LA JEUNESSE DE CATHERINE DE MÉDICIS

 

CHAPITRE VIII. — LE PALAIS MÉDICIS ET LES ÉVÉNEMENTS DE 1527.

 

 

Quelles vicissitudes n'a point eues le Palais des Médicis, dont la noble façade, d'un aspect si beau et si sévère, semble dominer tous les autres édifices de Florence ! De quels événements n'a-t-il pas été le témoin depuis ces temps jusqu'à présent, qu'il est employé à des services publics si hétérogènes ! Michelozzo Michelozzi le bâtit à l'entrée de la via Larga[1], la plus belle et la plus large voie de toute la ville, et pour exécuter ses plans, il dut abattre une partie de l'ancienne maison Médicis. Côme l'Ancien en confia la construction à Michelozzi, et s'il renonça au projet de Brunelleschi, c'est que, pour un simple citoyen, il y trouvait trop de Grandeur et tout ce qu'il fallait pour exciter l'envie. A une époque où on n'était point encore habitué au luxe, cette habitation particulière était plus belle que mille autre ; et de même, pour les temps fastueux qui suivirent, elle fut la digne émule de celles qui étaient les plus renommées en splendeur. Ce palais vit dans ses murs la réunion des savants de la Grèce et de l'Italie, des peintres, des artistes, des voyageurs célèbres ; tous ceux qui négociaient et les manuscrits et les objets antiques se pressaient dans ces appartements devenus trop vastes, après la mort de Jean, pour une si petite famille, selon l'expression de ce père affligé, errant dans les salles silencieuses et comme vides de ce grand palais. Laurent l'Illustre y était né : c'est là, ainsi que dans sa villa de Careggi, qu'il assemblait les membres de l'Académie platonicienne et les meilleurs artistes ; c'est là que vécut Ange Politien, précepteur de ses fils, que vinrent Pic de la Mirandole, Marsile Ficin, Luc et Louis Pulci, et autres grands esprits de la société Médicis ; c'est là que Michel-Ange Buonarroti, encore enfant, considérait les grands marbres des maîtres antiques dont il paraissait destiné à devenir le puissant rival ; ce fut là qu'il transforma la loggia du portique, destinée, selon l'ancien usage de Florence, aux conversations publiques ou familières, en une salle dont les fenêtres ont été tant admirées, bien qu'elles soient peu en harmonie avec le style de l'édifice, salle dont le plafond fut orné de stucs et de peintures par Jean d'Udine, élève de Raphaël, et pour l'exécution desquelles il s'était révélé si vaillant maitre au Vatican. Léon X et son frère y virent la lumière ; c'est de là qu'ils s'enfuirent déguisés, au commencement du bouleversement fatal de 1494, qui devait éloigner les Médicis de leur patrie pendant dix-huit ans ; là encore Pierre Capponi y menaça le Roi de France, Charles VIII, de répondre par le bruit des cloches d'alarme au bruit de ses clairons. Après le retour du second exil, le palais fut habité par les parents de Léon X, Julien le Clément, avant son départ pour Rome, l'ambitieux Laurent et le Cardinal-archevêque Jules, jusqu'à ce qu'il échangeât le séjour de Florence contre un plus grand centre d'activité, celui du Vatican. C'était là le point central où se rencontraient les opinions si souvent contradictoires de ces hommes qui, avant que les Médicis occupassent le siée ducal de Florence, voulaient donner une nouvelle constitution à la République en décadence : François Guicciardini, François Vettori, le protecteur du pauvre Machiavel, Philippe Strozzi et Baccio Valori. C'est là, comme nous l'avons déjà raconté, que naquit Catherine ; c'est là que demeurait le futur premier Duc, Alexandre ; c'est de là que Côme Ier sortit pour aller au palais où avait siégé un jour la Seigneurie. Et l'arrière-petit-fils de Côme, le cinquième Grand-Duc, vendit cette habitation, peuplée de ces mille souvenirs partagés entre la gloire et la tristesse, au marquis Gabriel Riccardi : famille d'origine étrangère et enrichie depuis peu. Les nouveaux venus agrandirent cette résidence en y ajoutant le terrain laissé vacant par la destruction de la maison où Alexandre avait été assassiné par Lorenzino ; ils ornèrent la cour d'antiquités et d'inscriptions, et construisirent la galerie magnifique et étincelante d'or, sur les plafonds de laquelle Luc Giordano, un des peintres de fresques les plus célèbres des temps modernes, peignit les faits glorieux des Médicis au milieu des dieux de l'antiquité. Comme elle a changé, cette maison, depuis ce jour où, dans la cour carrée entourée d'arcades au milieu de laquelle se voyait l'Orphée du Bandinelli en face du David de Donatello, Clarice Strozzi, qui avait passé ici les premières années de son enfance, descendit de sa litière et en monta les degrés !

Le Cardinal Passerini, dès la nouvelle de son arrivée, s'était levé et était venu à la rencontre de la courageuse femme : Monseigneur ! Monseigneur ! qu'avez-vous fait ? à quoi nous avez-vous conduit ? lui dit aussitôt Clarice. Pensez-vous que votre conduite passée et présente ressemble à celle que mes ancêtres ont tenue ? Le Cardinal voulut parler, mais elle ne lui en laissa pas le temps. Mes ancêtres, continua-t-elle, n'ont eu de pouvoir que celui que le peuple leur accorda. Ils se soumirent à la volonté du peuple et ils allèrent en exil : rappelés par le peuple, ils revirent la patrie. Vous aussi, pour éviter la pire des conditions, vous deviez vous soumettre aux circonstances, au milieu de cette oppression où se trouve le Pape. Puis, s'adressant à Hippolyte et à Alexandre : J'ai à veiller sur votre fortune, à laquelle je tiens plus que le Cardinal. Et elle les pressa de quitter la ville. Niccolò Capponi et d'autres citoyens considérés, qui étaient présents, intervinrent, car ils désiraient éviter tout ce qui ressemblait à un acte de violence : mais ce ne fut qu'avec peine qu'ils réussirent à apaiser l'orage.

Comme c'était l'heure du diner, Clarke resta : après le repas elle pressa encore les jeunes gens de partir, avant qu'on les renvoyât. On disait dans le peuple que Clarice Strozzi leur avait adressé des paroles outrageantes ; et que, insultant à leur naissance illégitime, elle les avait sommés de quitter le palais, la maison de Côme l'Ancien n'étant point une écurie pour des mulets. Mais il n'en fut rien, ou tout au moins le récit avait été grossièrement exagéré.

La ville, sur ces entrefaites, était devenue inquiète, les mercenaires du palais avaient saisi les armes. On entendit un coup de feu devant la porte de l'appartement où la discussion s'était faite si vive : c'était, disait-on, Messe'. Ottaviano qui effrayait Clarice pour mettre fin à toute indécision. Celle-ci, en se plaignant de ce qu'on la chassait de la maison de ses pères, se rendit par une porte dérobée à la demeure de Jean Giuori, clans la rue qui porte le nom de cette famille. Plus de soixante citoyens l'accompagnèrent. A peine y fut-elle que Messer Ottaviano vint la supplier de revenir dans la maison de Médicis, que sa présence seule lui semblait devoir protéger, au milieu du tumulte croissant.

Le matin suivant, Philippe Strozzi était dans la ville. H trouva sa maison pleine de citoyens ; il s'y arrêta fort peu et se rendit au palais, accompagné seulement de son frère Laurent. Ils traversèrent des rues toutes remplies d'hommes armés, et où l'on avait en plusieurs endroits dressé des batteries, afin que ni le gouvernement ni ses adversaires n'osassent prendre une mesure énergique. Hippolyte de Médicis se plaignait amèrement de la dureté des paroles de Clarice, disant qu'elle avait pris parti contre son propre sang. Lui, Philippe et son beau-frère Capponi, aidés de ses partisans, auraient encore pu donner au mouvement une direction qui ne fût pas trop directement contraire aux intérêts de la famille Médicis et du Pape. Strozzi ne répondit que d'une façon évasive : lui-même d'ailleurs n'était plus maitre de la sédition, qui avançait à grands pas et prenait les proportions d'une révolution complète.

La Seigneurie, favorable aux Médicis, se-retira. La révolution fut accomplie sans verser de sang, comme cela est arrivé si souvent à Florence. Les combats politiques que les partis ennemis se livraient avaient quelque chose de la tactique des condottieri du quinzième siècle : celui qui soutenait la place était vainqueur, peu de sang était répandu. Les troupes soldées ne massacraient pas, elles faisaient des prisonniers. Les vainqueurs, maîtres du palais et de la place des Signori, envoyaient leurs adversaires en exil. En un mot, la forme avec laquelle on ôta le pouvoir des mains des Médicis fut modérée ; mais le fait n'en fut pas différent pour cela. Hippolyte, Alexandre et Catherine de Médicis, à l'égal de tous les autres, ne durent plus être considérés que comme de bons et de fidèles citoyens, sans que personne eût à les importuner ni à leur demander compte de ce qui était arrivé depuis 1512 ; ils devaient jouir comme auparavant de l'exemption d'impôts comme ils en avaient joui jusqu'alors, à l'abri de tout dommage et de tout préjudice à leurs propriétés. Enfin il leur était permis de rester dans l'État et de demeurer où bon leur semblerait.

Cette résolution fut un terme moyen qui ne suffisait pas aux uns et qui ne rassurait pas les autres. La ville, comme s'exprime un historien contemporain, n'était plus dans la servitude et ne pouvait cependant pas se dire libre. Comme la disposition des esprits devenait toujours plus menaçante, Niccolò Capponi et Philippe Strozzi se rendirent encore une fois chez le Cardinal de Cortone. Ils le persuadèrent de quitter Florence avec les deux jeunes gens, et de promettre la reddition des forteresses au nouveau gouvernement.

Les jeunes Médicis montèrent à cheval avec leur suite, en même temps que le Cardinal, qui mourut de chagrin l'année suivante, par suite de l'accueil indigné que lui fit le Pape à son retour à Borne. A peine furent-ils partis, que le peuple se porta en masse à leur habitation pour la piller. Niccolò Capponi n'empêcha cette furie qu'avec peine. Le jour suivant le tumulte s'était accru, à la nouvelle, parvenue dans Florence, que le Pape était sorti du château Saint-Ange, et que les Médicis étaient en marche avec des troupes de cavalerie et d'infanterie pour s'emparer de la ville. Ce n'était qu'un faux bruit et une vaine crainte, mais ce fut le signal du tumulte, et dès lors apparurent les symptômes de la défiance entre. le parti noble qui haïssait les Médicis et la faction populaire, défiance qui, dans la suite, donna à la révolution de Florence une direction si funeste.

 

 

 



[1] Il primo che in quella città fusse statu fatto con ordine moderno e che avesse in se uno spartimento di stanze utili e bellissime. (Vasari, Vita di Michelozzi.) Une partie des anciennes demeures des Médicis fut détruite ; une autre, refaite à neuf à une époque antérieure, resta à Laurent, frère de Côme l'Ancien (branche de Lorenzino et des grands-ducs) ; Lorenzo di Bicei y peignit dans la salle quelques portraits d'hommes célèbres. (Vasari, Vita di Lorenzo di Bicci.) Côme n'accepta pas le projet de Brunelleschi : Che parendo a Cosimo troppo sontuosa e gran fabbrica, più per fiuggire l'invidia che la spesa, lascii, di metterla in opera. (Vasari, Vita di Filippo Brunelleschi.) Le David de Donatello était sur une colonne, dans la petite cour, de sorte qu'on pouvait le voir de la rue ; on le transporta dans la cour du Palais des Anciens, où plus tard le Duc Côme fit porter la fontaine avec la statuette du Verocchio. L'Orphée de Bandinelli, placé sur un piédestal travaillé par Benedetto da Rovezzano, se voyait de profil dans la cour, et fut enlevé plus tard à la demande du Cardinal Charles de Médicis. (Vasari, Vita di Donatello e del Bandinelli.) La Judith de Donatello et la copie du Laocoon par Bandinelli mutèrent aussi pendant quelque temps dans la cour du Palais, et dans une seconde cour était la fontaine d'Antonio Rossellino. (Vasari, Vita di Rossellino.) Michel-Ange, à la requête du Cardinal Giulio, transforma la loggia en une salle, datole (cioè alla loggia) forma di camera con due finestre inginocchiate, che furono le prime di quella maniera fuori de' palazzi ferrata. Cristofano Gherardi di Borgo San-Sepolero et le jeune Vasari y travaillèrent, ainsi que Giovanni da Udine. Les sculptures antiques furent en partie détruites pendant la révolution, après 1494.