HISTOIRE DES JACOBINS

 

LIVRE SIXIÈME.

 

 

Le duc d'Orléans et Mirabeau. — Départ du duc. — L'Assemblée nationale à Paris. — Troubles dans Paris occasionnés par la famine. — Meurtre du boulanger François. — La loi martiale. — Énergique opposition de Robespierre. — Indignation de Marat. — Critique de Loustalot. — Le comité des recherches. — Le Châtelet. — Discussion sur les biens du clergé. — Ils sont déclarés nationaux. — Suppression des vœux monastiques. — Représentation de Charles XI, tragédie de J.-M. Chénier. — Son effet sur le peuple. — Les parlements. — Leur résistance. — Ils sont suspendus. — Nouvelle division territoriale de la France.

 

I

Les journées d'octobre avaient épouvanté les courtisans. Les ennemis du duc d'Orléans profitèrent de l'effroi qu'elles avaient causé autour du trône, pour le calomnier et le perdre. On l'accusa hautement d'avoir semé l'or pour exciter la révolte et l'assassinat. Il espérait, disait-on, que le roi trouverait la mort au milieu de cette émeute.

On aurait volontiers sévi contre le duc ; sa popularité le protégeait.

Il faisait peur ; son éloignement fut résolu et Lafayette offrit de s'employer à précipiter le départ du prince.

Le général en chef de la milice parisienne avait ses raisons pour partager les craintes de la cour. Il redoutait la popularité rivale du duc d'Orléans, et craignait surtout d'être, un jour ou l'autre, forcé de lui céder son commandement.

Lafayette alla trouver le duc, lui exposa les accusations formulées contre lui et le pressa de les démentir en s'éloignant de Paris. Le langage du général fut impératif et hautain. Toutefois, il essaya de colorer par une mission cette espèce de fuite qui, loin de couper court aux calomnies, devait leur offrir une base.

Le prince dut partir pour Londres avec la mission singulière d'y rechercher les auteurs des troubles.

Vous y êtes plus intéressé qu'un autre, lui dit durement Lafayette, car personne n'y est autant compromis que vous.

Toutefois, on chercha dans cette occasion à détourner de la France l'ambition du duc en dirigeant ses vues vers un trône étranger. Les instructions qui lui furent données étaient de nature à lui faire concevoir de brillantes espérances :

M. le duc d'Orléans, disait-on dans le Mémoire qui lui fut remis, n'ignore pas la fermentation extrême qui règne dans les provinces belgiques, l'esprit d'insurrection qui s'est manifesté parmi les habitants et les dispositions où ils paraissent être de se soustraire à l'obéissance de l'empereur.

Si les provinces belgiques doivent changer de domination, le roi aimera de préférence qu'elles aient un souverain particulier ; mais la difficulté sera dans le choix. M. le duc d'Orléans concevra lui-même que le roi doit y influer, et qu'il importe que le prince sur qui ce choix tombera lui soit agréable. M. le duc d'Orléans sentira sûrement d'autant plus combien cette mission est délicate et combien elle exige de dextérité de sa part, que, d'un côté, les vues que la cour de Londres pourra manifester détermineront ou l'opposition du roi ou son assentiment, et, de l'autre, qu'il est possible que le résultat tourne à l'avantage personnel du duc d'Orléans.

 

Cette perspective n'était pas sérieuse.

Cependant le prince partit, malgré l'avis que Mirabeau lui fit tenir par le duc de Biron.

Mirabeau, furieux, s'écria : C'est un Jean f.... qui ne mérite pas la peine qu'on s'est donnée pour lui.

Ce départ inattendu produisit une véritable émotion dans Paris. L'opinion publique se trouva un instant déconcertée. Quelques partisans du prince l'accusaient de trahison. La cour saisit ce moment propice pour lancer contre lui les libelles les plus odieux. Trop de bruit pour rien. Il ne méritait certes ni cet excès d'honneur ni cette indignité.

 

II

Tandis que s'accomplissaient ces intrigues de cour, l'Assemblée nationale, demeurée à Versailles, continuait ses travaux de régénération.

Elle déclara que l'impôt serait librement voté par la nation.

Que les ministres et les agents de l'autorité seraient responsables.

La sûreté individuelle fut garantie.

Elle supprima en même temps les lieux privilégiés servant de retraite aux accusés.

L'uniformité du sceau fut ordonnée pour toutes les parties de l'empire.

Elle changea l'ancien protocole des rois et proscrivit comme insolentes et contraires à la loi certaines formules employées par le souverain.

Enfin il n'y eut plus un roi de France et de Navarre.

Louis XVI fut appelé roi des Français.

Cependant le roi ayant annoncé à l'Assemblée qu'il fixait son séjour à Paris, les députés quittèrent Versailles à leur tour. L'Assemblée nationale tint sa première séance à Paris, le 19 octobre, dans une des salles de l'archevêché. Elle siégea ensuite dans l'ancien manège des Tuileries ; cette nouvelle résidence qui occupait à peu près l'emplacement sur lequel sont situées les maisons n° 216 et 218 de la rue de Rivoli, facilitait les relations de la Chambre avec le château.

L'Assemblée avait déchiré qu'elle était inséparable de la personne du roi. L'Assemblée et le roi, dit Esquiros, formaient alors, dans les idées constitutionnelles, les deux moitiés du souverain.

Le vrai souverain, c'était le peuple.

 

III

A mesure que le roi, la cour perdaient le pouvoir, les divers partis tentaient de le saisir.

L'aristocratie battue, la bourgeoisie essaya de la domination. -

La classe moyenne, écrit l'historien que nous venons de citer, avait intérêt à croire la révolution terminée : elle venait de prendre dans l'État toute la place que la défaite de l'aristocratie avait laissée vide. Ici se dresse devant elle un nouveau réclamant qu'on n'attendait pas : le peuple. La bourgeoisie avait bien voulu du peuple pour prendre la Bastille et pour porter tout dernièrement un coup mortel à la domination de la cour ; mais à présent que le succès était obtenu, elle refusait de partager les fruits de la victoire. On se sert en pareil cas d'un mot qui couvre tous les envahissements : l'ordre. La bourgeoisie voulait modérer la révolution pour l'organiser à son profit. Elle commença par diviser la nation en deux classes de citoyens, les uns actifs, les autres qui ne l'étaient point. Les citoyens actifs faisaient partie de la garde nationale, étaient pourvus des droits et des fonctions publiques ; les autres non.

On appelait citoyen actif celui qui payait un impôt équivalent à trois journées de travail.

Ainsi, ce n'était rien de donner à la patrie son intelligence, son bras, son cœur, son sang. Conquérir des libertés, affranchir la nation, prendre et renverser la Bastille, ce n'était rien. Être la masse de la nation, en être la force et l'énergie, ce n'était rien. Défendre Je pays contre les conspirations du dedans et les attaques du dehors, être prêt à courir aux frontières, cela ne comptait pas.

Il y avait trois ordres avant la Révolution.

Les classes privilégiées de la noblesse et du clergé se trouvaient remplacées par la bourgeoisie ; le peuple restait en bas.

Mirabeau, Robespierre., Marat combattirent violemment cette distinction inique.

Camille Desmoulins tailla sa plume la plus acérée, la plus ardente.

Il n'y a qu'une voix dans la capitale, s'écria-t-il, il n'y en aura qu'une dans les provinces contre le décret du marc d'argent : il vient de constituer en France un gouvernement aristocratique, et c'est la plus grande victoire que les citoyens aient remportée à l'Assemblée nationale. Pour faire sentir toute l'absurdité de ce décret, il suffit de dire que J.-J. Rousseau, Corneille, Mably, n'auraient pas été éligibles. Pour vous, ô prêtres méprisables, ô bonzes fourbes et stupides, ne voyez-vous pas que votre Dieu n'aurait pas été éligible ? Jésus-Christ, dont vous faites un Dieu dans les chaires, dans la tribune, vous venez de le reléguer parmi la canaille ! et vous voulez que je vous respecte, vous, prêtres d'un Dieu prolétaire et qui n'était pas même un citoyen actif ! Respectez donc la pauvreté qu'il a ennoblie. Mais que voulez-vous donc avec ce mot de citoyen actif tant répété ? Les citoyens actifs sont ceux qui défrichent les champs, tandis que les fainéants du clergé et de la cour, malgré l'immensité de leurs domaines, ne sont que des plantes végétatives pareilles à cet arbre de votre Évangile qui ne porte point de fruits et qu'il faut jeter au feu.

 

L'occasion se présenta bientôt à la classe bourgeoise d'assurer sa puissance.

La fit-on naitre ? demande Louis Blanc.

 

IV

La présence de la cour à Paris avait paru y ramener l'abondance, mais la disette ne tarda pas à se faire de nouveau cruellement sentir.

Le pain devenait rare ; les boulangers étaient accusés de le cacher. Des attroupements menaçants se formaient aux abords de leurs boutiques. L'un d'eux, nommé François, est dénoncé comme accapareur. La foule se rue dans sa maison.

On découvre dans son arrière-boutique quelques pains réservés pour sa famille et ses employés. Cela suffit aux yeux de la foule affamée pour établir la culpabilité x du malheureux. On s'empare de sa personne et on le traîne à l'Hôtel de Ville.

Là, comme dans toutes les émeutes, on vit agir ces instigateurs de désordres aux gages de la contre-révolution.

A l'Hôtel de ville, François n'eut pas de peine à prouver son innocence. Mais, au dehors, les meneurs excitaient la foule que la faim rendait implacable. Les femmes surtout se faisaient remarquer par leur fureur. Le malheureux boulanger est arraché des mains de ceux qui veulent protéger sa vie, traîné sur la place de Grève. Un homme sinistre, au visage repoussant, arrivé là par un ordre secret, tenait déjà la corde qu'on devait passer au cou de la victime et en essayait le nœud coulant. Bientôt le cadavre du boulanger se balançait à la lanterne.

Qui était coupable de cc meurtre ? La misère et les traîtres qui voulaient anéantir la révolution ou la faire rouler dans une boue sanglante.

Qui donc cachait le pain du peuple ? Quelles mains mystérieuses affamaient la France ?

Déjà le 16 septembre, Marat avait dénoncé les odieuses menées de la contre-révolution.

Aujourd'hui, écrit-il, les horreurs de la disette se sont fait sentir de nouveau, les boutiques des boulangers sont assiégées, le pain manque au peuple ; et c'est après la plus riche récolte, au sein même de l'abondance, que nous sommes à la veille de périr de faim ! Peut-on douter que nous ne soyons environnés de traîtres qui cherchent à consommer notre ruine ? Serait-ce à la rage des ennemis publics, à la cupidité des monopoleurs, à l'impéritie ou à l'infidélité des administrateurs que nous devons cette calamité ?

Là est l'excuse des meurtriers du boulanger François.

Toutefois, celui qui avait étranglé ce malheureux fut arrêté, jugé et exécuté dans les vingt-quatre heures.

 

V

Les membres de la commune de Paris qui rêvaient le despotisme bourgeois, se hâtèrent d'envoyer à l'Assemblée nationale deux députés chargés de prier la Chambre de vouloir bien décréter immédiatement la loi martiale.

Le meurtre que l'on lui dénonça, commis à quelques pas du lieu de ses séances, l'impressionna vivement. Barnave, toutefois, s'éleva avec vivacité contre les mesures anti-libérales que l'on réclamait de l'Assemblée. Il n'hésita pas à attribuer la mort de François à des mouvements contre-révolutionnaires.

Robespierre prit à son tour la parole :

Ils ont prévu, dit-il, que les substances manqueraient ; qu'on vous montrerait au peuple comme Sa seule ressource ; ils ont prévu que des situations terribles engageraient à vous demander des mesures violentes, afin d'immoler à la fois, et vous et la liberté. On demande du pain et des soldats, c'est-à-dire le peuple attroupé veut du pain ; donnez-nous des soldats pour immoler le peuple. On vous dit que les soldai refusent de marcher. Eh ! peuvent-ils se jeter sur un peuple malheureux dont ils partagent le malheur ? Ce ne sont donc pas des mesures violentes qu'il faut prendre, mais des décrets sages pour découvrir la source de nos maux, pour déconcerter la conspiration qui, peut-être, dans le moment où je parle, ne nom laisse plus d'autre ressource qu'un dévouement illustre. Il faut nommer un tribunal vraiment national.

Le tribunal dont Robespierre demandait la création devait être destiné à réprimer les crimes de tentation. Il devait, selon lui, être composé de membres pris dans je sein même de l'Assemblée nationale. Il fallait surtout ne pas laisser le procureur du roi du Châtelet remplir les fonctions de procureur général de la nation. Il fallait gommer la municipalité de remettre toutes les pièces qu'elle avait entre les mains et qui pouvaient amener d'utiles révélations sur les menées contre-révolutionnaires. Mirabeau, qui penchait déjà vers la cour, demanda et la loi martiale et l'institution d'un tribunal national. Mais, pour ne pas trop compromettre sa popularité, il insista pour qu'on s'occupât aussi d'assurer les subsistances de la capitale. Que serait, disait-il, une loi martiale, si le peuple attroupé s'écrie i Il n'y a pas de pain chez les boulangers.

Les mesures violentes parurent à. l'Assemblée les plus propres à ramener la tranquillité. Les lois excessives irritent les multitudes ; la clémence et la douceur peuvent seules apaiser les esprits.

Les députés, ce jour-là, oublièrent les sages préceptes de la raison.

Le roi, dit un jeune historien, si lent à adhérer aux lois libérales, s'empresse de sanctionner la loi martiale. Et cependant le pouvoir exécutif ne tenait pas compte des décrets sur les subsistances : le comité élu dans son sein pour veiller à la nourriture du peuple, voyait ses opérations entravées par le gouvernement ; le comité de police de la commune notait pas même en relation avec le ministère ! Ainsi donc, arborer le drapeau rouge, faire feu sur les citoyens assemblés, après trois sommations, voilà la réponse de l'Assemblée aux réclamations du peuple. Quant à la commune, établir un comité des recherches, promettre jusqu'à mille louis à tous les bons citoyens qui pourront découvrir la trace d'un complot, et la grâce de tout auteur et complice d'une conspiration qui s'en fera le dénonciateur, tel est le système inquisitorial sur lequel elle espère fonder sa puissance. Et les conspirateurs dénoncés tomberont dans les mains des juges du Châtelet, de ces mêmes magistrats dont l'indulgente lenteur sait bien sauver les Bezenval, tandis que, pour les malheureux pris dans les émeutes, les formes judiciaires empruntent à la législation militaire toute sa rigueur et toute sa rapidité.

La journée du 22 octobre fut employée tout entière à la proclamation de la loi martiale.

Cette cérémonie eut quelque chose de lugubre et de menaçant. Dès le matin, un cortège imposant sortit de l'Hôtel de ville. Il était précédé d'un corps d'infanterie marchant sur deux files. En tête se trouvaient les tambours à pied et les trompettes à cheval de la municipalité. Après ces troupes, s'avançaient, à cheval et en manteau, les huissiers de l'Hôtel de ville, escortés chacun d'un sergent et de quatre gardes des villes, revêtus de leur ancien costume. Ils étaient entourés d'un détachement de cavalerie. A chaque carrefour, le cortège s'arrêtait, trompettes et tambours sonnaient et battaient, et l'huissier, à haute voix, proclamait la loi martiale.

L'effet de cette proclamation fut désastreux. Une sombre terreur plana sur la ville ; mais la colère et l'indignation étaient dans tous les cœurs.

Marat s'éleva avec énergie contre cette loi, arme terrible que l'on mettait entre les mains de la municipalité. Il émit cette opinion audacieuse que le peuple ne se soulève que lorsque la tyrannie l'a poussé à bout. Si la vengeance du peuple est quelquefois aveugle, dit-il, elle est, au fond, toujours juste. La loi ne doit être ferme et rigide que lorsque les institutions sont assises.

Loustalot, sans se montrer aussi énergique, fit voir le danger que présentait pour la liberté cette mesure inspirée par la peur, et où le sens vague des mots donnait à la commune un pouvoir mal défini, et dont elle pouvait, par conséquent, facilement abuser. Cette loi, écrivait-il, dont le nom seul devait choquer des hommes qui viennent d'éprouver toutes les horreurs du gouvernement militaire, a paru destinée à favoriser les menées, les projets des aristocrates, et à forcer le peuple à tendre les mains à de nouveaux fers.

Mais ces critiques, cette réprobation ne devaient pas arrêter la marche de la réaction.

Le comité des recherches, dont nous avons parlé plus haut, fut établi le 22 octobre par les représentants de la commune. Il fut composé de six membres qui furent : Agier, Oudart, Perron, Lacretelle aîné, Garran de Coulon et Brissot.

Cette institution était la plus odieuse mesure qu'on pût prendre contre la liberté des citoyens.

Un homme qui dès lors commence à paraître, Danton, sentit le coup terrible porté au peuple. La tyrannie bourgeoise était établie, consacrée, armée.

Danton présidait le district des Cordeliers, où il était tout-puissant. Il fit prendre à l'Assemblée l'initiative d'un arrêté qui affirmait la souveraineté du peuple, et menaçait de sa justice les représentants déclarés responsables de leurs actes.

Les membres du district des Cordeliers, lisons-nous dans le Moniteur, à l'instigation de leur président, y est-il dit, crurent devoir exiger de leurs députés à la commune qu'ils jurassent et promissent de s'opposer à tout ce que les représentants de la commune pourraient faire de préjudiciable aux droits généraux des citoyens constituants ; qu'ils jurassent de se conformer scrupuleusement à tous les mandats particuliers de leurs constituants, qu'ils reconnussent qu'ils sont révocables à la volonté de leurs districts après trois assemblées tenues consécutivement pour cet objet.

Que le lecteur veuille bien remarquer cette inflexibilité de principes qui se manifeste chez ces quatre hommes qui furent les physionomies les plus saillantes des Jacobins : Danton, Camille Desmoulins, Robespierre et Marat.

Ils ont épousé la révolution qui s'incarne en eux. Ils la poussent de toutes leurs forces dans sa voie. Ils entrevoient le but ; ils savent le chemin ; il ne faut pas qu'elle dévie.

Pas d'hésitation, en avant ! l'oreille au guet, l'œil ouvert, le cou tendu, l'arme prête, ils défendent la liberté et l'égalité ! Le péril est immense, l'œuvre est colossale ! la mort sera le prix de cette lutte acharnée ! Mais, qu'importe ! ils auront fait accomplir au peuple une de ces grandes évolutions qui transforment l'humanité. A eux quatre, ils résument le peuple.

Camille en fut le cœur résolu, la grâce touchante, l'esprit indicible !

Danton, l'âme ardente, l'audace, la force mystérieuse et profonde, la puissance magnétique et vertigineuse.

Marat en fut la conscience révoltée, l'âme aigrie et soupçonneuse ; il résuma les misères insurgées, les souffrances qui crient vengeance.

Robespierre, lui, fut la loi populaire. Il était l'homme-raison, le peuple-autorité, juste, rigide, implacable ! Il était la dure loi ; mais il était la loi !

 

VI

Il faut que ces vaillants apôtres de la Révolution veillent à son salut, car de toutes parts elle est assaillie.

Un décret de l'Assemblée nationale vient de conférer au Châtelet l'information et le jugement des crimes dits de lèse-nation. Ce tribunal d'exception qui doit connaître de crimes mal définis, est l'institution la plus contraire à la liberté. Tous les membres, du reste, qui le composaient étaient dévoués à l'ancien ordre des choses. Aussi, devaient-ils fermer les yeux sur les menées des ennemis du peuple, et réprimer cruellement tout mouvement révolutionnaire.

Bientôt Marat s'éleva contre ces injustices ;

Le moment d'attaquer ce tribunal, écrit-t-il dans l'Appel à la Nation, me paraissait favorable. Alarmé des efforts continuels de ses membres pour opprimer les amis de la liberté, et sauver les traîtres à la patrie, je brûlais de les dénoncer au public... L'odieuse partialité des greffiers, des rapporteurs, des juges, dans l'affaire de Bezenval, dans celle de MM. Martin et Duval de Stain, dans les interrogatoires du chevalier de Rutlège et du marquis de Favras, me saisirent d'indignation. J'oubliai ma propre colère pour celle du public, et, comptant pour rien les dangers que je courais, j'invitai les bons citoyens à se porter en foule au Châtelet, à exiger que l'instruction de la procédure se fît à haute voix, et à faire valoir leurs droits.

A qui s'en prend-il, l'imprudent ? Le Châtelet mettra tout en œuvre pour étouffer cette voix accusatrice. Tous les pouvoirs qui ont à craindre cet œil vigilant, se prêteront mutuellement main-forte pour briser celui qui dit : je suis l'Ami du Peuple. Ils étaient tous suspects à cet agitateur ombrageux. Rejetez, sans balancer, s'écriait-il, tout homme aux gages du gouvernement, tout pensionnaire royal, tout conseiller, tout commissaire, tout membre du Parlement, tout suppôt du despotisme ou de l'aristocratie ; leurs maximes sont celles de la servitude et de l'oppression ; ils vendraient vos intérêts, sacrifieraient vos droits, et ne travailleraient qu'à vous perdre. Rejetez pareillement tout entrepreneur, tout monopoleur, tout accapareur ; vils esclaves de la fortune, ils ne cherchent que la protection des hommes en places, ou des hommes en faveur. Et comment vos intérêts seraient-ils en sûreté dans des mains qui ne travaillent qu'à se charger de vos dépouilles.

La municipalité, le Châtelet, La Fayette, Bailly, tout ce qui représentait l'aristocratie de la Révolution, se trouvèrent à l'instant même soulevés contre l'audacieux journaliste.

 

VII

Les embarras financiers renaissaient sans cesse plus redoutables malgré les expédients et l'habileté de Necker. L'Assemblée avait adopté tous les moyens provisoires que ce ministre lui avait proposés. Les emprunts du 9 et du 27 août n'avaient amené que peu d'argent dans les coffres de l'État. Les impôts étaient en retard, les services publics étaient en souffrance et la banqueroute menaçait de couvrir la France de ruine et de honte.

Il fallut recourir à un moyen énergique.

Le clergé possédait des biens immenses ; on évaluait leur prix à 4 milliards.

Là était le salut de l'État.

Que le gouvernement pût disposer de ces biens, ses finances entraient tout à coup dans une ère de prospérité.

Voilà le résultat immédiat.

Mais il y avait un autre résultat bien autrement profond, radical, immense.

On mettait en circulation pour une valeur énorme des propriétés qui depuis des siècles s'immobilisaient dans les mains du clergé.

C'était la régénération de la propriété en France.

Le 10 octobre, M. Talleyrand, évêque d'Autun, exposa le tableau des besoins de l'État :

La nation, dit-il, peut premièrement s'approprier les biens des communautés religieuses à supprimer, en assurant la subsistance des individus qui les composent ; secondement, s'emparer des bénéfices sans fonctions ; troisièmement, réduire dans une portion quelconque les revenus actuels des titulaires, en se chargeant des obligations dont ces biens ont été frappés dans le principe.

La nation deviendra propriétaire de la totalité des fonds du clergé, et des dîmes dont cet ordre a fait le sacrifice ; elle assurera au clergé les deux tiers des revenus de ces biens. Le produit des fonds monte à 70.000.000 au moins ; celui des dîmes à 80, ce qui fait 150.000.000, et pour les deux tiers, 100.000.000, qui par les bonifications nécessaires, par les vacances, etc., peuvent se réduire dans la suite à 80 ou 85.000.000. Ces 100.000.000 seront assurés au clergé par privilège spécial ; chaque titulaire sera payé par quartier et d'avance, au lieu de son domicile, et la nation se chargera de toutes les dettes de l'ordre.

Il existe en France quatre-vingt mille ecclésiastiques dont il faut assurer la subsistance, et parmi eux on compte quarante mille pasteurs qui ont trop mérité des hommes, qui sont trop utiles à la société, pour que la nation ne s'empresse pas d'assurer et d'améliorer leur sort ; ils doivent avoir en général au moins 1200 livres chacun, sans y comprendre le logement. D'autres doivent recevoir davantage.

 

Cette proposition produisit une sensation profonde et fut couverte d'applaudissements.

 

Mirabeau formula immédiatement la motion suivante qui fut mise à l'ordre du jour.

Qu'il soit déclaré : 1° que tous les biens du clergé sont la propriété de la nation, sauf à pourvoir d'une manière convenable à la décence du culte et à la subsistance des ministres des autels ;

2° Que les appointements des curés ne seront pas au-dessous de 1200 livres, non compris le logement.

 

Attaquée avec violence, cette loi fut défendue avec une logique et une éloquence qui devaient, autant que les exigences de la situation, en assurer le triomphe.

La discussion commença le 13 octobre.

Il s'agissait de savoir à qui appartenaient les biens ecclésiastiques.. M. de Montlosier affirma qu'ils n'appartenaient ni au clergé ni à la nation. Il les déclara propriété des établissements et des institutions à qui ils avaient été donnés. Après lui, Camus, l'abbé de Rastignac, demandèrent vivement le rejet de la proposition de Mirabeau. L'abbé Dillon, au contraire, l'appuya avec un grand sentiment d'abnégation.

Quelque étendue qu'on ait voulu donner à la question, dit à son tour Barnave, je pense qu'elle peut être réduite à celles-ci : Le clergé est-il propriétaire ? La distribution des fonds assignés au service divin n'appartient-elle pas à la nation ? Le clergé n'est et ne peut être qu'une profession ; il existe pour le service et l'utilité de la nation. Les biens du clergé ont deux sources : la .première, les biens donnés par la nation, qui sont vraiment le salaire de leurs fonctions ; ensuite, ceux qui viennent des fondateurs, et, sans doute, il est aisé de montrer qu'ils appartiennent à la nation.

Les fondations sont dans les mains du clergé des dépôts pour un service public ; si c'est à la nation à soulager les pauvres, à payer le service public, il est certain que les biens donnés à la décharge de la nation ne sont qu'un dépôt dans les mains des officiers chargés de ce service public. Le clergé existe par la nation, la nation pourrait le détruire ; il résulte évidemment de ce principe que la nation peut retirer des mains du clergé des biens qui n'ont pas été affectés et donnés pour elle ; autrefois les domaines étaient affectés à des officiers publics pour leur servir de gage et de salaire, il en est de même des bénéfices du clergé : les domaines appartenant à la nation, comme les bénéfices donnés par elle pour le service public.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il est certain que ces fondations ont pour objet unique le soulagement des pauvres, le culte divin et l'entretien des ministres de ce culte ; mais il n'est pas moins certain que si la nation se charge de ces objets, elle rentre dans la propriété des biens qui y étaient destinés. On n'ignore pas que souvent cette propriété a été reconnue : dans des besoins extrêmes on a cru pouvoir faire vendre des biens ecclésiastiques ; sur de simples arrêts d'enregistrement des cours, le roi a supprimé des monastères. Comment la nation et l'Assemblée nationale ne pourraient-elles pas faire ce qu'a fait le roi ?

 

Le pétulant abbé Maury s'agitait sur son siège. Il s'élança enfin à la tribune : La ruine absolue du clergé séculier et régulier, s'écria-t-il, semble être décidée dans cette assemblée ; mais si c'est la force des raisonnements qu'il faut combattre, nous pouvons ne pas désespérer de notre cause.

Et il se lança dans une série de sophismes, pour prouver que le clergé est propriétaire des biens fonds qu'il possède.

Les richesses ont fait beaucoup de mal à la religion, répond ¡'abbé Gouttes, se sont elles qui ont introduit dans le clergé des sujets qui n'avaient d'autre vocation que l'amour d'un bénéfice.

La suite de la discussion fut renvoyée au 23 octobre. Dans l'intervalle, le débat continua violemment dans les brochures, et l'opulence, le luxe, les mœurs du clergé furent fouillés, exposés aux yeux du public. La cause était désormais jugée dans les esprits. Toutefois, le 23 et le 30, l'assaut fût rude à l'Assemblée nationale. Maury, le fougueux athlète de l'église, cria au scandale, à la spoliation. Pour effrayer les propriétaires, il affirma que le droit de propriété était sapé dans sa base. Le clergé, du reste, pour parer le coup qui le menace, semble appeler tous les intérêts les moins élevés. Il fait peur aux riches, et il soutient les pauvres.

Puis, rappelant les services de l'Eglise :

Le clergé, dit-on, ne peut acquérir ni aliéner. Lui a-t-ton disputé sa propriété lorsqu'il a payé la rançon de François Ier, payé les dettes de Charles IX ï Le clergé paya les dettes de Charles IX !

C'était sans doute le prix de la Saint-Barthélemy, le prix du sang des protestants.

Le reproche n'était pas juste, Charles IX et le clergé étaient quittes.

Mais l'orateur se laisse emporter par la colère, on le sent, lorsqu'il s'écrie :

La suppression des biens ecclésiastiques ne peut être prononcée que par le despotisme en délire. Voudrait-on nous les prendre comme des épaves, ou bien par droit de confiscation ? C'est l'idée la plus immorale ; car il n'a jamais été permis de succéder à un corps à qui l'on a donné la mort. C'est ainsi que Crébillon faisait parler Rhadamiste : Ah ! peut-on hériter de ceux qu'on assassine ?

Il vantait ensuite l'utilité des possessions ecclésiastiques :

On dit qu'il importe de multiplier les mutations ; est-il des propriétés qui changent plus rapidement de mains ? Tous les vingt ans il y a mutation. On prétend favoriser l'agriculture ; est-il des terres mieux cultivées que les nôtres ? On assure que l'on augmenterait, qu'on doublerait les revenus des hôpitaux, des collèges, etc., en vendant leurs biens au denier 30. Eh ! qui voudra acheter si vous mettez pour 2.000.000.000 de biens en circulation ? Les capitalistes trouvent plus de profit au mouvement de leurs fonds que dans l'acquisition des terres.

Comparez les provinces où l'église possède des biens, vous verrez qu'elles sont les plus riches ; comparez celles où les ecclésiastiques ont peu de propriétés, vous verrez que la terre s'ouvre à regret, pour récompenser les bras languissants de ceux qui la cultive sans amour.

 

Ces allégations ne prouvent qu'une chose, c'est que l'église s'entendait à merveille à fixer ion choix. Elle l'établissait dans les provinces les plus fécondes, et ne cherchait à acquérir que les meilleures terres.

M. Boisgelin, archevêque d'Aix, fut plus habile. Il parla avec art, des intérêts de la nation, des devoirs et des droits de l'Eglise.

Pétion, qui répond à M. Boisgelin, termine son discours en disant : Ce sont les immenses richesses des ecclésiastiques qui ont perdu leurs mœurs.

Les cris : à l'ordre ! se font entendre du côté droit de l'Assemblée.

Je ne puis pas mettre à l'ordre un orateur, dit Camus qui préside la séance, lorsqu'il dit des choses qui sont imprimées partout.

M. de Balore, évêque de Nîmes, vint réfuter Pétion ; il commence son exorde en ces termes : Les pères de l'Eglise ont dit : La piété a engendré les richesses, celles-ci ont étouffé leur mère.

L'orateur aurait dû s'arrêter là. Le procès était jugé !

Chapelain renferma la discussion dans les deux proposions suivantes :

Les gens de mainmorte, respectivement à la nation, n'ont jamais eu de propriété.

Le clergé n'a donc jamais été propriétaire, mais seulement administrateur.

 

Mirabeau développa à peu près les mêmes idées, et suivit pas à pas toutes les observations opposées par l'abbé Maury :

Vous allez décider une grande question, dit-il à l'Assemblée. Elle intéresse la religion et l'Etat ; la nation et l'Europe sont attentives, et nous nous sommes arrêtés jusqu'à présent à de folles, à de puériles objections.

C'est moi, messieurs, qui ai eu l'honneur de vous proposer de déclarer que la nation est propriétaire des biens du clergé.

Ce n'est point un nouveau droit que j'ai voulu faire acquérir à la nation ; j'ai voulu seulement constater celui qu'elle a, qu'elle a toujours eu, qu'elle aura toujours ; et j'ai désiré que cette justice lui fût rendue, parce que ce sont les principes qui sauvent les peuples, et les erreurs qui les détruisent.

 

Après avoir examiné la question de droit, il expose la situation qui serait faite à l'Eglise, entretenue aux frais du gouvernement.

Vous imaginez-vous qu'il soit impossible de supposer le clergé respectable, stipendié par l'Etat comme sa magistrature, son gouvernement, son armée, et même comme ses rois, ayant des revenus et non des propriétés, dégagé du soin des affaires terrestres, mais assuré d'une existence aussi décente que doivent le comporter ses honorables fonctions ?

 

Presque tous les partisans du décret projeté, déclarèrent que le clergé n'était pas propriétaire des biens qu'il détenait, et qu'il n'en était que l'usufruitier et le dispensateur.

Nous croyons, nous, que là n'était pas la véritable question.

Le premier devoir, le premier droit de l'Etat est de se défendre et d'assurer son salut.

Tout est soumis à cette condition vitale : la force et le salut de l'Etat.

En ce moment se dressèrent deux ennemis, l'un redoutable, l'autre presque invincible :

1° Le clergé omnipotent, tant à cause de ses richesses qu'à cause de son caractère sacré.

2° La banqueroute.

D'un seul coup on abattait ces deux ennemis.

La banqueroute déshonorait, ruinait la nation.

L'immobilisation d'immenses propriétés entre les mains d'un corps puissant oppressaient la nation.

Le droit de celle-ci était donc absolu.

Au point de vue moral, la proposition de Mirabeau venait détruire un grand scandale. Une foule d'ecclésiastiques vivent loin de leur siège dans un luxe outrageant, tandis que de pauvres curés avaient à peine le nécessaire.

Rien n'était donc rempli de ce qui avait été le but des donations faites à l'Eglise, sa dignité et sa splendeur ne gagnaient rien au luxe de quelques abbés débauchés, et le culte n'avait rien à gagner à ce que les deniers destinés aux pauvres, servissent à payer les plaisirs de quelques prêtres privilégiés.

Nous le répétons, ces richesses du clergé étaient un danger pour l'Etat.

Elles n'étaient pas le produit du travail.

L'Etat pouvait et devait en disposer, du moment qu'il s'engageait à assurer le service du culte.

Enfin l'heure a sonnée, où le bien mal acquis ne profitera pas au clergé.

Mirabeau, pour ne pas effaroucher les consciences timorées, a modifié la rédaction du décret ; mais le fond reste le même.

Voici la nouvelle proposition :

Qu'il soit déclaré, premièrement : que tous les biens ecclésiastiques sont à la disposition de la nation, à la charge de pourvoir d'une [minière convenable aux frais du culte, à l'entretien de ses ministres et au soulagement des pauvres, sous la surveillance et d'après les instructions des provinces. Secondement : que, selon les dispositions à faire pour les ministres de la religion, il ne puisse être affecté à la dotation des curés, moins de douze cents livres, non compris le logement et jardins en dépendant.

 

Ce fut au bruit des applaudissements que l'on déclara adoptée cette proposition, par 568 voix contre 346.

On remarqua, dit Louis Blanc, que ce décret avait été rendu le jour des Morts, par la motion d'un évêque, sous la présidence de Camus, membre du clergé, et dans le palais de l'archevêque de Paris.

 

VIII

Cependant, le décret se bornait à mettre à la disposition de la nation les biens du clergé, celui-ci continua à les administrer, espérant que le décret ne serait pas exécuté. Il avait, par l'organe de Maury et de Cazalès, proposé plusieurs moyens pour satisfaire d'un autre manière aux besoins du trésor. Il offrit même de remplir sur les biens ecclésiastiques un emprunt de 400 millions. Cette mesure ne répondit nullement aux exigences déjà situation, et le 19 novembre, il fut décrété qu'il serait vendu pour 400 millions de domaines ecclésiastiques.

Ce fut là une des plus grandes mesures de la Constituante. La France leur doit en grande partie la prospérité de son agriculture et une plus large répartition de la richesse foncière.

L'Assemblée fit plus encore : au point de vue moral, elle fit œuvre de justice.

Les usurpations séculaires du clergé méritaient ce dénouement.

La Gazette nationale fit paraître à cette époque un curieux et remarquable travail sur l'origine des biens ecclésiastiques. La plupart des historiens, nos prédécesseurs, ont puisé à cette source de précieux documents.

Nous allons citer quelques passages pour l'édification de certains esprits qu'ont effrayés notre grande Révolution :

L'Eglise chrétienne, ignorée, pauvre, persécutée, offrit le modèle d'une politique et d'une morale pures, el du seul gouvernement peut-être qui n'ait eu pour objet que l'avantage des gouvernés, sans aucun égard à celui des chefs. Mais à peine commença-t-elle à acquérir quelque puissance sous les empereurs chrétiens, qu'elle perdit bientôt du côté des vertus ce qu'elle avait gagné du côté des richesses. Ses ministres, tourmentés de la soif de l'or, abusaient, pour l'assouvir, de l'ascendant que leur donnait leur caractère. Il fallut que l'autorité impériale vint au secours des familles qu'ils dépouillaient, et Valentinien fut obligé de rendre une loi qui déclarât nuls tous les legs faits par des femmes à des ecclésiastiques et a des moines. En vain plusieurs princes voulurent la faire exécuter ou la renouveler, le clergé sut lasser leur patience ou effrayer leur faiblesse, à l'aide des armées de mendiants qu'il tenait à sa solde, et se maintenir, à force de séditions dans ses pieux brigandages, jusqu'à ce qu'Isaac Comnène, plus ferme ou plus heureux, le laissant crier tant qu'il voulut à l'impiété, au sacrilège, réduisit les moines à leur strict nécessaire, et appliqua leur superflu au profit et aux besoins de l'Etat.

Lorsque les Francs, devenus maîtres des Gaules, embrassèrent le christianisme, les prêtres trouvèrent bientôt le moyen d'entrer en partage avec les vainqueurs, et de se faire adjuger la meilleure part des dépouilles.

On croyait, en ces siècles grossiers, que l'avarice était le premier attribut de la Divinité, el que les saints trafiquaient avec les hommes de leur crédit et de leur protection. De là le bon mot de Clovis, que saint Martin ne servait pas mal ses amis, mais qu'il se faisait payer trop cher de ses peines.

Les prêtres ne manquaient pas de propager cette doctrine ; et, à force de mettre sous les yeux des puissants et des riches la rigueur des jugements de Dieu dans un autre monde, ils parvinrent à s'emparer de presque tous les biens dans celui-ci. Ils se seraient rendus maîtres de la France entière si Charles Martel ne les eût arrêtés dans le cours de leurs conquêtes, et ne les en eût dépouillés pour enrichir son armée. Ils le damnèrent après sa mort pour effrayer ses successeurs, et aplanirent le chemin du trône à Pepin-le-Bref, son fils, dans l'espoir qu'il les remettrait en possession de ce qu'ils venaient de perdre.

La cérémonie du sacre, que ce prince institua pour légitimer son usurpation aux yeux de ses sujets, augmenta la puissance d'opinion du clergé. Le prince, recevant la couronne de la main des évêques, ceux-ci crurent ou firent croire que c'étaient eux qui la donnaient au nom du ciel. L'impôt de la dîme répara bientôt la perte de leurs domaines ; et l'usage si commode pour les pécheurs, de s'affranchir des austérités de la pénitence en cette vie, et de la crainte de l'enfer dans l'autre, en transférant à l'Eglise la propriété de ses biens, dont on se réservait la jouissance pendant sa vie, et de dépouiller ainsi ses héritiers et ses enfants pour gagner le paradis, fit passer une seconde fois dans leurs mains presque tous les trésors de l'Etat.

Leur audace s'accrut avec leur pouvoir par l'établissement de la féodalité. Les prélats, devenus chasseurs et guerriers, joignirent toute la férocité de ces siècles barbares à l'orgueil pontifical, et, portant successivement le casque et la mitre, la crosse et l'épée : tuaient, massacraient, égorgeaient de la même main dont ils venaient de bénir le peuple au nom d'un Dieu de paix.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dépossédé de ses biens par les invasions des Normands qui avaient juré aux prêtres chrétiens une haine implacable, dépouillé d'une partie de la puissance à laquelle il s'était élevé en suivant le système d'usurpation de la cour romaine, le clergé de France sut trouver de nouvelles sources de richesses. Fort de la crédulité humaine, de l'ignorance générale, des espérances, des terreurs et des ténèbres de la superstition, il trafiqua des clés du paradis et de l'enfer, ouvrit le premier à ses bienfaiteurs et le dernier à ses ennemis, promit dans un autre monde le centuple de ce qu'on lui aurait donné dans celui-ci, et, vendant le ciel pour acheter la terre, canonisa le crime même pourvu qu'il fût libéral, dévoua à l'anathème ceux qui attaquaient ses possession, et les consacra à Dieu pour les mettre hors de l'atteinte des hommes. Une tradition généralement répandue du second avènement de Jésus-Christ, mille ans après son ascension, et de la fin prochaine du monde annoncée dans toutes les chaires de vérité, causa une consternation universelle. On s'empressa d'acquérir des trésors pour l'autre vie, en faisant don aux églises de biens désormais inutiles : appropinquante mundi termine, disent presque toutes les chartes de donation. Cependant la fin du monde n'arriva point, et tous ces biens demeurèrent au clergé, qui en accrut la valeur par les privilèges de tout genre dont il s'environna, et l'habileté avec laquelle il sut en étendre les limites et les défendre.

Osait-on contester quelques -uns de ses prétendus droits, s'opposer à quelques-unes de ses usurpations, le téméraire était excommunié ; des villes entières, souvent même un royaume, étaient mis en interdit ; les églises étaient fermées, le service divin interrompu ; il n'était permis ni de se faire la barbe, ni de se saluer.

S'ils n'essayèrent plus de s'emparer du souverain pouvoir, comme ils avaient fait sous Louis-le-Débonnaire, ils parvinrent à s'attribuer une juridiction vraiment monstrueuse, et à attirer à eux seuls la connaissance de toutes les affaires. Parce qu'il y avait peu d'actions et de conventions humaines qui ne fussent susceptibles de péché, ils prétendaient que tout était de leur compétence, à raison de péché, dont personne de bon sens, disait le pape Innocent, ne peut ignorer que la connaissance appartient à notre ministère. Le mariage étant regardé comme un sacrement, toutes les causes matrimoniales furent portées devant eux. Ils jugèrent presque toutes les conventions civiles, sous prétexte qu'elles étaient accompagnées d'un serment. Tous les testaments étaient de leur ressort, parce qu'ils devaient contenir des legs à l'Église ; et tout homme qui avait l'insolence de mourir sans faire un de ces legs qu'on appelle pieux, était déclaré déconfès, c'est-à-dire sans religion ; sa damnation était présumée, il était privé de la sépulture ; son testament était cassé, l'Eglise en faisait un pour lui, et s'adjugeait ce que le mort aurait dû lui donner.

Ce n'est pas tout encore : ils mirent un impôt sur les cadavres, iJ fallut leur payer le droit de pourrir en terre bénite ; et l'on vit des curés s'opposer à la profession de ceux qui voulaient se faire moines, jusqu'à ce qu'ils eussent payé le droit de sépulture, disant que puisqu'ils mouraient au monde par la profession religieuse, il était juste qu'ils s'acquittassent de ce qu'ils auraient dû si on les avait enterrés. Ils mirent un impôt sur l'empressement de l'amour conjugal, et ce ne fut qu'en 1409, et par arrêt du Parlement, que les nouveaux mariés purent passer ensemble les trois premières nuits de leurs noces, et les maris habiter avec leurs femmes sans la permission de l'évêque.

Ils mirent un impôt sur la tendresse maternelle : des prêtres barbares liaient sur l'autel l'enfant qu'ils venaient de baptiser, et ne le détachaient qu'après avoir reçu une riche offrande du parrain et de la marraine ; pour terminer le négoce. lieu digne de tels trafiquants et d'un le rachat, on le portail ensuite au cabaret, lieu digne de tels trafiquants et d'un

Ils mirent un impôt sur le repentir du coupable, et ce ne fut qu'à prix d'argent qu'il put obtenir des ministres d'une religion qui ne prêche que désintéressement et mépris des richesses ; la grâce d'une réconciliation que son divin auteur n'a fait dépendre que de la pratique des vertus et de la pureté des affections du cœur. Partout les brigands sacrés, les foudres de l'Eglise à la main, mettaient à contribution et l'enfance et la vieillesse, et le crime et la vertu, et la vie et la mort, effrayaient les peuples, faisaient taire les lois et trembler les souverains jusque sur leur trône.

Combien de sources non moins impures ne trouverait-on pas encore aux richesses du clergé ? Que ne pourrait-on pas dire de cette foule de fausses charges, de faux testaments, de fausses donations, imaginés pour couvrir ses rapines, depuis la donation de Constantin jusqu'à la fabrique de faux titres établie dans l'abbaye de Saint-Médard de Soissons, où le faussaire Guernon se vanta, au lit de la mort, d'avoir ainsi enrichi à lui seul tous les monastères de son ordre ? Que ne pourrait-on pas dire de ces fausses légendes et de ces faux miracles inventés, suivant M. de Fleury même, soit pour attirer des offrandes par l'opinion des guérisons miraculeuses, soit pour conserver les biens des églises par la crainte des punitions divines ; et ce l'infâme trafic des dépouilles des morts, sous le nom de reliques, et de la manie des pèlerinages qui en fut la suite, et porta le dernier coup aux mœurs publiques et privées, en faisant expier les désordres d'une vie criminelle par les désordres d'une vie vagabonde ; et de la pieuse frénésie des croisades, qui précipita l'Europe sur l'Asie, dévasta ces deux parties du monde, et fit passer entre les mains du clergé, qui les acheta à vil prix, presque toutes les propriétés foncières de la France ? Il faudrait des volumes pour suivre dans tout son cours le plus incroyable système de rapines que les hommes aient jamais conçu.

Mais nous ne pouvons terminer ce tableau, dont nous sommes nous-mêmes effrayés, sans dire un mot du purgatoire et des indulgences, qui procurèrent aux prêtres l'une des mines les plus grandes qu'ils eussent exploitées. Que de pieuses fraudes, que de dévots stratagèmes furent mis en usage pour faire valoir ces nouvelles branches de revenus ! que de révélations, d'apparitions, de prodiges de tout genre pour égarer la crédulité des peuples et pomper leur sang et leur or !

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Partout il y eut des bureaux de conscience établis pour ce négoce des pardons, d'indulgences, d'absolutions, de dispenses : on délivrait argent comptant autant d'âmes du Purgatoire qu'on le voulait. On achetait la rémission, non seulement des péchés passés, mais même de ceux qu'on avait dessein de commettre. On a retrouvé dans les archives de Joinville une indulgence en expectative pour le cardinal de Lorraine et douze personnes de sa suite, laquelle remettait à chacun d'eux trois péchés à leur choix. Cette taxe apostolique fut arbitraire et illimitée jusqu'à Jean XXII. Ce pape eut l'impudence de la rédiger lui même comme un code du droit canon ; il y eut un prix fixé pour l'adultère, l'inceste, le meurtre, l'assassinat, le parricide, la bestialité. Le pape Léon X fit imprimer à Rome, le 18 novembre 1514, cet affreux tarif des crimes, sous le nom de Taxe de la sacrée chancellerie et de la sacrée pénitencerie apostolique. Bientôt ce voluptueux pontife afferma les indulgences comme une douane, et remplit l'Europe entière du scandale de ce trafic.

On a imprimé, en 1520, le tableau de ces honteuses taxes qui furent longtemps l'opprobre de la Rome pontificale. On ne lira pas sans horreur les extraits suivants du chapitre des absolutions, qui offre le juste prix auquel on pouvait, en toute paix de conscience, se livrer aux plus grands excès :

L'absolution pour celui qui a connu charnellement sa mère, sa sœur ou quelque autre parente ou alliée, 6 livres ; pour celui qui a défloré une vierge, 7 livres 4 sous. Pour celui qui a tué son père, sa mère, son frère, sa sœur, sa femme ou quelque autre parent ou allié, laïc néanmoins, 6 livres. Si le mort était ecclésiastique, l'homicide serait obligé de visiter les saints lieux ; pour celui qui brûle la maison de son voisin, 7 livres 4 sous ; pour des habitants qui auraient tiré de l'église un meurtrier qui s'y serait réfugié, 86 livres 12 sous.

 

On y trouve aussi le prix fixé pour celui qui révèle la confession d'un pénitent, pour le faussaire, le parjure, le sacrilège, le concubinage, la sodomie, la bestialité, etc., etc. ; enfin, en un seul article, pour absoudre tous les crimes, 67 livres 18 sous.

Ne nous étonnons pas que l'Église possédât tant et de si immenses richesses !

Et voilà ces biens dont on divinisait l'origine et sanctifiait l'emploi !

Disons-le tout de suite et bien haut, la loi du 2 novembre n'était pas un acte de dépossession.

C'était un décret de restitution !

 

IX

Lorsqu'on voulût procéder à la vente des biens du clergé, on se trouva en présence d'une difficulté qui fut résolue au profit du progrès. Les premiers biens à aliéner furent les bâtiments que les religieux possédaient dans les villes. Il fallut statuer préalablement sur le sort de cette partie du clergé. On mit immédiatement en avant la suppression des ordres monastiques.

Plus que l'Espagne, plus que l'Italie, la France était couverte de couvents, de monastères, d'abbayes.

Dans les premiers siècles de l'ère chrétienne, aux époques d'invasion et de barbarie, les religieux avaient sauvé du naufrage les arts, les lettres, les sciences. Plus tard, on leur dût les progrès de l'agriculture.

Mais en cette heure les champs étaient défrichés, l'imprimerie avait conservé et propageait les lumières ; les établissements publics de charité remplissaient mieux que les ordres religieux les devoirs de la Société.

La paresse et la corruption s'étaient introduites dans les cloîtres. Des pratiques cruellement superstitieuses avaient remplacé les pieuses et douces occupations des premiers religieux.

Ce fut le 12 février 1790, que l'Assemblée nationale, sur le rapport que lui présenta Treilhard, discuta l'existence des ordres religieux.

Grégoire demanda l'abolition partielle des monastères. Petion déclara tous les ordres inutiles et dangereux. Une phrase de Garat souleva une tempête.

Les établissements religieux, dit-il, étaient la violation la plus scandaleuse des droits de l'homme. Dans un moment de ferveur passagère, un jeune adolescent prononce le serment de ne reconnaître désormais ni père, ni famille, de n'être jamais époux, jamais citoyen ; il soumet sa volonté à la volonté d'un autre ; son âme à l'âme d'un autre ; il renonce à toute sa liberté dans un âge où il ne pouvait se dessaisir de la propriété la plus modique ; son serment est un suicide civil. Y eut-il jamais d'époque plus déplorable pour la nature humaine que celle où furent consacrées toutes ces barbaries.

Voici ma profession de foi : Je jure que je n'ai jamais pu concevoir comment l'homme peut aliéner ce qu'il tient de la nature, comment il pourrait attenter à la vie civile plutôt qu'à la vie naturelle. Je jure que je n'ai jamais pu concevoir comment Dieu-pourrait reprendre à l'homme les biens et la liberté qu'il lui a donnés.

 

A ces mots, l'orateur est violemment interrompu par Maury de Juigné, etc., qui crient au blasphème. Le Président annonce une motion tendant à faire déclarer religion nationale la religion catholique, apostolique et romaine. C'était ajuster l'arme du fanatisme, Les esprits libéraux de l'Assemblée parèrent ce coup en éludant la question.

Il n'y a personne dans cette assemblée, s'écria Dupont, qui ne soit convaincu que la religion catholique est la religion nationale. On ne doit mettre en délibération que ce qui est douteux. Il ne faut donc pas faire délibérer sur la motion qu'on vient de présenter. Rœderer, Charles Lameth, appuient cette déclaration et l'on revient à l'ordre du jour.

Enfin, la proposition de l'abbé de Montesquieu, amandé par Thouret, est adoptée en ces termes :

ART. 1er L'Assemblée nationale décrète, comme articles constitutionnels, que la loi ne reconnaîtra plus les vœux monastiques et solennels des personnes de l'un et de l'autre sexe, déclare, en conséquence, que les ordres et congrégations de l'un et l'autre sexe sont et demeureront supprimés en France, sans qu'on puisse à l'avenir en établir d'autres

ART. 2. Les individus de l'un et de l'autre sexe, existants dans les monastères pourront en sortir en faisant leurs déclarations à la municipalité du lieu. Il sera pareillement indiqué des maisons pour ceux ou celles qui préféreront ne pas profiter des dispositions du décret.

ART. 3. Déclare en outre l'Assemblée nationale, qu'il ne sera rien changé, quand à présent, à l'égard des ordres ou des congrégations chargés de l'éducation publique ou du soulagement des malades, jusqu'à ce que l'Assemblée ait pris un parti à ce sujet.

ART. 4. Les religieuses pourront rester dans les maisons où elles sont aujourd'hui, l'Assemblée les exceptant expressément des dispositions sur les ordres monastiques, dont elle ordonne la réunion en un petit nombre de maisons.

 

X

Le lendemain du jour où l'Assemblée nationale avait volé le décret qui mettait à la disposition de la nation les biens du clergé, le Théâtre-Français donnait la première représentation d'une tragédie qui flétrissait le fanatisme religieux, et qui était en même temps une leçon dialoguée d'indépendance et de liberté.

L'effet fut prodigieux.

C'était une idée hardie et neuve de mettre la Saint-Barthélemy sur la scène. Louis XVI régnait encore ; le clergé était tout-puissant ; et sur les planches, aux yeux de la foule surprise et haletante, un cardinal apparaissait, bénissant les poignards des assassins, et excitant les meurtriers à une vaste hécatombe.

Le peuple en masse vint applaudir cette œuvre, écho de la Révolution.

L'impression fut profonde, terrible.

Lorsqu'à la fin du quatrième acte, lisons-nous dans les Mémoires de Ferrières, une cloche lugubre annonçait le moment du massacre ; on voyait le peuple se recueillir avec un sombre rugissement et crier d'un ton de fureur : Silence ! Silence ! comme s'il eût craint que les sons de cette cloche de mort n'eussent pas retenti assez fortement dans son cœur.

Ce mois fut malheureux pour le clergé.

Les brochures, la tribune, révélaient ses excès, les sources impures de 20S scandaleuses richesses, la dépravation de ses mœurs.

Le théâtre soulevait les flots de sang qu'il avait répandu.

Tous les opprobres le couvraient à la fois.

Cette année de 1789 est l'époque des grandes et sinistres révélations.

La protection de Dieu s'est retirée de ces ministres qui ont compromis sa doctrine.

Le peuple prépare ses colères !

Cette tragédie de Chénier avait remué si profondément la multitude, que le Conseil de l'Hôtel-de-Ville en fut effrayé. Les représentations furent suspendues. Mais, sur une requête des comédiens Français, Bailly, maire de Paris, autorisa la reprise de la pièce, dont le succès grandit encore.

 

XI

Le décret qui assurait les droits de la nation sur les propriétés ecclésiastiques fut reçu avec enthousiasme. Tous les esprits éclairés voyaient dans ces vastes possessions une nouvelle source de prospérité nationale, un gage assuré de la dette de l'Etat et le salut de l'honneur français.

Il était immédiatement sanctionné par la conscience publique.

Mais ce coup porté à la puissance et à la richesse du clergé réveilla les craintes des autres corps privilégiés. Il y eut une furieuse explosion parmi eux. Les prélats, les nobles, les parlements, les pays d'Etals se réunirent pour fomenter une contre-révolution. Les évêques ordonnèrent des prières publiques, déclarant que la révolution qui s'opérait était la subversion de tout ordre. La tolérance fut déclarée impiété ; la liberté, révolte ; l'égalité, une monstrueuse chimère. L'évêque de Tréguier ordonnait aux prêtres de sonner le tocsin de l'insurrection.

A Toulouse, quatre-vingts gentilshommes et plusieurs membres du parlement se réunirent tumultueusement et adoptèrent un arrêté qui tendait à rétablir l'ancien ordre des choses. L'énergie de la municipalité, l'attitude patriotique et l'indignation d'autres cités, telles que Nîmes, Pézenas, Narbonne, firent avorter ces menées séditieuses.

Les Etats du Béarn, ceux du Dauphiné s'assemblèrent sous une forme réprouvée par la nouvelle Constitution. Le bureau renforcé des Etats du Cambrésis essaya de protester contre le décret sur les biens du clergé.

Vaines démonstrations ! On ne répondit à ces intrigues que par le mépris et l'indignation ; la fermeté et la sagesse de l'Assemblée nationale eurent raison de ces soulèvements.

Les parlements ne manquèrent pas, toutefois, d'entrer dans la ligue qui se formait contre l'Assemblée. Toujours jaloux du pouvoir suprême, ils asservirent la nation pour agrandir le pouvoir des rois ; puis ils opposèrent aux rois les droits de la nation, pour les contraindre à partager avec eux la souveraineté. Redoutant les Etats-Généraux, au nom desquels ils régnaient, ils parvinrent, à l'aide de la puérile formalité de l'enregistrement, à suspendre pendant des siècles la réunion de ces assemblées. Abattus par la force des lits de justice, humiliés sous la volonté des ministres, ils se vengèrent en demandant à grands cris la convocation des Etats-Généraux, qu'ils prétendaient représenter. Cette fois, ils avaient pour eux l'opinion publique, et la cour dut céder. Mais, effrayés de leur victoire, les parlements réunirent alors tous leurs efforts pour paralyser l'action de l'assemblée qu'ils avaient provoquée, et ce ne fut pas sans indignation que l'on vit celui de Paris, le jour même où il enregistra cette convocation, s'efforcer d'étouffer d'avance les résultats heureux qu'on devait en espérer. Dans ce but, il exigea que la convocation fût faite suivant le même mode que celle des stériles Etats de 1614.

En sorte que ces manœuvres n'aboutirent qu'à assurer le triomphe du peuple.

On savait que la plupart des tribunaux ne voyaient pas sans regret s'établir la Constitution. Désormais leur dangereuse influence, leur longue autorité étaient anéanties. Il y avait là un danger pour la Révolution qu'il fallait supprimer. Aussi l'Assemblée nationale, qui le comprit, s'empressa-t-elle de décréter que jusqu'à l'époque où elle s'occuperait de la nouvelle organisation du pouvoir judiciaire, tous les parlements du royaume étaient déclarés en vacances, et que les chambres de vacation, ainsi que les autres tribunaux, rendraient la justice comme par le passé. Des courriers furent sur-le-champ expédiés à toutes les cours pour leur porter cette loi. Le parlement de Paris l'enregistra sans hésiter, et il s'engagea même à rendre gratuitement la justice.

Toutes les cours du royaume ne suivirent pas le noble exemple de celle de Paris. Le parlement de Rouen, celui de Metz intriguèrent contre l'Assemblée nationale. Mais leurs menées furent vigoureusement réprimées, et ils ne furent amnistiés qu'après avoir fait amende honorable.

 

XII

Malgré les obstacles opposés de toutes parts aux travaux de l'Assemblée nationale, celle-ci poursuivait résolument son œuvre régénératrice.

La surface du royaume, lisons-nous dans un remarquable travail publié en 1789, était depuis plusieurs siècles morcelée en tous sens et d'autant de manières différentes qu'il y avait dans l'Etat de régimes ou de pouvoirs différents. On la divisait en provinces, dans l'ordre politique ; en gouvernements, dans l'ordre militaire ; en généralités, dans l'ordre administratif ; dans l'ordre ecclésiastique, en diocèses ; et dans l'ordre judiciaire, en bailliages ou sénéchaussées, et en ressort des parlements. C'était bien pis encore dans l'ordre des contributions ; ce serait fatiguer inutilement l'attention que de s'arrêter à cette inépuisable et fastidieuse nomenclature.

Ces antiques divisions, qu'aucune combinaison politique n'avait déterminées, et qui n'avaient aucune proportion entre elles, ni sous le rapport de la population, ni sous celui de l'étendue du territoire, ne pouvaient servir de base à une opération dont l'objet était non-seulement d'établir une représentation proportionnelle, mais de rapprocher l'administration des hommes et des choses, et d'y appeler le plus grand nombre possible de citoyens, afin de porter sur-le-champ au plus haut degré les lumières et l'esprit public, c'est-à-dire la véritable force et la véritable puissance.

D'autres considérations aussi pressantes ne permettaient pas de conserver l'ancienne distribution du royaume en provinces. En effet, il paraissait à craindre que des hommes pervers et ambitieux ne profitassent de l'effervescence générale et de la désorganisation momentanée de tous les pouvoirs, pour amener le démembrement et la dissolution de la monarchie, et entraîner les citoyens, par ces idées exagérées de liberté, dans un système de république fédérative que la situation politique de l'Europe, la position géographique de la France, et surtout le génie et les mœurs actuelles de la nation, lui auraient presque infailliblement rendu funeste.

D'ailleurs, après avoir aboli les prétentions et les privilèges, il n'était pas de la prudence d'en laisser subsister le germe dans l'Etat, par une division qui, les rappelant sans cesse, pourrait offrir la tentation et les moyens de les rétablir.

Après avoir détruit toutes les espèces d'aristocraties, il ne convenait pas de conserver de grandes administrations dans lesquelles l'autorité serait nécessairement concentrée en très-peu de mains, et qui pourraient se croire assez fortes pour entreprendre de résister au chef du pouvoir exécutif, et assez puissantes pour manquer impunément de soumission à la législature. C'était de plus une vue vraiment patriotique, que d'éteindre l'esprit de province, qui n'est qu'un esprit individuel, de ramener à l'unité politique tous les membres de l'État, et d'en subordonner les parties diverses au grand tout national.

Enfin, dans un empire aussi vaste, il était de la plus grande importance, pour l'uniformité de l'administration, la facilité de la surveillance et l'intérêt des gouvernés, d'avoir des divisions de territoire à peu près égales et d'une étendue calculée sur celle qui convient au plus favorable exercice des différents pouvoirs.

 

Sieyès conçut l'idée de constituer l'unité administrative, l'unité française par une nouvelle division du territoire en départements à peu près égaux en population et en étendue. Ce projet présenté et développé par Thouret, donna lieu à de vifs débats, auxquels Mirabeau prit la plus grande part.

Adoptant le plan de Sieyès modifié en plusieurs de ses parties, l'Assemblée partagea la France en quatre-vingt-trois départements, subdivisés en districts, cantons et communes. Chaque département devait avoir trois, six on neuf districts, selon leur importance.

Chaque district devait être divisé en cantons de quatre lieues carrées.

Le département eut un conseil administratif composé de trente-six membres et un directoire exécutif composé de cinq. Un conseil et un directoire moins nombreux furent chargés de l'administration du district, sous la direction de ceux du département. Le canton comprenait cinq ou six paroisses. Il n'eut aucune juridiction, et il devait servir à rassembler les électeurs pour nommer leurs représentants et leurs magistrats. Un conseil général et une municipalité relevant des autorités du district furent chargés de l'administration des communes.

Tous ces pouvoirs devaient être le produit de l'élection.

Le département fixait d'abord la répartition de l'impôt ; les districts fixaient ensuite la quotité que devait fournir chaque commune.

Nous avons dit plus haut que les citoyens actifs avaient seuls droit de voter, et nous avons aussi exposé le soulèvement d'indignation qui réprouva ce système anti-libéral.

L'égalité des droits, plus que la liberté peut-être, était dans les vœux de la population.

On blessait par ce décret le premier et le plus vif sentiment de la France.

Une assemblée provisoire devait se réunir dans chaque canton. Elle était chargée de désigner les électeurs qui devaient se réunir en une seule assemblée pour nommer les députés à l'Assemblée nationale.

Pour être éligible aux assemblées électorales et aux administrations de département et de district, dit le Moniteur, on fixa une contribution de dix journées de travail : pour l'être à l'Assemblée nationale, on exigea plus encore ; il fallut, pour y prétendre, être imposé à un marc d'argent et posséder une propriété quelconque.

Cette condition d'éligibilité, appuyée par des raisonnements fondés sur l'avantage dont il pouvais être pour le bien commun de ne confier les fonctions publiques qu'à des hommes dont la fortune offrit un gage de leur gestion, soutenue par l'exemple d'un peuple voisin, et encore par le grand principe du respect pour les propriétés, éprouva de grandes difficultés ; elle prévalut cependant, malgré l'opposition et les vives réclamations de ceux qui soutenaient que les hommes, et non la terre, étant l'objet de la représentation nationale, c'étaient les qualités des hommes, et non la quantité de terre dont chacun est possesseur, qu'il fallait considérer, et que la confiance de la nation était le seul vrai titre à l'éligibilité.

De toutes parts on s'éleva avec force contre une loi que l'on regardait comme contraire à la liberté et à l'égalité des citoyens.

 

Quoi qu'il en soit, le travail de l'Assemblée fut, sous beaucoup de rapports, digne des plus grands éloges, et c'est à lui peut-être que nous devons cette grande force de cohésion, ce grand caractère d'unité, de nationalité qui distingue la France.

Toutes les anciennes barrières disparurent ; la fusion des races s'opéra.

Il n'y eut plus qu'un grand peuple uni dans sa force, dans son génie, dans ses aspirations, dans ses destinées, dans sa gloire.