Catherine était encore une jeune enfant, que déjà la mort lui avait enlevé plus d'un de ses prétendants. Deux seulement survivaient lorsqu'il s'agit sérieusement de la marier : François Sforza, le jeune et pauvre Duc de Milan, et Henri de Valois, fils de France, Duc d'Orléans. Les partis, du reste, étaient inégaux, quoique le Prince français ne fût point encore si près du trône où devait le placer la mort prématurée du Dauphin, en 1536. Ce ne fut point par un sentiment de préférence particulière que Charles-Quint chercha ii donner Catherine de Médicis pour compagne au Duc de Milan : ce n'était que dans l'unique but et désir de contrecarrer les plans français. Français Sforza n'avait pas eu de plus terrible adversaire que l'Empereur. Il était le fils de Ludovic le Maure, de celui qui, plus que tout autre, avait péché contre sa patrie, et il avait succédé à son frère, exclu pour cause de son incapacité trop démontrée. Faible et malheureux, il fut entraîné, comme la plupart des Princes italiens, dans les agitations de cette funeste politique que Clément VII croyait diriger, et dont il était la victime. Ballotté entre les deux pales du monde politique d'alors, entre l'Empire et la France, le Duc avait déjà cherché, en 1525, à s'entendre avec l'Empereur. Charles-Quint exigea alors six cent mille ducats pour l'investiture, la renonciation au Duché de Bari et le monopole du sel dans la Lombardie[1]. L'entente ne fut que d'un instant. L'armée impériale occupait les villes milanaises et retenait le Duc comme prisonnier dans la forteresse de la capitale. Sous le commandement du Connétable de Bourbon, elle dévasta pays et villes avant de se diriger sur Rome. En désespoir de cause, Sforza, ainsi que le Pape, s'était rapproché de la France, et par suite de cette alliance, il fut mis au ban de l'Empire. L'Espagnol Antoine de Leyva, qui commandait à Milan, n'était certes pas homme à ne pas exécuter les ordres de son souverain. Mais toute cette affaire traînait en longueur. En octobre 1529, le Roi Henri VIII, étant à Windsor, fit cette question à l'ambassadeur impérial Eustache Chapuy : Dites-moi, Ambassadeur, que compte-t-on faire de ce pauvre Duc, et quel dommage peut-il vous causer ? Puis il continua : Peut-être pense-t-on à porter cette cause devant un tribunal que le faible Duc, bien probablement, ne tiendra pas pour composé de juges tout à fait impartiaux ? Quelle honte pour l'Empereur d'accabler ainsi des Princes chrétiens, tandis que, au sein même de son Empire, les Turcs dévastent la Hongrie ![2] La réconciliation se fit enfin lors du couronnement de l'Empereur, à Bologne, le 23 décembre de la même année. L'Empereur renouvela l'investiture, et le Duc promit de payer neuf cent mille ducats. Malgré cette somme énorme, les pauvres Lombards poussèrent des cris d'allégresse. Ils avaient encore un reste de dévouement pour le Duc, malgré ses défauts. N'était-il pas le dernier de cette race, sous le premier Prince de laquelle Milan avait connu des jours meilleurs, et d'ailleurs n'avaient-ils pas souffert ensemble ? Et maintenant les Milanais vivaient avec l'espoir d'être délivrés du persécuteur espagnol. Le pauvre peuple, dit un chroniqueur de ce temps[3], simple boutiquier, témoin de la fin de Sforza, le pauvre peuple espère, par la grâce de Dieu, que le Seigneur le délivrera cette année des nombreuses épreuves que nous avons supportées jusqu'à présent. Les nombreuses épreuves ! ce n'étaient pas seulement les Italiens qui en écrivaient ou en parlaient. Écoutons Nicolas Carew et Richard Sampson, envoyés au Congrès de Bologne : Sire, écrivent-ils à Henri VIII, nous croyons que jamais, dans la chrétienté, on n'a vu misère pareille à celle de ces pays-là. Les villes sont détruites et désertes ; en certains endroits, on ne trouve d'aucune espèce de viande. Entre Vercelli et Pavie, le pays le plus fertile du monde, tout est désolé sur un espace de quinze milles. Plus de vin ni de froment. Personne ne travaillait dans les champs ; nous n'avons vu aucun être humain, si ce n'est dans une vigne, où trois pauvres femmes ré-cuitaient quelques restes de raisin. On n'a ni semé ni récolté. La vigne est devenue sauvage ; les raisins pourrissent sans que personne s'en inquiète. Dans cette contrée se trouve Vigevano, autrefois un village aisé avec un château. Maintenant tout est ruine et désolation. L'aspect de Pavie éveille la pitié. Dans les rues, les enfants pleurent, demandent du pain et meurent de faim. La population de ce pays et d'autres contrées de l'Italie a été exterminée par la guerre, la famine et la peste. Nombre d'années peuvent s'écouler avant que l'Italie prospère de nouveau, tant le manque d'hommes est grand[4]. Tel était le pays qui devait rassembler neuf cent mille ducats pour l'investiture de son Duc ; et encore, ce Duc, en quel état se trouvait-il ? Lorsque François Sforza parut à Bologne devant Charles-Quint et qu'il lui rendit la lettre de sauvegarde qu'il avait reçue, eu lui disant qu'il n'avait plus besoin d'autre protection que la justice de l'Empereur et son innocence, il était dans un état si pitoyable, que tous ceux qui le virent furent émus de compassion[5]. Le Duc de Milan avait alors trente-sept ans[6]. Sire, — écrivit François Sforza à François Ier, le premier jour de l'an 1530, de Bologne, — comme il est de mon devoir d'instruire Votre Majesté Très-Chrétienne, mon maitre et seigneur, de tout ce qui m'advient d'heureux ou de triste, je n'ai point voulu vous taire qu'il a plu à l'Empereur, mon souverain, après la connaissance de mon innocence, de me reprendre en grâce, ce qui, je n'en doute pas, causera une véritable satisfaction à Votre Majesté. Tels étaient alors les rapports qui existaient entre un Duc de Milan et un grand souverain tel que le Roi de France[7]. Il en était bien autrement de Henri d'Orléans. Né le 31 mars 1518, il était donc alors à peine jeune homme. L'Ambassadeur vénitien Giovanni Soranzo et Brantôme[8] nous ont donné le portrait de l'homme mûr ; d'autres nous l'ont dépeint dans les années de la jeunesse, mais toujours cependant après le temps de son mariage. Monseigneur d'Orléans, écrivait Marino Giustiniani en l'an 1535[9], est âgé de seize à dix-sept ans, et il est d'un tempérament mélancolique comme le Dauphin (François) ; mais il passe pour avoir plus de raison que ce dernier. Marino Cavalli, du temps de la paix de Crespy, s'exprime ainsi sur Henri : Le Dauphin, par ses qualités excellentes, donne aux Français l'espoir de trouver en lui le roi le plus vaillant qu'ils aient eu depuis des siècles. Ce Prince a vingt-sept ans, il est d'une constitution très-robuste et maitre dans tous les exercices militaires. Son tempérament incline à la mélancolie. Il n'est pas éloquent, mais ses réponses sont claires et précises, et il tient ferme à ses idées, ferme à ses décisions. Ses qualités spirituelles ne sont point brillantes, et il est plutôt lent que prompt dans ses conceptions, mais de telles natures offrent souvent des avantages : elles mûrissent lentement comme les fruits d'automne, qui sont toujours meilleurs et plus durables que ceux du printemps et de l'été[10]. Grand et majestueux, préservé d'embonpoint par son activité continuelle, les cheveux noirs, il estoit beau Prince, comme dit Brantôme, encore qu'il fust un peu mouricaud ; mais ce taint brun en effaçoit bien d'autres plus blancs : il estoit fort agreable, bien adroict, fort dispost[11], expérimenté dans tous les exercices du corps, excellent cavalier dès sa jeunesse, habile à l'escrime, à la chasse, au jeu des cerceaux, à la danse, à la balle ; patinant et sautant parfaitement, toujours actif, soit en affaires, soit autrement ; à la guerre toujours en avant, pendant les sièges toujours dans les tranchées, si bien que pendant la guerre allemande le Connétable ale Montmorency s'écria un jour : Sire, Sire, si vous voulez faire ceste vie, il ne faut plus que nous facions d'estat de roy non plus que d'un oyseau sur la branche, et qu'ayons une forge neufve pour en forger tous les jours de nouveaux, si tous les autres veulent faire tout de mesme que vous. Il n'était point, comme son père, connaisseur et amateur passionné de littérature et d'arts, niais cependant protecteur de ceux qui les exerçaient, et en particulier de Ronsard, le poète favori de son temps, qu'il nommait sa nourriture, et qu'un envoyé vénitien estimait au-dessus de Pétrarque[12]. Tel était Henri de Valois, qui dans un de ces exercices chevaleresques, dont il faisait sa passion, devait trouver une mort prématurée, fatale à sa famille, à son peuple et à son pays. |
[1]
Lettre de Charles-Quint au Grand-Duc Ferdinand, Tolède 31 juillet 1525.
[2]
[3] Giovanni Marco Burigozzo, dans les Cronache milanesi, éditées par Cantù ; Archivio stor. ital., III (Florence, 1842, P. 501).
[4] State Papers. Part. V, vol. VII. n° 266. Comparez la description des misères de la Lombardie, au temps du dernier Sforza, avec celle que Gottifredo de Viterbo fait de cette même province et en de semblables circonstances, au temps de Frédéric Barberousse :
Turgida messis erat, quam curia perdere querit,
Arma premunt seyetes, que non potuere tueri,
Terra iacet sterilis, fructus ubique perit.
Surgit ab obsessis, postquam perit undique messis,
Civibus oppressis, ad
proxima castra recessit,
Qua requiem querat, frigus et imber erat.
Godefridi
Viterb., Carmen de gestis Friderici I, imp., edit. Ficker, V, 472-477.
Inspruck, 1833, p. 37.
[5] Pietro Verri, Storia di Milano, cap. XXVI.
[6] François Sforza, fils de Louis le More et de Béatrix d'Este, était né à Vigevano, en 1492.
[7] Lettre publiée par Molini dans ses Documenti di storia italiana, t. II, p. 267.
[8] Giovanni Soranzo, ambassadeur, à Henri II, 1558. Relazioni venete, serie I, tomo II, 424. Brantôme, Hommes illustres et grands Capitaines français.
[9] Marino Giustiniani, ambassadeur, à François Ier, 1535. Relazioni, etc. Marino Cavalli, 1546, ibid.
[10] Voyez Eug. Albèri, Relazioni degli Ambasciatori Veneti, Florence ; N. Tommaseo, Rapports des Ambassadeurs vénitiens au retour de leurs missions, Paris, 1846, et Armand Baschet, De la Diplomatie vénitienne, les Princes de l'Europe au seizième siècle, p. 430, 431 et suiv. 3e partie, chap. VI.
[11] Vies des grands Capitaines estrangers et françois, 2e livre, LXXIII.
[12] Si faut-il que je die ce mot de M. de Ronsard — c'est Brantôme qui parle avec son apparente et piquante ingénuité, — que moy estant un jour à Venise chez un des principaux imprimeurs, ainsy que je lui demandois un Petrarque en grosse lettre, grand volume, et commenté, il y eut un grand magnifique près de moy, s'amusant à lire quelque livre, qui, m'oyant, me dit, moictié en italien, moictié en assez bon françois, car il avoit esté autrefois ambassadeur en France, qui me dit : Mon gentilhomme, je m'estonne comment vous estes curieux de chercher un Petrarque parmy nous, puisque vous en avez un en vostre France plus excellent deux fois que le nostre, qu'est M. de Ronsard. Et là se mit à l'exalter pardessus tous les poètes qu'il avoit jamais leus, et m'entretint tout un long temps, non-seulement de ce subject, niais de plusieurs autres beaux, avecques certaine douce courtoisie et affabilité de leur nature. Voilà le bel honneur que déféra ce bon vieillard magnifique à M. de Housard, comme il avoit raison. (Brantôme, le Grand Henry II.)