HISTOIRE DE L'EMPEREUR CHARLES-QUINT

CHAPITRE PREMIER.

Naissance de Charles-Quint. — Origine de ses domaines. — Philippe et Jeanne, son père et sa mère, viennent en Espagne. — Retour de Philippe dans les Pays-Bas. — Naissance de Ferdinand, frère de Charles. — Mort d'Isabelle. — Philippe et Jeanne sont reconnus roi et reine. — Mort de Philippe. — Ferdinand est reconnu régent. — Sa mort. — Éducation de Charles. — Ximenès, régent de Castille. — Son portrait. — Charles prend le titre de roi. — Il passe en Espagne. — Mort de Ximenès. — États de Castille, d'Aragon et de Catalogne. — Mort de Maximilien. — Lutte de Charles et de François Ier. — Charles est élu empereur. — Il part pour l'Allemagne. — Mécontentement des Espagnols.

Charles-Quint naquit à Gand le 24 février 1500. Philippe le Bel, son père, archiduc d'Autriche, était fils de l'empereur Maximilien et de Marie, fille unique de Charles le Hardi, dernier prince de la maison de Bourgogne. Jeanne, sa mère, était fille de Ferdinand, roi d'Aragon, et d'Isabelle, reine de Castille.

Par une longue suite d'événements heureux, ce jeune prince se trouva l'héritier de domaines plus étendus qu'aucun monarque d'Europe n'en. avait encore possédé depuis Charlemagne. Ses ancêtres avaient acquis des royaumes et des provinces auxquels ils n'avaient que des droits de succession fort éloignés.

Isabelle, fille de Jean II de Castille, loin d'avoir la perspective de l'héritage considérable qu'elle devait laisser à son petit-fils, passa les premières années de sa vie dans l'indigence et dans l'obscurité ; mais les Castillans, irrités contre son frère Henri IV, placèrent, à la mort de ce prince, Isabelle sur le trône, au lieu de sa fille Jeanne, dont ils contestaient la légitimité.

Ferdinand dut la couronne d'Aragon à la mort imprévue de son frère aîné, et se rendit maître des royaumes de Naples et de Sicile en violant la foi des traités et tous les droits du sang. Christophe Colomb, par l'effort de courage et de génie le plus hardi et le plus heureux dont les annales du genre humain aient conservé le souvenir, ajouta à tous ces royaumes un nouveau monde, dont les richesses furent une des principales sources du pouvoir et de la grandeur du roi d'Espagne.

Ferdinand et Isabelle, ayant vu don Juan, leur fils unique, et la reine de Portugal, leur fille aînée, périr à la fleur de l'âge, réunirent toutes leurs espérances sur Jeanne et sa postérité ; mais comme l'archiduc, son mari, était étranger pour les Espagnols, on crut qu'il serait prudent de l'engager à venir en Espagne, afin qu'en vivant quelque temps au milieu des peuples qu'il était destiné à gouverner, il pût s'instruire de leurs lois et s'accoutumer à leurs mœurs.

1502 — Philippe et Jeanne s'y rendirent en effet ; mais l'étiquette grave et réservée de la cour d'Espagne parut insupportable à Philippe, prince jeune gai, aimant la société et avide de plaisirs. Il résolut donc de retourner dans sa patrie, et les remontrances d'Isabelle ne purent le retenir.

Jeanne était restée en Espagne, et sa raison, déjà très-faible et sujette à des altérations fréquentes, ne put résister au chagrin que lui causa l'absence de son mari. Elle tomba dans une sombre et profonde mélancolie, et ce fut en cet état qu'elle accoucha de Ferdinand, son second fils. Elle ne recouvra quelque tranquillité d'esprit que lorsqu'elle eut rejoint son mari, l'année suivante, à Bruxelles.

A partir de ce moment, il ne paraît pas que Philippe ait pris aucune part aux affaires d'Espagne ; il attendait tranquillement que la mort de Ferdinand ou d'Isabelle lui ouvrît le chemin à l'un de leurs trônes. Il n'attendit pas longtemps ; Isabelle voyait son courage et ses forces s'affaiblir par degrés, et après avoir langui quelques mois, elle mourut à Médina-del-Campo le 26 novembre 1504. Elle avait fait son testament quelque temps avant sa mort, et comme elle était fort mécontente de Philippe, elle nomma Ferdinand pour prendre la régence ou l'administration des affaires de Castille, jusqu'à ce que son petit-fils Charles eût atteint l'âge de vingt ans.

Ce ne fut pas sans difficulté que Ferdinand fit reconnaître son titre de régent par les États de Castille. Il. n'y eut pas moins d'agitation dans les Pays-Bas ; Philippe prétendait être, comme mari, le curateur légal de sa femme, et, comme père, le tuteur naturel de son fils.

Bientôt il débarqua en Espagne à la tête d'une puissante flotte ; toute la noblesse castillane se réunit à lui, et Ferdinand fut contraint de se retirer dans ses États héréditaires d'Aragon, se contentant du titre de chef des ordres militaires de Castille, et du revenu que lui avait légué Isabelle.

1509 — Philippe entra en possession de son autorité nouvelle avec la joie d'un jeune homme. Il eût voulu faire déclarer Jeanne incapable de gouverner ; mais les représentants assemblés ne voulurent jamais consentir à une déclaration qu'ils regardaient comme injurieuse au sang de leurs rois. Ce fut là presque le seul événement mémorable de l'administration de Philippe ; une fièvre occasionnée par un excès de débauche termina sa vie dans la vingt-huitième année de son âge, sans qu'il eût joui seulement trois mois entiers des honneurs de la royauté qu'il avait si ardemment recherchés.

Jeanne se trouvait, par cette mort, seule maîtresse de la Castille ; mais la secousse que reçut son âme de cette mort si inattendue, acheva d'égarer sa raison, et la rendit entièrement incapable de gouverner.

Une femme dans cet état ne pouvait guère en effet porter le poids d'un grand royaume, et cependant Jeanne se refusait obstinément à nommer un régent, et même à signer les pièces nécessaires à l'exécution des lois et à la sûreté du pays. Une régence était indispensable, et, grâce à l'appui que lui prêta Ximenès, archevêque de Tolède, Ferdinand obtint d'être choisi pour en remplir les fonctions. La sagesse qu'il montra dans l'exercice de son autorité fut égale au bonheur avec lequel il l'avait recouvrée. Il sut maintenir dans ses États un grand calme intérieur, et cependant il augmenta les États héréditaires de Charles de plusieurs acquisitions importantes. Oran et d'autres places de Barbarie furent réunies à la couronne de Castille par le cardinal Ximenès, qui commanda avec un rare courage une armée contre les Mores de cette partie de l'Afrique et qui, par une magnificence plus extraordinaire encore, fit à ses propres frais toutes les dépenses de cette expédition. D'un autre côté, Ferdinand chassait du trône de Navarre Jean d'Albret, qui en était légitime souverain, et étendait les limites de la monarchie espagnole depuis les Pyrénées jusqu'aux frontières du Portugal.

Cependant Ferdinand considérait le jeunes Charles plutôt comme un rival. que comme un petit-fils en faveur duquel il tenait seulement le dépôt de l'administration. De là vint son excessive joie lorsque la jeune Germaine de Foix, qu'il avait épousée après la mort d'Isabelle, lui donna un fils qui devait ôter à Charles la couronne d'Aragon, de Naples, de Sicile et de Sardaigne. La mort prématurée de ce fils le plongea ensuite dans le désespoir, et il tomba dans une langueur habituelle et un abattement d'esprit qui le rendait incapable de s'appliquer sérieusement aux affaires. Sa jalousie contre l'archiduc ne diminuait pas pour cela ; elle l'engagea à faire un testament par lequel il donnait la régence de tous ses royaumes à Ferdinand, frère de Charles, qui était toujours resté en Espagne, et lui conférait en même temps la dignité de grand maître des trois ordres militaires. Cependant, sur les représentations de ses plus fidèles conseillers, qui craignaient de voir s'allumer la guerre civile, il révoqua ces dispositions quelques heures avant sa mort, qui arriva le 23 janvier 1516.

Charles à qui cette mort laissait un si bel héritage, touchait alors à sa seizième année. Il avait résidé jusqu'à cet âge dans les Pays-Bas, dont son père lui avait laissé la souveraineté. Marguerite d'Autriche, sa tante, et Marguerite d'York, sœur d'Édouard IV, roi d'Angleterre, et veuve de Charles le Hardi, deux princesses douées de grands talents et de beaucoup de vertus, s'étaient chargées du soin de former son enfance. A la mort de Philippe, les Flamands avaient remis le gouvernement des Pays-Bas à l'empereur Maximilien, son père, avec le titre plutôt que l'autorité de régent. Maximilien fit choix de Guillaume de Croy, seigneur de Chièvres, pour présider à l'éducation du jeune. Charles, son petit-fils. Ce seigneur possédait éminemment tous les talents nécessaires pour cet important emploi, et il en remplissait tous les devoirs avec beaucoup d'exactitude. Adrien d'Utrecht fut choisi pour être précepteur du jeune prince ; cette place lui ouvrit la route des plus hautes dignités auxquelles un ecclésiastique puisse prétendre, et il ne les dut ni à sa naissance, qui était fort obscure, ni à son crédit car il ne se mêlait point de toutes les intrigues de cour ; mais seulement à l'opinion qu'il avait donnée de son savoir à ses compatriotes. Mais un savant accoutumé à la retraite d'un collège, sans habitude du monde, n'était guère propre à faire aimer l'étude à un jeune prince. Aussi Charles montra-t-il de bonne heure de l'aversion pour les sciences, et un goût extrême pour ces exercices violents et militaires qui faisaient alors presque l'unique étude de la noblesse, et dans lesquels elle mettait sa gloire. Chièvres flatta cette disposition, soit qu'il voulût gagner par sa complaisance l'affection de son pupille, soit qu'il attachât lui-même peu de prix aux connaissances littéraires. Il l'instruisit cependant avec beaucoup de soin dans la science du gouvernement ; il lui fit étudier l'histoire, non-seulement du pays soumis à sa domination, mais encore des États qui avaient quelques relations avec les siens. Aussitôt que Charles eut pris le gouvernement de la Flandre, en 1515, Chièvres l'accoutuma au travail ; il l'engagea à lire tous les papiers qui concernaient les affaires publiques, à assister aux délibérations de ses conseillers privés et à leur proposer lui-même les objets sur lesquels il avait besoin de leur opinion. Ce genre d'éducation fit contracter à ce jeune prince une habitude de gravité et de recueillement qui paraissait peu appropriée à sa jeunesse ; mais les premières ouvertures de son esprit n'indiquaient pas cette supériorité qui se manifesta dans un âge plus avancé. On ne remarqua point, dans ses premières années, cette impétuosité qui précède d'ordinaire la vigueur d'une maturité active et entreprenante, et sa déférence continuelle pour les avis de Chièvres et de ses autres favoris n'annonçait pas cet esprit vaste et ferme qui dirigea dans la suite les affaires de la moitié de l'Europe. Mais ses sujets, séduits par les grâces de sa figure et la mâle dextérité qu'il montrait dans tous les exercices du corps, jugeaient son caractère avec cette prévention favorable qu'on a trop souvent pour les princes dans leur jeunesse, et ils se flattaient qu'il donnerait encore un nouvel éclat aux couronnes dont il avait hérité par la mort de Ferdinand.

Les royaumes d'Espagne étaient alors dans une situation qui exigeait autant de vigueur que de prudence dans le gouvernement. Ferdinand avait su pendant sa longue administration, éviter les inconvénients qui résultent ordinairement du système féodal ; la supériorité de .son génie lui avait fourni les moyens de réprimer l'inquiétude turbulente des nobles, et de modérer la jalousie des communes ; mais à sa mort l'esprit de faction et de mécontentement, après avoir été longtemps réprimé, n'en éclata qu'avec plus de violence et de férocité.

Ferdinand, qui avait prévu ces désordres, avait pris la sage précaution de nommer, par son testament, Ximenès, archevêque de Tolède, pour être seul régent de la Castille jusqu'à l'arrivée de son petit-fils en Espagne. Le caractère singulier de cet homme, et les qualités extraordinaires qui le rendaient propre à cette grande place, méritent qu'on s'y arrête un moment. Il descendait d'une famille honnête, mais peu riche. Son inclination particulière, sa piété et l'élévation de ses sentiments le déterminèrent à entrer dans l'état ecclésiastique, où il obtint de bonne heure des bénéfices considérables qui lui ouvraient la route des premières dignités de l'Église. Il renonça tout à coup à ces avantages ; et, après avoir subi les épreuves d'un noviciat très-sévère, il s'engagea dans un monastère de frères observantins de Saint-François, l'un des ordres les plus rigides de l'Église romaine. Il s'y distingua bientôt par une austérité de mœurs extraordinaire. Les religieux de son ordre, sentant sa supériorité, l'avaient fait provincial. Sa réputation de sainteté lui procura bientôt la place de confesseur de la reine Isabelle, place qu'il n'accepta qu'-avec la plus grande répugnance. Il conserva à la cour l'austérité de mœurs par laquelle il s'était distingué dans le cloître : il continuait de faire tous ses voyages à pied ; il ne vivait que d'aumônes, il s'imposait des mortifications pénibles et des pénitences aussi rigoureuses qu'auparavant. Isabelle fut si contente du choix qu'elle avait fait, qu'elle ne tarda pas de conférer à Ximenès l'archevêché de Tolède, la première dignité de l'Église d'Espagne, qui était alors sollicitée par les plus grandes maisons du royaume. Il refusa d'abord cet honneur avec une fermeté modeste, et ne céda qu'à l'ordre exprès qu'il reçut du pape de l'accepter. Mais son élévation ne changea rien à ses mœurs ; obligé d'étaler en public la magnificence qui convenait à son rang, il ne se relâcha jamais de la sévérité monastique. On le vit porter constamment sous ses habits pontificaux le modeste habit de Saint-François, qu'il raccommodait de ses propres mains lorsqu'il était déchiré. Jamais il ne porta de linge ; il se couchait toujours avec son habit, souvent sur la terre ou sur des planches, rarement dans un lit. Il ne goûtait aucun des mets délicats qu'on servait sur sa table, et se contentait de la nourriture simple et frugale que prescrivait la règle de son ordre.

Il avait cependant une profonde connaissance des affaires, et dès qu'il fut appelé à l'administration par sa place et par l'opinion que Ferdinand et Isabelle avaient conçue de lui, il déploya des talents qui rendirent la réputation de son génie égale à celle de sa piété. Toutes. ses vues étaient neuves et hardies ; sa conduite politique participait des vertus et des défauts de son caractère ; son génie étendu enfantait des plans vastes et magnifiques ; il protégea constamment les savants, étant très-savant lui, même ; mais il aimait encore davantage les gens de bien. Il fit invariablement profession d'une probité incorruptible, et haïssait tellement l'injustice, qu'aucune considération ne put jamais la lui faire dissimuler, ni l'empêcher de la punir quand il lui fut possible de le faire. Enfin, il avait une piété sans fard et un zèle aussi actif qu'éclairé. On lui a néanmoins reproché plusieurs défauts : il avait une certaine aspérité de caractère qui l'a fait accuser de fierté et d'attachement excessif à sou propre sentiment.

Tel était l'homme à qui Ferdinand confia la régence de Castille. Quoique le cardinal eût alors près de quatre-vingts ans, et qu'il connût parfaitement le travail et les difficultés inséparables de cette place, son intrépidité naturelle et son zèle pour le bien public la lui firent accepter sans hésiter. Cependant Adrien d'Utrecht, qui avait été envoyé en Espagne peu de mois avant la mort de Ferdinand, produisit des pleins pouvoirs de l'archiduc pour prendre le nom et l'autorité de régent après la mort du roi ; mais les Espagnols avaient une telle aversion pour le gouvernement d'un étranger, il y avait tant d'inégalité entre le talent des deux compétiteurs, que les prétentions d'Adrien auraient été rejetées sur-le- champ, si Ximenès, par déférence pour son nouveau souverain, n'avait consenti à le reconnaitre pour régent et à partager avec lui l'administration mais Adrien n'eut qu'un vain titre, et Ximenès, en traitant son collègue avec beaucoup d'égards et même de respect, se réserva toute l'autorité.

Quoique Ximenès n'eût qu'une puissance précaire, dont son grand âge ne devait pas lui faire espérer de jouir longtemps, il travailla avec une grande ardeur à augmenter la puissance du monarque et à rabaisser les privilèges de la noblesse.

Les seigneurs, alarmés de ces tentatives répétées, résolurent de s'opposer à ses réformes ; mais il sut les contenir, et, à l'exception de quelques mouvements sans importance, la tranquillité de la Castille ne souffrit aucune atteinte.

Le cardinal trouvait aussi de l'opposition à ses projets parmi les ministres flamands de Charles, qui étaient jaloux de ses talents et de son indépendance. Ils déterminèrent le roi à lui adjoindre deux nouveaux régents : La Chaux, gentilhomme flamand, d'un esprit adroit et délié ; et Amerstoff, noble hollandais, connu par sa fermeté. Ximenès reçut ces nouveaux collègues avec les honneurs dus à leur rang, mais il ne leur donna aucune part à l'administration des affaires ; et les Espagnols, qui ne pouvaient supporter l'idée d'être gouvernés par des étrangers, le secondèrent en ce point.

Ximenès avait en même temps à soutenir le fardeau de deux guerres étrangères, dont l'une se fit dans la Navarre, qui venait d'être envahie par Jean d'Albret. Il repoussa promptement ce prince ; mais il ne fut pas si heureux en Afrique, dans la guerre qu'il fit au fameux aventurier Borne Barberousse, qui, de simple corsaire, parvint par sa valeur et son habileté à se faire roi d'Alger et de Tunis. Les Espagnols furent vaincus, et presque tous ceux qui ne périrent pas dans le combat furent tués dans la retraite. Le cardinal supporta cette disgrâce, la seule qu'il eût encore éprouvée, avec une hauteur et une tranquillité qui ajoutèrent un nouvel éclat à son caractère.

La sordide avarice qui ternissait les belles qualités de Chièvres, le premier ministre du jeune roi, donna bientôt de trop justes sujets de mécontentement à l'Espagne : tout était devenu vénal à la cour des Pays-Bas, et les places, les honneurs étaient donnés au plus offrant.. Ximenès, qui avait toujours montré le désintéressement le plus pur, exprima vivement au roi le mécontentement de ses sujets, et le supplia en même temps de venir immédiatement en Espagne, afin de dissiper par sa présence l'orage qui se formait sur le royaume.

1517 — Charles sentait bien qu'il avait trop longtemps différé d'aller prendre possession de ses États en Espagne ; mais il était retenu par la guerre que la ligue de Cambrai avait allumée en Italie. Enfin il s'embarqua, suivi de Chièvres et d'un nombreux cortège de gentilshommes flamands, et prit terre à Villa-Viciosa, où il fut reçu avec les témoignages les plus éclatants de la joie populaire. Cependant Ximenès, qui regardait la présence du roi comme le plus grand bonheur que l'Espagne pût désirer, s'avançait au-devant de lui aussi promptement que la faiblesse de sa santé pouvait le lui permettre. Cet homme extraordinaire n'avait jamais cessé, pendant sa régence, d'exercer sur lui-même des mortifications très-rudes et très-fréquentes, qui, jointes à l'assiduité d'un travail pénible, auraient détruit la plus vigoureuse constitution. Chaque jour il consacrait plusieurs heures à des exercices de piété, disait exactement la messe, et donnait quelque temps à l'étude ; malgré ces occupations, il assistait régulièrement au conseil, recevait et lisait tous les papiers qui lui étaient présentés ; il dictait des lettres et des instructions, et il présidait à l'expédition de. toutes les affaires civiles, ecclésiastiques ou militaires. Tous les instants de sa journée étaient remplis par quelque occupation sérieuse ; la seule distraction qu'il se permît, c'était de discuter avec des religieux quelque question épineuse de théologie scolastique. Son corps, épuisé par ce genre de vie affaibli par la vieillesse, était assailli chaque jour de quelque infirmité.

C'était dans cet état qu'il voyageait pour aller recevoir son souverain ; il fut atteint, à Bos-Equilos, d'un mal violent accompagné de symptômes extraordinaires. Ceux qui le suivaient dans ce voyage prétendirent y reconnaître l'effet du poison, mais ils ne savaient s'ils devaient imputer ce crime à la vengeance des nobles espagnols ou à la jalousie des ministres flamands. Obligé par cet accident de suspendre sa marche, Ximenès écrivit à Charles, et lui conseilla, avec son indépendance ordinaire, de renvoyer tous les étrangers de sa suite, dont le nombre et le crédit avaient déjà donné de l'ombrage aux Espagnols, et ne manqueraient pas de lui aliéner bientôt l'affection de tout le peuple. Il sollicitait en même temps mie entrevue avec le roi pour lui rendre compte de l'état de sa nation et des dispositions de ses sujets. Non-seulement les Flamands, mais encore les nobles espagnols, se réunirent pour empêcher cette entrevue, et employèrent toute leur adresse pour éloigner Charles d'Aranda, où le cardinal s'était fait transporter. A leur sollicitation, tous les plans qu'il recommanda furent rejetés, et l'on mit le plus grand soin à lui faire sentir et à faire connaître en même temps à toute la nation que son pouvoir était sur son déclin. Ximenès ne soutint pas ce traitement avec son courage ordinaire : le sentiment qu'il avait de son intégrité et de ses talents lui faisait espérer plus de reconnaissance de la part d'un prince auquel il remettait un royaume plus florissant qu'il ne l'avait jamais été, et une autorité plus étendue et mieux établie que celle dont avaient joui les plus illustres de ses prédécesseurs. Le cardinal ne put s'empêcher de laisser en plusieurs occasions éclater son indignation et ses plaintes. fl déplora le destin de la patrie, et prédit toutes les calamités auxquelles elle allait être livrée par l'insolence, la rapacité et l'ignorance des étrangers. Tandis que son esprit était agité de ces inquiétudes, il reçut une lettre de Charles. qui, après quelques froides expressions d'estime, lui permettait de se retirer dans son diocèse, pour y achever dans le repos les restes d'une vie si laborieuse. Ce message accabla Ximenès : il avait l'âme trop fière sans doute pour survivre à la disgrâce ; peut-être aussi son cœur généreux ne put-il supporter l'idée des maux qui allaient fondre sur son pays. Quoi qu'il en soit, il est certain qu'il expira quelques heures après avoir lu la lettre du roi. Quand on considère la variété, la grandeur et le succès des entreprises de ce grand ministre, pendant une régence qui n'a duré que vingt mois, on doute s'il a mérité plus d'éloges par sa sagacité dans le conseil, par sa prudence dans la conduite, ou par son audace dans l'exécution. Sa réputation non-seulement de génie, mais aussi de piété, est encore révérée en Espagne ; c'est le seul ministre que ses contemporains aient honoré comme un saint.

1518 — Peu de temps après la mort de Ximenès, Charles fit, en grande pompe, son entrée publique à Valladolid, où il avait renvoyé les états de Castille. Quoiqu'il eût pris en toute occasion le titre de roi, ce titre n'avait jamais été reconnu par les états, parce qu'il appartenait à Jeanne, sa mère, qu'aucun acte authentique n'avait déclarée incapable de régner. L'assemblée se détermina cependant à le déclarer roi, conjointement avec Jeanne, à condition que le nom de Charles serait placé dans tous les actes publics après celui de sa mère, et que si dans la suite Jeanne recouvrait la raison, elle reprendrait seule l'exercice de l'autorité royale. Les états votèrent en même temps un don gratuit de 600.000 ducats payables en trois ans, somme plus considérable qu'on n'en avait jamais accordé à aucun roi de Castille.

Malgré cette déférence, un mécontentement très-sensible se répandait dans tout le royaume : on se plaignait de voir le roi entièrement soumis à l'autorité de Chièvres, toujours entouré de Flamands, et presque inaccessible aux Espagnols, dont il ne connaissait d'ailleurs que très-imparfaitement le langage.

Charles quitta la Castille au moment où l'irritation était générale, pour aller à Saragosse assister aux états de ce royaume. Dans sa route, il prit congé de son frère Ferdinand, qu'il envoya en Allemagne, sous le prétexte que sa présence serait agréable à Maximilien, leur grand-père. Charles dut peut-être à cette précaution la conservation de sa couronne ; car Ferdinand était l'idole de toute la nation, et il avait assez d'ambition pour accepter le pouvoir que les Espagnols n'auraient pas manqué de lui offrir.

Les Aragonais n'avaient pas encore reconnu Charles pour leur roi, et ce ne fut qu'après beaucoup de résistance et de longs débats qu'il obtint ce titre, conjointement avec sa mère. En même temps il s'engagea, par un serment solennel que les Aragonais exigeaient toujours de leur roi, à ne jamais violer aucun de leurs droits et privilèges. Sur la proposition d'un don gratuit, les états se montrèrent encore intraitables ; ils n'accordèrent que 200.000 ducats, qui furent affectés à acquitter d'anciennes dettes de la couronne, de sorte qu'il n'en resta qu'une petite partie à la disposition du roi. Charles se rendit ensuite en Catalogne, où il rencontra encore plus d'obstacles, et obtint moins d'argent. En même temps Ségovie, Tolède, Séville et d'autres villes du premier ordre de Castille se confédérèrent pour faire présenter au roi des remontrances sur la mauvaise administration des favoris. Charles n'y fit pas grande attention, et cependant cette confédération fut le commencement de cette union des communes de Castille qui, bientôt après, jeta le royaume dans la plus grande confusion, ébranla le trône, et fut sur le point de détruire la constitution même.

1519 — Charles apprit à Barcelone la mort de l'empereur Maximilien. La dignité impériale dont Maximilien avait été revêtu avait une grande importance ; elle donnait une juridiction étendue en Italie, et la prééminence sur tous les princes chrétiens. Maximilien avait vainement tenté d'assurer, pendant sa vie, ce superbe héritage au roi d'Espagne ; mais, à sa mort, Charles demanda ouvertement cette place. François Ier, roi de France, se présenta en même temps pour la lui disputer. Cette rivalité attira l'attention de toute l'Europe. Charles fonda ses prétentions sur la possession où la maison d'Autriche était depuis longtemps du trône impérial, et sur la situation favorable de ses États héréditaires en Allemagne, qui formaient une barrière naturelle à l'empire contre les entreprises de la puissance ottomane. Il fit d'ailleurs tous les efforts imaginables pour assurer le succès de sa cause ; il prodigua l'argent, et mit en œuvre tous les artifices de la négociation ; il s'assura par des présents les suffrages à vendre, leva les scrupules, répondit aux objections, et sut, par les menaces, imposer aux faibles.

François Ier montrait la même ardeur et une égale confiance dans la justice de sa cause. Il représentait qu'il était temps de prouver à la maison d'Autriche que la couronne impériale était élective, et non héréditaire ; qu'un jeune prince sans expérience n'était pas en état d'entrer en lice avec les Ottomans commandés par Selim, tandis que la cavalerie française, jointe à l'infanterie allemande, formerait l'armée la plus formidable qui eût jamais existé. Enfin les ambassadeurs de France prodiguaient les dons et les promesses, et voyageaient avec une suite de chevaux chargés d'or, appareil de corruption peu honorable pour le prince à qui il appartenait, et honteux pour ceux à qui il était destiné.

Les autres souverains de l'Europe intervinrent aussi dans cette grande querelle ; mais le pape Léon X, que ses talents politiques autant que son goût pour !es arts ont rendu si célèbre, fut le seul prince de ce siècle qui observa les mouvements des deux prétendants avec une attention vraiment éclairée. Il prétendit que l'élection d'un de ces deux monarques serait funeste à l'indépendance du Saint-Siège, à la paix de l'Italie, et peut-être à la liberté de l'Europe. Il exhorta donc secrètement les princes d'Allemagne à choisir dans leur sein un successeur à l'Empire, d'autant que plusieurs d'entre eux étaient dignes d'occuper le trône avec honneur.

La diète se réunit, suivant l'usage, à Francfort ; le droit d'élire l'Empereur appartenait depuis longtemps à sept princes considérables, distingués par le titre d'électeurs. Ces princes, obéissant à la maxime fondamentale suivant laquelle on n'avait jamais élevé à l'Empire un souverain qui fût déjà possesseur d'une grande puissance et de domaines étendus, se réunirent tous pour offrir la couronne à Frédéric, duc de Saxe, à qui ses talents et ses vertus avaient mérité le titre de sage. Mais ce prince rejeta avec un désintéressement digne d'admiration l'offre qui lui était faite ; il démontra en même temps que si, dans les temps de tranquillité, les petits États d'Allemagne avaient besoin d'un Empereur qui n'eût pas assez de pouvoir pour empiéter sur leurs privilèges, il fallait, dans les temps de danger, choisir un prince qui eût assez de forces pour veiller à leur sûreté ; et il désigna Charles comme celui dont l'Allemagne devait attendre les plus grands avantages.

Cet important débat, qui tenait l'Europe en suspens, se termina enfin cinq mois après la mort de Maximilien, et Charles fut élevé à l'Empire par le suffrage unanime des électeurs. Toutefois ceux-ci voulurent en même temps s'assurer les moyens de prévenir l'abus qu'il pourrait faire un jour de sa puissance pour empiéter sur les privilèges du corps germanique. On formula donc une capitulation dans laquelle on énuméra tous ces privilèges, et Charles s'engagea de la manière la plus solennelle à les maintenir. La nouvelle de cette élection arriva en neuf jours de Francfort à Barcelone, et combla Charles de joie. Ce fut à partir de ce moment qu'il conçut ces vastes projets de gloire qui séduisirent son imagination pendant tout son règne ; ce fut dès lors également qu'il prit le titre de Majesté, qu'aucun souverain d'Europe n'avait encore porté.

Charles accepta la couronne impériale, et annonça l'intention de passer en Allemagne pour prendre possession de sa nouvelle dignité. Cette résolution indisposa les Espagnols, qui craignaient de tomber sous la domination tyrannique d'un vice-roi et de son conseil.

1520 — Des troubles sérieux s'étaient élevés dans le royaume de Valence ; le peuple avait pris les armes pour se soustraire à l'autorité des nobles Charles était mécontent de la noblesse, qui avait refusé les subsides parce que le roi n'était pas venu en personne présider les états de ce royaume, comme il avait fait dans les autres parties de l'Espagne ; il autorisa donc le soulèvement de la multitude, qui forma une association contre la noblesse sous le nom de hermanadad (confrérie), laquelle devint la source des plus affreux désordres.

La Castille n'était guère moins agitée ; Charles avait convoqué les États à Compostelle, et y demanda un nouveau don gratuit, qui le mît à même de paraître dignement en Allemagne. Plusieurs villes refusèrent d'envoyer des députés ; Valladolid se souleva lors du passage du roi, et ce ne fut qu'avec peine que les courtisans flamands échappèrent à la fureur populaire. Enfin, à force d'intrigues et de démarches, les ministres obtinrent, à la pluralité des voix, le don gratuit que le roi avait demandé.

Rien ne retardant plus son départ, Charles conféra la régence de Castille au cardinal Adrien, archevêque de Liège, la vice-royauté d'Aragon à don Juan de Lanuza, et celle de Valence, à don Diègue Mendoza, comte de Mélito. Le choix des dernier ; fut très-agréable aux Castillans ; mais la nomination d'Adrien, qui cependant était le seul Flamand pour lequel ils eussent conservé quelque estime, ne fit qu'accroître leur haine et leur jalousie contre les étrangers. On protesta vivement contre cette nomination ; mais Charles avait un si grand désir d'arriver en Allemagne, et ses courtisans tant d'impatience de sortir d'Espagne, que, sans avoir égard aux murmures des Castillans, sans prendre même aucune précaution contre un soulèvement qui se préparait à Tolède, et qui eut dans la suite les plus funestes conséquences, ce prince s'embarqua à la Corogne, et mit à la voile le 22 mai. En précipitant ainsi son départ pour aller recevoir une couronne nouvelle, il s'exposa à en perdre une d'un bien plus haut prix, et dont il était déjà possesseur.