HISTOIRE DE L'EMPEREUR CHARLES-QUINT

 

CHAPITRE HUITIÈME.

 

 

Mort du Luther. — Procédés du concile contre les protestants. — Charles se prépare à commencer les hostilités contre eux. — Sa trêve avec Soliman. — Alarmes des protestants. — Traité de l'Empereur avec le pape. — Les protestants se mettent en défense. — Ils lèvent une armée. — L'Empereur met les deux chefs de la ligue au ban de l'Empire. — L'Empereur refuse la bataille que lui présente l'armée protestante. — État des deux armées. — Projets de Maurice de Saxe. — Il s'empare de l'électorat de Saxe. — Les troupes confédérées se séparent. — L'électeur de Saxe recouvre ses États. — Conspiration de Fiesque, à Gênes. — L'Empereur suspend ses opérations en Allemagne.

 

Tandis que l'Église rassemblait à Trente toutes ses forces, avant les hostilités sérieuses, pour ainsi dire, et durant les préludes du combat, son chef invisible et tout-puissant fit par lui-même justice de l'hérésiarque superbe qui causait tous ces mouvements dans le monde chrétien. Luther, qui n'avait jamais paru plus fort ni plus triomphant, fut frappé de mort subite dans la ville même d'Eisleben, sa patrie, la nuit du 17 au 18 février 1546. Il avait été prié par les comtes de Manfield de venir terminer quelques différends qu'ils avaient pour leur partage. Il prêcha dès le lendemain de son arrivée, et encore trois ou quatre fois depuis, exhalant partout ses fureurs d'énergumène contre le concile occupé à. foudroyer sa doctrine impie. lie la chaire il passait à la table, où, splendidement servi, il se livrait à l'humeur bouffonne qui faisait diversion aux excès de sa bile. Le 17 février, après avoir largement soupé, il se plaignit d'un grand mal d'estomac ; sur-le-champ on lui fit quelque remède dont il se trouva bien d'abord ; mais après minuit, le mal ayant tout à coup empiré, on recourut aux médecins. Ils lui étaient désormais inutiles : il tomba bientôt dans une seconde syncope qu'on prit pour un repos, mais qui était le sommeil de la mort. Ainsi finit, dans sa soixante-troisième année, le corrupteur d'une moitié de l'Europe et le perturbateur de tout le reste. Il fut secondé puissamment par Calvin, qui prit alors la première place dans l'arène. Calvin était Français, fils d'un obscur habitant de Noyon. Dans sa jeunesse, il avait été convaincu d'un crime abominable qu'on punissait alors par le feu ; la peine qu'il avait méritée fut, à la prière de son évêque, modérée à la fleur de lis. Obligé de quitter la France pour se soustraire à des poursuites juridiques, Calvin passa en Allemagne et y rechercha ceux qui remuaient alors les consciences et les esprits. Il consacra sa vie et ses talents à semer partout ses erreurs, et à jeter surtout dans sa patrie des germes de divisions qui mirent plus d'une fois la France à deux doigts de sa perte. Il mourut à Genève en désespéré, maudissant sa vie et ses œuvres. On pouvait croire que la doctrine d'hommes aussi pervers que Luther et Calvin ne survivrait pas à leurs auteurs ; mais les passions, les préjugés et la politique devaient soutenir l'édifice élevé par le libertinage, l'orgueil et l'esprit de révolte.

Cependant le concile prenait, en matière de foi, des décisions qui sapaient entièrement la doctrine de Luther. En même temps le pape, jugeant sur l'appel des chanoines de Cologne, déclara l'archevêque de cette ville convaincu d'hérésie, et publia une bulle qui le privait de ses dignités ecclésiastiques, portait contre lui la sentence d'excommunication, et déliait ses sujets du serment de fidélité qu'ils lui devaient comme à leur prince temporel. Les protestants se réveillèrent alors avec ardeur de leur fausse sécurité, et Charles, qui venait enfin de conclure la paix avec Soliman, sentit qu'il fallait se prononcer pour l'Église ou pour le schisme. Décidé d'agir vigoureusement contre les hérétiques, il fit une alliance avec le pape, leva des troupes dans les Pays-Bas, et avertit Jean et Albert de Brandebourg que le moment était arrivé d'humilier la ligue de Smalkalde et de travailler à la délivrance de leur allié Henri de Brunwick.

Cependant les principaux États protestants se préparèrent en hâte à la guerre et levèrent le contingent qu'ils s'étaient obligés à fournir. Malgré la défection de quelques princes gagnés par l'Empereur, les protestants mirent sur pied une armée de soixante-dix mille hommes d'infanterie et de quinze mille cavaliers, pourvue d'une artillerie de cent vingt canons, de huit cents chariots de munitions, de huit mille bêtes de somme, et de six mille pionniers.

L'Empereur n'était pas en position de résister à de pareilles forces ; heureusement pour lui, les confédérés ne surent pas se prévaloir de leur avantage. Ils entamèrent des négociations, publièrent des manifestes, et Charles, reprenant alors son assurance, publia le ban de l'Empire contre l'électeur de Saxe et le landgrave de Hesse, chefs de la confédération, et contre ceux qui leur donneraient des secours. En vertu de cette sentence, la plus vigoureuse que le droit public d'Allemagne ait décernée contre les traîtres ou les ennemis de la patrie, ils furent déclarés rebelles et proscrits, leurs biens furent confisqués, et leurs sujets relevés du serment de fidélité ; enfin il fut non-seulement permis, mais louable d'envahir leur territoire.

Après avoir perdu toute espérance d'accommodement, les confédérés envoyèrent un héraut au camp impérial pour déclarer la guerre à Charles ; mais dès leurs premières opérations ils sentirent les funestes effets de la faute qu'ils avaient commise en partageant le commandement de leur armée entre l'électeur et le landgrave. Ces deux hommes différaient complètement par leur manière et leur caractère ; les chefs inférieurs cessèrent bientôt d'obéir à ces commandants désunis, et cette armée, dénuée d'un ressort puissant qui dirigeât ses mouvements, n'eut plus qu'une action dénuée de vigueur et d'effet.

Les confédérés laissèrent arriver sans obstacles tous les renforts successifs que l'Empereur reçut d'Italie, et qui portèrent bientôt son armée à trente-six mille hommes de vieilles troupes, formidables par leur valeur et par leur discipline. Mais les opérations des deux armées ne répondirent point à la haine violente dont les esprits étaient animés de part et d'autre. L'Empereur avait pris la sage résolution d'éviter le combat avec des ennemis qui avaient sur lui l'avantage du nombre, prévoyant d'ailleurs qu'un corps composé d'éléments si mal assortis ne pouvait manquer de se dissoudre. C'est pourquoi il se renferma dans un camp retranché, où il resta immobile malgré les provocations des confédérés, qui vinrent plusieurs fois lui proposer la bataille. Un puissant renfort qui lui arriva des Pays-Bas lui permit de s'emparer de plusieurs villes ; mais il persista à refuser le combat, espérant toujours, quel que fût l'épuisement de sa propre armée, que la constance des confédérés se lasserait avant la sienne, et qu'il verrait leur armée se disperser pour ne plus se reformer. Un événement inattendu vint causer une diversion funeste aux affaires des confédérés.

On se souvient que Maurice de Saxe s'était insinué dans les bonnes grâces de l'Empereur par la déférence qu'il lui montrait, bien qu'il professât la religion réformée. Quand il vit la guerre engagée entre l'Empereur et les protestants, il espéra trouver dans cette circonstance l'espérance de réaliser ses projets d'ambition, et n'hésita plus à se ranger dans le parti de l'Empereur ; un traité secret fut donc conclu entre ces deux princes, et le monarque promit à son allié toutes les dépouilles de l'électeur de Saxe, domaines et dignités. Lorsque l'électeur eut été mis au ban de l'Empire, Charles s'empressa d'ordonner à Maurice d'envahir les États qu'il s'était chargé de défendre. Ce prince, qui n'attendait que ce signal ; entra aussitôt dans l'électorat et le soumit tout entier, à l'exception de Wittemberg, Gotha et Eisenach, places fortes, qui refusèrent d'ouvrir leurs portes. La nouvelle de ces conquêtes rapides parvint bientôt aux deux camps des Impériaux et des confédérés. L'électeur voulant marcher au secours de ses sujets, l'armée confédérée se trouva menacée de dissolution, et le conseil des princes protestants fit faire des ouvertures de paix à l'Empereur. Celui-ci offrit des conditions inacceptables ; mais en repoussant ces prétentions, les protestants ne surent pas conserver cette union qui formait toute leur puissance ; ils divisèrent leur armée, et l'Empereur, profitant aussitôt de cette faute, soumit un grand nombre de places importantes, bien qu'on fût au cœur de l'hiver. Chacun des confédérés, voyant la cause de la ligue désespérée, s'empressa alors de traiter le premier et séparément, pour obtenir des conditions moins dures. Aucun d'eux, toutefois, n'obtint un pardon absolu ; Charles les traita avec hauteur et sans ménagement.

1547 — Cependant l'électeur de Saxe se présentait en armes aux frontières de ses États et les recouvrait aussi promptement qu'il les avait perdus ; il envahit même les États de Maurice, qu'il conquit, à l'exception de Dresde et de Leipzig ; il défit encore complètement un corps de trois mille hommes que l'Empereur avait envoyé au secours de son allié.

L'Empereur ne se trouvait guère en position de tenir la campagne contre l'électeur et le landgrave. Il avait congédié les Flamands, et le pape, ayant rempli tous ses engagements et ne voulant pas contribuer à étendre outre mesure la puissance impériale, avait rappelé ses troupes. Charles était en même temps occupé d'une conspiration qui venait d'éclater à Gênes.

Quoique la forme du gouvernement établi dans ce pays dans le temps où André Doria rendit la liberté à sa patrie, fût propre à y faire oublier les premières dissensions, et que d'abord elle y eût été reçue avec une approbation universelle, cependant, après une épreuve de vingt années, elle ne put satisfaire l'inquiétude de ces républicains turbulents et factieux. L'administration des affaires se trouvant alors restreinte à un certain nombre de familles nobles, les autres leur envièrent cette prééminence et désirèrent le rétablissement du gouvernement populaire, auquel ils avaient été accoutumés. Le respect même qu'imprimait la vertu désintéressée de Doria et l'admiration qu'on avait pour ses talents n'empêchaient pas qu'on ne fût jaloux de l'ascendant qu'il avait pris dans tous les conseils de la république. Les Génois prévoyaient que cette autorité et cette influence, toujours pures dans ses mains, deviendraient aisément funestes à la nation, si quelque citoyen s'en emparait avec plus d'ambition et moins de vertu ; et un homme en effet avait déjà conçu cette prétention, avec quelque espoir de succès. Giannettino Doria, à qui son grand-oncle André avait destiné ses biens, espérait en même temps de lui succéder dans son rang. Son caractère hautain, insolent et tyrannique, qu'à peine on eût pu tolérer dans l'héritier d'un trôné ; était encore plus insupportable dans le citoyen d'une république, et les plus clairvoyants des Génois le craignaient et le haïssaient comme l'ennemi de cette liberté dont ils étaient redevables à son oncle.

Jean-Louis de Fiesque, jeune gentilhomme doué des qualités les plus brillantes et dévoré d'ambition, résolut de profiter de cette disposition générale des esprits pour s'emparer à son tour du pouvoir. Cachant ses projets sous les apparences de la légèreté et de la dissipation, il noua une vaste conspiration qui éclata tout d'un coup. Le neveu du doge fut assassiné, tous les postes de la ville furent enlevés par surprise, et la victoire semblait assurée aux conspirateurs. Mais déjà leur chef n'était plus ; au moment où il venait de s'emparer du port et des galères, il tomba dans la mer, et le poids de ses armes le fit aussitôt couler à fond. Cet événement dispersa aussitôt les éléments de la révolte, dont lui seul connaissait les ressources. André Doria, qui dans le premier moment du tumulte avait pris la fuite, rentra le jour même dans la ville aux acclamations du peuple, et il envoya immédiatement à Charles un ambassadeur chargé de l'informer des détails de cet événement. L'Empereur ne fut pas moins alarmé qu'étonné d'une entreprise si extraordinaire. Il ne pouvait croire que les conjurés ne fussent pas soutenus par quelque puissance étrangère. Ce qui l'affecta davantage, ce fut d'entendre dire que le roi de France favorisait cette tentative : ces soupçons n'avaient toutefois aucun fondement. Dès lors il craignit que cette étincelle ne rallumât l'embrasement qui avait causé tant de ravages en Italie. Dans cette situation, il suspendit ses opérations en Allemagne ; t'eût été en effet une imprudence de sa part que de marcher en personne contre l'électeur, sans avoir quelque certitude qu'il ne se préparait pas en Italie une révolution qui l'empêcherait de tenir la campagne en Saxe avec des forces suffisantes.