Élections des députés aux États-généraux. — Espérance de la nation. — Combinaisons de la cour. — Troubles en province. — Modération de Paris. — Cahiers des députés. — Pillage et incendie de la maison de Réveillon. — La messe du Saint-Esprit. — Accueil enthousiaste du peuple envers le tiers état et sa froideur pour lès deux autres ordres et pour la reine. — Ouverture des États-généraux. — Discours de Louis XVI. — Impression de l'assemblée. — Mirabeau. — L'émancipation du peuple. —Dissidences entre les trois ordres. — Énergie et modération du tiers état, hésitation du clergé et obstination de la -noblesse. — Le roi pris pour arbitre. — La misère du peuple. — Dernière sommation aux deux ordres. — Appel des bailliages et vérification des pouvoirs. — Tumulte de l'assemblée. — Échec de Mirabeau. — Le tiers état se déclare Assemblée nationale. — Indivisibilité du corps législatif proclamée. — Comité des subsistances créé. — Joie et enthousiasme du peuple. — Craintes et projets de la cour. — La salle des États fermée. — Sieyès et Bailly. — Un autre local s'ouvre pour la réunion des députés. — Serment du Jeu de Paume. — Les ordres du roi enfreints par l'Assemblée. — Les trois ordres réunis et travaux de l'Assemblée nationale.I Le jour était venu ; notre grande révolution inscrivait sa date orageuse et sublime dans l'histoire. Les lettres du roi aux bailliages, portant convocation des États-généraux, étaient publiées. Un peuple jusque-là. ignorant de ses droits politiques, misérable façonné à la servitude et courbé sous le poids de dix-huit siècles de despotisme, se réveillait tout d'un coup, jetait un regard de défi à l'avenir, et pressant contre son cœur ses enfants, nés esclaves comme lui et dont il allait préparer l'émancipation, il courait nommer ses représentants. Non, jamais spectacle plus beau ne fut donné au monde. Ce fut une joie immense, un délire, une frénésie, quand le peuple, devenu méfiant à force de vexations, n'eut plus de doute sur le mandat qu'on lui confiait. Il s'agissait non-seulement d'élire des députés, mais encore de rédiger des cahiers, d'écrire ses plaintes, ses projets, ses aspirations, de porter plus loin que le trône, au sein d'un pouvoir justement constitué, sa pensée depuis si longtemps dissimulée, étouffée, muette. Mais le roi... à quoi pensait-il de convier le peuple à un si vaste mouvement[1] ?... Avait-il entrevu les immenses conséquences de cette initiative ? Était-il enfin résolu à former un grand peuple, à le tirer des profondeurs obscures dans lesquelles l'avaient plongé ses aïeux, à le produire au rayonnement de la liberté, foyer fécondant et lumineux des nations ? Savait-il que plus un peuple monte et plus son souverain s'élève ? Non, non ; la vieille royauté faisait sa grandeur de notre abaissement. Ce n'était qu'une vaine satisfaction que l'on espérait jeter à l'opinion publique, en échange des sommes énormes dont avait besoin le trésor de l'État. Et pourtant on avait eu peur. Mais il fallait vivre ; on voulait sauver la couronne. En vain, pour éviter le danger, le gouvernement avait-il pris tous les chemins de traverse qui paraissaient s'éloigner de cette grande route du progrès que suivent les peuples à travers les âges ; tous y aboutissaient et l'y ramenaient inexorablement ! Mais on avait vu Louis XIV régner en despote, craint, adulé et respecté ; on avait vu Louis XV haï, méprisé, mais toujours redouté. Quelques philosophes avaient bien fait entendre des voix sévères, mais le trône ne s'était pas ébranlé pour si peu. Dans un jour de colère, le roi licencieux avait dicté des ordres cruels, et les philosophes avaient été dispersés. Les uns avaient pris la fuite, les autres' avaient payé par la prison leur témérité. De quel droit le peuple de Louis XVI criait-il, puisque le peuple de Louis XIV et de Louis XV s'était tu ? L'autorité ne se faisait-elle pas plus paternelle ? Les mesures de répression ne s'étaient-elles pas adoucies ? Ou le peuple n'était pas juste, ou il se montrait défiant de la royauté qui le couvrait de son aile protectrice. Du reste, dans la pensée de la cour, le peuple n'existait que par le nombre, et à cet appel qui lui était fait, il n'allait pas répondre. Comprendrait-il seulement ? Ni le roi, ni la reine, ni les parlements, ni Necker, ni les ministres ne le crurent. C'était une satisfaction donnée au mouvement libéral qui s'était produit, mais qui ne devait pas aboutir. Le peuple. Qu'est-ce que c'était que cela ? Savait-il, lui, écrire ? Que lui fallait-il de plus que du pain et des promesses ? Ils étaient tous tranquilles là-haut, et après la petite concession, malheur ! c'était à la réaction à reprendre ses droits. Du reste, tout était prévu et arrangé d'avance. La majorité des électeurs était dans la noblesse et le clergé. On devait ensuite élire à haute voix, et comme les petits ont toujours eu peur des grands, on ne pouvait supposer qu'en présence du noble, riche et puissant, le bourgeois, humble et craintif, nommerait un autre nom que celui qui était écrit, annoncé d'avance par la position et la fortune. Necker avait en outre convoqué les paysans des campagnes. C'était un coup de maître. Aucun ne savait lire, et le clergé avait la main haute, du village à la bourgade, et commandait jusque dans la chaumière du pauvre hère. Puis aucun de ces hommes n'était libre ; ils appartenaient tous à un seigneur, ils dépendaient tous d'un riche propriétaire. Ces élections populaires, c'était une grande comédie que devaient jouer des millions d'individus pour la satisfaction de quelques privilégiés ! Seul, Louis XVI, sans croire beaucoup aux États-généraux, ne leur était pas hostile. Moins monarchique que son entourage, il sentait que le pays avait marché depuis deux siècles, et que quelques garanties lui étaient nécessaires. Peut-être voyait-il déjà que le prestige de la couronne s'effaçait, que la pourpre du trône n'éblouissait plus personne, que la puissance royale commençait à s'écrouler ; en un mot, que la foi dans l'autorité se perdait comme déjà s'était éteinte la foi en l'autorité de l'Église, pourtant si forte et si riche. La justice eut raison sur l'iniquité. Le peuple fut unanime à envoyer des députés libéraux aux États-généraux. Dans la campagne, en effet, ce fut le curé qu'on nomma et qui eut à mener les élections. Mais les curés, chose qu'on paraissait ignorer, étaient les ennemis jurés de l'évêque. Ils étaient pauvres ces curés ; rien de plus misérable que le bas clergé ; l'évêque était gorgé de bénéfices ; cette fortune opulente que l'Église amassait, décuplait, était le partage du haut clergé. Le curé se montra libéral, et se vengea ainsi de ses maîtres orgueilleux et implacables. Dans les villes, le peuple connaissait ses droits. La philosophie avait pénétré dans ses couches de travailleurs. Les noms de Voltaire et de Jean-Jacques lui étaient familiers. Au despotisme du droit divin, il opposait la froide raison du patriarche de Ferney, et la sagesse et le sentiment du philosophe de Genève. Il pressentit une ère nouvelle et en avança l'heure en invoquant le nom des hommes du progrès. Pour la première fois la cour s'effraya, elle voulut reculer, il était trop tard. Elle recula, en effet, de quelques jours ; mais ne parvint qu'à démasquer ses intentions perfides sans arrêter l'élan enthousiaste qui s'était manifesté. II Les États-généraux étaient indiqués par la Cour des aides, demandés par les parlements et par les notables ; Brienne s'en était fait une arme, Necker s'était engagé à les ouvrir dans un bref délai. L'ouverture en était fixée au 27 avril. On gagna huit jours, et elle fut renvoyée au 4 mai. Grande victoire qui ne devait être fatale qu'aux vainqueurs. Dans le Dauphiné, les députés furent nommés en commun. En Provence, un homme redouté de la cour, Mirabeau, que nous allons bientôt voir se dessiner sur le champ de bataille révolutionnaire, est porté en triomphe, et, devenu soudain l'arbitre de la paix et de la guerre, est proclamé député aux États-généraux avec un enthousiasme touchant au délire. Mais ces élections ne se terminent pas sans rixes, et le sang versé par les agents du pouvoir aigrit déjà le peuple sans l'effrayer. Rennes est témoin d'une lutte entre la noblesse et la bourgeoisie. Le parlement, appelé à juger le différend, donne raison à la noblesse. Nantes aussitôt envoie neuf cents jeunes gens, qui accourent arracher leurs frères des mains des privilégiés. La noblesse a peur et se relire. A Besançon, même injustice du parlement ; le peuple outré se réunit, assiège le palais des magistrats et les met en fuite. Le roi intervient et casse l'arrêt du parlement. Paris donne l'exemple de la modération et de l'audace : tête de la nation, foyer de lumières, grande ville contenant dans son sein les esprits les plus remuants, les plus actifs, les plus instruits et les plus enthousiastes. L'autorité voulut opposer au mouvement qu'elle prévoyait une masse imposante de troupes, la lutte de la force brutale contre la puissance de l'idée. Un grand appareil de guerre fut déployé ; il y eut des soldats dans toutes les rues, et devant des groupes pacifiques d'électeurs se rendant à l'appel du devoir, des armes furent chargées et se dressèrent menaçantes. Paris resta impassible et n'en agit pas moins avec vigueur. Les présidents des districts, nommés par le roi, furent destitués ; et d'autres, désignés par le peuple, les remplacèrent. Le district des Cordeliers se distingua surtout par son énergie, la sagesse et la promptitude de ses décisions : il était présidé par Danton ! Vingt-cinq mille électeurs donnent alors à la France un spectacle inconnu et inattendu. Les élections s'accomplissent avec calme, sans effusion de sang, sans plaintes, sans reproches, sans le moindre désordre, avec le calme et la dignité que commandent la force et le droit. III Le 2 avril, les électeurs siégeaient à l'archevêché, et Sieyès, réunissant les suffrages de ses collègues, arrêtait qu'une déclaration des droits de l'homme serait publiée en tête des cahiers communs dont la rédaction devait s'inspirer des pensées émises dans les cahiers des districts. C'est alors qu'un incident malheureux vint affliger cette réunion. Depuis quelques jours le pain était renchéri et les ouvriers souffraient de l'inactivité des travaux. C'est alors qu'on parla d'abaisser les salaires. Le moment ne pouvait être plus mal choisi, et Dieu sait pourquoi on le choisissait. La fureur du peuple se manifesta et chercha un adversaire. Le nom de Réveillon fut prononcé, et celui-ci devint aussitôt l'objet de la colère populaire. Fabricant de papiers peints, dans le faubourg Saint-Antoine, et employant plus de trois cents ouvriers, il fut rapporté qu'il avait prononcé des paroles hostiles aux classes ouvrières, et qu'il avait déclaré qu'il allait réduire la journée de l'homme à quinze sous, prétendant que c'était plus qu'il n'en fallait pour vivre, et que la farine de froment n'était point faite pour l'ouvrier, mais pour les gens de la classe aisée. La populace se porta immédiatement devant sa maison, et proféra des menaces contre le fabricant. Elle pendit son effigie qu'on porta à la place de Grève, et qu'on brûla sous les fenêtres de l'Hôtel-de-ville. Le lendemain, elle retourna au faubourg, brisa les portes de la maison, et l'envahit la nuit avec pillage. On accusa le duc d'Orléans d'avoir provoqué cette émeute, d'autres portèrent leurs soupçons sur l'Angleterre. L'histoire ne va pas si loin, et ne demande compte qu'à la cour qui, si elle ne commanda pas le désordre, le laissa au moins se consommer, et sévit ensuite avec une rigueur extraordinaire. Les émeutiers étaient relativement en très-petit nombre. Peu hardis d'abord, leur audace ne grandit que lorsqu'ils s'aperçurent qu'on les laissait maîtres du terrain. Tout fait présumer que la cour, qui travaillait alors au retard de l'ouverture des États-généraux, crut voir dans ces désordres un moyen qui s'offrait à elle de se montrer récalcitrante. Elle avait espéré que la population du faubourg allait se joindre aux émeutiers et permettre aux troupes de déployer leur zèle pour la royauté, et au canon de la Bastille de gronder dans les rues. Il n'en fut rien. Le peuple, qui n'avait rien-à faire chez ce malheureux, victime peut-être d'une calomnie, resta dans ses ateliers et ne se montra pas. La cour, furieuse, se vengea après coup sur les quelques insensés qui s'acharnaient après des murailles, et les fit exterminer sans pitié. L'histoire jugera qui fut le plus coupable de ceux qui pillaient ou de ceux qui massacraient ; de ceux qui s'ameutaient et saccageaient, ou de ceux qui, ayant dans les mains le pouvoir et la force, regardaient faire, et quand le mal fut irréparable, le couronnèrent par le meurtre. Mais laissons dans l'ombre ce tableau isolé et revenons aux élections générales. Leur résultat fut éloquent : douze cent quatorze députés furent nommés, dont deux cent quatre-vingt-trois de la noblesse, trois cent-huit du clergé, et six cent vingt-trois du tiers état. Quant à la révolution, elle était écrite tout entière dans les cahiers remis par chaque bailliage à ses représentants. Néanmoins, les cahiers de la noblesse et du clergé ne promettaient encore rien de solide et de durable. C'est toujours le passé qui fait obstacle à l'avenir. Les privilégiés ne veulent rien perdre ; leurs concessions sont de celles qui ne sauraient les appauvrir ni les amoindrir. Ils sont toujours des êtres exceptionnels qui ont droit à la fortune publique, aux honneurs, au pouvoir, et ne doivent en échange aucun travail, aucune reconnaissance. Rien ne pouvait désormais retarder l'ouverture des États-généraux. Le peuple avait parlé et attendait. La nation tout entière espérait dans cette assemblée. La cour, la noblesse, tous les privilégiés réunis étaient impuissants contre ce désir immense, contre la manifestation d'un peuple esclave qui s'éveillait à la liberté. IV La veille, le 4 mai, à Versailles, le Veni Creator fut chanté, dans l'église de Notre-Dame, en présence du roi, de toute la cour et des députés aux États-généraux. Puis après cette cérémonie, tous se rendirent à l'église Saint-Louis, pour y entendre la messe du Saint-Esprit. La cour avait voulu pour cette circonstance renouveler la pompe des augustes fêtes de la monarchie. Les rues étaient jonchées de fleurs, les fenêtres et les balcons tendus d'étoffes précieuses et de riches tapisseries. A ces fenêtres, à ces balcons, sur les portes, partout, une foule immense accourue de Paris et de la province, des hommes émus et applaudissant à l'ère nouvelle, des femmes enthousiastes dans des toilettes superbes et confondant, dans l'élan de leur cœur, le nom du roi et celui du peuple. L'émotion surtout était grande à la vue dès députés du tiers, qui marchaient à la tête de la procession. C'étaient presque tous des hommes éminents, qui déjà avaient marqué par des œuvres utiles et qui ne devaient l'honneur de représenter la nation qu'à leurs talents ou à leur patriotisme. On distinguait surtout parmi eux Mirabeau, et des yeux on cherchait Sieyès, dont la grande réputation avait déjà transpiré ; Philippe d'Orléans, qu'on s'étonnait de rencontrer dans les rangs des députés du tiers ; et Lafayette qui, revenu d'Amérique où il avait combattu pour l'indépendance, était alors l'idole de la foule. Aussi modeste par l'habit que digue par l'attitude, le tiers état, imposant par le nombre et la popularité de plusieurs de ses membres, fut salué de vives acclamations. Il n'en fut pas de même pour la noblesse, vêtue d'habits somptueux, vestes et parements de drap d'or, cravate de dentelle, chapeau à plumes, retroussé à la Henri IV, ni pour le clergé en soutane, grand manteau, bonnet carré, ni pour les évêques avec leurs robes violettes et leurs rochets. Le roi qui, entouré de sa cour, terminait le cortège, retrouva seul quelques-uns des applaudissements qui avaient accueilli le tiers. Le peuple, à la vue de la reine, resta froid et cria vive le duc d'Orléans. C'était acclamer son ennemi. Ce coup qu'elle comprit lui fut sensible, mais, fière et hautaine, elle releva la tête et défia ce peuple qui, malgré sa jeunesse et sa beauté, devait bientôt lui vouer une haine sans miséricorde. Mais ce qui avait choqué la foule dans cette procession, et avait peut-être été la cause de sa froideur à l'égard — de la noblesse et de la cour, c'était l'étiquette rigoureuse qui avait été observée entre les trois ordres. Arrivés à Saint-Louis, le roi et la reine se placèrent sous un dais de velours violet semé de fleurs de lis d'or, et la cour, les princes, les princesses et les grands officiers de la couronne les entourèrent. Des bancs réservés furent désignés à la noblesse et au clergé ; le tiers fut relégué dans les bas-côtés de l'église. M. de La Fare, évêque de Nancy, prit la parole, et débuta ainsi : Sire, recevez les hommages du clergé, les respects de la noblesse, les humbles supplications du tiers état. Un moment le mot de liberté s'échappa de ses lèvres. L'évêque fut alors fort applaudi. Il semblait que ce fût là le cri de ralliement attendu, et l'on put croire qu'on était à la veille d'une réconciliation générale. On n'était qu'à la veille des jours de tempête. V Le lendemain, 5 mai 1789, l'ouverture des États-généraux eut lieu dans une magnifique salle préparée à cet effet dans l'hôtel des Menus-Plaisirs. Le roi prit place sur un trône de velours rouge, rehaussé d'une large broderie d'or et de perles, et semé de fleurs de lis ; la reine s'assit auprès de lui ; la cour s'était réservé les tribunes, et les deux premiers ordres occupaient les côtés ; restait le tiers état qui, comme à l'église Saint-Louis, remplit le fond de la salle et tous les sièges laissés vacants. On était décidé, du reste, à ne pas épargner les humiliations aux envoyés du peuple. Ainsi, tandis que l'on introduisait les députés du clergé et de la noblesse par la grande porte, ceux du tiers état attendaient, mal abrités sous un hangar, que s'ouvrît pour eux une petite porte de derrière ; mais peu importait cette nouvelle humiliation. Il suffisait que leur voix pût se faire entendre, certaine qu'elle était d'être comprise de la nation. A peine l'assemblée fut-elle installée, que Mirabeau entra, et sa vue produisit une grande sensation. Sa démarche et son regard imposaient à ses ennemis. Un profond silence s'établit et les trois ordres se couvrirent, malgré l'usage qui voulait que le tiers état restât découvert. Le roi parut ne point s'apercevoir de cet incident, et, promenant sur l'assemblée un regard tranquille, il prononça les paroles qui suivent : Messieurs, le jour que mon cœur attendait depuis longtemps est enfin arrivé, et je me vois entouré des représentants de la nation auxquels je me fais une gloire de commander. Un long intervalle s'était écoulé depuis les dernières tenues des états-généraux ; et quoique la convocation de ces assemblées parût être tombée en désuétude, je n'ai pas balancé à rétablir un usage dont le royaume peut tirer une seconde force, et qui peut ouvrir à la nation une nouvelle source de bonheur. La dette de l'État, déjà immense à mon avènement au trône, s'est encore accrue sous mon règne ; une guerre dispendieuse, mais honorable, en a été la cause, l'augmentation des impôts en a été la suite nécessaire, et a rendu plus sensible leur inégale répartition. Une inquiétude générale, un désir exagéré d'innovations se sont emparés des esprits, et finiraient par égarer totalement les opinions, si on ne se hâtait de les fixer par une réunion d'avis sages et modérés. C'est dans cette confiance, Messieurs, que je vous ai rassemblés, et je vois, avec sensibilité, qu'elle a déjà été justifiée par les dispositions que les deux premiers ordres ont montrées à renoncer à leurs privilèges pécuniaires. L'espérance que j'ai conçue de voir tous les ordres, réunis de sentiments, concourir avec moi au bien général de l'État, ne sera point trompée. J'ai déjà ordonné dans les dépenses des retranchements considérables. Vous me présenterez encore à cet égard, des idées que je recevrai avec empressement ; mais malgré la ressource que peut offrir l'économie la plus sévère, je crains, Messieurs, de ne pouvoir pas soulager mes sujets aussi promptement que je le désirerais. Je ferai mettre sous vos yeux la situation exacte des finances, et quand vous l'aurez examinée, je suis assuré d'avance que vous me procurerez les moyens les plus efficaces pour y établir un ordre permanent et y affermir le crédit public. Ce grand et salutaire ouvrage, qui assure le bonheur du royaume au dedans et sa considération au dehors, vous occupera essentiellement. Les esprits sont dans l'agitation ; mais une assemblée des représentants de la nation n'écoutera sans doute que les conseils de la sagesse et de la prudence. Vous aurez à juger, Messieurs, qu'on s'en est écarté dans plusieurs occasions récentes, mais l'esprit dominant de vos délibérations répondra aux véritables sentiments d'une nation généreuse, et dont l'amour pour ses rois a toujours fait le caractère distinctif : j'éloignerai tout autre souvenir. Je connais l'autorité et la puissance d'un roi juste au milieu d'un peuple fidèle et attaché aux principes de la monarchie ; ils ont fait l'éclat et la gloire de la France. Je dois en être le soutien, et je le serai constamment. Mais tout ce qu'on peut attendre du plus tendre intérêt au bonheur public, tout ce qu'on peut demander d'un souverain, le premier ami de ses peuples, vous pouvez, vous devez l'espérer de mes sentiments. Puisse, Messieurs, un heureux accord régner dans cette assemblée, et cette époque devenir à jamais mémorable pour le bonheur et la prospérité du royaume. C'est le souhait de mon cœur, le plus ardent de mes vœux, c'est enfin le prix que j'attends de la droiture de mes intentions et de mon amour pour mes peuples. Mon garde des sceaux va vous expliquer plus amplement mes instructions ; et j'ai ordonné au directeur général des finances de vous en exposer l'état. Ce discours fut applaudi, mais avec certaines réserves de la part du tiers état, peu satisfait du silence du roi sur la constitution, et qui semblait ainsi rapetisser la grandeur du mandat des députés nommés pour d'autres destinées que celles de voter de nouveaux impôts. Après Louis XVI, le garde des sceaux Barentin dit quelques mots et céda la parole à Necker. Celui-ci parla sur les finances, et son discours, long et fastidieux, aboutit tout simplement à accuser un déficit de 56 millions, qu'il n'était plus maître de dissimuler. Cette séance de peu d'éclat ne fut pas de nature à réconcilier les partis, et ceux-ci, mis en présence, n'attendaient que le moment de se déclarer plus ouvertement. Mirabeau exprima son étonnement dans le Journal des États-généraux, feuille qu'il venait de fonder, et qui fut aussitôt supprimée. Le futur tribun n'était pas homme à se laisser démonter par un arrêt de la cour. Il continua son journal sous le titre de : Lettres à ses commettants : S'il est vrai, disait-il, que l'on n'ait assemblé la nation que pour consommer avec plus de facilité le crime de sa mort politique et morale, que ce ne soit pas du moins en affectant de la régénérer. Que la tyrannie se montre avec franchise, et nous verrons alors si nous devons nous roidir ou nous envelopper la tête. VI Avant de poursuivre, arrêtons-nous un instant sur cette grande figure qui précède celles que nous verrons apparaître, quelques pages plus loin, au club des Jacobins, et qui nous donneront à la fois le spectacle du courage et de l'audace, de l'abnégation et de la résignation. Il n'en fut pas de même de Mirabeau, âme vénale et avide, dans un corps voluptueux ; il ne vit dans la mémoire des hommes que par le souffle puissant que laisse le génie. Être mort, s'écriait-il, c'est comme si l'on n'avait jamais vécu ! Il se trompait, car il vit tout entier parmi nous ; il y vit avec ses hautes et puissantes facultés, son éloquence, son enthousiasme, ses élans et ses faiblesses, ses fautes, ses vices, ses crimes. Mirabeau, s'écrie un écrivain moderne, c'est le tribun de l'aristocratie et le député de la démocratie, un mélange éloquent, terrible et charmant de Catilina, de don Juan, de révolté, d'aventurier. En cette immensité de désordres et de passions se rencontrent les traits principaux d'un grand politique et d'un vicieux de bas étage ! Il y a du pamphlétaire et du Montesquieu dans ce géant de l'Assemblée nationale. Il parle, on l'écoute ; il commande, on obéit ; il marche, il faut le suivre. Il était vraiment l'irrésistible. Cet homme était un lion ! sa chevelure était crinière et sa parole hurlement. Il dominait l'Assemblée ; il devançait le monde ; il avait une façon de se taire, une façon d'écrire, un geste, un regard, une voix qui n'ont jamais appartenu qu'à lui seul. Celui-là disparu, on n'a pas revu grand homme ou brigand qui lui ressemble. Il improvisait, il préparait ; il acceptait volontiers les mots, les sentiments, les citations et controverses, à cette condition qu'à l'instant même il leur donnât le ton de son génie, et que toutes ces choses si diverses, il les faisait siennes, à peu près comme l'incendie a fondu le métal de Corinthe. Il avait l'énergie et l'audace. Il était le mensonge et la sincérité même. Il était superbe, modeste et vantard, avec tant de mépris pour les fanatiques et les imbéciles. Il faut ajouter à ces paroles que si le fanatisme l'épargnait, il n'avait non plus ni principes ni convictions. Défendant le peuple, conseillant le roi et consolant la reine, il s'enivrait de la popularité qui lui venait d'en bas, et jouissait de l'or qui lui venait d'en haut avec le même calme et la même joie. VII Formes athlétiques, taille moyenne, ramassée sur elle-même, ni grâce, ni élégance, de la force, de la puissance, une tête énorme et un cou qui semble emprisonné entre la masse du corps et le volume de la tête. Une crinière semblable à celle du lion, retombant sur des épaules de taureau. Visage blême, livide, ravagé par une terrible maladie, et d'une laideur plus effrayante que repoussante ; lèvres sensuelles, ironiques, mobiles ; sous d'épais sourcils, yeux tellement expressifs, qu'à la tribune, alors qu'un torrent d'éloquence s'échappait de ses lèvres, et que le feu de la discussion l'animait, son visage si laid, s'éclairait, il devenait terrible, foudroyant, beau de noblesse et d'énergie. Il se connaissait, et faisait son portrait en deux mots : Un tigre qui a eu la petite vérole. Son enfance n'avait pas été heureuse, et les orages de sa jeunesse pouvaient déjà l'aire prévoir les tempêtes de toute sa vie. Descendant d'une famille de Provence originaire de Naples, les Riquetti, Gabriel-Honoré, comte de Mirabeau, était fils de Victor, comte de Mirabeau, désigné communément sous ce titre : l'Ami des hommes. Celui-ci était un monomane de maximes d'économiste. A force de libéralisme il était devenu un tyran pour tous ceux qui dépendaient de lui et l'approchaient. Il fit un ouvrage en cinq volumes : l'Ami de l'homme, mélange de despotisme et de philanthropie, et où les idées les plus libérales étaient néanmoins exposées. Dans le même temps qu'il sollicitait près du ministre pour l'adoption de ses idées, il travaillait à obtenir des lettres de cachet, dont il se servait avec la plus grande rigueur ; on prétend qu'il en obtint jusqu'à cinquante-sept. Sans affection pour ses enfants, monstre frotté de vertus et de sentiment, sa haine s'attacha surtout à Gabriel-Honoré qui, contrairement à ses autres enfants, était laid. Ce dernier ne laissa pas la main de son père s'appesantir sur lui sans se révolter. Le comte de Mirabeau n'en éprouva qu'une plus grande haine, et quand son fils fut d'âge il le contraignit à être militaire, comme l'on fait d'un enfant sur la tête duquel ne repose aucune espérance. Tempérament impétueux que rien ne peut briser et qui éprouve dans son âme le sentiment de l'injustice, Mirabeau, qui déjà a de grands besoins qui grandiront encore plus tard, se couvre de dettes et quitte l'armée. La haine de son père le poursuit. Celui-ci veut l'envoyer dans les Indes. Mirabeau se débat, il en est quitte pour la prison. Il en sort quelque temps après, est présenté à Versailles, y fait sensation ; et, profitant d'un instant de répit dans son existence aventureuse, il épouse une riche héritière, Emilie de Marignan. Un an après, il a mangé la dot de sa femme et accuse cent soixante mille livres de dettes. Comment se sauver de cette nouvelle situation. Il écrira, il continuera l'œuvre de son père, et lui aussi il rédigera des plans d'économie politique. Mais ce père est inflexible. Il s'acharne après le fils prodigue, et obtient contre lui une lettre royale qui confine de nouveau le jeune débauché entre les murailles d'une forteresse. Mirabeau en prison cherche à occuper ses loisirs, et séduit la seule femme qui s'y trouve. On demande son changement, et dans sa nouvelle prison il gagne le gouverneur ; entre en relations avec Sophie Lemonnier, jeune femme de dix-huit ans, mariée à un vieillard de soixante-dix, et fuit avec elle en Hollande. Vie de privations, de misère, de travail : Mirabeau et Sophie sont heureux, c'est une lueur d'amour dans l'existence tumultueuse du pamphlétaire et du futur tribun, qui, un instant, oublie son père, la prison, sa femme, et ferme les yeux à l'avenir. Son père ne l'oublie pas, lui ; il le fait chercher, dépense six mille francs pour cela, et Mirabeau est ramené à Vincennes. Là, il rédige des libelles, écrit, travaille, se multiplie, et à une réputation de débauché joint la célébrité d'écrivain immoral et licencieux. Il sort de prison. Il a quarante ans. Il est perdu de dettes et d'une santé compromise : Je suis libre, écrit-il à sa sœur ; mais à quoi me sert la liberté, renié par mon père, oublié par ma mère, persécuté par mes créanciers, privé de tout moyen de vivre, menacé par ma femme, dépourvu de tout, revenu, carrière, crédit. Oh ! plût à Dieu que mes ennemis ne fussent pas aussi lâches qu'ils sont méchants. Il fit une nouvelle maîtresse, mademoiselle de Nehra, et prit encore une fois la route de Hollande. A Paris, il avait vécu de sa plume ; là-bas, il vécut de sa maîtresse, et tous deux n'ayant plus de ressources se quittèrent bientôt. Sophie, qu'il n'avait plus revue depuis sa séparation, et à laquelle il écrivait des lettres si passionnées datées du donjon de Vincennes, ne put se consoler de son abandon et, d'après plusieurs historiens, se donna la mort. Sa femme, Émilie de Marignan, voulant secouer le joug d'un homme qui l'avait ruinée et la délaissait, plaida contre lui et eut l'avantage, malgré l'éloquente défense de Mirabeau : En plaidant contre sa femme, écrit un historien, il fit connaître les étonnantes ressources de ses talents oratoires ; mais il succomba sous sa mauvaise réputation. Auteur infatigable et saisissant toujours l'à-propos du moment, il n'avait encore acquis qu'une gloire incertaine, son usage était d'acheter, quelquefois même de piller des ouvrages où il plaçait des pages éloquentes. Il se garda bien d'abandonner une méthode si facile, quand l'empire de l'Assemblée constituante lui fut décerné ; mais il marquait fortement de son empreinte des ouvrages dont il avait emprunté le fond. Par sa conversation riche de faits, de pensées et de mouvements, il tirait des étincelles de génie de ses nombreux secrétaires, et il ne leur fut donné d'avoir du talent qu'avec lui. Sa plus grande force était dans sa colère. Cette passion, par un singulier phénomène, en l'élevant au-dessus des souvenirs importuns et des tristes témoignages de sa conscience, lui inspirait comme subitement de l'ordre dans les pensées, un éclat vif et pur dans les images, de l'à-propos, des saillies, enfin des mouvements généreux. Élevé à cette hauteur, il gouvernait l'Assemblée, comme il savait se gouverner lui-même. Son instruction politique était variée, nette et profonde. Même en faisant le mal, il ne rompait pas avec l'espoir de faire le bien : c'était un orateur incorrect, hargneux, pénible, mais adroit, puissant, redoutable et quelquefois sublime. La vertu en eût fait un orateur accompli. On peut ajouter, pour compléter au moral le portrait de Mirabeau, que si jamais homme ne fut plus indignement attaqué, aucun ne fut plus injustement défendu. Il a su à la fois mériter les attaques qu'on ne lui a pas ménagées et les éloges dont on l'a accablé. Les uns nient son talent et sa facilité, les autres exaltent son génie. Ses ennemis furent surtout dans le parti royaliste, et serviteur enthousiaste de la monarchie, alors qu'il élevait la voix pour le peuple, il fut plus le séide de la royauté que l'apôtre de la révolution. Mais suivons-le dans sa vie publique, et les actes à la main, il nous sera plus facile d'interroger cette étrange conscience qui se faisait un jeu de tout et semblait de force à tout peser. Quelques jours auparavant il était à Aix, où il préludait, par l'orage de ses élections, à son rôle dominateur. Il se présente dans la chambre des nobles, comme c était son droit, et on refuse de l'admettre sous prétexte qu'il n'est point possesseur de fiefs. Alors sa fureur s'exalte. Il y a longtemps qu'il nourrit une vieille haine contre l'oppression. Sa vengeance sera terrible et éclatante : Dans tous les pays, dans tous les âges, s'écrie-t-il, les aristocrates ont implacablement poursuivi les amis du peuple ; et si, par je ne sais quelle combinaison de la fortune, il s'en est élevé quelqu'un de leur sein, c'est celui-là qu'ils ont frappé, avides qu'ils étaient d'inspirer la terreur par le choix de la victime. Ainsi périt le dernier des Gracques de la main des patriciens ; mais atteint du coup mortel, il lança de la poussière vers le ciel, attestant les dieux vengeurs ; et de cette poussière naquit Marius : Marius, moins grand pour avoir exterminé les Cimbres, que pour avoir abattu dans Rome l'aristocratie de la noblesse. Le peuple, moins dédaigneux que les nobles, devina dans Mirabeau l'homme qui était appelé à préparer la révolution. Il l'acclama avec enthousiasme, et quand il parut en Provence, ce fut avec des cris de joie, avec une frénésie touchant au délire qu'on l'accueillit. Les cloches sonnaient à son approche, la foule accourue voulait dételer sa voiture. Qu'importaient ses besoins, ses passions, ses vices, c'était l'homme repoussé qui allait se réfugier dans les idées nouvelles et s'y créer un asile inviolable. A Marseille, cette ville populeuse qui tressaille encore au seul mot de liberté, Mirabeau est appelé pour apaiser de graves désordres survenus à la suite du renchérissement des vivres et de la misère ; il accourt, il paraît, fait un appel au peuple, et à sa voix le désordre cesse, la sécurité renaît. Il revient à Aix, où l'émeute rend sa présence nécessaire. A Manosque, il sauve un évêque ; à Toulon, il arrête une insurrection en faisant baisser le prix du pain. Partout où il apparaît il triomphe, et cet homme qui doit désespérer la vertu par ses excès et sa vénalité, fait plus par la puissance de son génie que des armées, plus que le pouvoir constitué, il domine les multitudes, comme plus tard il doit dominer une assemblée. Aix et Marseille, d'un accord unanime, l'envoient aux États-généraux. Malheur à la noblesse qui l'a méprisé ; la royauté, moins orgueilleuse ou plus habile, saura bien revenir à cet audacieux et estimera son génie assez haut pour le payer de sommes énormes. Mirabeau devait à son tour le payer plus cher que la cour. Sa vénalité lui coûte aujourd'hui sa popularité. VIII Nous retrouverons bientôt Mirabeau à l'œuvre ; mais revenons aux États-généraux. Comme il le pressentait, rien n'était fait encore, l'ouverture avait eu lieu, trois discours avaient été prononcés, on avait parlé de l'héroïsme de la noblesse et du clergé, qui étaient prêts à abdiquer les vieilles prérogatives et se réunissaient au tiers état pour travailler au bien public, mais de gros nuages s'amoncelaient dans le ciel et dans le cœur de chacun de ces hommes, comme dans le cœur du roi, de la reine, et des ministres de la royauté ; si une lutte se livrait, c'était la lutte de l'orgueil et de l'égoïsme contre les tendances du progrès. Le procès du peuple se préparait souterrainement. Ces élections bruyantes, ces cortèges pompeux, ces discours à double entente, n'étaient faits que dans l'espoir de gagner du temps et de déconcerter une fois de plus la liberté. Qu'on envisage bien la situation d'alors. Il y avait des siècles que la monarchie, retranchée derrière ses armées et son brillant entourage, était toute puissante ; il y avait des siècles que la noblesse se partageait les honneurs et vivait sur le territoire comme dans un pays conquis ; il y avait des siècles que le clergé absorbait la richesse publique. Rois, nobles, évêques, ils régnaient, ils gouvernaient, ils ordonnaient, ils jouissaient, ils s'étaient tout donné sur la terre, ils se promettaient tout dans le ciel. Le paysan se courbait et interrogeait le sol, de son intelligence, de ses mains, de ses sueurs ; l'ouvrier dans les villes traînait sa vie dans un labeur sans trêve, et au bout de la journée on lui jetait un peu de nourriture, comme le maître le moins humain fait à la bête de somme qu'il veut se réserver pour le lendemain. Mais voilà que tout d'un coup ce peuple, instruit par les grands esprits du siècle, se réveille. L'œuvre de Voltaire, de Diderot, de Jean-Jacques Rousseau, des encyclopédistes, des philosophes pénètre dans les couches inférieures et allume la pensée d'un bout du monde à l'autre. La terre subit comme un tremblement. Le peuple se hausse sur la pointe des pieds et regarde par dessus la tête des nobles. Il réfléchit, il compare, il juge, il s'impressionne et il crie justice. Sa voix a une portée immense. Le peuple, ce n'est pas seulement le serf attaché à la terre, l'esclave couché sur le sol, c'est aussi la bourgeoisie tout entière. Tout homme qui n'est ni noble, ni du haut clergé, souffre et a intérêt à une révolution. Mais il n'en est pas de même chez les oppresseurs, et, poussés par la force des choses à marcher en avant, à promettre des libertés, des garanties et à se dépouiller des immenses privilèges qui les protègent au détriment de la nation, ils ne le font qu'à regret et en conservant l'espoir de ressaisir cc qu'ils abandonnent, et à faire plus rude la main de fer qui, dans un temps qu'on croyait proche, devait s'appesantir de nouveau sur le peuple. Le roi, nous l'avons dit plus haut, avait cru aux États-Généraux. Mais il avait compté sans son entourage et sans les partis intéressés. Trop faible pour nourrir une idée que seul il avait conçue, bientôt il l'abandonnait el mendiait des conseils à des courtisans, quand il ne s'inclinait pas devant la reine. Toujours flottant entre la crainte d'irriter ses sujets, la volonté de les contenir, et dans l'incapacité de gouverner, dit madame Roland, il convoqua les États-Généraux, mais eut bien garde de réformer les dépenses et de régler sa cour. Après avoir développé lui-même le germe et offert le moyen des innovations, il prétendit les étouffer par l'affectation d'une puissance à laquelle il avait fourni un corps à opposer, et il ne fit qu'instruire à la résistance. Il ne lui restait plus qu'à sacrifier de bonne grâce une portion de son autorité pour se conserver dans l'autre la faculté de la reprendre tout entière ; faute de savoir le faire, il ne se prêta qu'à de misérables intrigailleries, seul genre familier aux personnes qu'il sut choisir ou que sa femme protégeait ; il avait cependant ménagé dans la constitution des moyens suffisants de pouvoir et de bonheur, s'il eût eu la sagesse de s'y borner ; de façon qu'au défaut de l'esprit qui l'avait mis hors d'état d'empêcher son établissement, la bonne foi pouvait le sauver s'il eût voulu sincèrement la faire exécuter après son acceptation. Mais toujours protestant d'une part le maintien de ce qu'il faisait saper de l'autre, sa marche oblique et sa conduite fausse excitèrent d'abord la défiance et finirent par allumer l'indignation. Tout était préparé d'avance. Les deux premiers ordres ne devaient rien céder au troisième. Après avoir paru accepter avec enthousiasme le tiers-état, on devait tendre à le lasser jusqu'au moment où, reconnaissant son impuissance, il aurait en quelque sorte abdiqué. D'Eprémesnil et d'Entraigues, deux membres ardents du parlement, furent gagnés à la cause de la monarchie. Pendant que la nation espérait et attendait confiante dans les promesses royales, l'aristocratie se réunissait chez la comtesse de Polignac et complotait sourdement contre les idées qu'elle acclamait au dehors. Si les Jacobins, commençant à se montrer dans les clubs, eussent été assez forts alors pour ouvrir la lutte avec la royauté, la révolution accélérait sa victoire, et, triomphante sans fatigues et sans haines, elle s'affirmait sans une goutte de sang. Mais n'anticipons pas sur les événements, ayons la patience de ce peuple qui attendait depuis des siècles, de ces hommes qui, obscurs alors, travaillaient dans l'ombre au triomphe de leurs idées, et assistons à la première séance des États généraux. IX C'était le 6 mai. Les députés du tiers se rendent dans la salle des États et attendent en silence l'arrivée des deux autres ordres. Ils attendent en vain. La noblesse et le clergé s'étaient établis dans leurs chambres respectives et décidaient que les pouvoirs devaient être vérifiés par chaque ordre et dans son sein. C'était le passé ramené, la révolution compromise. Le tiers état l'emportait par le nombre sur les deux autres ordres. Ces derniers contenaient quelques germes d'opposition qui devaient nécessairement éclore de la discussion et renforcer le tiers état. Les ordres séparés, le tiers état perdait sa force. Mais de quel droit cette séparation, cette atteinte à la volonté de la nation ? L'heure n'était-elle pas venue de briser ces vieilles barrières de l'inégalité et du despotisme ? Le tiers-état ne paraît pas s'inquiéter. Il occupe la grande salle, il ne l'abandonnera pas ; il représente la nation bien plus que les deux ordres privilégiés. Il déclare qu'il attend et qu'il continuera à attendre. Le lendemain, même conduite, même attitude. Des membres sont désignés par l'Assemblée et envoyés à la noblesse et au clergé pour les inviter à se rendre dans la salle des États. Le clergé, plus prudent que la noblesse, offre de nommer des commissaires pour terminer ce différend. La noblesse s'y refuse avec violence et parle de s'offrir en holocauste pour le triomphe de la monarchie. Le tiers état, en face de l'emportement de la noblesse, conserve son calme et sa modération, et, applaudi par le peuple qui envahit les tribunes et assiste à ses assemblées, déclare ne pas devoir fonctionner et continue à réclamer la réunion des trois ordres. On était alors au 27 mai, et toute transaction était devenue impossible. La noblesse avait formellement 'déclaré qu'on vérifierait les pouvoirs séparément. Il fallait prendre un parti. Ce fut Mirabeau qui, le premier, éleva la voix et proposa de faire une sommation au clergé. Une députation, ayant à sa tête Target, se rendit dans la salle du clergé, et lui fit entendre ces paroles mémorables : Au nom du Dieu de paix et de l'intérêt national, Messieurs des communes invitent Messieurs du clergé à se réunir avec eux dans la salle de l'Assemblée, pour aviser au moyen d'opérer la concorde, si nécessaire, en ce moment, au salut de la chose publique. Plusieurs membres du clergé voulurent suivre la députation. Ils en furent empêchés par la majorité, qui demanda jusqu'au lendemain pour réfléchir. Le tiers état répondit qu'il était en permanence et qu'il attendrait toute la nuit. Effrayé de cette insistance, le clergé confie ses craintes à la noblesse, qui en appelle au roi. Celui-ci, guidé par la reine, autorise les deux ordres par une lettre à ne pas se réunir au tiers. La lettre du roi était adroite, elle demandait que les conférences eussent lieu en présence d'une commission royale et du garde des sceaux. Mirabeau vit le piège et conseilla au tiers de paraître dupe tout en protestant par une adresse. Ces conférences curent lieu, et ne purent aboutir. Necker alors fit une contre-proposition qui eût pu être fatale au tiers ; il s'agissait de s'en remettre au roi, si des difficultés s'élevaient de la vérification des pouvoirs qui s'examinaient séparément. Mais la noblesse, orgueilleuse et se croyant encore au temps de la féodalité, refusa ce moyen et permit encore au tiers de dominer la situation. Depuis un mois déjà, les résistances de la noblesse et du clergé retardaient le travail de l'Assemblée. Or, ceux qui avaient mis leur espoir dans cette convocation, commençaient à éprouver des doutes et plusieurs avouaient leur déception. Il en résultait une panique universelle. Les riches, soit par crainte, soit par haine, se renfermaient dans leurs maisons ou leurs châteaux et ne faisaient aucune dépense. Le travail cessant dans les villes et dans les campagnes, la famine s'installa pâle et menaçante au chevet d'une partie de la population, la plus intéressante, celle qui concourt au grand mouvement intellectuel et industriel, mesure la fortune publique, et n'attend d'un travail ingrat que le pain nécessaire à la vie. De cette misère étaient nées quelques bandes de malheureux qui sillonnaient les campagnes, sollicitaient des secours, et quelquefois, rendues terribles par la besoin, les arrachaient par la force. Que faire pour remédier au mal ? L'Assemblée ne pouvait pas même discuter sur ce sujet. Par l'obstination des deux ordres monarchiques, elle était réduite à l'inaction, et muette spectatrice de scènes désolantes, ne pouvait que gémir et espérer. C'est alors que le clergé, moins hautain, mais plus habile que la noblesse, s'avisa d'un stratagème dont ne furent dupe, ni la France, ni les députés du tiers, mais qui était de nature à déconsidérer les représentants de la nation. Un prélat vint en son nom, à la barre de l'Assemblée, verser des larmes hypocrites sur les misères du peuple, et tirant de sa poche couverte d'hermine un morceau de pain noir, il le montra à la foule qui garnissait les tribunes : Voilà, dit-il, la nourriture du paysan. Il conclut en disant que le clergé proposait de former une commission pour conférer sur la question des subsistances. L'Assemblée resta interdite. Ses orateurs ordinaires, ceux qui avaient déjà donné des preuves de génie et d'éloquence : Rabaud de Saint-Étienne, Malouet, Mounier, Chapelier, Mirabeau se turent comme s'ils eussent compris le piège qu'on tendait à l'Assemblée, et qu'ils ne se sentissent pas l'esprit assez lucide pour y parer. En effet, ou le tiers approuvait la proposition du clergé, et il se trouvait par ce fait consacrer la séparation des ordres, ou il la repoussait, et le peuple pouvait l'accuser des malheurs publics. Un membre obscur prit la parole, Populus, et répondit au clergé en termes fiers et dignes. Un autre, peut-être aussi obscur, mais qui n'était pas destiné à l'être longtemps, Robespierre, s'adressant au prélat, se lit l'organe de l'Assemblée, et déclara que le tiers état invitait le clergé à venir délibérer sur les maux du peuple : Nous sommes tout autant que vous, dit-il, touchés par ces misères, et, si vous prétendez le contraire, qui vous empêche, pour soulager le pauvre, de vendre vos vases sacrés ? Cette réponse était un reproche sanglant à l'adresse du clergé, qui avait l'astuce d'exhiber un morceau de pain noir, quand la fortune de la nation était dans ses mains. X Cependant cette réponse hardie ne diminuait pas le péril. Le tiers état, en butte aux haines de la cour et de la noblesse, avait besoin de toute sa popularité. Ce fut Sieyès, qui, le 10 juin, semblant prendre un parti énergique, s'écria : Coupons le câble, il est temps ! Mirabeau déjà avait dit : Tout projet de conciliation rejeté par une partie ne peut plus être examiné par l'autre. Un mois s'est écoulé, il faut prendre un parti décisif. On arrête qu'une dernière invitation va être portée aux deux ordres, et que s'ils refusent, l'Assemblée passera outre. Les uns veulent que ce soit à l'instant, les autres le surlendemain, qui était un vendredi. Ces derniers l'emportent. On attendra deux jours, et ce terme expiré, l'Assemblée fonctionnera. Le jour désigné arrive. La sommation est faite en termes qui ne permettent plus de tergiversations. Les deux ordres répondent par le besoin d'une nouvelle délibération ; mais plusieurs curés se rendent dans la salle des États : trois le premier jour, six le deuxième, et dix le troisième et le quatrième. La cour n'eut que des dédains pour cette légère victoire.
Le tiers état ne parut point s'en offenser et continua d'agir. On fit l'appel
des bailliages, on procéda à la vérification des pouvoirs, et le titre
définitif que prendrait désormais l'Assemblée fut discuté. Cette discussion
se prolongea fort avant dans la nuit du 16. Plusieurs membres redoutant les
conséquences d'un acte aussi important, et avouant leur attachement à la
royauté et à la noblesse, voulurent arrêter l'élan de l'Assemblée. Les
membres libéraux, recevant l'exemple de leur président, bravèrent les
outrages, les injures et n'abandonnèrent pas leur poste. Mounier proposait le
titre de : Assemblée des représentants de la
majeure partie de la nation en l'absence de la mineure partie.
Mirabeau : Représentants du peuple français.
Barnave et Rabaut de Saint-Étienne appuyaient Mounier dans sa phraséologie
inintelligible et interprétant faussement la situation des députés de la
nation. Sieyès : Assemblée des représentants
connus et vérifiés de la nation. Legrand fut mieux inspiré, et
demanda le titre de : Assemblée nationale. Mirabeau, répondant aux objections qui lui étaient faites, soutint sa proposition en ces termes : Je suis peu inquiet, dit-il, de la signification des mots dans le langage absurde des préjugés. Quand Chatam a renfermé dans un seul mot la charte des nations, et dit : la majesté des peuples ; quand les Américains ont opposé les droits naturels du peuple à tout le fatras des publicistes, ils ont reconnu toute la signification et toute l'énergie de cette expression, à qui la liberté donne tant de valeur... Ne voyez-vous pas qu'il vous faut le nom du peuple, parce qu'il donne à connaître au peuple que nous avons lié notre sort au sien. Mais Mirabeau cette fois ne l'emporte pas. Il a une arrière-pensée, ce grand homme que ses inspirations poussent à la liberté, et que son éducation et ses besoins attachent à la monarchie. Le mot peuple pouvait s'entendre de deux manières, et la noblesse ne manquerait pas de lui accorder sa signification la plus restreinte. Le titre : Assemblée nationale était vraiment celui qui semblait désigné d'avance à cette solennelle assemblée. Barère s'en déclare le défenseur : Vous êtes rappelés, dit-il, après deux cents ans d'inertie et de pouvoir arbitraire, pour régénérer la nation et non pour river ses fers ; vous devez établir et non pas maintenir une constitution ; vous devez, en un mot, recommencer l'histoire des états généraux, et, comme disait l'immortel Turgot, les droits des hommes réunis en société ne sont point fondés sur les annales, mais sur la nature. Sieyès se rallie immédiatement à Legrand et à Barère[2] ; et, le 17 juin, le titre : Assemblée nationale, est voté et acclamé à la majorité de quatre cent quatre-vingt-onze voix contre quatre-vingt-dix. Mais les applaudissements les plus unanimes et les plus enthousiastes vinrent surtout du peuple qui garnissait les tribunes. Il n'y avait plus de noblesse, de clergé, de tiers état, il n'y avait plus qu'une grande nation et les représentants d'un peuple s'éveillant à la liberté. Rien, on le voit, ni les cris des privilégiés, ni les craintes des timorés, n'avait arrêté l'impulsion de cette nouvelle Assemblée nationale ; elle était fondée, elle existait, et, aussitôt, elle résolut de s'occuper immédiatement des questions les plus pressantes. La perception des impôts se présentait tout de suite à l'esprit. Voulant donner quelques garanties aux deux ordres, mais en même temps jeter un blâme sur le passé et faire prévoir l'avenir, elle déclara, que l'impôt, illégal jusqu'alors, serait perçu provisoirement jusqu'au jour de la séparation de ladite assemblée. Redoutant les haines des ennemis de la souveraineté nationale, elle proclama l'indivisibilité du Corps législatif, elle décréta en outre qu'en cas de disjonction, l'impôt reconnu illégal ne serait plus perçu, et consolida la dette publique en la mettant sous la sauvegarde de la loyauté française. Enfin la misère était grande, et la famine était suspendue comme une menace sur la tête du peuple, elle y remédia instantanément en créant un comité des subsistances. Que pouvait-on demander de plus à une assemblée à peine constituée et entourée de tous les dangers ? L'histoire n'avait pas encore fourni l'exemple d'une telle entente et d'un tel triomphe. La nation fit éclater sa joie par des acclamations enthousiastes. La cour, sombre et menaçante, ourdit sourdement la destruction de l'Assemblée nationale et la dispersion des protecteurs de la nation. XI Louis XVI était d'une dévotion outrée. Par contre, Marie-Antoinette avait prouvé par sa conduite qu'elle n'en avait que l'apparence et en quelque sorte l'hypocrisie. Élevée à une cour licencieuse et despote, fille d'une reine qui n'a laissé dans l'histoire que des souvenirs cruels, elle ne croyait qu'à l'inégalité des classes et à la puissance de la royauté. Ceci est tellement vrai que, jusqu'au dernier jour, elle détesta même les défenseurs de la monarchie qui, dans un jour d'enthousiasme, avaient donné le moindre gage de sympathie à la nation. Lafayette, qui tant de fois protégea sa personne et lui fit jusqu'à un rempart de son corps, Malouet, Mounier, qui cherchaient à satisfaire les premières exigences du peuple en sauvegardant l'autorité royale ; Necker, esprit flottant qui, de cœur à la révolution, sacrifia sa popularité à la monarchie ; Mirabeau, qui immola son génie au pied d'un trône dont il avait lui même sapé la base, et qui, aux derniers jours de sa vie, jura dévouement à une cause désormais perdue ; Barnave, séduit par la beauté et la douleur d'une femme qui savait quelquefois faire oublier quelle était reine pour mieux rappeler qu'elle était femme ; Dumouriez, homme sans principes et sans opinions, et qui, après avoir jeté son gant dans l'arène révolutionnaire, immola son devoir à son orgueil en traitant avec une tête couronnée ; tous ces hommes, qui se fermaient les portes de l'avenir pour elle, hasardaient leur vie et faisaient taire jusqu'à leur foi politique, obscurcissant l'éclat de leur raison sous les nuages du sentiment, elle s'en servit, les sacrifia, tout en leur conservant sa haine et son mépris. Elle était ainsi faite, qu'elle ne pouvait avoir d'instinct et d'amour que pour les courtisans et les esclaves : pour ceux qui, dans sa grandeur, lui imposaient encore par le prestige du nom et de la position, ou pour ceux plus nombreux qui, couchés à plat ventre devant sa puissance, flattaient sa nature impérieuse et son orgueil incommensurable. En présence des faits audacieux, monstrueux, qui venaient de s'accomplir, elle pâlit, et demanda à ses conseillers intimes un moyen de faire rentrer le peuple sous terre, d'humilier ses fiers représentants et d'en finir une bonne fois avec les États-généraux. Le 17, au soir, on s'était réuni à Marly ; le 19, nouvelle réunion : les évêques, le cardinal de La Rochefoucauld, l'archevêque de Paris, les princes, les courtisans, tous les intéressés sont là. On propose de dissoudre les États. Il y va de l'avenir de la monarchie. Le roi hésite, Necker oppose un projet plus modéré. Le roi accepte. Un officier de service entre dans le conseil des États et parle bas au roi de la part de la reine. C'en est fait réellement cette fois de la royauté. Le roi ordonne que la salle où se réunissent les députés du tiers sera fermée le lendemain, 20 juin. La reine triomphe. Des pressentiments terribles et la mort du dauphin, arrivée inopinément, rapprochent les deux illustres époux. Le roi devient plus aimant, la reine se fait plus femme, et retient à elle le cœur faible et pusillanime du malheureux roi qu'elle va conduire à sa perte. Il y avait alors à l'Assemblée nationale trois hommes qui inquiétaient la cour : Mirabeau, Sieyès et Bailly. On espérait que la mauvaise réputation tuerait le premier. On trouvait le deuxième et le troisième plus redoutables. Sieyès n'avait ni l'éloquence, ni l'énergie de Mirabeau, mais il avait plus de science, une logique plus serrée et des vues plus profondes. Ce n'était pas l'orateur brillant et fécond, c'était l'homme sérieux et réfléchi ; dans les loisirs de l'étude il avait mûri la révolution. Plus audacieux que Mirabeau par l'idée s'il n'en avait pas la hardiesse dans la forme, il était le premier de cette pléiade nouvelle qui allait se jeter en avant dans le monde nouveau du progrès et de la liberté ! Bailly n'inspirait pas moins de crainte. Plus humble et moins séduisant, sa réputation d'honnêteté en faisait une personnalité puissante. Épousant la révolution, qui lui apparaissait dans un âge avancé, il l'acceptait avec la joie et l'enthousiasme de la jeunesse. Président de cette nouvelle Assemblée nationale, qui allait étonner le monde par ses travaux gigantesques, il se montrait, dès le premier jour, à la hauteur de la situation qui lui était créée. Nous allons le voir agir avec la sagesse d'un vieillard et l'audace d'un jeune homme. XII Le lendemain, l'ordonnance royale qui annonce la fermeture de la salle des Etats est affichée dans Versailles, et Bailly reçoit une lettre de M. de Brézé, maître des cérémonies, qui lui apprend que la séance royale, fixée pour le 22 juin, oblige le roi à faire interdire la salle aux députés. La raison est toute simple, il faut des préparations à la grande solennité. Bailly lui, comprend qu'il n'a point le droit de ne pas se rendre au poste qui lui est confié. L'Assemblée s'est ajournée la veille au samedi, 20 juin, il obéit à l'Assemblée, et à huit heures se présente à la porte de la salle des États. Une sentinelle l'arrête. Plusieurs députés arrivent et veulent forcer la consigne. On les menace de la force armée. Bailly rédige une protestation. D'autres députés s'indignent. Une lutte va s'engager, Bailly les apaise, et ils s'éloignent se répandant sur l'avenue de Paris et discourant en plein air. Réunissons-nous ! s'écrient-ils tous d'une voix unanime. — Où ?... — N'importe ! Il est question de la place d'Armes, de Marly, de Paris. Guillotin propose la salle du Jeu de Paume, située au vieux Versailles. Cette idée est acceptée avec enthousiasme, et quelques minutes après, les membres de l'Assemblée nationale siégeaient dans une grande salle nue, froide, laide, mais vaste et profonde. On trouve un seul siège, on l'offre à Bailly, qui le refuse, et tous restent debout, acclamés par le peuple accouru en foule sur les pas de ses représentants. Que va-t-on faire ?... On a été chassé indignement du lieu des délibérations. Les soldats de la royauté ont croisé le fer devant les mandataires du pays. L'un d'eux, Mounier, s'écrie : Jurons de nous rassembler partout où les circonstances l'exigeront, jusqu'à ce que la constitution du [royaume soit établie et affermie sur des fondements solides. Je réclame l'honneur de jurer le premier, fait entendre la voix de Bailly. Il prononce le serment, tous les bras se lèvent, toutes les voix retentissent et ce n'est qu'un cri. On les a chassés, humiliés, menacés, ils jurent de défendre les droits du peuple au péril de leur vie. Un seul, Martin d'Auch, reste à l'écart, et tremble. Les autres se pressent les mains avec tendresse, et l'enthousiasme éclate dans leurs traits. Rabaud Saint-Étienne, Bailly, Dubois-Crancé, Garat, Chapelier, Pétion, Barnave, Sieyès, Mirabeau, Bertrand, Barère, Target, Thouret, Guillotin, se distinguent par l'énergie de leur attitude et la résolution qui se peint sur leur visage. Il en est un surtout qui déjà se fait remarquer par son patriotisme et le sacrifice qu'il semble faire d'avance de sa vie, et qui, les deux mains appuyées sur sa poitrine, prononce le serment d'une voix forte et vibrante... c'est Robespierre. Le lendemain, l'Assemblée nationale se retrouvait sur le pavé. Quelle guerre mesquine, quelle lutte étroite, peu digne d'un grand peuple et digne au plus d'une monarchie caduque 1 La noblesse était accourue à Marly. Marie-Antoinette avait convoqué le ban et l'arrière-ban des courtisans. Dans des conciliabules privés on avait arrêté qu'on allait lasser la patience des députés d'une part, et armer les régiments dans lesquels on pouvait placer le plus de confiance. Les soldats français n'étaient pas sans donner quelques inquiétudes. Les gardes françaises, par exemple, se montraient tièdes pour la royauté et chaleureuses pour le peuple. Mauvais soldats !... Vivent les Allemands !... Les cavaliers hongrois, les chasseurs tyroliens, les dragons de La Tour, les kainzerlites, dont l'allure martiale devait imposer à la populace, étaient bien les hommes de taille à pulvériser la nation. Louis XVI, que son parti accusait d'irrésolution, était relégué dans l'ombre. Le chef nouveau c'était la reine ; le comte d'Artois venait à sa suite. Les projets de ce nouveau comité étaient extrêmes. Le roi les ignorait, plusieurs membres de la noblesse les condamnaient ; Necker, ennemi personnel de la reine, les repoussait ; c'était la ruine de la monarchie que des royalistes conspiraient. XIII La séance du 22 juin fut remise au 23. La salle des États n'était donc point encore ouverte aux communes. On songea à celle du Jeu de Paume. Vain espoir, les princes l'avaient retenue pour leur amusement. Les députés se rendirent à l'église des Récollets, mais ne la trouvant pas assez vaste, ils envahirent l'église de Saint-Louis. Cette nouvelle séance fut, comme celle de la salle du Jeu de Paume, l'occasion d'un nouveau triomphe. Après l'appel des cent quarante-neuf députés du clergé qui ont signé la déclaration du vendredi, 10 juin, pour lu vérification commune, et parmi lesquels on remarque l'évêque de Chartres, l'évêque de Rhodez, l'archevêque de Vienne, l'archevêque de Bordeaux, l'Assemblée reçoit une députation de la part de la majorité de l'ordre du clergé, qui annonce que cette majorité ayant pris la délibération de se réunir nu tiers état pour la vérification des pouvoirs, demande sa place dans la salle nationale. Bailly répondit qu'ils étaient attendus, et leur arrivée fut saluée par des applaudissements et des acclamations universels. Bientôt ce fut le tour du comte Antoine d'Agoust et du marquis de Blacons, deux membres de la noblesse qui se ralliaient aux députés du tiers. La nation triomphait. La royauté ne croyait pas à cette victoire, et, tout en prenant des mesures d'attaque et de répression, affichait la moquerie et l'ironie. Le plus malheureux c'était Necker : on repoussait son nouveau projet, vainement soutenu par MM. de Montmorin, de la Luzerne, de Fourqueux, de Saint-Priest. Il avait contre lui les ministres Puységur, Villedeuil, le garde des sceaux, Barentin, les conseillers d'État, les princes. En face d'une opposition aussi puissante, Necker n'avait plus qu'à se retirer. Que pouvait faire cet homme qui, animé de l'amour du bien, n'était plus à la hauteur des événements ? Le peuple n'avait jamais jusqu'alors espéré beaucoup en lui. La royauté n'y croyait plus. Il comprit son abandon, sa situation équivoque, il résolut de ne point paraitre le lendemain à la séance royale. Une nuée de baïonnettes apprend à Versailles que la séance si pompeusement annoncée par la royauté, allait avoir lieu. Une garde nombreuse entoure la salle ; partout on a établi des barrières. Dans les rues circonvoisines, ainsi que sur l'avenue de Paris, et sur la place d'Armes, on a placé des détachements de gardes françaises et suisses, de gardes de la prévôté et de la maréchaussée. Dans toute la ville, un déploiement de forces inusité. Que va-t-il donc ce passer ?... Est-ce un roi, un père, qui descend au milieu de son peuple et vient avec lui causer.de grandes œuvres à faire et de bien à accomplir ? Non ! La rumeur publique le déclare : c'est un roi despote, conseillé par des courtisans orgueilleux et avides, qui vient s'opposer au progrès d'une révolution qui est déjà dans les esprits, déjà dans les cœurs, et que, par sa conduite obstinée, il appellera demain sur la place publique. Le ciel est nuageux, sombre. Il semble que le soleil refuse d'éclairer de ses lueurs ce jour qui s'annonce comme précurseur des orages de la nation. Le roi est arrivé en voiture, et la foule, muette sur son passage, ne s'est pas inclinée devant le dernier débris d'une antique royauté. La pluie tombe, les députés du tiers se présentent aux portes de la salle des États. Ces portes, par lesquelles les deux ordres privilégiés sont entrés, restent fermées pour eux. La pluie redouble. Ils se réfugient dans une galerie trop étroite pour les contenir tous, et où la pluie les poursuit. Ils attendent. Le roi est entré, les princes, les ministres, la noblesse, le clergé, sont dans la salle occupant les premières pinces ; et le tiers état, les véritables députés de la nation, restent au dehors, exposés aux injures du temps et aux humiliations d'un tel scandale. Ils se récrient : deux secrétaires sont allés se plaindre. On propose de se retirer. Bailly frappe à la porte ; de l'intérieur, des gardes du corps lui répondent : Tout à l'heure ! Tout à l'heure !... Où sont-ils donc les historiens qui ont écrit que la colère du peuple avait brisé la royauté ? N'est-ce pas la royauté elle-même qui, par son insolence, préparait sa propre chute ! Ils entrent enfin, à la file, deux par deux. Ils trouvent les deux autres ordres en place, mais pas de foule. Le peuple a été exilé de l'enceinte où un roi malhabile va vouloir parler en maître à une nation qui n'en connaît plus. Le trône était placé dans le fond de la salle ; à droite était le clergé, et à gauche la noblesse. Le roi d'armes était au milieu. Autour d'une table se trouvaient rangés les ministres. Un tabouret était vacant ; un seul, c'était celui de Necker Les députés du tiers s'assirent où ils purent ; mais irrités et indiquant par leur attitude et l'expression de leurs visages, qu'ils ne pardonnaient point la dernière humiliation qu'on venait de leur faire subir. XIV Messieurs, commença le roi, je croyais avoir fait tout ce qui était en mon pouvoir pour le bien de mes peuples, lorsque j'avais pris la résolution de vous rassembler, lorsque j'avais surmonté toutes les difficultés dont votre convocation était entourée, lorsque j'étais allé, pour ainsi dire, au-devant des vœux de la nation, en manifestant à l'avance ce que je voulais faire pour son bonheur. Il semblait que vous n'aviez qu'à finir mon ouvrage, et la nation attendait avec impatience le moment où, par le concours des vues bienfaisantes de son souverain et du zèle éclairé de ses représentants, elle allait jouir des prospérités que cette union devait lui procurer. Les États-généraux sont ouverts depuis près de deux mois, et ils n'ont point pu encore s'entendre sur les préliminaires de leurs opérations. Une parfaite intelligence aurait dû naître du seul amour de la patrie, et une funeste division jette l'alarme dans tous les esprits. Je veux le croire et j'aime à le penser, les Français ne sont point changés ; mais, pour éviter de faire à aucun de vous des reproches, je considère que le renouvellement des États-généraux après un si long terme, l'agitation qui l'a précédé, le but de cette convocation, si différent de' celui.qui rassemblait vos ancêtres, les restrictions dans les pouvoirs, et plusieurs autres circonstances ont dû nécessairement amener des oppositions, des débats et des prétentions exagérées. Je dois au bien commun de mon royaume, je me dois à moi-même de faire cesser ces funestes divisions. C'est dans cette résolution, Messieurs, que je vous rassemble de nouveau autour de moi, c'est comme le père commun de tous mes sujets, c'est comme le défenseur des lois de mon royaume, que je viens en retracer le véritable esprit, et réprimer les atteintes qui ont pu y être portées. Mais, Messieurs, après avoir établi clairement les droits respectifs des différents ordres, j'attends du zèle pour la patrie des deux premiers ordres, j'attends de leur attachement pour ma personne, j'attends de la connaissance qu'ils ont des maux urgents de l'État, que, dans les affaires qui regardent le bien général, ils seront les premiers à proposer une réunion d'avis et de sentiments que je regarde comme nécessaire dans la crise actuelle qui doit opérer le salut de l'État. Après ce discours, qui jette la stupeur dans les rangs du tiers, un des secrétaires d'État lit la déclaration du roi concernant la présente tenue des États-généraux : Le roi veut que l'ancienne distinction des trois ordres de l'État soit conservée ; en son entier, comme essentiellement liée à la constitution de son royaume ; que les députés librement élus par chacun des trois ordres, formant trois chambres, délibérant par ordre, et pouvant, avec l'approbation du souverain, convenir de délibérer en commun, puissent être considérés comme formant le corps des représentants de la nation. En conséquence, le roi a déclaré nulles les délibérations prises par les députés de l'ordre du tiers état, le 17 de ce mois, ainsi que celles qui auraient pu s'en suivre, comme illégales et inconstitutionnelles. Les cahiers ou mandats ne sont pas impératifs, ils ne doivent être que de simples instructions confiées à la conscience des députés. Nous ne citerons pas toute cette déclaration. Quelques lignes suffisent pour la juger. Le roi donne raison aux ordres privilégiés contre le tiers état. S'il y a eu un point de division, c'est la faute du tiers. Le roi veut bien pardonner. Certes, comme on l'a trop dit, il est bon ce roi, mais il connaît bien peu son peuple, ou il est bien faible pour son entourage. D'un trait de plume, il efface les premiers travaux de l'Assemblée nationale. Tout ce qui a été fait est nul. Et le serment du Jeu de Paume, pour quoi le comptez-vous ? Notre modération, notre patience, notre conduite calme et sage en face de l'obstination de cette classe privilégiée, comment nous en tenez-vous compte ? C'en est trop, tout le sang que nous ont donné nos pères s'indigne et bout dans nos veines à la lecture de telles paroles. Nous sommes fiers d'écrire l'histoire de notre pays en face d'un tel conflit où la royauté ne Se montre si pauvre d'expédients et de raison que pour laisser aux représentants du peuple l'occasion de se montrer si dignes et si sages. Louis XVI reprend son discours : il parle des différents bienfaits qu'il accorde à ses peuples. Il affirme, sans se faire illusion, que jamais roi n'a fait autant pour une nation. Il déclare qu'il veut conserver en son entier et sans la moindre atteinte, l'institution de l'armée, ainsi que toute autorité, police et pouvoir sur le militaire. Il ajoute que dans le cas où les députés l'abandonneraient, il en prendra son parti et fera seul le bien de ses peuples. Réfléchissez, Messieurs, ajoute-t-il, qu'aucun de vos projets, aucune de vos dispositions, ne peut avoir force de loi sans mon approbation spéciale. Ainsi, je suis le garant naturel de vos droits respectifs ; et tous les ordres de l'État peuvent se reposer sur mon équitable impartialité. Toute défiance de votre part serait une grande injustice, C'est moi, jusqu'à présent, qui fais tout le bonheur de mes peuples ; et il est rare peut-être que l'unique ambition d'un souverain soit d'obtenir de ses sujets qu'ils s'entendent enfin pour accepter les bienfaits. Comme on le voit, ce n'est plus Louis XVI qui parle, c'est Louis XIV. Si le tiers état s'attendait à des humiliations telles qu'on lui en a fait subir, et à quelques mots de reproche de la part de la royauté, il était loin de s'attendre à un tel abus du despotisme. Les députés sont prévenus. Ils ne feront rien par eux-mêmes ; ils n'en ont pas le droit. Le roi est le maître absolu et saura bien se passer d'eux. Du reste, il a pour lui l'armée, la police, toute l'autorité. Alors, à quoi bon des états généraux ? Si le tiers état avait montré ses craintes, tout était perdu. Nous verrons qu'il ne faillit pas d'une seconde à sa mission. Messieurs, conclut le roi, je vous ordonne de vous séparer tout de suite, et de vous rendre, demain matin, chacun dans les chambres affectées à votre ordre, pour y reprendre vos séances. J'ordonne, en conséquence, au grand maître des cérémonies de faire préparer les salles. Ce fut le coup de grâce. les députés du tiers se regardaient indignés, et aucun d'eux ne bougea. Cependant le roi s'est levé, et les députés de la noblesse et une partie de ceux du clergé se retirent ; quelques curés imitent le tiers état, résistent à l'ordre et restent sur les bancs. Le marquis de Brézé, grand-maître des cérémonies, s'approche du président, et, paraissant étonné, lui rappelle l'ordre formel du roi. Bailly se tourne vers les représentants les plus proches ; Je crois, dit-il, que la nation assemblée ne peut pas recevoir d'ordre. Mirabeau alors élevait la voix, et s'adressant à l'Assemblée : Messieurs, s'écriait-il, j'avoue que ce que vous venez d'entendre pourrait être le salut de la nation, si les présents du despotisme n'étaient toujours dangereux. Quelle est cette insultante dictature ? L'appareil des armes, la violation du temple national pour vous commander d'être heureux !... Qui vous fait ce commandement ? Votre mandataire !... Qui vous donne des lois impérieuses ? Votre mandataire !... qui doit les recevoir de nous, de nous, Messieurs, qui sommes revêtus d'un sacerdoce politique et inviolable ; de nous, enfin, de qui seuls vingt-cinq millions d'hommes attendent un bonheur certain, parce qu'il doit être consenti, donné et reçu par tous. Mais la liberté de vos délibérations est enchaînée, une force militaire environne les Etats. Où sont les ennemis de la nation ? Catilina est-il à nos portes ? Je demande qu'en vous couvrant de votre dignité, de votre puissance législative, vous vous renfermiez dans la religion de votre serment ; il ne nous permet de nous séparer qu'après avoir fait la constitution. Et s'avançant vers le marquis de Brézé, qui attend une réponse plus positive que celle de Bailly : Oui, Monsieur, dit-il, nous avons entendu les intentions qu'on a suggérées au roi ; vous qui ne sauriez être son organe auprès des Étals-généraux, vous qui n'avez ici ni place, ni droit de parler, vous n'êtes pas fait pour nous rappeler son discours. Cependant, pour éviter toute équivoque et tout délai, je déclare que si on vous a chargé de nous faire sortir d'ici, vous devez demander des ordres pour employer la force : allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple, et que nous n'en sortirons que par la puissance des baïonnettes ! Louis Blanc range parmi les erreurs historiques le fameux discours : Catilina est-il à nos portes ? etc., et nie le début de la dernière phrase du discours à M. de Brézé : Allez dire à votre maître, etc. Il est vrai que ces passages ne se trouvent ni dans les Mémoires de Bailly, ni dans le Point du jour de Barère, ni dans le Moniteur, mais nous le trouvons dans presque tous les mémoires du temps, entre autres dans ceux du marquis de Ferrières, et tous les historiens modernes, sauf Louis Blanc, ont accepté le texte que nous donnons. M. de Brézé, interdit, ne répondit pas un mot et se
retira. Alors, le député Camus prit la parole : Le
pouvoir des députés composant cette assemblée, dit-il, est reconnu ; il est reconnu aussi qu'une nation libre ne
peut être imposée sans son consentement. Vous avez donc fait ce que vous
deviez faire : si, dès nos premiers pas, nous sommes arrêtés, que sera-ce
pour l'avenir ? Nous devons persister, sans aucune réserve, dans tous nos
précédents arrêtés. Mais, en ce moment, des ouvriers entrent dans l'intérieur de la salle, et se disposent à enlever les banquettes. Un signe du président les intimide, et, muets et saisis d'admiration devant les hommes courageux qui opposent la force du droit à la force brutale qui déjà les menace, ils cessent et se retirent. La force brutale, elle, se présente bientôt, et plusieurs compagnies de soldats, l'arme au bras, sillonnent la salle. Les députés ne les voient pas, ils continuent à délibérer, et les soldats, interdits comme les ouvriers, se retirent sans avoir rien tenté contre la représentation nationale. Ils continuent à délibérer, disons-nous, et leur génie s'allume à l'étincelle de la résistance. Il est de votre dignité de persister dans le titre : d'Assemblée nationale, s'écrie Barnave. Vous êtes aujourd'hui ce que vous étiez hier, dit simplement Sieyès. La grandeur de notre courage égalera la grandeur des circonstances, fait entendre la voix de Glezen, député de Rennes, il faut mourir pour la patrie ! Puis bientôt, sur la proposition de Mirabeau, l'Assemblée déclare : que la personne de chaque député est inviolable. Elle déclare infâme, traître envers la nation et coupable de crime capital, qui accomplira ou prêtera la main à un attentat de ce genre. L'Assemblée arrête qu'elle en poursuivra les auteurs, instigateurs et exécuteurs, avec toute la rigueur des lois. XV Pendant ce temps, la cour se réjouissait, le roi seul était sombre. Il comprenait la gravité des paroles qu'il venait de prononcer et commençait à douter de leur efficacité, mais les princes ne pouvaient contenir leur joie. La révolution était arrêtée, le tiers état allait rentrer sous terre. La reine, elle, était triomphante. Elle traversait ses appartements, la tête haute, accompagnée de sa fille, et portant le dauphin dans ses bras : Je le confie à la noblesse, disait-elle. Cette noblesse qui, au premier danger, l'abandonna et émigra. Le roi, retiré dans son appartement particulier, apprit en même temps l'ivresse de la cour et la résistance du tiers état : Que voulez-vous ? dit-il, laissez-les. Et, en effet, c'était sagement répondre. Qu'eût-il fait ? N'avait-il pas déjà assez tenté pour sa perte ? Bientôt une autre nouvelle parvint jusqu'à lui, et le rendit encore plus soucieux. Ce peuple qui, autrefois, l'avait si joyeusement acclamé, s'était contenté cette fois de rester muet sur son passage ; il montrait son hostilité contre la royauté et son enthousiasme pour ses ennemis. Necker n'avait pas été vu à la séance royale, donc le ministre était en discrédit. C'était plus qu'il n'en fallait pour qu'il fût populaire. Soudain dans les galeries, sous les fenêtres du château un nom retentit, celui de Necker. Marie-Antoinette tressaillit. Elle détestait le ministre, et le haïssait depuis le blâme public qu'il venait de donner à la royauté en ne paraissant pas à la séance royale. Mais la multitude le réclamait, elle envahissait les jardins du château et menaçait de pénétrer dans la salle. Les gardes du corps, immobiles, n'osaient repousser cette foule qui grossissait toujours, et à ses cris d'-enthousiame pour le ministre mêlait — des cris d'imprécation pour le comte d'Artois et pour la reine. Déjà, on avait donné des ordres pour qu'ils fissent usage de leurs armes, et, sans refuser, ils avaient éludé et n'avaient pas bougé. La reine eut peur. Au milieu de ses courtisans, elle se sentit menacée par le flot populaire, et, courant vers le roi, elle le conjura de rappeler le ministre disgracié. Le roi qui, sur ses instances, s'était privé de son ministre, souscrivit à ses nouvelles prières, et Necker fut mandé aussitôt au château. Il arriva, et lui aussi, à son tour, il fallut le prier. Il fit payer sa popularité à la reine haïe par la nation. Popularité qui s'éteignit dans une journée, haine qui ne s'assoupit que dans le sang. Il céda, et sa présence seule rassura la multitude qui ne consentit à s'éloigner que sur l'assurance qu'il était rentré au ministère. Le soir, des feux de joie furent allumés, et des hommes promenèrent des torches par la ville. La nation ne gagnait rien au retour de Necker ; homme faible et que l'orgueil aveuglait, il ne mettait aucun gage à ses services, et sortie à peine du danger, la reine complotait déjà sa chute. Le véritable triomphe du peuple était dans la résistance des États-généraux. De ce côté, la révolution était consommée. XVI Cependant la cour espérait encore lasser l'Assemblée par de nouvelles tracasseries. Le lendemain, 24 juin, les députés trouvaient la salle des États entourée de troupes ; le peuple, repoussé avec violence, n'avait plus accès dans l'intérieur. Mounier propose de présenter une adresse au roi pour lui exposer que les représentants de la nation doivent avoir la police du lieu de leur assemblée, et lui demander que les troupes aient à se retirer des environs de la salle des États libres et généraux, attendu que leur présence est incompatible avec la liberté de l'Assemblée ; et que si le roi ne les écarte pas, l'Assemblée nationale se verra forcée de se transférer ailleurs. Cette proposition fut vivement appuyée par la majorité de l'Assemblée. Mirabeau, alors, se levait pour se plaindre du garde des sceaux, quand il fut interrompu par l'arrivée d'une partie du clergé, qui, au nombre de cent cinquante et un, venait définitivement siéger au sein de l'Assemblée nationale. Cette victoire se complétait, le lendemain, d'une autre députation qui combla de joie les amis de la paix et de l'ordre public, huit nouveaux membres du clergé et quarante-sept députés de la noblesse : MM. Latour-Maubourg, Lusignan, Sillery, Genlis, d'Aiguillon, Castellane, Latouche, de La Rochefoucault, d'Aguesseau, de Luynes, les frères Crillon, de Montcalm, Clermont-Tonnerre, Lally-Tollendal, de Toulongeon, Montmorency, Montesquiou, Fezensac et le duc d'Orléans. Ces tronçons de la caste privilégiée ne s'étaient pas séparés sans difficultés du faisceau orgueilleux. Vous réunir au tiers, vous ne l'oserez pas, s'était écrié Cazalès ; et un autre, le duc de Caylus, dans le feu de la discussion et à bout d'arguments, avait mis la main sur la garde de son épée. Toujours cette vieille pantomime qui nous fait tant rire aujourd'hui. L'épée ne fut pas sortie du fourreau, et les quarante-sept obéirent à leur conviction. Le 26 juin, M. de Juigné, archevêque de Paris, jugea prudent d'imiter ses collègues. Jusque-là il s'était montré ardent contre le tiers-état. Le 24, comme il sortait dans Paris, sa voiture est reconnue par la foule qui, aussitôt, l'entoure et menace de lui faire un mauvais parti. L'archevêque s'échappe et se réfugie dans l'hôtel de la Mission. Le peuple assiégé l'hôtel, et on ne sait jusqu'à quel excès il se portera lorsque M. de Colbert, évêque de Rhodez, et un des cinq prélats qui s'étaient réunis à l'Assemblée nationale, se présente, apaise le peuple, et est bientôt lui-même aussi acclamé et fêté que le malheureux archevêque de Paris a été maltraité. C'est que déjà alors la nation pesait d'un poids énorme dans les décisions des pouvoirs. Le temps n'était plus où, ignorante et indifférente, elle se laissait gouverner par des maîtres iniques et criait encore : Vive le roi ! La nation acceptait bien encore la monarchie, mais elle ne la voulait plus despote, tyrannique et absolue. Elle avait les hommes qui la représentaient, c'était à ceux-là qu'elle adressait ses plaintes et ses espérances. Elle prenait l'engagement de les soutenir et de verser pour eux son sang le plus pur. De tous les centres actifs de la France arrivaient des adresses à l'Assemblée. Le Dauphiné fit la sienne, Paris ne resta pas en arrière, et du Palais-Royal partit une députation que reçut l'Assemblée. Tous les jours, les tribunes étaient envahies par une foule nombreuse qui applaudissait aux travaux de l'Assemblée, acclamant déjà de préférence les quelques hommes qu'elle remarquait comme devant plus spécialement marquer dans la révolution et y jouer un rôle populaire. Il était évident que la nation tout entière était avec l'Assemblée. La cour et la noblesse s'isolaient donc de la masse du peuple, et cette conduite était de nature à faire naître des haines qui, longuement et lentement amassées, pouvaient être fatales un jour à la monarchie. Louis XVI comprit le danger, ou du moins Necker, rentré au pouvoir, parvint à le convaincre de la nécessité de le prévenir, et le président de l'ordre de la noblesse fut appelé devant le roi. Le duc de Luxembourg trouva la cour en alarmes. Un bruit sinistre planait sur Versailles. On ne parlait de rien moins que d'un massacre général qui devait avoir lieu. Cent mille rebelles, disait-on, étaient en marche sur Paris et sur Versailles. Monsieur, dit le roi, je prie la noblesse de se réunir aux deux autres ordres. Si ce n'est pas assez de prier, j'exprime ma volonté : je veux. A quelques jours d'intervalle, le même roi parlait, comme on le voit, un langage bien différent de celui que nous avons entendu. Il suffisait d'un bruit de mort pour changer ainsi ses résolutions. Malheur aux rois qui ne trouvent de la bonté dans leur cœur et de l'amour pour leurs sujets que dans les orages de la peur ! Les peuples ne tiennent compte que des actes spontanés, et toute concession arrachée par la force des circonstances, n'a pour résultat que d'amener d'autres concessions. Les craintes de la cour étaient exagérées, et la noblesse, qui s'habituait à considérer le roi comme un homme hésitant et incapable, et qui portait plus volontiers ses regards vers le comte d'Artois, homme ignorant et tout confit de dévotion, et sur la reine, femme nerveuse, sujette à l'épouvante et au désespoir, mais pleine de colère et de haine, ne se pressa pas d'obéir aux injonctions de Louis XVI. La cour, dont les craintes ne cessaient pas, et qui, à la vue du progrès de la révolution, donnait à la nation le spectacle de la terreur dans le calme, se fit plus insistante près de la noblesse. Cette fois, le comte d'Artois écrivit de sa main qu'il fallait céder. Cédons donc, puisqu'il le faut, dirent les députés de la noblesse, mais montrons que c'est malgré nous et avec l'espoir d'une prompte réparation. Le 27 juin fut la journée choisie par la noblesse pour sa soumission. Nous venons pour donner au roi une marque de respect et à la nation une preuve de patriotisme, dit le duc de Luxembourg, au nom de la majorité de l'ordre. La famille est complète, dit Bailly, nous pourrons désormais nous occuper sans relâche et sans distractions de la régénération du royaume et du bonheur public. La révolution législative était achevée, l'Assemblée constituée. Comme avait dit Bailly, les députés pouvaient se livrer aux travaux que leur commandaient leurs cahiers ou leurs mandats. Ces cahiers devaient servir de base à une nouvelle constitution. Ils contenaient la pensée générale du pays tout entier. Nous en citerons seulement les parties les plus saillantes. Ceux du clergé étaient les plus modérés ; et si la noblesse ne faisait aucune part à la révolution, on peut dire que celle que consentait le clergé était bien minime. CAHIER DU CLERGÉ : Il s'élève contre les mariages mixtes et contre la liberté de la presse. Aucun ouvrage ne pourra être imprimé dans le royaume, dit-il, à moins qu'au préalable il n'ait été permis. Il sera établi, surtout dans la capitale, un comité ecclésiastique chargé de veiller à l'exécution de ces lois, et autorisé à dénoncer légalement ces sortes d'ouvrages. Sur la question de l'enseignement, la majorité des cahiers vote pour qu'il soit soumis à l'autorité du clergé, et que les places de maître d'école lui soient données. Toutefois, il faisait ses réserves quant à son intérêt personnel. Il demandait que sa dette fût réunie à la dette publique, et n'entendait nullement se dépouiller de ses immunités, rang, séance, ordre et prééminence, tous droits qu'il disait avoir acquis par quatorze siècles de possession. Il ajoutait que les capitulaires de nos rois ayant affecté à la dîme tous les fruits de la terre, et imposé aux cultivateurs l'obligation civile de la payer, elle devait être regardée comme un droit inviolable et de fondation nationale, etc. CAHIER DE LA NOBLESSE : Plusieurs proposent qu'il ne soit plus distingué que deux ordres en France, la noblesse et le tiers état, et que le clergé soit réparti jans l'un ou dans l'autre suivant sa naissance. D'autres insistent pour qu'il soit créé un ordre de paysans. D'autres enfin demandent que nul acte public ne soit réputé loi, nul impôt établi, sans le consentement des États-généraux. D'accord sur ce point avec le clergé et le tiers état, la noblesse proscrit les lettres de cachet. Celle de Paris demande la suppression de la Bastille. La noblesse accepte sa part des charges publiques ; mais, disent les uns, l'impôt ne sera jamais que temporaire, et il ne pourra être perçu au-delà du terme fixé par les États-généraux ; et, disent les autres, la taille qui nous sera appliquée, sera appelée taille noble, afin de distinguer et conserver la ligne de démarcation si nécessaire dans une monarchie. A l'égard de la dette, plusieurs cahiers déclarent que la noblesse ne consent à s'en charger que par pure considération pour la personne du roi. Quant à ses droits féodaux, à l'exception du droit de chasse, elle y renonce, moyennant rachat qui devra être fait, dit un cahier, au plus haut prix, et payable dans dix ans. Ailleurs, elle exprime le vœu que les dîmes soient abolies, et que la dette du clergé soit laissée entièrement à sa charge. A côté de quelques concessions provisoires, la noblesse ne manquait pas de placer ses vieilles prétentions. Toutes révélaient plus ou moins son invincible attachement à ses droits de caste. On conservera aux seigneurs, disaient certains cahiers, la propriété des justices inhérentes la glèbe de leurs fiefs — et patrimoniales comme eux —, ainsi que le droit de commettre des officiers pour les dessertir en leur nom, et celui d'en recueillir les profits ; on les maintiendra encore dans la jouissance pleine et entière de toutes les perceptions et droits utiles, fixes ou casais, autorisés soit parles coutumes, soit par des titres authentiques. Toutes les places de sous-lieutenants demeureront réservées, aux nobles et anoblis, parce que, d'après l'esprit national, ajoutaient-ils, la profession des armes est essentiellement l'apanage de la noblesse. Dans d'autres, elle prescrivait à ses députés de s'opposer à tout ce qui pourrait porter atteinte aux propriétés utiles et honorifiques de ses terres, et réclamait le maintien du droit exclusif de porter l'épée, insistant pour qu'on établit des peines contre les non-nobles qui s'arrogeraient Jette prérogative. Dans d'autres encore, sollicitant une distinction comme croix, cordon ou écharpe, elle voulait que cette distinction fût portée par les femmes et les filles nobles, et qu'il fût également permis aux femmes de porter les marques des grades militaires de leurs époux, et tous les ordres dont ils étaient décorés. Un grand nombre demandait l'établissement d'un tribunal héraldique chargé de vérifier les titres, et voulait que les États-généraux déterminassent les professions qui n'emporteraient point la dérogeance. D'autres enfin, proposaient de multiplier les chapitres en faveur des filles nobles, ainsi que les commanderies d'hommes, etc. Dans les cahiers du tiers état seulement les vœux de la nation étaient exprimés. Les autres contenaient les pensées des privilégiés ; dans les derniers, ces pensées se lisaient clairement et se traduisaient avec une éloquence et un enthousiasme qui prouvaient jusqu'à quel point tous les esprits étaient surexcités. CAHIER DU TIERS ÉTAT : Il prescrivait à ses représentants de se refuser à tout ce qui pourrait offenser la dignité de citoyens libres qui viennent exercer les droits souverains de la nation. Il se récriait contre la violation de la foi publique dans les lettres confiées à la poste et contre tous les privilèges exclusifs. Il déclarait : que nul impôt ne pouvait être établi que par la nation. Et encore tout citoyen, de quelque ordre et de quelque classe qu'il soit, peut exercer librement telle profession, tel art, métier et commerce qu'il jugera à propos. Les maîtrises et jurandes, qui étouffent l'émulation et enchaînent les talents, seront abolies. On établira dans tout le royaume l'uniformité des poids et mesures. Il faut solliciter une loi qui assure aux cultivateurs le fruit de la terre en faisant détruire une trop grande quantité de gibier que les seigneurs se plaisent à multiplier sur leurs terres. On demande la suppression des enrôlements forcés, et de l'ordonnance militaire qui exige des preuves de noblesse. Le haut clergé sera tenu à la résidence, et le sort des curés et des vicaires amélioré. L'éducation publique sera réformée, ou plutôt .établie de manière à former des citoyens utiles à toutes les professions. Divers cahiers demandent la liberté de la presse, la liberté du commerce, l'établissement d'une caisse nationale et commerciale, soit de secours, soit d'assurance. Il sera établi dans les villes des maîtres de dessin, de géométrie pratique et de mathématiques pour les enfants du peuple. Les laboureurs, artistes et artisans qui excelleront dans leur art, qui perfectionneront les machines et ustensiles de l'agriculture et du commerce, recevront des distinctions et des récompenses publiques. Tout citoyen a le droit d'être admis à tous les emplois, professions et dignités. La liberté naturelle, civile, religieuse de chaque homme, sa sûreté personnelle, son indépendance absolue de toute autre autorité que celle de la loi, excluent toutes recherches sur ses opinions, ses discours, ses écrits, ses actions, en tant qu'ils ne troublent pas l'ordre public, et ne blessent pas les droits d'autrui. Il demandait : l'institution d'un code agraire, du jugement par jurés, des justices de paix ; la suppression des prisons d'État, des aides, des gabelles. D'autres réclament le partage égal des biens entre les enfants, la responsabilité des ministres et agents du pouvoir, la conservation de l'Université dans le seul but de maintenir l'unité et la solidité des études ; l'institution d'un concours pour toutes les chaires. En ce qui touche le clergé, plusieurs cahiers voulaient que les fonctions ecclésiastiques fussent données par l'élection du peuple. Quant à la noblesse, les uns veulent qu'il n'en soit plus question, d'autres qu'elle soit seulement à vie ; d'autres enfin, qu'elle soit laissée aux chances d'extinction que la mort apporte dans les familles. Enfin, dit le cahier du tiers état de Paris, la constitution qui sera faite dans les États-généraux actuels, sera la propriété de la nation, et ne pourra être changée ou modifiée que par le pouvoir constitutif, c'est-à-dire par la nation elle-même ou par ses représentants. La charte de la constitution sera gravée sur un monument public élevé à cet effet ; la lecture en sera faite au-roi à son avènement au trône, sera suivie de son serment, et la copie insérée dans le procès-verbal de la prestation du serment. Tous les dépositaires du pouvoir exécutif, soit civil, soit militaire, les magistrats des tribunaux supérieurs et inférieurs, les officiers de toutes les municipalités du royaume, avant d'entrer dans l'exercice des fonctions qui leur sont confiées, jureront l'observation de la charte nationale. Chaque année, et au jour anniversaire de sa sanction, elle sera lue et publiée dans les églises, dans les tribunaux, dans les écoles, à la tête de chaque corps militaire, et sur les vaisseaux ; et ce jour sera un jour de fête solennelle dans tous les pays de la domination française. C'était toute une constitution à faire, un grand peuple à consolider ; il fallait à la fois satisfaire une nation qui avait trempé les lèvres à la coupe enivrante des libertés, et ne pas trop mécontenter les castes privilégiées hostiles à tout progrès et assez fortes, avec l'aide de la cour et de l'autorité militaire, pour jeter le pays dans les orages de la guerre civile et, qui sait, le replonger dans les ornières du passé. Un comité, composé des membres les plus actifs et les plus intelligents, fut nommé pour préparer l'immense travail de la constitution. La joie éclata dans tous les cœurs et se peignit sur tous les visages. Le club breton qui, transporté à Paris, allait prendre le titre de Jacobins, et avoir à sa tête les membres les plus influents de la révolution et qui comptait alors Sieyès, Pélion, Le Chapelier, Glaizen, Barnave, fit entendre des cris d'enthousiasme. Le peuple, dans son délire, confondit ses amis et ses ennemis. Ses applaudissements s'adressaient au roi, à la reine, au comte d'Artois, aussi bien qu'au duc d'Orléans et à ses députés. Pas une goutte de sang encore, pas un meurtre, et si la monarchie et la noblesse, oubliant leurs vieilles prérogatives, le voulaient, la révolution était accrue. Il n'y avait plus qu'à suivre la route tracée et a arborer franchement le drapeau des libertés publiées. De Paris à Versailles ce fut une procession d'hommes et de femmes qui crièrent vive le roi ! vive la nation ! Le roi avait sa cour, ses armées, la nation avait ses représentants. on voyait clair dans l'avenir, la paix était assurée. on attendit le lendemain avec calme, confiant sur la foi des traités, de la sincérité de la cour et de la modération du peuple. |
[1] Tout Français ayant atteint l'âge de vingt-cinq ans, et compris dans le rôle d'impositions, devait élire, à raison de deux députés par cent électeurs, des députés à l'assemblée du bailliage, qui étaient alors chargés de la nomination des députés aux États-généraux. C'était, comme on le voit, un acheminement aux élections telles que nous les avons comprises depuis et au suffrage universel. — Pour l'époque, cela tenait du prodige. Les deux ordres et les possesseurs de fiefs avaient le droit d'élire directement leurs députés, et les autres devaient choisir, à raison de un sur dix, des mandataires ayant voix à l'élection des députés des États-généraux. — Dernier abus que la révolution allait broyer dans son passage rapide et jeter au vent avec les débris des vieilles institutions et des odieux préjugés.
[2] Mignet, Michelet et plusieurs autres historiens donnent le titre d'Assemblée nationale comme venant de Sieyès. D'après les documents sérieux dans lesquels nous avons puisé, nous croyons être dans le vrai en en faisant honneur au député Legrand. Sieyès fut seulement le premier des députés qui s'y rallia. On ne prête qu'aux riches.