et interrompt l'orateur. Chacun sent qu'une lutte mémorable va s'ouvrir. Ce n'est plus un incident qui est en jeu. L'armement de quatorze vaisseaux, les subsides demandés, tout cela est rejeté dans l'ombre.

Il existait une lacune dans la nouvelle Constitution. Le droit du peuple était reconnu. Mais la nation devait-elle abdiquer ce droit important, redoutable de déclarer la guerre. Le hasard amenait à propos cette question.

Elle était facile à trancher, croyons-nous. A l'Assemblée, seule véritable expression de la volonté nationale, appartenait le droit de décider la paix ou la guerre. Elle seule est assez près du cœur et de l'esprit du peuple pour en sentir les affections, les tendances, la susceptibilité, pour en comprendre les besoins et les intérêts. Ses décisions exemptes d'ambition et de faiblesse, toujours inspirées de patriotisme, ne pouvaient pas entraîner jamais le peuple dans des guerres inconsidérées, ni lui infliger par la honte une paix désastreuse.

Mettre à la disposition du roi les forces de la France et la faculté de les diriger contre tout ennemi qu'il jugerait à propos de choisir, c'était créer un grand danger pour la nation, un danger plus grave encore pour la liberté !

Cette épée de la France qu'on permettait au chef de l'Etat de tirer du fourreau, quand il le jugerait à propos, ne servirait-elle pas un jour à frapper la Révolution.

Un souverain, disposant à son gré des armées, est maître absolu d'un peuple. Les constitutions les plus libérales ne sauraient opposer une digue sérieuse à une volonté servie par cinq cent mille baïonnettes prêtes à obéir, à trouer une charte aussi bien que la poitrine des ennemis.

Le droit de faire verser du sang, s'écriait Lameth, d'entraîner des milliers de citoyens loin de leurs foyers, d'exposer les propriétés nationales ; ce terrible droit, pouvons-nous le déléguer ?

Ces paroles avaient vivement impressionné l'Assemblée qui mit immédiatement à l'ordre du jour cette question fondamentale : La nation doit-elle déléguer au roi l'exercice du droit de paix et de guerre.

L'agitation qui s'était produite parmi les députés se répandit immédiatement au dehors. En quelques heures Paris fut dans une émotion extrême.

La défiance était générale. Les membres du club des Jacobins se réunirent extraordinairement. La lettre du ministre des affaires étrangères reçut de sinistres commentaires. On y lisait l'arrière pensée de la cour.

Nous n'entrerons pas dans les détails d'une discussion qui occupa huit séances de l'Assemblée nationale.

 

IX

Vers la fin des débats, la lutte fut circonscrite entre Mirabeau et Barnave. Cet assaut politique est demeuré célèbre.

Mirabeau cherchait déjà à faire rétrograder la Révolution. Le mouvement de 8i> avait dépassé le but qu'il lui avait assigné, et de connivence avec la cour, vendu ou dévoué, il servait les intérêts du roi. L'occasion était donc opportune de montrer son dévouement à la couronne, car il s'agissait de lui conserver un de ses plus beaux joyaux.

L'homme que le parti avancé opposa à l'éloquent tribun, fut un jeune avocat de Grenoble dont l'éloquence un peu grave, un peu froide avait déjà reçu des applaudissements, sans toutefois passionner l'Assemblée.

Etait-ce là un athlète digne de lutter contre le fougueux Riquetti.

Âme honnête, esprit convaincu, Barnave, puisant dans son cœur son éloquence, pouvait trouver de ces traits qui terrassent quelquefois le génie.

Barnave n'avait pas trente ans et se faisait déjà remarquer par sa dignité. La figure allongée, la bouche grande, les traits irréguliers, il séduisait par l'expression de sa physionomie. Sa voix forte, sonore, était pure, sa diction nette, son élocution facile. Il avait l'esprit très orné. Son cœur n'était pas exempt de faiblesse, Il ne sut pas résister plus tard à ses entraînements et à ceux de la vanité : c'est ce qui le perdit. Coïncidence bizarre. Sur le terrain se présentaient deux hommes, qui tous les deux furent traîtres à la Révolution. Mais Barnave se donna et ne se vendit pas.

Il était déjà connu pour une phrase qui est bien connue Après la mort de Foulon et de Berthier, impatienté par les clameurs de la réaction, qui cherchait à exploiter contre la liberté ce double meurtre, il s'écria : Le sang qui vient de couler était-il donc si pur.

Barnave n'avait fait jusque-là qu'escarmoucher contre le redoutable adversaire qui se présentait.

Mirabeau estimait les talents du jeune orateur. Je n'ai jamais entendu, disait-il, parler si bien, si clairement et si longtemps ; mais il n'y a pas de divinité en lui.

Ce dieu qui possède les grands esprits, ce feu divin, don du génie, manquait à Barnave.

Ce jour-là, son cœur, sa foi, les circonstances, le sentiment de la mission qui lui incombe, tout va l'inspirer. Mirabeau sourit : il pâlira tout à l'heure.

Mais avant d'arriver à ce célèbre duel d'éloquence, il est de notre devoir de rappeler les excellentes paroles prononcées par quelques députés.

Si on accorde au roi le droit de faire la guerre, dit M. d'Aiguillon, l'ambition d'un ministre qui redoute une disgrâce, les caprices d'une maîtresse peuvent entraîner à des luttes désastreuses.

Le curé Jallet, s'élevant au-dessus de la question politique, posait les droits de l'humanité.

Avant d'examiner, dit-il, si la nation française doit déléguer le droit de faire la guerre, il serait bon de rechercher si les nations ont elles-mêmes ce droit. Toute agression injuste est contraire au droit naturel ; une nation n'a pas plus le droit d'attaquer une autre nation, qu'un individu d'attaquer un autre individu. Une nation ne peut donc donner à un roi le droit d'agression qu'elle n'a pas : le principe doit surtout être sacré pour les nations libres. Que toutes les nations soient libres comme nous voulons l'être, il n'y aura plus de guerre.

Charles Lameth, dans un discours qui reçut de frénétiques applaudissements, montra le danger immédiat qui se présentait si la nation abdiquait son droit de paix ou de guerre.

Daignez réfléchir, daignez observer dans quelle circonstance et de quelle manière est venu le différent entre l'Espagne et r Angleterre ; c'est un vieux motif de guerre qu'on a réchauffé. Vous avez appris hier des préparatifs qui sont une déclaration de guerre ; vous ne pouvez ignorer les liaisons de l'Espagne : on sait bien que notre Constitution épouvante les tyrans : on connaît les mesures que l'Espagne a prises pour empêcher que les écrits publiés en France parvinssent dans cet empire. Une coalition s'est faite entre une puissance qui craint la révolution pour elle, entre une puissance qui voudrait anéantir notre Constitution, et une famille qui peut être mue par des considérations particulières. En voilà assez pour faire pressentir les motifs de cette guerre... Si vous déclarez que le roi peut faire la guerre, la Constitution sera attaquée, et peut-être détruite ; le royaume sera ensanglanté dans toutes ses parties. Si une armée se rassemble, les mécontents qu'a faits notre justice iront s'y réfugier. Les gens riches, car ce sont les riches qui composent le nombre des mécontents, s'étaient enrichis des abus, et vous avez tari la source odieuse de leur opulence ; les gens riches emploieront tous les moyens pour répandre et pour alimenter le trouble et le désordre : mais ils ne seront pas vainqueurs, car s'ils ont de l'or, nous avons du fer, et nous saurons nous en servir.

 

Pétion fut plus profond et plus large d'idées lorsqu'il démontra avec éloquence la stérilité des secrets diplomatiques, et la duperie des négociations mystérieuses.

Le mystère ne sert que l'injustice ; il ne produit que des erreurs. On pouvait cacher aux peuples les intérêts des rois, quand les rois étaient tout et les peuples rien. C'est à cette marche ténébreuse, c'est aux opérations clandestines des ministres qu'il faut attribuer tous nos maux. Nous avons voulu chasser l'injustice de notre administration intérieure, et notre administration est devenue publique. Pourquoi n'en serait-il pas de même pour le régime extérieur ? Je cherche en vain, sous les rapports politiques, quelle est l'utilité du mystère : lorsque deux ou plusieurs nations traitent ensemble, chacune cherche à mettre de son côté l'avantage de la ruse ; cet avantage étant réciproque devient nul. Il peut arriver qu'une nation donne le change à l'autre ; mais alors c'est un jeu de hasard : et peut-on jouer ainsi les intérêts des peuples ? Mais d'ailleurs les cours n'entretiennent-elles pas les unes vers les autres des espions titrés ? Mais ne corrompt-on pas les ministres, les secrétaires, les commis ? Mais avec de l'or, ne sait-on pas dissiper les ténèbres ? Frédéric ignorait-il ce qui se passait dans tous les cabinets de l'Europe ? On n'a besoin d'être mystérieux que quand on veut être injuste. Je ne connais de traités solides et respectables que ceux qui sont fondés' sur la justice et sur l'utilité réciproque et commune. Le véritable intérêt national est d'être juste ; toute la science des hommes d'état est puérile et vaine, ils trompent leurs contemporains, ils sacrifient leurs descendants.

 

Paroles admirables ! Elles disent toute l'honnêteté de la Révolution.

Robespierre, esprit exact et précis, soulève les indignations de la droite en voulant définir les fonctions de la royauté. Il montre en même temps le danger qu'il y, aurait pour la Constitution à créer une formidable dictature basée sur un droit arbitraire d'armement et de déplacement des forces militaires.

L'abbé Maury, dévoué à la réaction, parvint pourtant à se faire applaudir en faisant un long panégyrique d'Henri IV.

Les trois règnes qui venaient de s'écouler avaient rendu populaire celui du Béarnais. Ces applaudissements étaient une protestation contre la tyrannie de Louis XIV et la corruption de Louis XV.

Fréteau traça l'historique du droit qu'on voulait établir, et Menou en détermina les principes généraux.

 

X

Il y avait cinq jours que l'on discutait, et Mirabeau s'était jusque-là tenu à l'écart.

Sans doute il voulait laisser s'épuiser le débat, se montrer à la dernière heure et entraîner la décision de l'Assemblée.

Pendant ces cinq jours, il sonda les tendances des représentants, et se prépara à conserver au roi une partie du droit redoutable qui était en jeu, s'il ne pouvait le lui faire attribuer tout entier.

Durant ces cinq jours de discussion, l'orateur de la cour a pu voir que la majorité des représentants penchait à ne pas abdiquer le droit de faire la paix et la guerre ; il combine sur le champ un plan d'une habileté inouïe, et seul, trahissant la nation, il va, avec les dehors d'une candeur, d'une modestie admirablement jouée, chercher des complices involontaires dans tous les rangs de l'Assemblée.

Lorsque Mirabeau monta à la tribune, la curiosité la plus vive était excitée. On sentait bien qu'il penchait pour la cour, et tous les paris étaient contre son honneur, dit Camille Desmoulins. Mais comment l'habile orateur allait-il se faire le champion de la royauté, tout en sauvegardant sa propre popularité dont il avait tant besoin ; tel était le problème à résoudre.

Mirabeau appela à lui toute la souplesse de son génie pour arriver à une solution qui mit tout le pouvoir aux mains du roi, tout en ayant l'air d'en abandonner la plus grande partie à l'Assemblée nationale. Il se réfugia dans une apparence de grande modération, dans un faux semblant de haute sagesse, et parvint ainsi à déconcerter les meilleurs esprits, à faire illusion aux âmes les plus patriotiques.

Si je prends la parole sur une matière soumise depuis cinq jours à de longs débats, dit-il, c'est seulement pour établir l'état de la question, laquelle, à mon avis, n'a pas été posée ainsi qu'elle devait l'être.

Faut-il déléguer au roi l'exercice du droit de faire la paix ou la guerre, ou doit-on l'attribuer au corps législatif ? C'est ainsi, messieurs, c'est avec cette alternative qu'on a jusqu'à présent énoncé la question, et j'avoue que cette manière de la poser la rendrait insoluble pour moi-même. Je ne crois pas qu'on puisse, sans anéantir la Constitution, déléguer au roi l'exercice du droit de faire la paix ou la guerre ; je ne crois pas non plus qu'on puisse attribuer exclusivement ce droit au corps législatif sans nous préparer des dangers d'une autre nature, et non moins redoutables.

Mais sommes-nous forcés de faire un choix exclusif ? Ne peut-on pas, pour une des fonctions du gouvernement .qui tient tout à la fois de l'action et de la volonté, de l'exécution et de la délibération, faire concourir au même but, sans les exclure l'un par l'autre, les deux pouvoirs qui constituent la force de la nation et qui représentent sa sagesse ? Ne peut-on pas restreindre les droits ou plutôt les abus de l'ancienne royauté, sans paralyser la force publique ? Ne peut-on pas, d'un autre côté, connaître le vœu national sur la guerre et sur la paix par l'organe suprême d'une assemblée représentative, sans transporter parmi nous les inconvénients que nous découvrons dans cette partie du droit public des républiques anciennes et de quelques États de l'Europe ? En un mot, car c'est ainsi que je me suis proposé à moi-même la question générale que j'avais à résoudre, ne faut-il pas attribuer concurremment le droit de faire la paix et la guerre aux pouvoirs que notre Constitution a consacrés ?

 

En déplaçant ainsi la question, en distribuant avec une sorte de justice et de modération le droit de paix et de guerre à la nation et au roi, Mirabeau devait immédiatement gagner la fraction de l'Assemblée profondément inspirée de libéralisme, mais dévouée à la royauté. Qu'on le sache bien, la constituante si audacieuse, si radicale, était profondément attachée à la monarchie, et le système pondérateur de Mirabeau était bien fait pour les séduire.

Lancé sur cette pente ainsi habilement ménagée, l'orateur posa la question de savoir à qui appartenait le droit d'entretenir des relations avec les puissances étrangères, de veiller au salut de l'empire, à la défense du territoire, à la sûreté de l'État.

Mirabeau attribua ce droit tout entier au souverain.

C'était le rendre maître de la situation.

Il sentit l'objection ; aussi s'empressa-il d'ajouter :

Du reste, continue l'orateur, je ne m'abuse pas sur ces difficultés, et tout en comprenant qu'un roi mal intentionné aimera mieux l'initiative dans la main d'une assemblée que dans sa propre main, je sens qu'il importe d'empêcher que le pouvoir exécutif n'abuse même du droit de veiller à la défense de l'Etat, qu'il ne consume en armements inutiles des sommes immenses ; qu'il ne prépare des forces pour lui-même en feignant de les destiner contre un ennemi ; qu'il n'excite jamais, par un trop grand appareil de défense, la jalousie ou la crainte de nos voisins. Mais la marche naturelle des événements nous indique comment le corps législatif réprimera de tels abus ; car, d'un côté, s'il faut des armements plus considérables que ne le comporte l'extraordinaire des guerres, le pouvoir exécutif sera obligé de les demander, et 'vous aurez le droit d'improuver les préparatifs, de forcer à la négociation de la paix, de refuser les fonds demandés. D'un autre côté, la prompte notification que le pouvoir exécutif sera tenu de faire de l'état de la guerre, soit imminente, soit commencée, ne vous laissera-telle pas les moyens de veiller à la liberté publique !

 

Tout cela n'est pas sérieux et de nombreux exemples ont montré le peu de pouvoir qu'ont les assemblées armées du droit contre la volonté du souverain armé du pouvoir. Toutes les sommations, toutes les protestations du corps législatif ne peuvent rien contre le fait accompli.

Improuver la guerre, lorsqu'elle est commencée, c'est démoraliser l'armée et préparer des défaites.

Requérir la paix, c'est rendre l'ennemi insolent.

Refuser des subsides, c'est paralyser notre action et préparer les désastres.

Suspendre sur la tête des ministres l'accusation de lèse-nation, c'est les pousser à ces extrémités hostiles à toutes les libertés, c'est les mettre dans la nécessité de suspendre tous les pouvoirs constitutionnels, pour établir une dictature qui échappe à toute responsabilité. Quand on a peur de là justice de la représentation nationale, on lance la nation dans de telles aventures, que tous les pouvoirs doivent abdiquer devant la gravité de la situation, que peut seul dominer l'épée du souverain ! Du reste, Mirabeau, qui prévoit toutes les objections, veut qu'on laisse au roi la faculté de choisir le moment convenable pour entamer une négociation. Que devient alors le droit de l'Assemblée ? Il est purement illusoire.

L'orateur sentait toutes les défectuosités de son système. Il le voyait crouler à chaque pas, et il fallait enlever la situation. Aussi a-t-il recours immédiatement à toute la chaleur de son éloquence. On a peur de la tyrannie royale ; il va mettre en garde l'Assemblée contre elle-même, et lui faire redouter l'imprudence de ses décisions.

Je ne me suis pas dissimulé non plus, Messieurs, tous les dangers qu'il peut y avoir de confier à un seul homme le droit, ou plutôt les moyens de ruiner l'État, de disposer de la vie des citoyens, de compromettre la sûreté de l'empire, d'attirer, sur nos têtes, comme un génie malfaisant, tous les fléaux de la guerre. Ici, comme tant d'autres, je me suis rappelé les noms de ces ministres impies, ordonnant des guerres exécrables pour se rendre nécessaires ou pour écarter un rival. Ici j'ai vu l'Europe incendiée pour le gant d'une duchesse trop tard ramassé. Je me suis peint ce roi guerrier et conquérant, s'attachant ses soldats par la corruption et par la victoire, tenté de redevenir despote en rentrant dans ses états, fomentant un parti au dedans de l'empire, et renversant les lois avec ces mêmes bras que les lois seules avaient armés.

Examinons si les moyens que l'on propose, pour écarter ces dangers, n'en feront pas naître d'autres non moins funestes, non moins redoutables à la liberté publique.

Et d'abord je vous prie d'observer qu'en examinant si l'on doit attribuer le droit de la souveraineté à tel délégué de la nation plutôt qu'à tel autre délégué qu'on appelle roi, ou au délégué graduellement épuré et renouvelé, qui s'appellera corps législatif, il faut écarter toutes les idées vulgaires d'incompatibilité ; qu'il dépend de la nation de préférer, pour tel acte individuel de sa volonté, le délégué qui lui plaira ; qu'il ne peut donc être question, puisque nous déterminons ce choix, que de consulter, non l'orgueil national, mais l'intérêt public, seule et digne ambition d'un grand peuple. Toutes les subtilités disparaissent ainsi pour faire place à cette question :

Par qui est-il plus utile que le droit de faire la paix ou la guerre soit exercé ?Je vous le demande à vous-mêmes : sera-t-on mieux assuré de n'avoir que des guerres justes, équitables, si l'on délègue à une assemblée de 700 personnes l'exercice du droit de faire la guerre ? Avez-vous prévu jusqu'où les mouvements passionnés, jusqu'où l'exaltation du courage et d'une fausse dignité pourraient porter et justifier l'imprudence ? Nous avons entendu un de nos orateurs vous proposer, si l'Angleterre faisait à l'Espagne une guerre injuste, de franchir sur-le-champ les mers, de renverser une nation sur l'autre, de jouer, dans Londres même, avec ces fiers Anglais, au dernier écu, au dernier homme, et nous avons tous applaudi ; et je me suis surpris moi-même applaudissant ; et un mouvement oratoire a suffi pour tromper un instant votre sagesse. Croyez-vous que de pareils mouvements, si jamais vous délibérez ici de la guerre, ne vous porteront pas à des guerres désastreuses, et que vous ne confondrez pas le conseil du courage avec celui de l'expérience ? Pendant que vous délibérerez, on demandera la guerre à grands cris ; vous verrez autour de vous une armée de citoyens. Vous ne serez pas trompés par des ministres ; ne le serez-vous jamais par vous-mêmes ?

Il est un autre genre de danger, qui n'est propre qu'au corps législatif, dans l'exercice du droit de la paix et de la guerre ; c'est qu'un tel corps ne peut être soumis à aucune espèce de responsabilité.

On parle du frein de l'opinion publique pour les représentants de la nation ; mais l'opinion publique souvent égarée, même par des sentiments dignes d'éloges, ne servira qu'à la séduire ; mais l'opinion publique ne va pas atteindre séparément chaque membre d'une grande assemblée.

Ce Romain, qui, portant la guerre dans les plis de sa toge, menaçait de secouer, en la déroulant, tous les fléaux de la guerre ; celui-là devait sentir toute l'importance de sa mission. Il était seul ; il tenait en ses mains une grande destinée, il portait la terreur : mais le sénat nombreux, qui l'envoyait au milieu d'une discussion orageuse et passionnée, avait-il éprouvé cet effroi que le redoutable et douteux avenir de la guerre doit inspirer ? On vous l'a déjà dit, Messieurs, voyez les peuples libres ; c'est par des guerres plus ambitieuses, plus barbares qu'ils se sont toujours distingués.

 

Mirabeau oublie ici toutes les causes injustes, les raisons misérables qui, tant de fois, ont entraîné le monarque dans des guerres ruineuses, impolitiques, anti-nationales, pour déconsidérer les décisions des assemblées.

Ce trait d'audace avait déconcerté un instant ses adversaires.

Voyez les assemblées politiques ; c'est toujours sous le charme de la passion qu'elles ont décrété la guerre. Vous connaissez tous le trait de ce matelot qui fit, en 1740, résoudre la guerre de l'Angleterre contre l'Espagne. Quand les Espagnols m'ayant mutilé, me présentèrent la mort, je recommandait mon âme à Dieu et ma vengeance à ma patrie. C'était un homme bien éloquent que ce matelot ; mais la guerre qu'il alluma n'était ni juste, ni politique ; ni le roi d'Angleterre, ni les ministres ne la voulaient. L'émotion d'une assemblée moins nombreuse et plus assouplie que la nôtre aux combinaisons de l'insidieuse politique en décida.

 

Mirabeau avait à lire à l'assemblée le projet de décret au moyen duquel elle se dépouillait de ses droits les plus sacrés, droits, qui sont la sauvegarde de la dignité, de la sûreté, de l'indépendance de la nation.

C'est en ce moment qu'il appela à son aide tous les artifices qui peuvent capturer des auditeurs, les gagner, les charmer. Avec une sorte d'ingénuité qui prit un faux air de candeur, il se fit modeste, il appela les lumières de ses collègues, et demanda presque grâce pour son projet. Cette péroraison fut sublime de rouerie et d'habilité.

Je vais vous lire mon projet de décret : il n'est pas bon. Un décret sur le droit de la paix et de la guerre ne se sera jamais complet, ne sera jamais véritablement le corps moral du droit des gens, qu'alors que vous aurez constitutionnellement organisé l'armée, la flotte, les finances, vos gardes nationales et vos colonies. Il est donc bien médiocre mon projet de décret : je désire vivement qu'on le perfectionne, je désire que l'on en propose un meilleur. Je ne chercherai pas à dissimuler le sentiment de déférence avec lequel je vous l'apporte ; je ne cacherai pas même mon profond regret, que l'homme qui a posé les bases de la constitution, et qui a le plus contribué à votre grand ouvrage, que l'homme qui a révélé au monde les véritables principes du gouvernement représentatif, se condamnant lui-même à un silence que je déplore, que je trouve coupable, à quelque point que ses immenses services aient été méconnus, que l'abbé Sieyès... je lui demande pardon ; je le nomme... ne vienne pas poser lui-même dans sa constitution un des plus grands ressorts de l'ordre social. J'en ai d'autant plus de douleur, qu'écrasé d'un travail trop au-dessus de mes forces intellectuelles, sans cesse ravi au recueillement et à la méditation qui sont les premières puissances de l'homme, je n'avais pas porté mon esprit sur cette question, accoutumé que j'étais à me reposer sur ce grand penseur de l'achèvement de son ouvrage. Je l'ai pressé, conjuré, supplié au nom de l'amitié dont il m'honore, au nom de l'amour de la patrie, ce sentiment bien autrement énergique et sacré, de nous doter de ses idées, de ne pas laisser cette lacune dans la Constitution ; il m'a refusé ; je vous le dénonce. Je vous conjure, à mon tour, d'obtenir son avis, qui ne doit pas être un secret ; d'arracher enfin .au découragement un homme, dont je regarde le silence et l'inaction comme une calamité publique.

 

La plupart des historiens ont donné la plus complète adhésion au projet de Mirabeau, ils ont avoué que cet orateur voulait établir un parfait équilibre entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Cette opinion n'est pas soutenable et certainement à cette époque, nous pouvons l'affirmer, Mirabeau, complaisant de la cour, cherchait à anéantir les garanties de liberté que la nation avait conquises, ou celles qu'il voulait fonder encore.

Qu'on lise ce projet de décret, et on verra combien étaient sans valeur les attributions qu'il laissait à l'assemblée.

L'archevêque d'Aix, Garat, Biauzat, Cazalès avaient occupé la tribune après Mirabeau. Cazalès excita les murmures et l'indignation des représentants, lorsque foulant aux pieds les sentiments de fraternité humaine, il osa dire cette phrase égoïste, anti-française. Quand à moi je le déclare, ce ne sont pas les Russes, les Allemands, les Anglais que j'aime, ce sont les Français que je chéris, le sang d'un seul de mes concitoyens m'est plus précieux que celui de tous les peuples du monde. Cazalès dut s'excuser ; l'heure était venue où toutes les nations étaient sœurs, tous les peuples frères.

L'idée française allait établir la grande fédération universelle, les haines d'Etat à Etat étaient hors de propos. La ligue générale s'organisait contre le despotisme, dans un seul élan de toutes populations.

Louis XIV avait dit : plus de Pyrénées ! le peuple disait : plus de frontières !

Cependant l'assemblée attendait avec impatience celui qui devait être le sérieux adversaire de Mirabeau.

Barnave avait l'appui de la partie avancée des représentants, de l'opinion publique, de la presse libérale, des Jacobins qui avaient promis de la soutenir.

La constitution établissait la division du pouvoir ; Barnave commença par le reconnaître. L'un, sans cesse épuisé, exprimait la volonté nationale ; c'était l'assemblée de représentants ; l'autre le roi, accomplissait cette volonté.

L'assemblée a fait la loi, le roi la fait exécuter. De là il résulte que la détermination de faire la guerre, acte de la volonté générale, doit être dévolue aux représentants du peuple.

Dès les premières paroles de son adversaire, Mirabeau s'était montré attentif, méditant sa réplique. Tout à coup il saisit un crayon, écrit une demi-ligne, je le tiens dit-il ; en voilà assez d'entendre, et sortant de l'enceinte de l'assemblée, il va se promener aux Tuileries où il s'amuse à causer avec Mme de Staël.

Il a cru trouver le côté faible de l'argumentation de Barnave, et déjà il croit saisir la victoire.

Mais Barnave entrant dans le fond de la discussion et prenant un à un les arguments présentés par Mirabeau, montra tout ce qu'ils avaient de spécieux et de faux. Il est impossible que le pouvoir de déclarer la guerre soit exercé concurremment et par le roi et par les représentants du peuple. Cette concurrence n'est autre chose qu'une confusion de pouvoirs politiques et une anarchie constitutionnelle. Ce défaut de rédaction ne serait rien, si le résultat du décret ne l'interprétait point. Le vice radical du projet de M. de Mirabeau, c'est qu'il donne de fait au roi, exclusivement, le droit de faire la guerre. C'est par la confusion d'une chose bien différente de celle de déclarer la guerre, qu'il a attribué ce droit au roi.

Il est universellement reconnu que le roi doit pourvoir à la défense des frontières et à la conservation des possessions nationales. Il est reconnu que, sans la volonté du roi, il peut exister des différents entre les individus de la nation et des individus étrangers. M. de Mirabeau a paru penser que c'était là que commençait la guerre, qu'en conséquence le commencement de la guerre étant spontané, le droit de déclarer la guerre ne pouvait appartenir au corps législatif, en partant de cette erreur, en donnant une grande latitude aux hostilités, en les portant jusqu'à la nécessité de défendre les droits nationaux. M. de Mirabeau à donné au roi le droit de faire toute espèce de guerres, même des guerres injustes, et a laissé à la nation la frivole ressource, le moyen impuissant d'arrêter guerre, quand sa cessation devient impossible. Cependant il est universellement reconnu, je ne dis pas seulement par les militaires, par les marins, par les rois, mais par tous ceux qui connaissent le droit des gens, mais d'après le sentiment de Montesquieu et de Mably, que des hostilités ne sont rien moins qu'une déclaration de guerre ; que les hostilités premières ne sont que des duels de particuliers à particuliers ; mais que l'approbation et la protection que donne la nation à ces hostilités constituent seules la déclaration de la guerre.

En effet, si le commencement des hostilités constituait les nations en état de guerre, ce ne serait plus ni le pouvoir législatif, ni le pouvoir exécutif qui la déclarerait, ce serait le premier capitaine de vaisseau, le premier marchand, le premier officier, qui, en attaquant un individu, ou en résistant à son attaque, s'emparerait du droit de déclarer la guerre. Il est bien vrai que ces hostilités deviennent souvent des principes de guerre, mais c'est toujours par la volonté de la nation que la guerre commence.

 

Mirabeau avait demandé pour le roi l'initiative de la guerre, s'appuyant sur cette raison que la guerre commence souvent d'une façon inopinée.

Après avoir pulvérisé, en quelque sorte, le sophisme de Mirabeau, Barnave n'a pas de peine à démontrer que le roi peut facilement repousser une attaque subite, en attendant que le Corps législatif délibère sur la guerre ou la paix. Quant au secret dont on veut entourer les préparatifs militaires ou les négociations, il en affirme l'inutilité, et dit cette phrase honnête, loyale : la politique de la nation française doit exister, non dans le secret, mais dans la justice. On avait objecté que les assemblées pouvaient se laisser entraîner par l'enthousiasme des passions, et même par la corruption ! Mais était-il plus facile de séduire 700 députés qu'un roi ou un ministre ?

La responsabilité qui pèsera sur les ministres les rendra-t-elle plus prudents ! Erreur. On se fait absoudre par la victoire. Une punition, bien qu'elle servit d'exemple, pourrait-elle, du reste, compenser les pertes éprouvées par la victoire ?

Lorsque vos concitoyens et vos frères auront péri, à quoi servira la mort d'un ministre ? Sans doute elle présentera aux nations un grand exemple de justice ; mais vous rendra-t-elle ce que vous avez perdu ? Non-seulement la responsabilité est impossible en cas de guerre, mais chacun sait qu'une entreprise de guerre est un moyen banal pour échapper à une responsabilité déjà encourue lorsqu'un déficit est encore ignoré : le ministre déclare la guerre pour couvrir, par des dépenses simulées, le fruit de ses déprédations. L'expérience du peuple a prouvé que le meilleur moyen que puisse prendre un ministre habile, pour ensevelir ses crimes, est de se les faire pardonner par des triomphes : on n'en trouverait que trop d'exemples ailleurs que chez nous. Il n'y avait point de responsabilité quand nous étions esclaves. J'en cite un seul ; je le prends chez le peuple le plus libre qui ait existé :

Périclès entreprit la guerre du Péloponnèse quand il se vit dans l'impossibilité de rendre ses comptes. Voilà la responsabilité.

 

Barnave semblait entrevoir le glorieux avenir de nos armées, repoussant l'Europe coalisée, lorsqu'il s'écriait : Les guerres sont toujours heureuses quand c'est la nation qui les entreprend. Elle s'y porte avec enthousiasme ; elle y prodigue ses ressources et ses trésors : c'est alors qu'on fait rarement la guerre et qu'on la fait toujours glorieusement.

A mesure que le jeune orateur pressait Mirabeau dans l'étreinte nerveuse de sa dialectique, on sentait l'enthousiasme gagner tous les cœurs patriotiques. Les galeries éclataient en applaudissements ; l'Assemblée était profondément ébranlée, et Mirabeau, pâle, troublé, voyait s'évanouir sa jactance en même temps que la victoire qu'il avait pourtant cru saisir si facilement. Il sentit que le terrain manquait sous ses pieds lorsque, dans une saisissante péroraison, Barnave enleva ses auditeurs.

Les ministres calculent froidement dans leur cabinet ; c'est l'effusion du sang de vos frères, de vos enfants qu'ils ordonnent. Ils ne voient que l'intérêt de leurs agents, de ceux qui alimentent leur gloire ; leur fortune est tout ; l'infortune des nations n'est rien : voilà une guerre ministérielle. Consultez aujourd'hui l'opinion publique ; vous verrez d'un côté des hommes qui espèrent s'avancer dans tes armées, parvenir à gérer les affaires étrangères ; les hommes qui sont liés avec les ministres et leurs agents ; voilà les partisans du système qui consiste à donner au roi, c'est-à-dire aux ministres, ce droit terrible. Mais vous n'y verrez pas le peuple, le citoyen paisible, vertueux, ignoré, sans ambition, qui trouve son bonheur et son existence dans l'existence commune, dans le bonheur commun. Les vrais citoyens, les vrais amis delà liberté, n'ont donc aucune incertitude. Consultez les, ils vous diront : Donnez au roi tout ce qui peut faire sa gloire et sa grandeur, qu'il commande seul, qu'il dispose de nos armées, qu'il nous défende quand la nation l'aura voulu : mais n'affligez pas son cœur en lui confiant le droit terrible de nous entraîner dans une guerre, de faire couler le sang avec abondance, de perpétuer ce système de rivalité, d'inimitié réciproque, ce système faux et perfide qui déshonorait les nations. Les vrais amis de la liberté refuseront de conférer au gouvernement ce droit funeste, non-seulement pour les Français, mais encore pour les autres nations, qui doivent tôt ou tard imiter notre exemple.

 

Mirabeau sent qu'il est perdu s'il ne répond pas ; perdu aux yeux de la cour qui l'emploie, aux yeux de l'opinion publique qui le soupçonne ; perdu aux yeux de l'Assemblée que son génie n'a pu cette fois entraîner ; aux yeux de la presse qui le harcelle et qui va [achever. Il lui faut à tout prix la victoire ! S'il ne peut la rem porter entière, il ménagera une de ces évolutions particulières à sa profonde habileté et qui consiste à changer adroitement de position et à se ranger à propos du côté de l'idée qui triomphe, en ayant l'air d'avoir constamment combattu pour elle. Nous allons voir s'accomplir cette manœuvre avec une prodigieuse désinvolture. Mirabeau va dresser, en forme de batterie pivotante, sa foudroyante éloquence. Il sera admirable, il sera irrésistible, il écrasera ses ennemis ; mais les deux partis revendiqueront la victoire !

La discussion allait être close sous l'impression du discours de Barnave qui paraissait devoir entraver les décisions de l'Assemblée. Mirabeau demande la continuation des débats au lendemain, avec tant d'instance et sous une forme si anxieuse, que l'on voit bien qu'il redoute la défaite.

Le peuple, profondément agité, attendait, à l'issue de la discussion, les députés qu'il poursuivait de ses bravos ou de ses huées. Mirabeau fut accueilli par des cris de malédiction et on lui montra l'arbre où il serait pendu s'il continuait à trahir la nation.

Barnave fut porté en triomphe !

Le lendemain l'orage éclata plus bruyant, plus terrible ; on vendait à la porte de l'Assemblée un libelle intitulé : La grande trahison du comte de Mirabeau. L'orateur de la cour soutint sans pâlir, avec un froid dédain, cette tempête de cris, ces accusations qui auraient dû pourtant le troubler et faire chanceler son génie.

On est au 22 mai, Duport vient de descendre de la tribune, Mirabeau y monte, poursuivi par les vociférations de la gauche, de la droite, des tribunes.

Calme, impassible, les bras croisés sur la poitrine, le front haut, il laissa passer cet ouragan de cris, de trépignements ; on l'accuse, il sourit ; on le menace, la salle croule sous le tumulte. On dirait le Juste d'Horace, il ne tremble pas.

C'est que, comme l'ange déchu frappé par Dieu, il avait cet audacieux orgueil que rien ne courbe.

La tempête s'apaise, et Mirabeau va secouer sur cette Assemblée les éclairs de sa parole. Ô merveilleux dons du génie ! Vous qui avez fait la révolution, faut-il que vous soyez aujourd'hui la force qui l'ébranlé. Le principal attribut de l'éloquence c'est l'honnêteté, a-t-on dit ; allons donc ! Ecoutez Mirabeau, et vous verrez s'il est besoin d'être honnête homme pour être un sublime orateur !

C'est quelque chose sans doute, débute-t-il, pour rapprocher les oppositions, que d'avouer nettement sur quoi l'on est d'accord et sur quoi l'on diffère. Les discussions amiables valent mieux pour s'entendre que les insinuations calomnieuses, les inculpations forcenées, les haines de la rivalité, les machinations de l'intrigue et de la malveillance. On répand depuis huit jours que la section de l'Assemblée nationale qui veut le concours de la volonté royale dans l'exercice du droit de la paix et de la guerre est parricide de la liberté publique : on répand les bruits de perfidie, de corruption, on invoque les vengeances populaires pour soutenir la tyrannie des opinions. On dirait qu'on ne peut, sans crime, avoir deux avis dans une des questions les plus délicates et les plus difficiles de l'organisation sociale. C'est une étrange manie, c'est un déplorable aveuglement que celui qui anime ainsi les uns contre les autres des homme qu'un même but, un sentiment unique devraient, au milieu des débats les plus acharnés, toujours rapprocher, toujours réunir, des hommes qui substituent ainsi l'irritabilité de l'amour-propre au culte de la patrie, et se livrent les uns les autres aux préventions populaires. Et moi aussi, on voulait, il y a peu de jours me porter en triomphe, et maintenant on crie dans les rues : LA GRANDE TRAHISON DU COMTE DE MIRABEAU... Je n'avais pas besoin de cette leçon pour savoir qu'il est peu de distance du Capitole à la roche Tarpéienne ; mais l'homme qui combat pour la raison, pour la patrie, ne se tient pas aisément pour vaincu. Celui qui a la conscience d'avoir bien mérité de son pays, et surtout de lui être encore utile, celui que ne rassasie pas une vaine célébrité, et qui dédaigne les succès d'un jour pour la véritable gloire, celui qui veut dire la vérité, qui veut faire le bien public indépendamment des mobiles mouvements de l'opinion populaire ; cet homme porte avec lui la récompense de ses services, le charme de ses peines, et le prix de ses dangers ; il ne doit attendre sa moisson, sa destinée, la seule qui l'intéresse, la destinée de son nom, que du temps, ce juge incorruptible qui fait justice à tous. Que ceux qui prophétisaient depuis huit jours mon opinion sans la connaître, qui calomnient en ce moment mon discours sans l'avoir compris, m'accusent d'encenser des idoles impuissantes ou moment où elles sont renversées, ou d'être le vil stipendié de ceux que je n'ai pas cessé de combattre ; qu'ils dénoncent comme un ennemi de la révolution celui qui peut-être n'y a pas été inutile, et qui, fut-elle étrangère à sa gloire, pourrait, là seulement, trouver sa sûreté ; qu'ils livrent aux fureurs du peuple trompé celui qui depuis vingt ans combat toutes les oppressions, et qui parlait aux Français de liberté, de constitution, de résistance, lorsque ces vils calomniateurs vivaient de tous les préjugés dominants. Que m'importe ? Ces coups de bas en haut ne m'arrêteront pas dans ma carrière. Je leur dirai : Répondez, si vous pouvez ; calomniez ensuite tant que vous voudrez.

 

Cette majesté, cette magnificence étaient bien faites pour captiver immédiatement l'Assemblée. On l'accuse d'être stipendié. Mais a-t-il été pensionné, comme l'ont été, par la famille royale, les Lameth ses principaux accusateurs. Il ne les nomme pas, mais tout le monde a compris. Et, lorsque évoquant la roche Tarpéienne, il lança un regard chargé d'éclairs à Barnave, son jeune adversaire dut tressaillir à cette terrible prophétie qui peut-être lui montra dans un prochain avenir le fulgurant acier qui devait lui trancher la tête.

Mirabeau à cru remarquer une confusion dans la pensée de Barnave ; il en profite avec adresse et invoque la logique :

Dans votre discours, dit-il, vous attribuez l'énonciation de la volonté générale..... à qui ? Au pouvoir législatif ; dans votre décret, à qui l'attribuez-vous ? Au corps législatif. Sur cela, je vous appelle à l'ordre. Vous avez forfait la Constitution. Si vous entendez que le corps législatif est le pouvoir législatif, vous renversez par cela seul toutes les lois que nous avons faites ; si, lorsqu'il s'agit d'exprimer la volonté générale, en fait de guerre, le corps législatif suffit..... et par cela seul le roi n'ayant ni participation, ni influence, ni contrôle, ni rien de tout ce que nous avons accordé au pouvoir exécutif par notre système social, vous aurez en législation deux principes différents, l'un pour la législation ordinaire, l'autre pour la législation en fait de guerre, c'est-à-dire au milieu de la crise la plus terrible qui puisse agiter le corps politique ; tantôt vous auriez besoin, et tantôt vous n'auriez pas besoin, pour l'expression de la volonté générale, de l'adhésion du monarque. et c'est vous qui parlez d'homogénéité, d'unité, d'ensemble dans la Constitution ! Et ne dites pas que cette distinction est vaine ; elle l'est si peu à mes yeux et à ceux de tous les bons citoyens qui soutiennent ma doctrine, que si vous voulez substituer, dans votre décret, à ces mots : le corps législatif, ceux-ci : le pouvoir législatif, et définir cette expression, en l'appelant un acte de l'Assemblée nationale, sanctionné parle roi, nous sommes d'accord. Vous ne répondez pas, je continue.

 

Mirabeau poursuivit sa réfutation apparente du discours de Barnave, mais en se rapprochant toujours adroitement des tendances de la majorité de l'Assemblée.

En terminant, Mirabeau met son projet de décret sous la protection d'hommes que l'on ne pouvait accuser de corruption, et dont l'importance pouvaient lui donner un solide appui.

Parmi ceux qui soutiennent ma doctrine, vous comprîtes, avec tous les hommes modérés qui ne croient pas que la sagesse soient dans les extrêmes, ni que le coulage de démolir ne doive jamais faire place à celui de reconstruire, la plupart de ces énergiques citoyens, qui, au commencement des états-généraux — c'est ainsi que s'appelait alors cette convention nationale, encore garrottée dans le danger de la liberté —, foulèrent aux pieds tant de préjugés, bravèrent tant de périls, déjouèrent tant de résistances, pour passer au sein des communes à qui ce dévouement donna des encouragements et la force qui ont vraiment opéré votie révolution glorieuse ; vous y verrez ces tribuns du peuple que la nation comptera longtemps encore, malgré les glapissements de l'envieuse médiocrité, au nombre des libérateurs de la patrie ; vous y verrez des hommes dont le nom désarme la calomnie, et dont les libellistes les plus effrénés n'ont pas essayé de ternir la réputation ni d'hommes, ni de citoyens ; de ces hommes, enfin, qui, sans tache, sans intérêt et sans crainte, s'honoreront jusqu'au tombeau de leurs amis et de leurs ennemis.

 

Ces éloges habiles valurent, à l'orateur, le concours de Lafayette, qui plaida chaudement en faveur de son projet de décret.

J'ai demandé, dit-il, la priorité pour le projet de M. de Mirabeau, tel qu'il a été amendé par M. Chapelier, parce que j'ai cru voir, dans cette rédaction, ce qui convient à la majesté d'un grand peuple, à la morale d'un peuple libre, à l'intérêt d'un peuple nombreux, dont l'industrie, les possessions et les relations étrangères exigent une protection efficace. J'y trouve cette distribution de pouvoirs qui me paraît la plus conforme aux vrais principes constitutionnels de la liberté et de la monarchie, la plus propre à éloigner le fléau de la guerre, la plus avantageuse du peuple ; et, dans le moment où l'on semble l'égarer sur cette question métaphysique, où ceux qui, toujours réunis pour la cause populaire, diffèrent aujourd'hui d'opinion, en adoptant cependant à peu près les mêmes bases ; dans ce moment où l'on tâche de persuader que ceux-là seuls sont ses vrais amis qui adoptent tel décret, j'ai cru qu'il convenait qu'une opinion différente fût nettement prononcée par un homme à qui quelque expérience et quelques travaux dans la carrière de la liberté, ont donné le droit d'avoir un avis.

J'ai cru ne pouvoir mieux payer la dette immense que j'ai contractée envers le peuple, qu'en ne sacrifiant pas à la popularité d'un jour l'avis que je crois lui être le plus utile.

J'ai voulu que ce peu de mots fût écrit pour ne pas livrer aux insinuations de la calomnie le grand devoir que je remplis envers le peuple, à qui ma vie entière est consacrée.

Ce discours est vivement applaudi. —

 

XI

La discussion avait été fermée sur la péroraison de Mirabeau. Charles de Lameth, Lafayette, Mirabeau lui-même, réclament contre la décision de l'Assemblée, et demandent que Barnave puisse répliquer. Mais les opinions étant arrêtées, toute réponse devenait oiseuse. Du reste, en combattant la priorité proposée pour le projet de Mirabeau, Barnave rouvre, par quelques mots, le débat sur le fond de la question, dénonce les modifications introduites par son adversaire dans la rédaction primitive de son projet, mais conclut au rejet, attendu que tout amendé qu'il est, il ne présente aucune détermination claire.

L'article premier du projet de loi que l'on élaborait devait en contenir le principe fondamental, et déterminer d'une façon précise les attributions du roi et du corps législatif.

Fréteau le formule de cette façon :

1° Le droit de la paix et la guerre appartient à la nation ; 2n la guerre ne pourra être décidée que par un décret de l'Assemble nationale, qui sera rendu sur la proposition formelle et nécessaire du roi, et qui sera consenti par lui.

Celui présenté par Mirabeau était ainsi conçu :

Le droit de faire la guerre ou la paix appartient à la nation : l'exercice de ce droit sera délégué concurremment au pouvoir législatif et au pouvoir exécutif.

Mirabeau se rallia à la rédaction de l'article de Fréteau, et il eut l'audace de soutenir que, depuis cinq jours, il luttait pour lui. Il demanda seulement que l'on substituât le mot sanctionné au mot consenti.

Et l'article passa presque à l'unanimité.

Pour qui était la victoire ?

Un grand nombre d'historiens l'attribuent à Mirabeau. Il y a pourtant un abîme entre la proposition qu'il avait faite et celle que Fréteau parvint à faire accepter.

La rédaction proposée par l'orateur de la cour, vague, obscure, ne pouvait guère s'interpréter qu'en faveur de l'initiative du roi, et le pouvoir de l'Assemblée, dans les questions de paix et de guerre, aurait été complètement illusoire.

Le parti national, le parti patriotique put donc croire à son triomphe. Le principe de la souveraineté du peuple paraissait dominer le décret ; mais tous les articles de détail étaient en faveur de l'initiative royale, et Mirabeau parvint à faire accepter la plus grande partie de son projet. Ainsi, il fit décider que le roi veillerait à la sûreté extérieure du royaume, conduirait tes négociations, en choisirait les agents, entretiendrait au dehors les relations politiques, distribuerait, ainsi qu'il le jugerait convenable, les forces de terre et de mer, et ferait des préparatifs militaires basés sur l'importance de ceux des États voisins.

Ainsi, aucun parti ne triomphait au fond, bien que, il faut l'avouer, la meilleure part fut pour le despotisme. Toutefois, chacun s'attribua la victoire.

La presse jugea diversement la portée du décret adopté par les représentants du peuple.

Si le droit de la guerre et de la paix, dit l'Orateur du peuple, par Fréron, eût été accordé au roi, c'en était fait : la guerre civile éclatait dans la nuit du samedi au dimanche et aujourd'hui Paris nagerait dans le sang. A minuit le tocsin aurait appelé les citoyens aux armes, le château des Tuileries eût été livré aux flammes, le peuple eût pris sous sa sauvegarde le monarque et sa famille ; mais Saint-Priest, mais Necker, mais Montmorin, mais la Luzerne auraient été lanternés et leurs têtes promenées dans les rues de la capitale. Qu'on se figure tous les attentats qu'une pareille nuit aurait couverts de son ombre, les massacres, les brigandages, le son des cloches, le fracas de l'artillerie, le cliquetis des armes, la lueur des flambeaux, le trouble, la confusion, les cris des femmes et des enfants ! Aucun aristocrate n'aurait échappé à la fureur et au ressentiment du peuple, qui en eût fait à la Constitution une hécatombe solennelle ; et voilà tous les maux, toutes les horreurs que nous préparaient les ministres, et dont l'Assemblée nationale nous a préservés ! Vainement la garde nationale eût-elle voulu s'opposer à un peuple irrité, il en serait résulté des combats entre les citoyens. Il n'est pas douteux qu'on s'attendait à un mouvement épouvantable..... Il avait été distribué plus de quatre cents cartouches dans chaque compagnie.....

On conseille au comte de Mirabeau de marcher droit dans les sentiers du patriotisme Si samedi dernier il ne fut pas revenu habilement sur ses pas, toute son éloquence ne l'eût pas garanti des plus cruels outrages. Qu'il sache que plus de cent mille Argus ont les yeux sur lui !..... Déjà l'on criait partout sa trahison. Quelques personnes prévinrent les députés, au moment où ils entraient dans l'Assemblée, qu'elles avaient des pistolets tout chargés destinés pour le comte de Mirabeau, au sortir de la séance, si ses discours et sa conduite présentaient le moindre louche. Le bruit s'était répandu qu'il avait reçu 400.000 livres..... Il avait bien raison de dire, à la tribune, qu'il n'y avait qu'un pas du triomphe au supplice. Mirabeau, Mirabeau, moins de talent et plus de vertu, ou gare la lanterne.

 

Loustalot, de son côté, examine les conséquences du décret qui vient d'être voté ! la satisfaction qu'il en éprouve n'est pas exempte d'un mélange de tristesse. Il ne voit pas, sans crainte pour l'avenir, les pouvoirs attribués au roi, qui peut s'entendre avec les souverains étrangers, soit pour vendre nos possessions, soit pour les laisser envahir.

Le Journal du diable n'est pas non plus pleinement satisfait. Ce n'a pas été sans peine, dit-il, que les amis de la liberté ont remporté la victoire. Mais a-t-elle été complète ? Cette idée me glace d'effroi.

C'en est fait, l'attention est désormais éveillée sur une fraction de l'Assemblée qui paraît s'être vendue à la cour. La presse est unanime à dénoncer cette corruption.

Je ne veux point, dit Camille Desmoulins, accréditer les bruits qui se sont répandus sur les ravages qu'a faits la corruption dans l'Assemblée nationale. Quel besoin ai-je de suivre les députés dans le secret de leurs maisons et dans les souterrains de l'intrigue ! Faut-il, pour asseoir sur eux un jugement, autre chose que leurs opinions dans l'Assemblée ? En entendant telle motion, peut-on n'être pas aussi certain de la vénalité de l'orateur que si on avait vu lui compter l'or. Tu as beau me dire que tu n'as pas été corrompu, que tu n'as pas d'or ; j'ai entendu ta motion : si tu en as reçu, je te méprise ; si tu n'en as pas reçu, c'est bien pis, je t'ai en horreur !...

Les auteurs de la Chronique de Paris ne croient pas à la corruption, mais leur inquiétude et leur défiance sont désormais excitées. Ils espèrent que dans un nouveau combat Mirabeau réparera sa gloire ; ils le verront encore sortir de la salle aux acclamations de ce même peuple qui le maudissait samedi.

On le voit, tous les cœurs épris de liberté accusent Mirabeau. Le puissant orateur a rompu avec le peuple ; il s'est séparé de la Révolution. Lui qui l'avait fomentée, il la déchire. Cette clameur universelle qui s'élève contre lui, suffit pour accréditer dans l'histoire, sinon pour les justifier, les accusations de vénalité que la plupart des écrivains ont formulées. C'est en vain que quelques auteurs ont cherché à atténuer ou à expliquer les révélations de l'armoire de fer. Ces révélations n'auraient pas vu le jour, que Mirabeau n'en était pas moins désormais flétri par le cri unanime du peuple de Paris qui ne pouvait pas entièrement se tromper.

Mirabeau suspect, l'irritation devint générale et profonde. On voyait partout le spectre de la contre-révolution. On redoute une vaste conspiration ourdie à prix d'or par la cour. L'effervescence se propage. On apprend l'existence, rue Royale, d'un club d'aristocrates, composé de financiers, de prêtres, de robins ; il s'appelle le club français. Les patriotes s'émeuvent, un rassemblement se forme aussitôt et on attaque le club à coup de pierres. En vain Bailly, Lafayette cherchent à calmer la foule et à l'éloigner. Les membres du club durent déloger. Un autre attroupement enlève les Actes des apôtres et la déclaration de la droite sur le catholicisme et va les brûler en pleine place publique. L'intolérance enfante l'intolérance, et la liberté elle-même crée des autodafés. Les patriotes envahirent, d'un autre côté, la boutique du libraire Gatey qui vendait des brochures royalistes au Palais-Royal, se rendirent ensuite rue Saint-Honoré, au bureau de la Gazette de Paris, et brûlèrent le journal et l'enseigne. Sur ces entrefaites, une députation de la bazoche dénonce la réunion clandestine du garde des sceaux, du procureur général et des membres du Parlement. Que peut-on tramer dans ce mystérieux conseil, sinon quelque secrète protestation. Et les patriotes de s'indigner et de dire : le peuple est trahi !

Le bruit se répand alors que les ennemis de la Révolution ont résolu de livrer Paris à des bandes de brigands. Le peuple se met immédiatement à faire la chasse aux voleurs que le Châtelet poursuit trop mollement.

Trois voleurs, dit Camille Desmoulins, qui viennent de voler l'argenterie d'un aubergiste, au faubourg Saint-Antoine, sont arrêtés par le peuple, nantis des objets volés. Le commissaire de police reconnaît l'un d'eux, qu'il a fait deux fois arrêter tout récemment, et se montre surpris de le voir en liberté.

Le peuple les conduit en prison, lorsque l'un des trois dit : qu'il s'en moque, parce que, après demain, ils sortiront avec six livres chacun dans leurs poches... Aussitôt, le peuple se forme en tribunal (sur le Marché-Neuf), si l'on propose de les pendre. Quelqu'un objecte que la loi ne permet pas de pendre pour filouterie, et les assistants paraissaient décidés à les épargner. Mais un autre répond que la loi prononce la peine de mort quand il y a récidive, que c'est le cas, que l'impunité d'une multitude de voleurs, relâchés aussitôt qu'arrêtés, nécessite un grand exemple, que le prince de Lambesc n'est pas encore jugé depuis dix mois, qu'il conclut à la lanterne, en gémissant d'y être forcé par la prévarication du Châtelet. On prend les voix : les conclusions sont adoptées à l'unanimité ; et les trois condamnés sont pendus, tandis que l'aubergiste emporte son argenterie. —On s'afflige, dit Desmoulins, de voir l'usage de la lanterne devenir trop fréquent, et servir aux châtiments de vols et de délits minces, au lieu qu'on devrait la réserver aux crimes de Lèse-nation, et dans le cas où le peuple a recours à sa loi martiale... Le mal est que le peuple se familiarise avec ces jeux... Vingt-quatre heures après, un autre voleur est pris en flagrant délit sur le quai de la Ferraille. A l'instant, sur place, il est pendu... Lafayette accourt, presque seul ; exposant sa vie pour sauver celle d'un voleur... Il arrête lui-même un des meurtriers et le conduit au Châtelet. Le voleur, dit-il ensuite, aurait été condamné à la marque, aux galères, au pilori, peut-être pendu : mais vous êtes des assassins ! Et le peuple crie Bravo ! le commandant a raison ! Vive Lafayette !

 

La municipalité publie à l'instant cette proclamation :

L'administration municipale, dit-elle, ne veut point caractériser ces événements funestes : elle craindrait de laisser un monument honteux pour ce peuple dont les motifs sont purs, lors même que ses actions sont criminelles. Un faux zèle pour la justice l'égare. Ce bon peuple, don et sensible, veut-il ramener des jours de meurtres et de sang ?.,. Ne voit-il pas qu'il sert, par de pareils excès, les ennemis de la Révolution ?... Non, ce ne sont pas des Parisiens qui se portent volontairement à des violences si coupables : une foule d'étrangers et de vagabonds infectait la capitale, ils sont payés pour troubler tout. L'administration est instruite que l'argent a été répandu ; et, sans la garde nationale, l'or prodigué à ces vagabonds eût peut-être déjà renversé la Constitution qui s'élève. Voilà ce dont le bon peuple de la capitale doit être averti. Qu'il se sépare de ces hommes pervers, qu'il est temps de punir ; qu'il se fie à la loi, et qu'il lui laisse le soin de juger les coupables. Si, depuis quelque temps, elle a paru dormir, si les vols et les brigandages ont été plus communs, c'est l'effet des circonstances. Des mesures vont être prises pour protéger plus efficacement les propriétés des citoyens, assurer aux jugements une prompte exécution, et par là rétablir la paix, la tranquillité, le travail et l'abondance. Mais c'est à la puissance publique à prendre ces mesures ; c'est à elle seule à agir : que les citoyens sachent que rendre, sans pouvoir, un jugement à mort, c'est un crime et un opprobre.

 

Cette proclamation renferme des aveux précieux. Mais ce qui nous frappe dans ces paroles, c'est la naïveté avec laquelle la municipalité dévoile son laisser-faire, sa coupable tolérance, sa faiblesse ; on la croirait complice de tous les fauteurs de contre-révolution.

De qui donc se moquait Bailly, lorsqu'il affirmait à l'Assemblée, à qui il rendait compte des événements, que le désordre s'était passé avec ordre.

Pour faire preuve de bonne volonté, on arrêta les voleurs et les mendiants qui infestaient Paris. Mais au bout de vingt-quatre heures, la plupart furent relâchés, les poches bien garnies, et on les lança de nouveau sur la malheureuse cité toujours convulsionnée.

Camille Desmoulins donne une curieuse explication de tous ces faits :

On voulait peut-être, dit-il, donner le change au peuple et détourner sur les voleurs et le Châtelet les regards trop curieux qu'il attachait sur quelques députés suspects ; on voulait peut-être montrer au peuple une image des désordres d'un démocratie absolue et effrénée, et lui faire considérer les avantages d'un pouvoir exécutif, suprême qui aurait une grande force coercitive. Laissons au temps à dévoiler les manœuvres qu'on soupçonne, et à démasquer les traîtres, ou bien à confondre leurs calomniateurs.

 

Dans toutes les malédictions du peuple, dans tous les soupçons de la presse éclatait le nom de Mirabeau.

Celui-ci, effrayé des accusations portées contre lui, veut faire revenir l'opinion publique sur son compte. Son opinion, sur la question du droit de paix et de guerre, avait été la cause de l'animadversion générale contre lui. Pour montrer que l'amour de la liberté l'a toujours inspiré, que les calomniateurs ont défiguré ses paroles et ses idées, il fait imprimer son discours et l'envoie à tous les départements. Mais il a soin d'en altérer le sens, de dénaturer le texte qu'a donné le Moniteur, texte copié sur son premier manuscrit, et qui est aussi conforme à celui prononcé à la tribune.

Dans cette nouvelle version, il est d'accord avec les idées des Lameth, des Barnave et, ne s'écarte pas de la ligne libérale que la gauche s'est tracée.

Mais Lameth a découvert la supercherie. Il accuse Mirabeau :

Altérer son premier discours, s'écrie-t-il, changer précisément et seulement les phrases où sa doctrine était enseignée, y substituer celles qui sont propres à caractériser une autre doctrine, je ne m'expliquerai pas sur la nature de ce procédé ; mais je dirai que c'est prononcer soi-même l'aveu de sa propre condamnation.

A l'appui de cette accusation, Lameth fait imprimer en regard, d'un côté, le discours prononcé à la tribune et transcrit par le Moniteur sur le manuscrit remis par Mirabeau, et de l'autre, le discours que celui-ci à fait nouvellement imprimer. Il a soin d'en marquer tous les passages altérés.

C'est une triste chose de voir le génie de Mirabeau s'abaisser à ces manœuvres.

Quand nous lisons ses magnifiques paroles, quand nous écoutons sa grande voix, nous n'osons pas l'accuser. Le génie a de ces grands privilèges qui semblent faire reculer la justice. Mais la justice du peuple, la justice de l'histoire est implacable, et elle va marquer les fronts les plus élevés.

 

XII

Le Livre rouge !

Tel est le cri qui, un jour, s'éleva de toutes les bouches dans Paris.

Le livre rouge ! catalogue des honteuses dilapidations, registre des folles largesses de la monarchie ! Le livre rouge, c'est-à-dire, le sinistre document de notre ruine, monument du plus infâme gaspillage. Le peuple était pauvre, le peuple mourait de faim. Par Dieu ! la chose est facile à comprendre. Vous allez voir tout ce qu'il payait. Il y a parfois des closes grotesques dans ce monstrueux amas de pensions que la monarchie absolue prodiguait à ses favoris. Dans ce drame sombre du désastre de nos finances, il y a de ces incidents comiques qui font un peu diversion à l'indignation et au dégoût que doit éprouver toute âme honnête à la lecture du Livre rouge !

Le 21 septembre 1789, un membre de l'Assemblée nationale demande que l'on imprime la liste des pensions, avec les noms, réclama d'Esprémesnil, avec le chiffre des sommes données, avec la date, avec les motifs.

Deux mois après, Camus dénonça l'existence d'un certain Livre rouge, hideux répertoire où une plume, trempée dans les larmes du peuple, dans ses sueurs, dans son sang, avait écrit les criminelles largesses des ministres et du souverain.

Le comité des finances, qui connaît ces honteux mystères, tremble de les livrer à la curiosité publique. C'est en vain que l'Assemblée a décrété l'impression de la liste des pensions. Il oppose mille obstacles. Les frais d'impressions doivent s'élever à un chiffre considérable. L'imprimeur Baudoin propose gratuitement ses presses.

L'offre est acceptée. Camus, l'infatigable janséniste, poursuit avec une ardeur implacable la remise du Livre ronge.

Il parut enfin cet ignominieux monument de scandaleuses dépenses, abîme découvert où s'était engouffré la richesse de la France !

Loustalot, l'honnête écrivain des Révolutions de Paris, s'indigne à ces dilapidations d'en haut, qui font la misère d'en bas :

Pendant les dernières années de Louis XV, dit-il, et depuis l'avènement de Louis XVI, la misère publique a toujours été croissante. Dans les villes, un luxe insensé, qui avait corrompu jusqu'aux dernières classes cachait une détresse affreuse. La parure était prise sur les aliments. Dans les campagnes, le cœur se serre à ce souvenir ; près des villes, le paysan avait tous les vices qu'elles produisent, et de plus, une rapacité incompatible avec l'amour du travail. Un pain noir, des racines, de l'eau, des vêtements grossiers, et quelques fois de simples peaux, des masures délabrées, tel était, dans une grande partie de la France, le sort de nos malheureux frères..... Après le sort du paysan, celui du soldat était le plus affreux. Il suffit d'avoir vu du pain de munition pour ne pas en douter. Le matin, un peu d'eau chaude versée sur quelques légumes ; le soir, un très-petit morceau de la plus mauvaise viande, formaient la subsistance de trois cent mille Français. Tous ces maux n'avaient qu'une cause : la prodigalité d'une cour crapuleuse, où des Messaline et des Julie disputaient à des Claude et à des Néron le prix de l'infamie, où chaque jouissance coûtait le repos à un million d'hommes, où l'or, où la nation française, étaient moins prisés qu'un cheval de course, qu'une complaisante..... Lisez le Livre rouge !

 

Oui, lisez le Livre rouge ! et en regard de chaque somme donnée à une prostituée, à un intrigant, à un courtisan éhonté, vous mettrez une plainte étouffée, une bouche bâillonnée, une souffrance comprimée du serf, du paysan, du travailleur, du peuple. Vous compterez les joies des uns et les cris d'angoisse des autres. Orgie et famine, ces deux mots terribles, synthèse du XVIIIe siècle, flamboient à chaque ligne du Livre rouge.

 

XIII

En voici le résumé :

La foule des pensionnés, des gratifiés, portés sur ce livre infâme, était nombreuse. Parmi ceux qui s'y font remarquer pour des sommes considérables, on remarque les Grammont, les Choiseul, les Guiche, les Noailles, les Polignac, etc. La duchesse de Grammont y figure pour une pension de 150.000 livres, tant pour ses services dans les affaires politiques, que pour ceux du feu duc de Choiseul, son frère. La princesse de Vaudemont reçoit une pension de 60.000 livres, en considération des services du prince de Lambesc, son frère. Un Champcenetz touche 100.000 livres pour le gouvernement des Tuileries. L'énorme traitement de madame de Lamballe, surintendante de la maison de la reine, ne parait pas suffisant ; on y ajoute, comme supplément, une gratification annuelle de cent mille livres. D'autres gratifications de 60, de 100, de 150, de 200, de 250, de 280 mille livres sont distribuées à M. d'Aligre, premier président du Parlement de Paris, à M. d'Angevilliers, à madame de Maurepas, à M. de Saint-Priest, fils de l'intendant du Languedoc, à M. de Civrac, il M. de Sartine, etc. Cette manne corruptrice tombe sur toutes les hautes classes ; l'armée, le clergé, la magistrature, partout on tend le chapeau. Voici venir la débauche et son cortège ; elle va prendre la plus large part. On trouve, dans le Livre rouge, une somme de plus de cinq millions de livres, payée à la Dubarry, sous le règne de Louis XVI, pour l'abandon qu'elle avait fait de 1,200.000 livres de contrats à quatre pour cent ; une pension de 80.000 livres, accordée au mari de la Dubarry, et une pension de 150.000 livres à son beau-frère, qu'on appelait le comte Jean. Les noms des Richelieu, des Coigny, des Villequier, des Terray, des Fronsac, des Bertin, des Maupeou, viennent se grouper autour de cette courtisane, et prendre part à la spoliation de la France. Complaisants, flatteurs, favoris, nobles et grands seigneurs, plongent le bras tout entier dans cette boue du vice, et le retire la main pleine d'or !

La Dubarry avait 300.000 livres par quartier, ou 100.000 livres par mois, ou 3,3000 livres par jour pour son entretien. On voit dans le Livre rouge un Bonnac, évêque d'Agen, jouir de 40.000 livres de pension, à la recommandation et sur le bon de madame Dubarry ; le duc de Villequier d'une pension de 60.000 livres, sur le bon de madame Dubarry ; le duc de Coigny, d'une pension de 100.000, à la recommandation de madame Dubarry : les pensions que recevait le duc de Coigny s'élevaient à 1.000.000 de livres ; savoir : 100.000 livres pour l'aider à soutenir son rang à la cour, 100.000 livres pour la même considération ; 100.000 livres, à la recommandation de madame Dubarry ; 200.000 livres, a la recommandation de la reine ; 200.000 livres pour lui tenir lieu d'appointements pour la charge de premier écuyer du roi ; 200.000 livres en indemnité de la suppression de ladite charge ; 100.000 l., en considération de ses services et à titre de retraite. On y voit Arthur Dillon, connu sous le nom de Beau-Dillon, colonel-propriétaire du régiment irlandais en son nom, jouir d'une pension de 160.000 livres, en considération de ses services aux Antilles, et de la recommandation de la reine ; le marquis de Montesquiou-Fesenzac, de 150.000 livres de pension, pour l'aider à soutenir l'éclat de son nom ; le marquis de Brézé jouir de 60.000 livres de pension, pour l'aider à soutenir dignement la charge de grand-maître des cérémonies ; le maréchal de Broglie jouir de 300.000 livres de pension, à raison de ses services militaires ; et le sieur Campan, premier valet de chambre, secrétaire de la reine, jouir de 45.000 livres de pension, à raison de ses services domestiques. On y voit d'Aligre, premier président du parlement de Paris, jouir de 90.000 livres de pension, pour ses services dans l'affaire Maupeou, pour avoir favorisé l'enregistrement des édits bursaux, etc. ; et madame d'Aligre, sa femme, portée pour une pension de 36.000 livres, On trouve encore, dans le Livre rouge, 3.700.000 livres annuellement alloués à Monsieur, comte de Provence, pour sa maison, et 4.000.000 et demi au comte d'Artois, pour le même objet. L'entretien des écuries de Monsieur coûtait, par an, à forfait, 800.000 fr. ; le marquis de Montesquiou s'en était chargé à ce prix. On y voit le comte de Vaudreuil recevoir 300.000 livres pour sa charge de grand-fauconnier de France ; indépendamment des appointements qui lui étaient attribués à ce titre, ce favori avait touché, dans l'espace de huit années, en gratifications annuelles ou ordonnances de comptant, la somme de 2.885.000 livres.

On trouve aussi dans ce Livre rouge un don de 1.200.000 livres fait au duc de Polignac. La famille de Polignac avait, à elle seule, plus de 700.000 livres de traitement ou pensions, la plupart réversibles d'un membre à l'autre. Tous les parents ou protégés de la famille jouissaient de pensions plus ou moins fortes. Outre l'ordonnance au porteur de 1.200.000 livres, à laquelle somme a été fixé le prix de l'engagement du domaine de Fénestrange, accordé à M. le duc de Polignac, le roi lui assigne une pension de cent vingt mille livres. Ce Livre rouge, inépuisable en révélations, nous montre onze maréchaux de France, dont deux Noailles, se partager annuellement un million de livres, tandis que la totalité des pensions de l'ordre de Saint-Louis ne s'élève qu'à neuf cents livres. On y voit une somme de 945.000 livres accordée au prince Maximilien des Deux-Ponts, pour l'acquittement de ses dettes, et une somme de 40.000 livres payée annuellement à ce prince pour son entretien. Sans doute, le roi peut compter à ce prix sur sa reconnaissance. Le prince Maximilien des Deux-Ponts donnait un bal, à Manheim, le jour où il reçut la nouvelle de l'exécution de Louis XVI : il dansa toute la nuit !

Dans ce livre rouge, la variété le dispute à la quantité, et l'on y voit des gratifications de toutes les espèces : une ordonnance de 600.000 livres accordée au prince de Condé pour pot-de-vin de la vente des droits utiles du Clermontois, et des ordonnances de vingt-cinq mille livres pour la gratification annuelle accordée au même prince, par décision du roi, du 14 janvier 1781. On y trouve des ordonnances de 90.000 livres pour ameublement et vaisselle d'argent achetés de M. le duc de Duras, pour M. l'abbé de Bernis ; de 102.955 livres pour meubles et effets achetés à Madrid, de M. le duc de Duras, pour M. l'abbé de Bernis ; de 44.312 livres pour meubles achetés à Venise de M. l'abbé de Bernis, pour M. le comte de Durfort. Ainsi les meubles et la vaisselle d'ambassade étaient un objet de commerce : le roi payait ces objets ; l'ambassadeur les vendait, le roi les rachetait, et ainsi de suite. Les dépenses fixées et imprévues du ministère des affaires étrangères étaient portées annuellement à 6 millions et demi ; et on voit, dans ce registre, que dans l'espace de quatorze années, 1774 à 1788, les dépenses secrètes des affaires étrangères s'élevèrent en outre au-delà de 100.000.000 livres. Un chapitre du Livre rouge, le chapitre VII, porte : Pour service connu de Sa Majesté, 58.825.000 livres. On voit encore dans le Livre rouge, M. d'Aligre jouir de 600.000 livres de rentes, non compris les gratifications, et payer par abonnement 450 livres pour toute imposition ; on voit un étranger, M. de Besenval, demandant 200.000 livres pour arranger ses affaires, une pension de 60.000 livres, dont 15.000 livres réversibles à M. de Ségur, que Besenval avait fait maréchal de France et ministre.

Parmi les causes que motivaient ces pensions scandaleuses, il y en avait de honteuses, de ridicules, de bouffonnes.

Un prince allemand recevait quatre pensions : la première pour ses services comme colonel ; la seconde pour ses services comme colonel ; la troisième pour ses services comme colonel ; la quatrième pour ses services comme non-colonel.

Desgalois de la Tour touchait trois pensions : l'une comme premier président et intendant ; l'autre comme intendant et premier président ; la troisième pour les mêmes considérations que ci-dessus.

Joly de Fleury, avocat-général, se démit de sa charge en faveur de son fils ; on lui fit pour cela une rente de 17 mille livres.

Le marquis d'Autichamp recevait quatre pensions pour les raisons qu'on va lire : la première pour les services de feu son père ; la seconde pour le même objet ; la troisième pour les mêmes raisons ; la quatrième pour les mêmes causes.

Il y avait des pensions assignées à des gens morts depuis longtemps ; ce qui n'empêchait pas qu'on les touchât très-régulièrement.

 

XIV

Necker avait fait tous ses efforts pour entraver la publication du Livre rouge. Il prévoyait le coup terrible que devait recevoir la monarchie du gaspillage de nos finances Dès qu'il parut, on put dire que la contre-révolution était impossible. En effet, là était la condamnation de cet ancien système qui avait entraîné la France dans la ruine, dans la honte.

Parmi les personnages désignés à la nation comme ayant largement émargé au livre des pensions, le maréchal de Ségur se reconnut aisément, il s'en plaignit avec amertume, Camille se laissa emporter sur lui à sa verve-mordante :

Le maréchal de Ségur, dit-il, cet ex-ministre qui avait déclaré le tiers, c'est-à-dire la presque universalité des Français, incapable de porter l'épaulette, ce maréchal, qui a si bien mérité le bâton, vient d'apprendre au public, par la voix du Journal de Paris, qu'il est grandement étonné d'entendre publier le Livre rouge et de s'y voir citer par des hommes qui devraient le respecter. Je ne veux pas me mettre en colère contre cet homme qui n'a qu'un bras : la partie ne serait pas égale. Mais, voyez donc ce qui le fait crier à la calomnie, à l'indécence, au libelle, au pamphlet ! C'est que le comité a crié contre lui au voleur ; c'est qu'il a mentionné un certain ex-ministre qui, ayant quatre-vingt-dix-huit mille six cent vingt-deux livres de pensions, ayant fait donner des pensions à dix de ses parents, avait si peu de vergogne qu'il demandait encore, le à septembre, un duché héréditaire. — Oh ! nous t'en donnerons des duchés héréditaires, faquin.

Il ne croyait pas qu'on voulût lui faire un crime des bienfaits du roi ! Ces bienfaits du roi rappellent, dans les caractères de Théophraste, le trait de cet avare qui, s'étant crevé de nourriture à un repas où il n'a point été prié, à la vue de tout le monde, coupe à son valet une livre de viande et lui dit : Prenez, mon ami, faites bonne chère.

 

Le nom des Lameth se trouvait mêlé à cette liste de sangsues qui, depuis un siècle, buvaient le meilleur sang de la France. La comtesse de Lameth avait reçu quarante mille livres pour l'éducation de ses enfants. Les deux frères s'empressèrent de faire porter au trésor public l'argent reçu pour leur éducation.

Le nom des Lameth ne purifiera pas le Livre rouge, écrivit Loustalot, et le Livre rouge ne souillera pas le nom des Lameth.

L'Assemblée soumit à son contrôle toutes les pensions existantes, et le réduisit impitoyablement selon les besoins de l'âge et l'importance des services.

 

Elle portait partout son esprit de réforme et de justice. Mais chaque fois qu'on remuait une partie de ce vieux cadavre de la monarchie, il s'en exhalait une odeur de pourriture.

La publication du Livre rouge montra la plaie la plus hideuse.

La fouille de ce cloaque, dit Ferriens, fit faire un pas de géant à la Révolution.

 

XV

Le 19 juin fut un jour mémorable. La Révolution avait fait la conquête du monde, et le monde entier envoyait des délégués à l'Assemblée pour fraterniser avec l'idée française !

La députation était composée d'Anglais, de Prussiens, de Siciliens, de Hollandais, de Russes, d'Allemands, de Suédois, d'Italiens, d'Espagnols, de Brabançons, de Liégeois, d'Avignonnais, de Suisses, de Genevois, d'Indous, d'Arabes, de Chaldéens, etc.

Cet assemblage étrange de costumes de toutes nations, de types de tous les climats, produisit sur l'Assemblée un effet saisissant. On rirait aujourd'hui de ce cortège qu'on prendrait pour une mascarade. Mais la pensée qui conduisait ces hommes était sainte ; à cette époque, on avait foi dans les idées nouvelles et tous les cœurs furent émus.

Le baron Cloots, qui devait jouer plus tard un rôle important parmi les Jacobins, prit la parole au nom du comité des étrangers.

Messieurs, le faisceau imposant de tous les drapeaux de l'empire français, qui vont se déployer le 14 juillet dans le Champ-de-Mars, dans ces mêmes lieux où Julien foula tous les préjugés, où Charlemagne s'environna de toutes les vertus, cette solennité civique ne sera pas seulement la fête des Français, mais encore la fête du genre humain. La trompette qui sonne la résurrection d'un grand peuple a retenti aux quatre coins du monde, et les chants d'allégresse d'un chœur de vingt-cinq millions d'hommes libres ont réveillé des peuples ensevelis dans un long esclavage. La sagesse de vos décrets, messieurs, l'union des enfants de la France, ce tableau ravissant donne des soucis amers aux despotes et de justes espérances aux nations asservies.

A nous aussi il est venu une grande pensée, et oserions-nous dire qu'elle fera le complément de la grande journée nationale ? Un nombre d'étrangers de toutes les contrées de la terre demandent à se ranger au milieu du Champ-de-Mars, et le bonnet de la liberté qu'ils élèveront avec transport sera le gage de la délivrance prochaine de leurs malheureux concitoyens. Les triomphateurs de Rome se plaisaient à traîner les peuples vaincus liés à leurs chars ; et vous, messieurs, par le plus honorable des contrastes, vous verrez dans votre cortège des hommes libres dont la patrie est dans les fers, dont la patrie sera libre un jour par l'influence de votre courage inébranlable et vos lois philosophiques. Nos vœux et nos hommages seront les liens qui nous attacheront à vos chars de triomphe.

Jamais ambassade ne fut plus sacrée. Nos lettres de créance ne sont pas tracées sur le parchemin ; mais notre mission est gravée en chiffres ineffaçables dans le cœur de tous les hommes ; et grâces aux auteurs de la Déclaration des droits, ces chiffres ne seront plus inintelligibles aux tyrans.

Vous avez reconnu authentiquement, messieurs, que la souveraineté réside dans le peuple : or, le peuple est partout sous le joug des dictateurs, qui se disent souverains en dépit de vos principes. On usurpe la dictature ; mais la souveraineté est inviolable, et les ambassadeurs des tyrans ne pourraient honorer votre fête auguste comme la plupart d'entre nous, dont la mission est avouée tacitement par nos compatriotes, par des souverains opprimés.

Quelle leçon pour les despotes ! quelle consolation pour les peuples infortunés, quand nous leur apprendrons que la première nation de l'Europe, en rassemblant ses bannières, nous a donné le signal du bonheur de la France et des deux mondes !

Nous attendrons, messieurs, dans un respectueux silence, le résultat de vos délibérations sur la pétition que nous dicte l'enthousiasme de la liberté universelle.

 

La demande de tous ces citoyens réunis de toutes les parties du monde est reçue par acclamation.

 

XVI

L'élan des idées généreuses est donné. Alexandre de Lameth fait la motion que les quatre figures enchaînées qui sont au bas de la statue de Louis XIV, à la place de Victoires, soient enlevées avant le 14 juillet.

C'est aujourd'hui le tombeau de la vérité, s'écrie Lambel, je demande qu'il soit fait défense à toutes personnes de prendre les qualités de comte, baron, marquis, etc.

Cette motion produisit un effet inouï.

J'appuie cette proposition, dit immédiatement Charles de Lameth, les titres que l'on vous invite de détruire, blessent l'égalité qui forme la base de notre Constitution. Ils dérivent du régime féodal ; ils ne sauraient donc subsister sans une absurde inconséquence. La noblesse héréditaire choque la raison et blesse la véritable liberté. Il n'est point d'égalité politique ; il n'est point d'émulation pour la vertu là où des citoyens ont une autre dignité que celle qui est attachée aux fonctions qui lui sont confiées, une autre gloire que celle qu'ils doivent à leurs actions.

Lafayette, qui ne veut pas être en reste de libéralisme, dit simplement ces quelques mots : Cette motion est tellement nécessaire que je ne crois pas qu'elle ait besoin d'être appuyée ; mais si elle en a besoin, j'annonce que je m'y joins de tout mon cœur.

Comment récompenser quelqu'un, demande le marquis de Foucault, dont le nom peu connu obtint des lettres en ces termes : Un tel fait noble et comte pour avoir sauvé l'État à telle heure.

Au lieu de dire, répondit Lafayette, un tel fait noble, on dira : a sauvé l'Etat à telle heure.

Goupil de Préfebre veut qu'on fasse une exception en faveur des princes du sang.

Dans un pays libre, s'écrie encore Lafayette, il y a des citoyens et des officiers publics. Pourquoi vouloir donner le titre de prince à des hommes qui ne sont à mes yeux que des citoyens actifs, lors qu'ils se trouvent avoir les conditions prescrites à cet égard.

 

XVII

L'abbé Maury, l'ardent défenseur de tous les vieux droits, l'apologiste de la féodalité, s'élève avec énergie contre l'abolition que l'on propose. Fils d'un homme du peuple, ministre d'une religion d'humilité, il défend contre les Noailles, les Montmorency, ces futiles désignations propres tout au plus à chatouiller la vanité de quelques hommes.

Je ne sais messieurs, dit Montmorency, si c'est le talent très-remarquable du préopinant, ou mon infériorité, que je sens mieux que tout autre, qui m'empêche de songer à le, réfuter. Mais il me semble que j'ai un motif aussi vrai, plus étendu et plus déterminant dans mon profond respect pour l'Assemblée nationale, pour cette déclaration des droits qui l'a tant honorée, et qui, malgré toute l'éloquence de l'abbé Maury, efface de notre code constitutionnel toute institution de noblesse : c'est l'ardeur avec laquelle je m'associerai toujours à ces grands et éternels principes qu'elle n'a cessé de professer, de consacrer et de propager par ses exemples et par ses décrets. Je me bornerai donc à une chose plus simple et plus utile que de réfuter M. l'abbé Maury. Je lui fournirai au contraire une nouvelle proposition à réfuter. Je ne suis pas bien sûr qu'elle ait échappé à la justice des préopinants ; car lorsqu'un pareil sujet a été traité pendant quelques instants dans une assemblée telle que l'Assemblée nationale, celui qui a eu le malheur d'y être arrivé quelques minutes trop tard, doit craindre de trouver le champ moissonné. Si la vaine ostentation des livrées a excité le zèle d'un des préopinants, je demande que, dans ce jour de l'anéantissement général des distinctions anti-sociales, qui, quelque vaines, quelque puériles qu'elles puissent être, contrarient vos principes, l'assemblée n'épargne pas une des marques qui rappellent le plus le système féodal et l'esprit chevaleresque ; que toutes les armes et armoiries soient abolies ; que tous les Français ne portent plus désormais que les mêmes enseignes, celles de la liberté, lesquelles seront désormais fondues avec celles de la France.

Le décret passa au milieu des applaudissements et des cris d'enthousiasme. Titres nobiliaires, noms féodaux, armoiries, livrées, tout fut emporté dans cette journée, digne pendant de la nuit du à août. Désormais vont disparaître des feuilles officielles ces noms pompeux rappelant un passé qui n'est plus. Le comte de Mirabeau ne sera plus que Riquetti l'aîné ; le comte de Montlosier se nommera désormais Raynaud ; l'abbé de Barmont deviendra l'abbé Perrotin. Le côté droit, ainsi, défiguré, est furieux. Il devient désormais l'ennemi irréconciliable de la révolution.

Mirabeau n'assistait pas à cette fameuse séance du 19 juin. Le Moniteur, en reproduisant les séances, portait désormais le nom de Riquetti l'aîné. Mirabeau s'approcha furieux des rédacteurs : Avec votre Riquetti, leur dit-il, vous avez désorienté l'Europe pendant trois jours !

 

XVIII

Camille Desmoulins se plut à élargir la blessure faite aux nobles, en rappelant l'origine plus que roturière de certains d'entre eux ; mais il donna les plus vifs éloges à la décision de l'Assemblée.

Et vous, généreux patriciens, en qui la voix de la raison a été plus forte que celle de l'intérêt et que les préjugés germaniques ; vous qui, en nous reconnaissant pour vos frères, en vous empressant de vous réunir avec nous pour coopérer à rendre le nom de citoyen français plus honorable que celui de gentilhomme, venez de vous ennoblir bien plus que n'avaient fait vos pères par un sacrifice pénible, ne craignez pas que nous l'oublions jamais. A Rome, lorsque le peuple eut forcé toutes les barrières qui lui fermaient l'entrée des charges et obtenu de pouvoir parvenir au consulat, il n'en abusa point, et continua d'élever les patriciens aux premières dignités. Il en est aussi une foule parmi vous que nous saurons toujours distinguer, et dont nous pourrons placer à la tête des armées les noms redoutables à l'ennemi ; et nul n'aura plus illustré ces noms que ceux d'entre vous qui ont voulu généreusement renoncer à toutes les prérogatives qu'ils donnaient, et recommencer leur noblesse.

 

Du reste, Camille avait été le premier à battre en brèche ces titres qu'on venait d'abolir.

Meménius, dans son apologue, comparait le corps politique au corps humain, et les nobles à l'estomac. La pensée de cet auteur, qui vient de les comparer à ces tumeurs, à ces loupes qui, sans être parties intégrantes de nous-mêmes, ne s'enflent et ne se nourrissent qu'aux dépens du corps, est bien plus juste.

La noblesse, dit Bélisaire, n'est autre chose que des avances que la patrie fait sur la parole de nos ancêtres, en attendant que nous soyons capables de faire honneur à nos gérants.

Voilà tant de siècles que la patrie perd ses avances ! encore si elle pouvait avoir son recours contre la caution ! Nous ne voulons plus faire d'avances sur la garantie des -morts. C'est une insolvabilité trop notoire.

Les Grecs sont, sans contredit, chez les anciens, le peuple qui a le mieux connu la liberté ; mais veut-on savoir en quoi ils la faisaient consister ? Dans l'égalité des conditions. Point de satrapes, point de mages, point de dignités, point d'offices héréditaires. Les aréopagites, les prytanes, les archontes, les éphores, n'étaient point des nobles, ni les amphictyons des milords. On était ou fourbisseur, ou sculpteur, ou médecin, ou commerçant, ou orateur, ou artiste, ou péripatéticien, c'est-à-dire promeneur ; on était fort ou faible, riche ou pauvre, courageux ou timide, bien ou mal fait, sot ou homme d'esprit, honnête homme ou fripon. On était d'Athènes ou de Mégare, du Péloponnèse ou de la Phocide ; on était citoyen, on était Grec ; mais je n'aurais pas conseillé à Alcibiade de se dire gentilhomme ou marquis ; je n'aurais pas conseillé aux initiés ou aux prêtres de Minerve de se dire du premier ordre. Qu'est-ce qu'un premier ordre ? aurait dit un Athénien. Sachez qu'il n'y a qu'un ordre dans une nation, l'ordre de ceux qui la composent. Ce n'est qu'à Sparte qu'il y en a deux : l'ordre des Lacédémoniens et celui des ilotes, c'est-à-dire l'ordre des maîtres et celui des valets. On a dit cela ailleurs ; il est bon de le répéter.

Si la noblesse est un aiguillon pour imiter les exemples des ancêtres, ce sera un aiguillon bien plus puissant quand les enfants seront tout par eux-mêmes, et rien par leurs pères. Toute la nation a pris acte de l'aveu du vicomte d'Entraigues : La noblesse est le plus grand fléau qu'il y ait sur la terre. Eux-mêmes ont porté leur arrêt. Qu'on ne connaisse plus en France que la noblesse personnelle. Est-ce que les talents et les qualités sont héréditaires ? Il n'y eut jamais une famille dans l'univers où la vertu et le génie se soient transmis du père aux enfants, et pas un secrétaire du roi qui ne croie avoir la noblesse transmissible. Qu'est-ce donc que la noblesse ! stupides que nous sommes. Ils ont beau savonner, la barbe recroît. Chers concitoyens, anéantissez cette distinction absurde autant qu'onéreuse.

 

FIN DE L'OUVRAGE