LA JEUNESSE DE CATHERINE DE MÉDICIS

 

CHAPITRE XVI. — LE PAPE CLÉMENT VII.

 

 

On s'étonne, en lisant l'histoire de ces longues négociations, que les deux plus puissants souverains du monde attachassent une importance telle à la main de Catherine de Médicis.

A vrai dire, il ne s'agissait point de Catherine ou de son héritage, si incertain : il s'agissait du Pape. Nous avons assez souvent parlé des idées de Clément VII, de ses plans et de sa conduite, pour donner un aperçu de son caractère. Jules de Médicis était un politique de l'école dite de Machiavel, école fameuse et que, depuis, on a ainsi désignée parce que le Secrétaire florentin est celui qui eu a résumé, développé, dévoilé les principes et les pratiques avec une vigueur et une manière admirables. Mais, ne pourrait-on pas aussi bien la nommer l'école de Ferdinand le Catholique ou de Louis XII, lesquels ont mis ces préceptes bien autrement en pratique que l'écrivain qui les a réunis et publiés. Clément VII hésitait toujours entre deux partis. A peine fut-il devenu pape, qu'il soutint en secret alliés contre alliés, et déclara ouvertement que, comme Pasteur du monde chrétien, il ne pouvait favoriser ni les uns ni les autres, mais les exhorter tous ensemble à la paix. Tout d'abord il fut l'instigateur d'une ligue entre l'Empire, l'Angleterre, Milan et Florence, contre la France ; pactisa ensuite secrètement avec le Roi par le moyen du Dataire qu'il avait envoyé au camp ; puis, après la bataille de Pavie[1], effrayé de la fortune moule de Charles-Quint, et demeurant tout incertain sur ce qu'il devait faire, il. prit cependant le parti de l'Empereur, pour le quitter ensuite au profit du Roi de France, et retourner à lui après le pillage de Rome et l'expédition manquée des Français contre Naples. N'en est-il pas venu de nouveau aux traités avec le conquérant de l'Italie, pour pouvoir plus librement faire connaître aux Florentins le poids de ses ressentiments ? Et même après qu'il eut couronné Charles-Quint, et que celui-ci lui eut rouvert les portes de Florence, ne l'avons-nous pas vu demeurer fidèle à cette politique d'un homme dont le caractère tient à la fois de la faiblesse la plus accusée et de l'ambition la plus grande ? Jamais plus d'oscillations et d'hésitations ne se sont rencontrées dans un esprit soi-disant politique ! Nid ne sut jamais déguiser plus mal le motif de ses résolutions sous le manteau de l'intérêt d'État. Lorsqu'il vit l'Empereur songer sérieusement à un concile, il en prit une peur véritable, et se retourna promptement du côté de la France, lui demandant son appui dans ces négociations embarrassantes. Mais, grâce au bouleversement et à l'agitation générale des passions, et dans un temps où toutes choses ne se gouvernaient point selon les coutumes ordinaires, il ne se fourvoya pas autant qu'on aurait ph le prévoir. Le Pape resta en rapport supportable avec l'Empereur, et il maria sa cousine Catherine au prince français.

Nous pourrions rappeler une quantité de traits caractéristiques pour représenter au vif les temps d'alors. Lorsque le voyage à Nice fut résolu, Philippe Strozzi écrivait de Rome à François Vettori : Sur le fait du voyage, le Saint-Père est de votre opinion. Confiant qu'il est en la conservation de l'amitié de chacun des deux Princes, il persiste dans son intention de s'aboucher avec le Roi de France. Car s'il pensait, en gagnant l'amitié de la France par ce voyage, perdre celle de l'Empereur, il ne ferait certes pas un pas, sachant bien qu'entre l'amitié de l'un et l'inimitié de l'autre il y a cette différence que vous relevez avec tant de justesse dans votre dépêche[2].

Les contemporains du Pape, et parmi eux ceux qui l'approchaient le plus, ses familiers les plus assidus, sont assez d'accord dans leurs jugements sur le fond du caractère de Clément VII[3] : « Sa nature, autant qu'on peut la sonder, dit le Vénitien Gasparo Contarini, est passablement froide ; de là sa lenteur à prendre des résolutions et sa grande timidité. » Il a un cœur très-froid, ce qui explique sa timidité, pour ne pas dire sa poltronnerie, écrit Antonio Soriano, qui cependant n'avait pas une idée défavorable du Pape. Le Pape Clément, telles sont les paroles de Benedetto Varchi, avait un esprit craintif et un cœur froid et desséché. Jules de Médicis, dit Jean-Baptiste Busini, était, avant tout, faux et faible. Et voici le jugement du Florentin Francesco Vettori, qui parle le plus favorablement de Clément, en racontant les événements qui précédèrent le pillage de Rome : Le Pape perdit de suite courage, et lâcha le gouvernail. Il vit que sa renommée et son crédit étaient perdus, tandis que ses finances étaient épuisées. Contre sa propre opinion, il écrasa la ville d'impôts, pensant que s'il parvenait à se sauver du danger, il ne lui manquerait pas de moyens pour réparer le dommage ; s'il était perdu, que lui importait d'entraîner Rome avec soi dans l'abîme ! François Guicciardini, qui vécut, ainsi que Vettori dans l'intimité de ce Pontife, et qui avait dit autrefois de lui qu'il était adroit dans l'art de feindre et de négocier, lorsque la peur ne s'emparait pas de lui, Guicciardini termine ainsi son grand œuvre historique : Clément s'éleva au pontificat avec un bonheur merveilleux ; lorsqu'il y fut parvenu, il eut à connaître l'instabilité et la mobilité de la fortune. Mettant la bonne et la mauvaise dans de justes balances, la mauvaise pour lui l'emporta sur la bonne. Car quel bonheur peut compenser l'avanie de son emprisonnement, le pillage de Rome et ses horreurs, la pensée enfin d'avoir été la cause de la ruine de sa patrie ? Il mourut, objet de la haine de sa Cour, en butte aux soupçons des princes, avec une réputation plutôt détestée qu'heureuse ; car il passait pour être avare, faux et peu enclin à la charité. Il fit trente et un cardinaux, et à l'exception du Cardinal de Médicis, il n'en nomma aucun de sa propre volonté, ayant toujours été forcé soit d'une façon soit d'une autre. Et, malgré tout cela, Clément était, dans toutes ses actions, plein d'un sérieux circonspect, il avait une grande puissance sur soi-même, et on l'eût pu dire d'une grande capacité, si son jugement n'eût pas été aussi susceptible d'être affaibli par la peur.

De tous les diplomates italiens de ce temps, Guicciardini est celui qui eut le plus d'occasions d'exercer son jugement politique dans des charges importantes, pendant que, comme écrivain, il nous laissait un monument immortel de l'élévation de son esprit, autant qu'il est possible d'en faire preuve sans avoir une profonde et véritable noblesse morale. Avec quel sentiment de justesse il observe, après la mort de Léon X, tout en appréciant la rare fortune de ce dernier, qu'il avait fort trompé les espérances qu'on s'était faites à son élévation au Saint-Siège ! Ne s'était-il pas montré beaucoup plus rusé mais beaucoup moins bon de cœur que le monde ne l'avait pensé ? On pourrait hasarder de dire tout le contraire pour Clément VII, son cousin et son successeur, si ce dernier eût gagné, quant au cœur, ce que, dans l'opinion publique, il perdit en raison et en prudence.

Ce n'étaient pas seulement les Florentins qui lui faisaient les reproches les plus durs, d'ailleurs très-mérités. Un prélat français, que nous avons déjà nommé, Gabriel de Gramont, envoyé par le Roi auprès du Pape, au printemps de 1530, parlant, non plus comme ambassadeur, mais en qualité de chrétien, d'ecclésiastique et d'évêque, dut l'avertir de la ruine qu'il attirait sur sa patrie, sur le monde et sur l'Église. Un prélat français dut représenter à un pape italien que, dans son entreprise contre sa patrie, il ne gagnerait ni avantage ni honneur ; qu'on n'obéirait plus au représentant du Christ, et qu'on n'honorerait plus le prince ; qu'il donnait champ libre aux adversaires de l'Église, et qu'il ruinait le Sacré-Collège pour plus d'un siècle ! A quoi Clément VII ne sut répondre autre chose que ces paroles désespérées : Je voudrais qu'il n'y eût jamais eu de Florence ! Et c'est à de tels signes que les diplomates et les historiens contemporains ont justement reconnu le cœur misérable et froid de Jules de Médicis[4].

Tel était Clément VII. Quand on pense à l'influence que le Pape exerça sur les affaires politiques de l'Italie d'alors, sans parler de son rôle dans la politique générale, on comprend les efforts de Charles-Quint et de François Ier pour s'en faire un allié sur lequel ils pussent compter : ce qui ne réussit, du reste, ni à l'un ni à l'autre. On comprend que tous deux recherchassent l'alliance avec Clément, qui n'avait alors que cinquante ans, et auquel, malgré de violentes maladies, Antonio Soriano prédisait une longue vie. Cet ambassadeur, comme tant d'autres, se trompait. Clément VII eut le même sort que la plupart de ceux de la maison de Médicis : leur nature, dans le plus bel tige, souvent déjà dans leur jeunesse, était épuisée, ainsi qu'il arriva aux deux fils de Côme l'Ancien, à Laurent le Magnifique et à ses fils, le Pape Léon et le Duc de Nemours, à Laurent d'Urbin, ainsi qu'à Côme Ier, à François, à Côme II et à la plupart des princes de la ligne granducale. Le pape Clément mourut à cinquante-six ans, et avec lui se dissipèrent toutes les spéculations politiques de François Ier, et toutes les espérances qu'il avait si aisément formées et si laborieusement assises sur le sol italien.

 

 

 



[1] Jacopo Pitti, Storia Fiorentina, Archivio storico, t. I.

[2] Lettre du 4 juin 1533. Niccolini, p. 189.

[3] Voyez Giornale degli Archivi Toscani, 1858, p. 102. Aleuni documenti che servono ad illustrare il Pontificato e la vita privata di Clemente VII, publiés par P. Berti.

[4] G. Contarini, ambassade à Clément VII, 1530. Relaz. venete, II, 3, 265. Soriano, id., 278. Benedetto Varchi, Istoria florentina, XIV (III, 50). Busini, 18. Vettori, Sacco di Roma, 237, 238. Guicciardini, XX, 2. Gabriel de Gramont, Évêque de Tarbes : Lettre à François Ier, Rome, avril 1530, d'après le manuscrit de la Bibliothèque impériale, publié par Molini et Capponi dans l'Archivio storico italiano, Appendice, I (Florence, 1844), 473 : Il me dist qu'il estoit contant que Florence n'eust jamais esté.