RECHERCHES SUR LA XIVe DYNASTIE DE MANÉTHON

 

II. — Examen des textes de Manéthon. — Considérations géographiques.

 

 

Commençons par ce qu’il y a de plus généralement accessible, par les renseignements de l’histoire écrite, c’est-à-dire ici de l’histoire de Sebennytus. Si les listes d’Africain nous montrent les rois Pasteurs inscrits à la suite de la 14e dynastie, il ne faut pas oublier que quelques rares fragments du récit même de Manéthon ont échappé à la destruction de son ouvrage et que, parmi ces fragments, il en est un textuel, d’une certaine étendue et qui se rapporte précisément à cette invasion : c’est sur lui que s’est établie chez M. de Bunsen et c’est sur lui que j’établirai d’abord l’opinion que je vais développer. En voici la traduction littérale et complète : j’aurai soin d’y joindre le texte des passages dont je ferai particulièrement usage. Josèphe, qui nous l’a conservé, ne peut d’ailleurs être accusé d’avoir altéré ces lignes, car elles donnent le démenti le plus complet à son étrange hypothèse de l’identité entre ces conquérants et la famille de Jacob.

Voici, dit Josèphe[1], ce que Manéthon écrit dans le second livre de son Histoire de l’Égypte : je vais rapporter ses propres paroles’ afin de le faire paraître comme témoin : Nous eûmes (c’est ici Manéthon qui parle), un roi appelé Timaos sous le règne duquel le souffle de la colère de Dieu s’éleva je ne sais pourquoi, contre nous, et, contre toute attente, des hommes obscurs, venant du côté de l’Orient, s’enhardirent à faire une invasion dans notre pays, dont ils s’emparèrent à main armée, facilement et sans combat. Ils assujettirent les chefs qui y commandaient, brûlèrent cruellement les villes, et renversèrent les temples des dieux ; ils tirent à tous les habitants tout le mal possible, égorgeant les uns, réduisant en esclavage les femmes et les enfants des autres. Enfin, ils firent roi l’un d’entre eux, nommé Salatis. Celui-ci, qui résidait à Memphis, soumettait au tribut la haute et la basse région, laissant garnison dans les lieux les plus convenables. Il se fortifia surtout du côté de l’Orient, prévoyant que les Assyriens, alors plus puissants que lui, voudraient envahir son royaume. Trouvant dans le nome de Saïs, une ville très convenable à son dessein, située à l’orient du fleuve Bubastile et nommée Avaris, d’après une antique tradition religieuse[2], il la rebâtit, la fortifia beaucoup et y plaça, pour garder le pays, une colonie de 240.000 hommes complètement armés. C’est là qu’il résidait pendant l’été, distribuant à ses soldats le blé et la solde, et les exerçant avec soin aux armes, par crainte des ennemis du dehors. Il mourut après un règne de 19 ans. Après lui un autre prince nommé Béon régna 44 ans ; puis Apacknas 36 ans et 7 mois ; ensuite Apophis 66 ans et Janias 50 ans et un mois ; enfin Assis 49 ans et 2 mois. Ce furent là les six premiers rois de cette nation qui combattirent sans cesse, désirant extirper davantage la racine de l’Égypte. Toute cette race fut appelée Hyksos, c’est-à-dire rois-pasteurs ; car, dans la langue sacrée, Hyk signifie roi, et sos signifie pasteur dans le dialecte commun ; on en a composé le mot Hyksos.

Puis Josèphe donne une autre étymologie, faisant observer que, dans un autre manuscrit, il trouve le sens de prisonnier de guerre pour le mot égyptien Hyk ou Hak, et il continue, en reprenant le récit de Manéthon, mais se servant désormais du discours indirect : Ces rois des Pasteurs et leurs descendants dominèrent, selon Manéthon, sur l’Égypte pendant 511 ans ; mais ensuite les rois de la Thébaïde et de l’autre contrée d’Égypte s’élevèrent contre les Pasteurs[3], et une guerre longue et terrible éclata. Il ajoute que, sous un roi nommé Alisphragmouthosis, les Pasteurs vaincus par lui, furent chassés du reste de l’Égypte, et renfermés dans un terrain de dix mille aroures, nommé Avaris. Manéthon dit que ce terrain avait été entouré par les Pasteurs d’un mur haut et solide pour y garder en sûreté leurs richesses et leur butin. Vient ensuite le récit du succès complet et définitif de Thoummosis (Thoutmès), qui ne se rapporte pas directement à la question traitée ici.

Considérons en elle-même la narration qui nous est faite oublions pour un moment les listes d’Africain et d’Eusèbe ; tenons-nous en aux faits produits et liés entre eux par Manéthon lui-même ; quelle est l’interprétation qui se présente naturellement à l’esprit ? C’est que les barbares arrivent en Égypte par le nord-est et trouvent d’abord peu de résistance, mais que leurs cruautés soulèvent contre eux une lutte désespérée. Ils combattent longtemps pour ruiner la nationalité égyptienne : ils ont soumis au tribut les chefs du nord ; ils parviennent à y soumettre ceux du midi. La lutte paraît terminée, et les indigènes découragés ; mais enfin, peut-être par suite de nouvelles violences, les rois de la Thébaïde et ceux de la Basse-Égypte s’arment de nouveau et réunissent leurs efforts, l’ennemi recule et l’Égypte recouvre à la fois l’indépendance et l’unité.

La géographie est-elle d’accord avec cette interprétation ? Oui, et de la manière la plus simple et la plus significative. L’ennemi, dont l’invasion était imprévue ou peu redoutée, s’empare complètement et sans résistance de ce qu’on a nommé le Petit Delta, c’est-à-dire du pays compris entre les branches Pélusiaque et Phatnique[4]. Mais ce dernier cours d’eau, plus considérable, aujourd’hui du moins, que la branche Tanitique[5] qui coule au milieu Au Petit Delta, est un obstacle à la marche d’une armée, et les indigènes ont été avertis de l’approche des conquérants parle bruit de leurs premiers ravages. Cependant on n’est pas prêt encore à une résistance énergique, surtout après la longue paix et la décadence intérieure qui semblent avoir précédé cette invasion[6] ; les chefs du pays se soumettent ; mais on conçoit que la soumission n’était ni bien complète ni bien durable dans ce Delta occidental, défendu par une ligne difficile à franchir, coupé d’ailleurs de canaux, de bras du Nil, et où la guerre de partisans trouve des ressources presque inépuisables dans les lacs et les marais qui couvrent la côte[7], comme des conquérants plus puissants et plus habiles que les Hyksos en firent plus d’une fois l’expérience[8]. Au contraire, maître du Petit Delta et par conséquent de la pointe (puisque c’est de la branche Canopique et non de la Pélusiaque que se détache celle qui couvre Xoïs), maître aussi des déserts de l’est et de la vallée de l’égarement, rien n’empêchait l’ennemi de s’avancer vers le sud en suivant la rive du fleuve.

Les Pasteurs s’avancent en effet vers la Haute Égypte, où néanmoins l’éloignement et certains obstacles naturels[9] pouvaient aussi favoriser la résistance des indigènes, mais à une grande distance de celle qui se produisait dans le bas pays. Ainsi les étrangers, possesseurs de Memphis, d’où Salatis avait imposé tribut à la Haute et à la Basse Égypte, possesseurs du Fayoum et de tout le cours moyen du Nil, interrompaient toute communication entre les patriotes des deux régions. La géographie nous enseigne donc que, s’il y eut des luttes au nord et au sud, elles durent constituer par le fait deux États indépendants l’un de l’autre, et Manéthon mentionne expressément des princes distincts de ceux de la Thébaïde.

Or, ces rois de la Thébaïde, on les retrouve dans les listes qu’Eusèbe a dressées ; ce sont eux qu’il présente sous le nom de rois Diospolitains de la 15e et de la 16e dynastie ; cela ne peut faire un doute sérieux pour personne, puisqu’ils tiennent, dans sa série, la place correspondante à celle des dynasties étrangères (15e, 16e et 17e) des listes d’Africain. Si Eusèbe a jugé à propos d’appeler 17e la première dynastie des Hyksos, et d’omettre les rois Pasteurs qui la suivirent, il a commis une maladresse sans doute, et peut-être une erreur de chronologie ; mais cela ne doit pas nous empêcher de reconnaître ici entre les deux dominations étrangère et nationale un parallélisme dont le récit de Manéthon, cité par Josèphe, nous donnait déjà la clef.

Les listes de l’historien de Sebennytus rappellent donc un de ces royaumes indigènes dont il parlait dans son histoire ; rien d’invraisemblable à ce qu’elles rappellent aussi l’autre. Gr, quel est le nom qu’elles donnent à la dynastie qui précède la 15e ? C’est le nom de Xoïte, et la ville de Xoïs est dans le Delta, dans le Delta occidental, dans le pays où la résistance a pu et dû se reproduire et se prolonger. Il est vrai que le numéro de cette dynastie précède, dans Africain, celui de la 1re dynastie des Hyksos ; mais, outre que Manéthon, prêtre de Sebennytus, compatriote, descendant peut-être des héros de l’indépendance, devait placer les indigènes avant les envahisseurs, et eût été inexcusable d’oublier dans son histoire ceux qui avaient présidé à la défense de la contrée, sinon de là ville où il écrivait, rien ne prouve que la dynastie Xoïte ne fût pas indépendante des rois de Thèbes, même avant l’arrivée des Pasteurs, et antérieure, par son établissement, à la 15e. Certaines raisons peuvent même induire à le penser : d’abord, cette expression, les chefs, employée par Manéthon au sujet de la soumission que rencontrèrent d’abord les étrangers, puis l’éloignement que les princes thébains paraissent avoir conservé pour cette dynastie Xoïte, comme nous le verrons plus tard ; enfin, cette décadence même qu’une induction légitime admet dans l’histoire d’Égypte au temps qui précède l’invasion.

J’ai dit que Xoïs se trouvait dans le Delta occidental : je ne dois pas dissimuler que l’emplacement exact de cette ville a été l’objet de quelques doutes. M. Quatremère[10], tout en croyant la reconnaître dans la ville copte de Skôou, en arabe Sakka, aujourd’hui détruite, mais dont la position est indiquée par les géographes arabes, ne s’en fie pas tout à lait à la ressemblance des noms, hésite à se prononcer, et cherche dans la géographie de Ptolémée des raisons qui d’ailleurs lui paraissent satisfaisantes, mais qui dépendent surtout de la position des canaux du Nil ; or, on sait que leur cours a varié[11]. Cependant il constate qu’au temps de Strabon, Xoïs était dans le nome de Sebennytus, et se trouvait entre les branches sebennytique et phatnique, c’est-à-dire à l’ouest de celle-ci[12].

 

 

 



[1] Josèphe, Contre Apion, l. I, ch. 14.

[2] Que le nom de Sais ne nous trouble point et ne nous fasse point chercher dans le Delta occidental une situation inconciliable avec tout ce qui va suivre, avec l’histoire d’Amosis et avec ce passage lui-même. La Saïs dont il est question ici, c’est tout simplement Tanis (V. de Rougé, Rev. archéol., 8e vol.). Aussi, M. Letronne dans une note de sa traduction du XVIIe livre de Strabon (t. V, page 368), ne fait-il point difficulté de ne voir qu’une prononciation incorrecte dans le nom de Saïtique donné quelquefois, dit Strabon, à la branche Tanitique du Nil. — Cf. Quatremère (Mém. géogr. sur l’Ég., art. Tanis, et Descr. de l’Ég. antique, chap. 23. — Tsoan, en Hébreu, San en arabe). S’il pouvait rester un doute à cet égard, il serait levé par le texte d’Africain, qui dit que la place de refuge des Pasteurs était dans le nome séthroïte. Or, soit que Séthrum fût situé au point où la branche Pélusiaque rencontre le lac Meuzaleh, soit qu’Il faille, avec bl. Quatremère, le placer à l’est de cette branche (Mém. sur l’Ég., Psariom), il est certain qu’il se trouve à l’est de Tanis.

[3] Remarquez τής άλλης et non τής λοιπής, c’est comme s’il disait l’autre royaume égyptien.

[4] La branche Phatnique de Strabon, c’est-à-dire celle de Damiette. — Cf. Diod., t, 38.

[5] Strabon, l. XVII, t. III, p. 428 de l’édition de Leipsick. — Aujourd’hui, la branche Tanitique, bien qu’on la reconnaisse dans le canal de Moneys (V. Et. Quatremère, Mémoire géog. sur l’Ég., etc., art. Tanis. — Girard, Observations sur la vallée d’Égypte, etc., § 1, dans les Mémoires de la Commission d’Égypte) est beaucoup moins considérable que la branche de Damiette ; celle-ci est, avec la branche de Rosette ou Bolbitine, la seule qui ait maintenant un grand volume d’eau (Girard, ibid. — Cf. Malte-Brun, Géog. univ., éd. de 1845, L. 156). Ce fait pouvait s’être déjà produit, d’autant plus qu’elle court presque directement à la mer.

[6] Sans entrer encore en ce moment, dans la recherche des monuments de cette époque, on peut rappeler que des temps obscurs paraissent suivre le règne d’Amenemhé III.

[7] Sur ces terrains marécageux, V. Diodore, I, 34 ; Strabon, t. III, p. 439 de l’édit. citée. Malte-Brun, I, 158, avec les additions de Huot, édit. de 1845. — Les Égyptiens pouvaient même faire diversion dans le Delta oriental par le lac Menzalèh et les marais qui l’avoisinent (V. Huot, lieu cité et Strabon, p. 441).

[8] Outre la résistance qu’y rencontra, ce semble, la 25e dynastie (éthiopienne), de la part des ancêtres de Psammétik (Cf. les Listes de Manéthon et l’art. de M. de Rougé dans l’Athenæum français du 15 déc. 1855), M. Quatremère rapproche la résistance heureuse d’Amyrthée à l’empire persan de celle qu’opposèrent aux Khalifes les Baschmourites, habitants, selon lui, de l’ancienne Eléarchie ou province des marais (Mém. cité, art. Nimeschschot). — Cf. Hérodote, II, 137, 140.

[9] Tels que le défilé de Selseleh et l’escarpement de la rive droite souvent formée par la montagne même, entre ce point et Syout, surtout jusqu’au défilé de Gibeleyn, à cinq lieues au-dessous d’Esné. — V. Girard, lieu cité. Les Égyptiens avaient derrière eux le pays où périt l’armée de Cambyse.

[10] Mém. géog. sur l’Ég., art. Skôou.

[11] Malte-Brun, Géogr. univ., édit. de 1845, livre 156. — Non seulement les descriptions du Delta en ne qat concerne le cours des eaux, varient des anciens aux modernes, mais les anciens ne sont pas d’accord entre eux, à quelques siècles de distance. — V. Letronne, Notes sur la traduction de Strabon, t. V, page 362. — Cf. Descr. de l’Ég., Descr. des principales ruines situées dans la portion de l’ancien Delta comprise entre les branches de Rosette et de Damiette. p. 3.

[12] L. XVII, t. III, page 439 de l’éd. de Leipsick.