HISTOIRE DE L'EMPEREUR CHARLES-QUINT

 

CHAPITRE SIXIÈME.

 

 

Cause d'une nouvelle guerre entre l'Empereur et François Ier. — L'armée française s'empare de la Savoie. — Genève recouvre sa liberté. — L'Empereur entre dans Rome. — Sa déclamation contre son rival. — Charles-Quint entre en France. — Plan de François Ier pour défendre son royaume. — Retraite de l'armée impériale. — Mort du Dauphin. — Arrêt du parlement contre Chartes-Quint. — Campagne des Pays-Bas. — Trêve de Nice. — Entrevue de Charles-Quint et de François 1er. — Soulèvement de la ville de Gand. — Charles-Quint traverse la France. — Sa mauvaise foi. — Punition des Gantois. — Fondation des jésuites. — Constitutions de cet ordre. — Conférences entre les catholiques et les protestants. — Diète de Ratisbonne. — Expédition de Charles-Quint contre Alger. — Désastres de son armée et de sa flotte.

 

1535 — Malheureusement pour la réputation de François Ier, la conduite qu'il tint alors parut à ses contemporains former un contraste frappant avec celle de son rival. Ils ne lui pardonnaient pas de profiter du moment où l'Empereur avait tourné toutes Ses forces contre l'ennemi commun, pour faire revivre ses prétentions sur l'Italie et replonger l'Europe dans une nouvelle guerre. En effet, François ne cessait d'inspirer aux autres princes de l'Europe la défiance et la jalousie qu'il ressentait contre l'empereur. Il réussit particulièrement à exciter contre Charles, François Sforce, qui devait, il est -vrai, le duché de Milan à l'Empereur, mais à des conditions tellement dures, qu'elles le rendaient son vassal et son tributaire. François accrédita secrètement un ambassadeur auprès de ce prince. Charles, ayant en connaissance de ces négociations, en adressa de sévères reproches à Sforce, et celui-ci s'empressa de lui donner une satisfaction qui le déshonora. Il trouva le moyen d'engager l'ambassadeur français dans une querelle avec un domestique du duc : le Français tua son adversaire ; mais on l'arrêta aussitôt, on lui fit son procès, et on lui trancha la tête. François, indigné de la violation du caractère des ambassadeurs, porta ses plaintes à l'Empereur. N'en ayant reçu aucune satisfaction, il en appela à tous les princes de l'Europe ; aucun d'eux ne se montra disposé à le seconder. Il s'adressa donc aux princes protestants qui formaient la ligue de Smalkalde, mais ils refusèrent de se joindre à lui, parce qu'il venait de les mécontenter en faisant punir avec la dernière rigueur quelques-uns de ses sujets qui avaient eu l'audace d'afficher aux portes du Louvre des placards contenant des satires indécentes contre les dogmes et les cérémonies de l'Église catholique. Le roi de France avait en même temps déclaré publiquement que si une de ses mains était infectée d'hérésie, il la couperait avec l'autre, et qu'il n'épargnerait pas même ses propres enfants s'il les trouvait coupables de ce crime.

Quoique François se trouvât réduit à ses propres forces, il n'en donna pas moins à son armée l'ordre de s'avancer vers les frontières de l'Italie. Pour ne pas laisser derrière lui un pays gouverné par un prince dévoué à l'Empereur, il commença par envahir la Savoie, qu'il conquit tout entière, à la réserve du Piémont. La ville de Genève profita de cette circonstance pour reconquérir son indépendance. Le duc de Savoie n'avait plus de ressource que dans la protection de l'Empereur, mais celui-ci n'était guère en état de le secourir efficacement : son armée d'Afrique était licenciée, et son trésor épuisé. La mort de François Sforce, qui arriva à cette époque, vint donner à l'Empereur le temps de se préparer à la guerre : en effet, François, qui n'avait cédé le Milanais qu'à Sforce et à ses enfants, fit renaître ses prétentions sur ce duché ; mais il se contenta de négocier à ce sujet, au lieu de profiter de l'occasion qui lui était offerte de se saisir de cette province. Cependant l'Empereur s'était emparé du duché comme d'un fief de l'Empire ; il feignait de reconnaître les droits du roi de France ; mais il prolongeait les pourparlers et faisait naître des difficultés, et pendant ce temps il réunissait des forces et se mettait en état de soutenir la guerre.

Enfin l'Empereur vint à Rome, et y fit son entrée publique avec la plus grande magnificence. Les ambassadeurs français ayant vivement demandé une réponse à leurs réclamations, il annonça qu'il la leur donnerait le lendemain, en présence da pape et des cardinaux assemblés en plein consistoire. A cette réunion l'Empereur prit la parole, et, s'adressant au pape, il s'étendit d'abord sur son aversion pour la guerre et pour les maux qu'elle entraîne ; il se plaignit de l'infatigable et injuste ambition du roi de France ; il l'accusa d'avoir violé les traités, et déclara qu'il n'y avait plus entre eux ni amitié ni réconciliation possible. Mais, ajouta-t-il, ne prodiguons pas le sang de nos sujets innocents ; décidons notre querelle d'homme à homme avec les armes qu'il jugera à propos de choisir, et à nos risques et périls, dans une île, sur un pont, ou à bord d'un galère amarrée sur une rivière ; que le duché de Bourgogne soit mis en dépôt de sa part, et celui de Milan de la mienne, et qu'ils soient le prix du vainqueur ; unissons ensuite les forces de l'Allemagne, de l'Espagne et de la France pour abaisser la puissance ottomane, et pour extirper l'hérésie du sein de la chrétienté. Mais si François refuse de terminer par cette voie tous nos différends, s'il rend la guerre inévitable, rien alors ne pourra m'empêcher de la pousser jusqu'à ce que l'un de nous deux soit réduit à n'être que le plus pauvre gentilhomme de ses propres Etats ; et je ne crains pas que ce malheur m'arrive.

L'Empereur avait prononcé sa longue harangue d'un ton impérieux et dans les termes les plus véhéments ; un des ambassadeurs français ayant voulu prendre à son tour la parole, il l'interrompit brusquement. Le pape prononça quelques paroles pathétiques pour engager les princes au maintien de la paix, et l'assemblée se sépara encore pénétrée de la surprise occasionnée par cette scène singulière. Une bravade si peu digne du premier monarque de la chrétienté lui avait sans doute été inspirée par l'enivrement de ses succès, et les louanges outrées dont il était entouré avaient fini par lui persuader qu'il était invincible. Cependant il parut vouloir adoucir le sens de ses paroles dans une entrevue qu'il accorda le lendemain aux ambassadeurs français. Quelque insuffisante que fût cette réparation pour une offense aussi solennelle et aussi inattendue, le roi de France n'en continua pas moins de négocier, et Charles de le tromper par de fausses espérances d'accommodement ; il gagna ainsi du temps pour se mieux préparer à l'exécution de ses projets.

1536 — A la fin, l'armée impériale, composée de quarante mille hommes d'infanterie et de dix mille chevaux, s'assembla sur les frontières du Milanais. Celle de France était dans le Piémont ; mais, se trouvant inférieure en nombre, et affaiblie encore par la retraite des Suisses, que Charles avait détachés de l'alliance française, elle se vit obligée de reculer à mesure que l'ennemi avançait. Charles ne voulait pas seulement reconquérir la Savoie, il avait l'intention d'envahir la France ; et, tandis qu'il l'attaquerait d'un côté, il voulait que Ferdinand, son frère, pénétrât dans la Champagne et la Picardie : les supplications de ses principaux officiers ne purent le déterminer à abandonner ce plan téméraire. Le marquis de Saluces, que le roi avait chargé de défendre le Piémont, favorisa les projets de Charles en trahissant honteusement son souverain et en ouvrant aux ennemis l'entrée de sa patrie. Il n'eût fallu aux Impériaux, pour réduire le Piémont, que le temps de le traverser, si Montpezat, gouverneur de Fossano, par un effort extraordinaire de courage et d'habileté, ne les eût arrêtés presque un mois entier devant cette petite place.

Cet important service, rendu si à propos, donna à François le temps de rassembler ses forces et de combiner un plan de défense contre des dangers qui lui parurent alors inévitables. Ce prince s'arrêta au seul plan qui pouvait le mettre en état de résister à l'invasion d'un ennemi puissant ; sa prudence dans le choix des moyens et sa persévérance dans l'exécution méritent d'autant plus d'éloges, que ce plan n'était pas plus conforme à son caractère qu'au génie de la nation. Il résolut de rester sur la défensive, de ne hasarder aucune bataille, à moins que le succès n'en fût assuré, d'environner son camp de fortifications régulières, de ne jeter de garnisons que dans les plus fortes places, d'affamer l'ennemi en ravageant tout le pays environnant, et de sauver le royaume en sacrifiant une de ses provinces. Il abandonna l'exécution de ce projet au maréchal de Montmorency, qui l'avait conçu et que la nature semblait avoir fait naître exprès pour l'exécuter. Hautain, sévère, inexorable, plein de confiance en ses talents et de dédain pour ceux des autres, également insensible à l'amour et à la pitié, jamais Montmorency n'abandonna la résolution qu'il avait une fois embrassée.

Le maréchal établit un camp sous les murs d'Avignon, au confluent du Rhône et de la Durance, et s'attacha à le rendre inexpugnable. Le roi, avec un autre corps de troupes, alla camper près de Valence, plus haut en remontant le Rhône. Marseille et Arles furent les seules villes qu'il jugea à propos de défendre ; il y mit de fortes garnisons et des officiers sur lesquels il pouvait compter. On força les habitants des campagnes ainsi que des autres villes à abandonner leurs maisons, et on les distribua en partie dans les montagnes, en partie dans le camp ou dans l'intérieur du royaume. Les fortifications qui auraient pu servir de retraite et de défense à l'ennemi furent démolies. Les grains, les fourrages et les provisions de toute espèce furent enlevés ou anéantis sur les lieux ; tous les moulins, tous les fours furent détruits, et les puits comblés ou mis hors d'état de servir. La dévastation s'étendait depuis les Alpes jusqu'à Marseille, et du rivage de la mer jusqu'aux confins du Dauphiné. L'histoire ne fournit pas d'exemple de ces moyens terribles employés avec la même rigueur.

Cependant l'Empereur arriva avec son armée sur les frontières de la Provence, et il était encore tellement enivré de l'espérance du succès, qu'il distribuait d'avance à ses officiers les conquêtes qu'il allait faire. Mais, à l'aspect de la dévastation qui s'offrit à ses yeux, ses espérances commencèrent à s'évanouir. La flotte de laquelle Charles attendait la subsistance de son armée fut retardée par les vents, et quand elle arriva elle n'avait pas assez de vivres. Charles était également embarrassé et sur l'emploi qu'il devait faire de ses troupes, et sur les moyens de les nourrir. Il voulut d'abord attaquer le camp ; ses officiers déclarèrent l'entreprise impraticable. Il investit Marseille et Arles ; mais Montmorency resta immobile dans son camp, et les Impériaux furent reçus arec tant de vigueur par les garnisons des deux villes, qu'ils abandonnèrent leur entreprise ; non sans perte et sans honte. Enfin l'Empereur fit un dernier effort contre Avignon, et cette dernière tentative fut aussi malheureuse que les autres.

Pendant ces opérations, Montmorency eut plus à se défendre de ses propres troupes que de l'ennemi même ; officiers et soldats murmuraient hautement contre sa constance, qu'ils traitaient d'entêtement et d'orgueil. A la fin, François vint le joindre au camp d'Avignon ; d'autres renforts avaient grossi l'armée, et le roi pensait qu'elle était maintenant en état de faire face à l'ennemi. Il est probable que sa passion pour les entreprises d'éclat, excitée par l'impatience de ses soldats, l'eût emporté sur la sage conduite de Montmorency ; heureusement la retraite de l'ennemi délivra le royaume du danger où pouvait l'exposer quelque résolution téméraire. L'Empereur, après avoir passé deux mois en Provence, fut obligé d'en sortir sans avoir rien fait pour sa gloire, et après avoir perdu la moitié de ses troupes par les maladies et la famine. Les Français ne s'aperçurent pas immédiatement de sa retraite ; mais un corps de troupes légères et des bandes de paysans avides de vengeance s'attachèrent à l'arrière-garde, dans laquelle ils jetèrent plus d'une fois la confusion. Le plus grand désordre régna dans cette fuite, et l'armée impériale eût été complètement détruite, si Montmorency n'eût persévéré un peu trop longtemps dans le système de défensive qui assura le salut de la France.

L'Empereur ne voulut pas visiter de nouveau, après ce revers humiliant, les villes d'Italie qu'il venait de traverser dans tout l'éclat d'un monarque triomphant qui marche à de nouvelles conquêtes. Il s'embarqua à Gènes pour se rendre directement en Espagne. Ses armes n'avaient pas été plus heureuses sur les autres frontières de la France. Le roi des Romains, abandonné par une grande partie des princes protestants d'Allemagne, avait été obligé de renoncer à l'invasion de la Champagne. L'armée des Pays-Bas était entrée en Picardie ; mais la noblesse avait couru aux armes avec ardeur, et Péronne s'était si bien défendu, que les ennemis avaient été obligés de se retirer sans avoir fait aucune conquête importante.

Un événement imprévu vint empoisonner la joie que donnait à François le succès de cette campagne. Le dauphin, son fils aîné, prince de la plus grande espérance et fort aimé des peuples, mourut subitement, et sa fin prématurée fut attribuée au poison. Le comte Montécuculli, échanson du jeune prince, fut accusé sur quelques soupçons et appliqué à la torture. Il chargea publiquement les généraux de l'Empereur, et jeta quelques inculpations indirectes sur Charles lui-même. Toutefois les protestations de l'Empereur, l'absence de tout intérêt de sa part et son caractère, doivent faire considérer cette imputation comme une calomnie.

1537 — L'année suivante s'ouvrit par un fait fort extraordinaire quoique peu important par lui-même. François, accompagné des pairs et des princes du sang, ayant été prendre place au parlement de Paris avec les formalités usitées, l'avocat général se leva, et, après avoir accusé Charles d'Autriche — c'est le nom qu'il affecta de donner à l'Empereur — d'avoir violé le traité de Cambrai, dit que ce traité devait être regardé comme non avenu et que, par conséquent, Charles devait hommage à la couronne de France pour les comtés de Flandre et d'Artois. Il l'accusa ensuite de rébellion pour avoir porté les armes contre son souverain. Le parlement admit cette singulière requête, on cita Charles, et comme il ne comparut pas, le parlement déclara la Flandre et l'Artois réunis à la couronne.

François, presque aussitôt après ce vain étalage de ressentiment, marcha vers les Pays-Bas, comme pour exécuter l'arrêt du parlement. La reine de Hongrie, à qui l'Empereur son frère avait confié le gouvernement de cette partie. de ses États, n'était pas préparée à cette invasion ; François fit donc d'abord quelques progrès ; mais les Flamands levèrent ensuite des forces considérables, et une grande bataille allait être livrée, lorsqu'une trêve pour les Pays-Bas fut conclue par l'influence des deux sœurs, la reine de France et celle de Hongrie, qui ne cessaient de travailler à réconcilier les deux monarques. La guerre continuait avec vivacité dans le Piémont, mais les deux reines parvinrent encore à faire conclure une trêve de ce côté. Leurs efforts conciliants étaient secondés par l'épuisement des forces des deux ennemis ; l'Empereur était d'ailleurs effrayé de  l'alliance que François venait de contracter avec Soliman, dont les flottes vinrent, en conséquence de ce traité, ravager l'Italie, et qui faisait chaque jour en Hongrie de nouveaux progrès. Quoique les deux adversaires consentissent à une suspension d'armes, leurs plénipotentiaires ne purent parvenir à s'entendre lorsqu'il fut question de régler les articles d'un traité définitif. Tout ce qu'ils purent. faire, ce tut de prolonger la trêve pour quelques mois.

1538 — Le pape, espérant être plus heureux, prit sur lui le fardeau des négociations, avec l'espoir de réunir les monarques chrétiens dans une ligue contre les Turcs et contre l'hérésie de Luther. Il proposa une entrevue à Nice entre les deux souverains, et offrit de s'y rendre lui-même comme médiateur. En voyant un pontife vénérable par son caractère et par son grand âge se résoudre à essuyer les fatigues d'un si long voyage, Charles ni François ne purent refuser l'entrevue. Ils se trouvèrent tous deux au lieu du rendez-vous ; mais il s'éleva tant de difficultés sur le cérémonial, et il restait au fond de leur cœur tant de défiance et d'animosité, qu'ils refusèrent de se voir, et que tout se négocia par l'entremise du pape, qui les visitait tour à tour. Malgré tout son zèle, malgré la droiture de ses intentions et de sa conduite, il ne put venir à bout de lever les obstacles qui s'opposaient à un accommodement définitif, surtout en ce qui regardait la possession du Milanais. Enfin, pour n'avoir pas travaillé sans succès il les fit consentir à une trêve de dix années aux mêmes conditions que la première. Chacun garda ce qu'il possédait, et le duc de Savoie se plaignit en vain d'un arrangement qui le privait de la presque totalité de ses États.

Quelques jours après la signature de la trêve, l'Empereur s'embarqua pour Barcelone ; mais les vents contraires le poussèrent vers l'île de Sainte-Marguerite, sur les côtes de la Provence. François, qui se trouvait assez près de là, en ayant eu avis, se fit un devoir d'offrir à l'Empereur un asile dans ses États, et lui proposa une entrevue particulière à Aigues-Mortes. L'Empereur s'y rendit ; et à peine avait-il jeté l'ancre, que François, se reposant de sa sûreté sur les sentiments d'honneur de son rival, lui rendit visite à bord de sa galère. Le lendemain, l'Empereur lui donna la même marque de confiance ; il débarqua à Aigues-Mortes avec aussi peu de précaution, et fut reçu avec la même cordialité. Ils échangèrent ainsi de nombreuses visites, et semblaient se disputer à qui témoignerait à l'autre plus d'égards et d'amitié. Après vingt ans de guerre acharnée, après des injures et des provocations réciproques, une telle entrevue dut paraître bien singulière ; mais l'histoire de ces deux monarques est pleine de contrastes aussi frappants et aussi brusques.

Peu de temps après la conclusion de la trêve de Nice, il arriva un événement qui fit connaître à toute l'Europe que l'Empereur avait poussé la guerre aussi loin que le lui avait permis la situation de ses affaires. Ses troupes, à qui il était di un arriéré considérable de solde, se révoltèrent ouvertement et déclarèrent qu'elles se croyaient autorisées à ravir par la force ce qu'on leur retenait injustement. Cette sédition s'étendit sur tous les États de l'Empereur : les soldats du Milanais pillèrent le plat pays et firent trembler la capitale ; la garnison de la Goulette menaça. de livrer ce fort à Barberousse ; de toutes parts les troupes commirent les plus grands désordres. Enfin les généraux de l'Empereur parvinrent à calmer cette émeute et licencièrent la plus grande partie des troupes, n'en conservant que ce qu'il en fallait pour les garnisons des places principales et pour protéger les côtes contre les insultes des Turcs.

Dans le même temps à peu près, les bourgeois de Gand se révoltèrent contre le gouvernement de l'Empereur. Cependant, comme ils sentaient la nécessité de s'assurer un puissant protecteur, ils prirent le parti d'offrir à François de le reconnaître pour souverain, et même de l'aider à reconquérir dans les Pays-Bas toutes les provinces qui avaient autrefois appartenu à la France. C'était une bien belle occasion d'humilier Charles ; mais François, qui nourrissait toujours l'espoir de voir un de ses fils investi du Milanais, rejeta leurs propositions et poussa la générosité jusqu'à instruire l'Empereur de tout ce qui s'était passé entre lui et les rebelles. Cette déclaration délivra Charles d'une grande crainte, et lui donna l'idée de demander à François la permission de traverser la France pour se rendre dans les Pays-Bas. Tous ses conseillers désapprouvèrent unanimement cette idée ; mais l'Empereur connaissait mieux qu'eux le caractère de son rival : il envoya donc à Paris son principal ministre, chargé de demander au roi l'autorisation de passer sur ses États, en lui promettant que l'affaire du Milanais se terminerait bientôt à sa satisfaction. François se laissa éblouir par l'idée d'accabler son ennemi d'actes de générosité, et consentit à tout ce qu'on lui demandait.

1539 — Charles, pour qui les moments étaient précieux, partit aussitôt, malgré les soupçons et les alarmes de ses sujets espagnols, n'ayant qu'un cortège peu nombreux mais très-brillant, composé d'environ cent personnes. Il fut reçu à Bayonne par le dauphin et le duc d'Orléans, qui lui offrirent d'aller en Espagne pour servir d'otages jusqu'à son retour. Charles rejeta leurs offres, disant que l'honneur du roi était un garant suffisant de sa sûreté. Toutes les villes qu'il traversa déployèrent à l'envi la plus grande magnificence, et le roi alla à sa rencontre jusqu'à Châtellerault. Les deux souverains firent ensemble leur entrée solennelle à Paris, et l'Empereur resta pendant six jours dans cette ville, au milieu de toutes les fêtes qu'on put imaginer pour l'amuser. Cependant le sentiment de sa propre fans-7 seté le remplissait d'inquiétudes, et il témoignait une extrême impatience de se rendre dans les Pays-lias, où il parvint entouré des mêmes honneurs qu'il avait reçus sur tout son passage.

Dès que Charles fut arrivé dans ses États, les ambassadeurs de France le sommèrent d'accomplir sa parole et d'accorder l'investiture de Milan ; mais il demanda de nouveaux délais, tout en renouvelant les promesses qu'il avait faites si souvent. Cependant les Gantois, consternés de leur isolement, se soumirent à Charles, qui ne les en punit pas moins sévèrement. Vingt- six des principaux citoyens furent mis à mort, un plus grand nombre fut banni ; la ville fut déchue de tous ses privilèges, ses revenus furent confisqués, de nouvelles lois lui furent imposées, et ses habitants durent payer la construction d'une citadelle destinée à les tenir dans la soumission.

Charles commença aussitôt à dévoiler l'imposture dont il avait usé envers François. D'abord il éluda les demandes des ambassadeurs français, et enfin, poussé à bout, il refusa positivement de se dépouiller d'une possession si importante pour en enrichir son ennemi. Il nia en même temps qu'il se fût jamais engagé à faire un sacrifice si insensé et si contraire à ses intérêts. De toutes les actions qu'on peut reprocher à Charles, ce trait de mauvaise foi est sans contredit le plus flétrissant pour sa gloire ; mais si l'on blâma la perfidie de l'Empereur, la crédulité de François attira sur lui quelque ridicule. Le ressentiment qu'il montra en cette occasion ne laissa pas douter d'une prochaine reprise des hostilités.

1540 — Cette année est mémorable par l'établissement des jésuites. Ignace de Loyola, leur fondateur, a laissé dans son institut l'empreinte de son âme. Embrasé de la noble ambition de conquérir des âmes à Dieu, cet homme, qui aurait été un héros s'il n'eût pas été un saint, jeta un coup d'œil sur son siècle. L'Allemagne ravagée par l'hérésie de Luther, l'Angleterre déchirée par le schisme, la France menacée par l'erreur de Calvin et en proie à la licence, le successeur de Mahomet foulant à ses pieds le tombeau de Jésus- Christ, des milliers de peuples plongés dans le chaos de la barbarie et dans les horreurs du paganisme : ce spectacle touche le cœur d'Ignace, redouble son courage. Dès lors il entreprend de former une société d'hommes assez irréprochables pour combattre le vice, assez éclairés pour confondre l'erreur, assez courageux pour affronter l'idolâtrie. Ce plan conçu, il examine, il choisit, il embrasse les moyens de le remplir ; il se prépare lui-même par la pénitence et l'étude ; il s'associe des coopérateurs, il les pénètre de son esprit, il les enflamme de son zèle ; tous ensemble se destinent à l'enseignement ; ils se consacrent à la sainteté, se dévouent à l'apostolat, et, du pied des autels où ils viennent de consommer leur sacrifice, Ignace les conduit devant Paul III, qui le ratifie : c'est ce pontife qui le premier approuva l'institut des jésuites.

La plus grande gloire de Dieu, voilà ce qui occupe sans cesse la Compagnie de Jésus ; c'est ce qu'elle demande partout : voilà ce qu'Ignace avait gravé dans son cœur, ce qu'il voulait graver dans le cœur de ses disciples, ce qu'il a tracé en traits de flamme dans tout son ouvrage : voilà son mot favori et, pour ainsi dire, son cri de guerre, le cri éternel de son institut.

Un nouveau monde venait d'être découvert, et semblait demander une nouvelle race d'apôtres. De la société d'Ignace sortit cette nouvelle race d'apôtres nécessaire pour le Nouveau-Monde, où il ne s'en trouvait pas encore ; nécessaire même pour l'ancien, où il n'en restait pas assez. De là le vœu des missions étrangères : vœu ajouté par saint Ignace aux autres vœux ordinaires, vœu qui marquait un besoin naissant de l'Église ; vœu par lequel chaque jésuite profès s'engage à se transporter partout où la voix du souverain pontife l'appellera pour y faire fleurir le christianisme et travailler à la plus grande gloire de Dieu.

Jamais l'Église catholique n'a eu de missions aussi florissantes que celles qui étaient sous la conduite des disciples d'Ignace dans le Paraguay. Rien ne fait plus d'honneur aux jésuites que d'avoir civilisé ces nations et jeté les fondements d'un empire, sans autres armes que celles de la vertu. Dans leur zèle  infini, les jésuites embrassèrent toutes les œuvres de charité : visites des hôpitaux et des prisons, missions, retraite, prédication, éducation de la jeunesse.

Un homme d'un caractère ferme et d'un génie étendu, qui corrigea les abus du siècle passé et pré. para les prodiges des siècles à venir, Richelieu, von. lait que les jésuites partageassent avec l'Université l'empire classique, de peur que l'Université, assise seule sur le trône de la science, n'y fît remonter son ancien orgueil. Le zèle de ce grand ministre pour-le maintien des sciences lui persuada que l'intérêt public ne pouvait souffrir que la société des jésuites, célèbre par sa doctrine, fût privée d'une fonction dont elle pouvait s'acquitter avec grande utilité pour les familles et pour l'État.

Le général des jésuites ne peut disposer d'aucun bien que de l'aveu de la Société, et de ses inférieurs que de la manière réglée par l'institut ; on exige de lui des lumières et de l'activité ; son empire n'est fondé ni sur la crainte, ni sur le caprice, mais sur la règle, sur l'ordre et sur l'amour. Le général est à vie, mais on peut le déposer ; tant qu'il commande en père, tant qu'il gouverne en sage, l'institut exige qu'on lui obéisse comme au chef de la Société, qu'on le révère comme l'image de Jésus-Christ.

L'institut des jésuites ne cherche son intérêt particulier qu'à la suite de l'intérêt public et de l'intérêt de Dieu : il n'emploie pour son intérêt particulier que des moyens qui tendent à l'honnête ; pour l'intérêt public, que des moyens qui tendent à l'utile ; pour l'intérêt de Dieu, que des moyens qui tendent au parfait.

L'opposition que les collèges dirigés par les jésuites rencontrèrent de la part des universités, leur fit une nécessité de surpasser leurs rivaux en science et en talents ; ils s'appliquèrent donc avec la plus grande ardeur à l'étude de la littérature ancienne. Ils imaginèrent différentes méthodes pour faciliter l'instruction de la jeunesse, et leur ordre produisit plus de bons écrivains que toutes les autres communautés religieuses ensemble. Mais c'est dans le Nouveau-Monde que les jésuites ont exercé leurs talents avec plus d'éclat, et de la manière la plus utile au bonheur de l'espèce humaine. Les conquérants de cette malheureuse partie du globe n'avaient eu d'autre pensée que de dépouiller, d'enchaîner, d'exterminer ses habitants ; les jésuites, seuls, s'y sont établis dans des vues d'humanité. Vers le commencement du XVIIe siècle, ils obtinrent l'entrée de la province du Paraguay, qui traverse le continent méridionale de l'Amérique, depuis le fond des montagnes du Potose jusqu'aux confins des établissements espagnols et portugais sur les bords de la rivière de la Plata. Ils trouvèrent les habitants de ces contrées à peu près dans l'état où sont les hommes qui commencent à s'unir ensemble ; ils n'avaient aucun art, ils cherchaient une subsistance précaire dans le produit de leur chasse et de leur pèche, et connaissaient à peine les premiers principes de la subordination et de la discipline. Les jésuites se chargèrent d'instruire et de civiliser ces sauvages ; ils leur apprirent à cultiver la terre, à élever des animaux domestiques, à bâtir des maisons.

Ils les engagèrent à se réunir ensemble dans des villages ; ils les formèrent aux arts et aux manufactures ; ils leur firent goûter les douceurs de la société et les avantages qui résultent de la sûreté et du bon ordre. Ces peuples devinrent ainsi les sujets de leurs bienfaiteurs, qui les gouvernèrent avec la tendresse qu'un père a pour ses enfants. Respectés, chéris, presque adorés, quelques jésuites présidaient sur des milliers d'Indiens. Ils entretenaient une égalité parfaite entre tous les membres de cette nombreuse communauté. Chacun était obligé de travailler, non pour un seul, mais pour la masse. Les produits de leurs champs, tous les fruits de leur industrie étaient déposés dans des magasins communs, d'où l'on distribuait à chaque individu ce qui était nécessaire à ses besoins. Cette forme d'institution détruisait dans sa racine presque toutes les passions qui troublent la paix de la société et rendent les hommes malheureux. Une réprimande faite par un jésuite, une légère note d'infamie, ou, dans des cas extraordinaires, quelques coups de fouet suffisaient pour maintenir le bon ordre parmi ce peuple innocent et heureux. Ils avaient même formé, pour la défense de ces contrées, quelques corps militaires armés et disciplinés à l'européenne.

L'ordre des Jésuites ne reçut tous ses développements qu'après le règne de Charles-Quint ; par con séquent ces événements n'appartiennent point l'époque dont nous écrivons l'histoire ; mais nous avons cru qu'il ne serait pas sans intérêt de donne' quelques détails sur un institut qui prit naissance dans le temps dont nous nous occupons.

1541 — Charles n'eut pas plutôt rétabli l'ordre dans les Pays-Bas, qu'il fut obligé de porter son attention sur les affaires d'Allemagne. Pour satisfaire les Allemands protestants, il accorda cette conférence qui devait avoir lieu entre quelques théologiens choisis des deux partis, et qui avait été stipulée dans la convention de Francfort. Cette conférence commença dans une diète tenue à Worms, où Mélanchton d'un côté, et Eckius de l'autre, soutinrent le rôle principal ; mais elle fut interrompue par l'ordre de l'Empereur, qui voulut qu'on la recommençât avec plus de solennité, en sa présence, dans une diète qu'il convoqua pour cet effet à Ratisbonne. L'assemblée s'ouvrit en effet avec le plus grand appareil, et tout le monde s'attendait à une dispute des plus vives et à un résultat décisif ; mais les disputes n'aboutirent à rien, et l'Empereur resta convaincu que tous ses efforts seraient inutiles. Impatient de clore la diète, il vint à bout d'engager la pluralité de ses membres à approuver la résolution suivante, savoir : que les articles sur lesquels on n'avait pu se mettre d'accord seraient renvoyés à la décision d'un concile général, et, si le concile ne pouvait avoir lieu, à un synode national qui se tiendrait en Allemagne, ou enfin à une diète générale de l'Empire. Le pape fut choqué de toutes les opérations de cette diète, et surtout de ces dernières conclusions. Les protestants, de leur côté, se plaignaient hautement, et l'Empereur leur accorda, pour les calmer, tous les privilèges qu'ils réclamèrent.

Il était forcé à cet excès d'indulgence par la situation des affaires ; il prévoyait une nouvelle guerre avec la France, et il ne voulait pas blesser les protestants, dans la crainte qu'ils ne se déclarassent pour François. Il était encore déterminé par les progrès rapides que faisaient les Turcs en Hongrie.

Aussitôt après la clôture de la diète, l'Empereur, vivement préoccupé de son projet d'expédition contre Alger, partit pour l'Italie, et s'empressa d'aller rejoindre son armée et sa flotte. Alger était toujours dans la dépendance de l'empire turc, où Barberousse l'avait mis. Depuis qu'il commandait la flotte ottomane en qualité de capitan-pacha, Alger était gouverné par Hassan-Aga, eunuque renégat, qui, ayant passé au service des pirates par tous les grades, avait acquis dans la guerre une grande expérience, et continuait avec une activité étonnante les déprédations de Barberousse contre tous les États de la chrétienté. Charles, voulant donner un nouveau lustre à sa dernière campagne d'Afrique, avait, en partant pour les Pays-Bas, ordonné d'équiper une flotte et de lever une armée destinée à cette entreprise. Les observations de ses officiers et les prières de Doria, qui le conjurait de ne pas exposer la flotte à une destruction presque inévitable, ne purent ébranler sa résolution. A peine s'était-il embarqué à Porto-Venere, sur le territoire de Gênes, qu'une tempête terrible s'éleva, et ce ne fut qu'avec les plus grands dangers que Charles put atteindre la Sardaigne, où était le rendez-vous de la flotte. Ces périls même ne purent lui faire changer de dessein ; il est vrai qu'il voyait sous ses ordres une armée de vingt mille hommes de vieilles troupes, la fleur de la noblesse espagnole et italienne, et mille soldats envoyés par l'ordre de Malte et conduits par cinq cents de ses plus braves chevaliers.

Ce ne fut encore qu'avec beaucoup de peine que l'armée gagna la côte africaine ; mais enfin Charles réussit à faire prendre terre à son armée. Il marcha. aussitôt contre Alger. Hassan, qui n'avait à lui opposer que huit cents Turcs et cinq mille Maures, ne laissa pas de faire une réponse fière et hardie à la sommation qu'il reçut de se rendre. Cependant il n'aurait pu tenir longtemps contre toutes les forces qui le menaçaient. Mais au moment où l'Empereur se croyait le plus en sûreté contre ses ennemis, il se vit exposé à une calamité contre laquelle la force et la prudence humaine ne pouvaient rien. Deux jours après son débarquement, il survint une tempête épouvantable. Les Impériaux, qui n'avaient débarqué que leurs armes, restèrent sans tentes et sans abri, exposés à toute la fureur de l'orage ; leur camp, placé dans un terrain bas, était entièrement inondé ; à chaque pas ils entraient jusqu'à mi-jambe dans la boue, et le vent soufflait avec tant d'impétuosité que, pour se soutenir, ils étaient obligés d'enfoncer leurs lances pour s'en faire un point d'appui. Dès la pointe du jour, Hassan tomba avec ses soldats frais et reposés sur les avant-postes qui avaient passé la nuit dans cette situation, et il y mit la plus grande confusion ; toute l'armée, ayant l'Empereur à sa tête, fut obligée d'avancer pour repousser l'ennemi, qui se retira en bon ordre.

Le sentiment de ce désastre et de ce premier danger fut cependant bientôt effacé par un spectacle plus affreux encore et plus déplorable ; il faisait grand jour, et l'ouragan continuait dans toute sa force. On voyait la mer s'agiter avec toute la fureur dont est capable cet élément terrible : les navires, d'où dépendaient la subsistance et le salut de l'armée, arrachés de leurs ancres, allaient ou se briser les uns contre les autres, ou se fracasser contre les rochers ; plusieurs furent poussés à terre, d'autres furent abîmés dans les flots. En moins d'une heure, quinze vaisseaux de guerre et cent soixante bâtiments de transport périrent ; huit cents hommes qui étaient à bord furent noyés ou massacrés par les Arabes au moment où ils gagnaient le rivage. L'Empereur, immobile d'étonnement et de douleur, contemplait en silence cet affreux désastre ; il voyait s'engloutir dans les flots et ses munitions de guerre et les provisions destinées à nourrir ses troupes ; il voyait s'évanouir toutes ses espérances. A la fin le vent se calma ; la nuit fut extrêmement obscure, et les officiers des vaisseaux ne purent faire parvenir aucun avis aux troupes qui étaient à terre. Lorsque le jour parut, une barque envoyée par Doria vint à bout d'aborder à terre, et apprit au camp que l'amiral avait échappé à la tempête, la plus furieuse qu'il eût vue depuis cinquante ans de navigation, et qu'il avait été obligé de se retirer sous le cap de Metafuz avec ses vaisseaux délabrés. Comme le ciel était toujours orageux et menaçant, Doria conseillait à l'Empereur de marcher avec la plus grande diligence vers ce cap, l'endroit le plus commode pour rembarquer les troupes.

Les provisions étaient épuisées, et, malgré la difficulté de faire faire à l'armée une marche de quatre jours dans l'état d'affaiblissement où étaient les soldats, il n'y avait pas d'autre parti à prendre que celui de la retraite. Charles ordonna donc à ses troupes de se mettre en marche ; les blessés et les malades furent placés au centre, et ceux qui paraissaient les plus vigoureux, à la tête et à l'arrière-garde. Ce fut alors que l'effet des maux qu'ils avaient soufferts se fit le plus cruellement ressentir. Les uns ne pouvaient plus soutenir leurs armes ; les autres, épuisés par une marche pénible, tombaient et mouraient sur la place. Plusieurs périrent de faim ; car l'armée n'avait pas d'autres subsistances que des racines, des graines sauvages, et la chair des chevaux que l'Empereur faisait tuer et distribuer à ses troupes ; une partie se noya dans les torrents grossis qu'on traversait à gué avec de l'eau jusqu'au menton ; un grand nombre fut tué par l'ennemi, qui ne cessa de les harceler jour et nuit. Enfin les débris de cette brillante armée arrivèrent à Metafuz, où ils trouvèrent des vivres en abondance, et se livrèrent à l'espérance de se voir bientôt en sûreté.

Dans cet horrible enchaînement de malheurs, Charles fit admirer sa fermeté, sa constance, sa grandeur d'âme, son courage et son humanité. Il supportait les plus grandes fatigues comme le dernier soldat de son armée ; il exposait sa personne partout où le danger était le plus menaçant ; il visitait les malades et les blessés, et encourageait tout le monde par ses paroles et par son exemple. Quand l'armée se rembarqua, il resta des derniers sur le rivage, quoiqu'un corps d'Arabes menaçât à chaque instant de fondre sur l'arrière-garde. Il répara en quelque sorte, par le déploiement de ses rares qualités, la présomption et l'entêtement qui lui avaient fait entreprendre une expédition si funeste à ses sujets.

Mais ses malheurs n'étaient pas parvenus à leur terme. A peine toutes les troupes furent-elles embarquées, qu'il s'éleva une nouvelle tempête qui dispersa tous les vaisseaux. L'Empereur lui-même, après mille périls, avait été forcé de relâcher dans le port de Bregia, en Afrique, où les vents contraires le retinrent pendant plusieurs semaines ; enfin il arriva en Espagne dans un état bien différent de celui où il y était revenu après sa première expédition contre les Barbaresques.