RECHERCHES SUR LA XIVe DYNASTIE DE MANÉTHON

 

XII. — Examen de l’opinion de M. F. Lenormant. — Valeur des extraits des papyrus égyptiens concernant Moïse. — Faiblesse des preuves que Moïse serait sorti de l’Égypte sous Séti II.

 

 

M. F. Lenormant reconnaît que la date astronomique trouvée par M. Biot, pour le règne de Ramsès III, est tout à fait inconciliable avec l’opinion qu’il expose. Je ne veux pas demeurer en reste de franchise avec le jeune critique, et je dirai, ce qu’il a oublié, ce me semble, que son avis en ce qui concerne le synchronisme, est celui de Manéthon, puisque celui-ci fait de Moïse le chef de la révolte des impurs. Mais Manéthon se borne ici à rapprocher, par une indication rapide, sur un souvenir lointain, deux événements lugubres dans l’histoire de son pays, événements qui présentent effectivement quelques traits de ressemblance. Il n’y a rien là qui doive nous jeter dans l’embarras en présence des données scientifiques qu’a expliquées M. Biot. Les erreurs possibles ou plutôt certaines de l’astronomie égyptienne dans l’observation des levers d’étoiles, erreurs que l’auteur de l’article invoque pour échapper à la rigueur du raisonnement, peuvent se mesurer et ont été mesurées ; or, d’après l’évaluation que M. Biot en présente, il est impossible qu’elles introduisent dans le résultat une erreur même d’un quart de siècle. Ce n’est pas non plus que je veuille admettre l’alternative que nous offre en regard de sa solution, M. F. Lenormant, savoir qu’il faudrait supposer la même altération (et une altération énorme) introduite dans la chronologie biblique et dans celle des Égyptiens. J’admets parfaitement au contraire que Séti II vivait vers la fin du 14e siècle et Moïse au 16e, mais je n’ai trouvé, dans l’article que je mentionne, ni la preuve, ni même une probabilité sérieuse que Séti II soit le Pharaon à qui échappèrent les tribus d’Israël.

Je ne veux pas nier pourtant que les papyrus égyptiens, analysés ou traduits dans cet article, parlent de Moïse : ceci au contraire est pleinement démontré ; je conteste seulement que les faits mentionnés par eux appartiennent à la fin de la 19e dynastie. Il s’agit des premiers papyrus de la collection Sallier et des 3e, 4e et 5e de la collection Anastasy (au musée Britannique). Ce sont, dit M. F. Lenormant, des recueils de modèles de style rassemblés par des scribes et destinés à leur servir de formulaires ; ils renferment en même temps des exercices sur un sujet donné et des pièces historiques relatives à divers événements.... Les exercices de rhétorique n de nos papyrus sont toujours sous la forme d’une lettre adressée au scribe auteur de la copie par un scribe d’un ordre supérieur, plus savant et probablement son précepteur.

Ces papyrus, qui représentent au moins la tradition vivante des lettrés égyptiens, s’ils ne contiennent pas des faits contemporains de leur rédaction même, mentionnent très expressément une partie des plaies d’Égypte[1], ainsi que la puissance d’un scribe[2] sur un peuple dont il domine la volonté par des enchantements, peuple qu’il entraîne vers sa loi impure et qu’il considère comme le premier peuple du monde, tout en laissant ses propres enfants dans la condition la plus vile[3]. Dans l’un de ces papyrus[4], le lettré développant un autre thème, déplore la fatale pensée du souverain de prendre ses esclaves en commisération au jour du fléau. — L’esclave, le serviteur, continue-t-il, est devenu le chef d’un peuple qu’il tient en sa puissance..... Le puissant triomphait dans son cœur, en voyant s’arrêter l’esclave. Son œil les touchait, son visage était sur leur visage, sa fierté était au comble. Tout à coup le malheur, la dure nécessité s’emparent de lui. — Oh ! répète l’assoupissement dans les eaux qui fait des glorieux un objet de pitié ; dépeins la jeunesse moissonnée dans sa fleur, la mort des chefs, la destruction du maître des peuples[5]. Un autre morceau du même recueil appelle expressément peuple de Sem celui qu’entraîne l’irrésistible volonté du magicien habile à lui tracer sa loi, magicien qui met l’opprimé parmi les puissants et qui n’a dû son existence qu’à ceux qui l’ont sauvé dès le sein de sa mère[6]. Ailleurs encore, le papyrus Sallier et le n° 3 de la collection Anastasy reproduisent deux développements d’un même thème, avec cette différence, remarquée par M. F. Lenormant, que, dans l’un, le rédacteur parait plus dominé par l’admiration et dans l’autre par la colère. Voici les traits les plus caractéristiques de l’un et l’autre morceau :

L’auteur de l’article fait remarquer comment des circonstances même très secondaires du récit biblique, telles que l’aspersion avec l’hysope, l’autel des parfums, l’infériorité respectueuse de l’arabe Jéthro à l’égard de son gendre Moïse, la circoncision tardive d’un fils de ce dernier, l’obscurité où le législateur des Hébreux laissa ses enfants, sont reproduits dans ce récit étranger et hostile, aussi bien que les circonstances merveilleuses de la colonne de nuées, de l’éclat qui environne le visage de Moïse et de la fontaine jaillissant au désert ; il ajoute un détail philologique qui nous fait comprendre la mention fort étrange de l’âne dans ce dernier récit, mention que l’on retrouve, comme chacun sait, dans Tacite : c’est que la prononciation primitive du nom de Jéhovah ressemblait beaucoup à celle du mot égyptien par lequel on désignait l’âne.

Enfin un autre morceau est plus significatif encore, s’il est possible, puisque le nom de Moïse (Mosou) s’y trouve, comme étant celui de l’homme qui a entraîné ces maudits enfants de Sem ; et ce morceau est précisément celui qui nous ramène à la question de chronologie traitée ici, puisque c’est lui qui a décidé M. F. Lenormant en faveur de la date qu’il propose pour l’Exode. Il y est question d’une négociation entreprise puis rompue avec Moïse, par le capitaine des archers Ianni[7], en qui le critique reconnaît avec une haute vraisemblance, l’Iannès qui a résisté à Moïse, et dont parle saint Paul[8].

Qu’il soit question dans tout ceci du séjour des Hébreux dans le désert, cela ne peut faire l’objet d’un doute ; mais, quant à la conséquence chronologique qu’en tire le jeune savant, elle repose seulement sur la comparaison de trois morceaux où figure un Egyptien nommé Ianni. On a trouvé en effet, dans le même papyrus[9], une autre pièce, appartenant au règne de Ramsès II, où Ianni est appelé commandant. M. F. Lenormant juge que ce titre était inférieur à l’autre et croit que cette page se rapporte à la jeunesse du personnage ; que par conséquent le règne de Ramsès a dû précéder la tentative de négociation avec les Hébreux. Dans une autre pièce, qui précède immédiatement celle où Moïse est nommé, on donne à Ianni, comme dans celle-ci, le nom de capitaine des archers : il y est question d’un voyage aux carrières d’Eléphantine. Enfin, dans une autre encore, qui est datée du règne de Séti II, on trouve un Ianni nommé capitaine des archers de Bokenphthah.

Écartons d’abord de la discussion l’avant-dernière, puisqu’elle n’est point datée. Elle est attenante au morceau où figurent les Juifs, et Ianni porte dans toutes les deux le même titre ; j’y reconnaîtrai volontiers la même personne, mais il n’y aura aucune conséquence à en tirer. Quant à la pièce du temps de Ramsès, elle se trouve aussi dans le 5e papyrus d’Anastasy quoique à une autre place ; il est à la rigueur possible que ce soit le même Ianni, mais j’avoue qu’il m’est impossible de reconnaître par la vague désignation de son litre à quelle époque de sa vie on peut rapporter ce manuscrit. Le grade est désigné dans le dernier morceau et il peut être assimilé à celui qui est inscrit sur le papyrus de Moïse, mais il ne s’agit plus dus même papyrus et celui qui le contient enferme aussi des détails sur l’un des règnes des Pasteurs[10].

C’est donc, il faut le dire nettement, car le sujet est grave et personne n’en est plus convaincu que le philologue dont je me permets de combattre ici l’opinion sur une date, c’est une raison bien faible que celle d’une similitude de nom et de fonction pour établir l’identité de deux personnages dont la distinction est attestée par toutes les données de la chronologie, y compris le témoignage des astres. Je crois donc devoir écarter complètement du débat le nom de Séti II. Quant à celai de Ramsès il nous ramène tout naturellement à l’examen de l’hypothèse de M. de Rougé.

 

 

 



[1] Pap. Sallier, I, et Anastasy, 5. — Corresp., t. VII, page 287.

[2] Et eruditus est Moyses omni sapientia Ægyptiorum (Act., VII, 22).

[3] Corresp., ibid. — Cf. Infra.

[4] Sallier, I.

[5] Corresp., page 291. — Ici, les termes de la missive semblent exprimer qu’il s’agit d’un fait tout récent.

[6] Ibid., 292. — Sallier, I, Anastasy, 5.

[7] V. pages 295-299. — Ianni disait d’abord : Vous êtes les maîtres de rejeter ce que vous voulez. Repoussez ce que votre oppresseur vous dit de repousser. Le précepte qu’il lui plait de vous prescrire dans sa loi, vous le répèterez. — Rejette, c’est moi qui te le dis, les mariages avec les Madianites, ainsi que leurs instituteurs, puisque tu les chasses maintenant. C’est à toi de leur donner la loi de vérité. N’es-tu pas Mosou, celui qui a entraîné ces maudits enfants de Sem ? N’es-tu pas le maître ? Tu as su atteindre un asile où tu peux librement repousser la loi. Le ton change brusquement après une lacune, et le morceau se termine brusquement par cette phrase : Malheur à ceux qui déclarent supportable et bon ton pouvoir.

[8] Quemadmodum autem Iannes et Mambres restiterunt Moysi, ita et hi resistunt veritati. II Tim., III, 8.

[9] Anastasy, 5.

[10] Le papyrus Sallier, I. — Cf. Corresp., pp. 284 et 302-4.