LA JEUNESSE DE CATHERINE DE MÉDICIS

 

CHAPITRE VII. — LA RÉVOLTE DE 1527 CONTRE LES MÉDICIS.

 

 

L'année 1527 arriva ; ce fut la plus triste pour l'Italie, depuis des siècles peut-être.

Lorsque le Cardinal de Médicis, comme nous l'avons raconté plus haut, eut quitté Florence pour ne plus la revoir, il confia la direction supérieure des affaires, comme lui et les Médicis ses prédécesseurs l'avaient exercée, sans forme extérieure ni titre, au Cardinal Silvio Passerini de Cortona, une créature du Pape Léon X. C'était un choix malheureux : cette tâche difficile n'était en aucune façon à la portée de cet homme de peu de mérite, toujours à court d'idées, ambitieux et entêté. Il ignorait (ainsi s'exprime un des principaux partisans des Médicis, et ami de Machiavel, François Vettori) l'art de gouverner. Il croyait que, pour toute politique, il s'agissait seulement de se faire obéir et de faire exécuter des ordres par des magistrats. Il croyait qu'il existait à Florence un certain nombre de citoyens dévoués, coûte que coûte, aux Médicis, et il s'estimait en droit de les traiter comme bon lui semblait. Il ne pensait donc a rien, sinon à contenter le Pape, et, au désavantage et pour le déshonneur de la ville, il trouvait suffisant de se montrer complaisant envers les Cardinaux, les Prélats et les grands Seigneurs. Si on lui représentait qu'il était là pour soigner les intérêts de la ville, qui étaient aussi ceux du Pape, il l'attribuait à un mécontentement personnel, il continuait à épuiser les finances et à augmenter le mécontentement général, ce qui était inévitable, avec une conduite sans frein et si déraisonnable[1].

Le Cardinal devait en outre former et initier aux affaires deux jeunes neveux du Pontife. Clément VII ne pouvait supporter l'idée de voir s'éteindre la ligne de Côme l'aisé, et comme la dernière espérance avait été ensevelie avec le Duc d'Urbin, il pensa à deux fils naturels encore enfants. Hippolyte, l'ainé de ces faux Médicis, était fils de Julien, Duc de Nemours, et d'une jeune fille d'Urbin ; le plus jeune, Alexandre, avait une naissance plus obscure et passait pour être le fils de Laurent et d'une servante de la maison. L'un et l'autre furent envoyés à Florence, où ils vécurent dans la maison des Médicis ; car le Pape désirait que ces jeunes gens se fissent aux usages de la patrie où ils auraient à vivre et à gouverner, et il n'avait pas oublié que le Duc Laurent avait été si peu aimé des citoyens, par cela même qu'ayant été longtemps loin de Florence, ses goûts et ses habitudes s'étaient difficilement conformés à ceux de sa patrie. Les deux frères étaient d'une nature essentiellement opposée, non moins, du reste, que leurs pères. A l'âge de quinze ans, Hippolyte fut déclaré apte aux charges et aux magistratures ; il en avait seize, lorsque l'ouragan fondit de nouveau sur Florence. Il avait ainsi un an de plus que son frère, à qui Charles-Quint donna le titre de Duc de Civita di Penna, nom d'un site dans les Abruzzes.

Clément VII, en usant de la politique mal assurée des faibles, avait espéré en vain se ménager une issue auprès des deux puissants adversaires. La bataille de Pavie, en lui prouvant la supériorité de Charles-Quint, l'épouvanta, ainsi que le Roi d'Angleterre, qui, se faisait un fantôme terrible de cette puissance, et il s'aliéna l'Empereur au moment de la victoire. L'alliance faite à Cognac avec François Ier le rendit empiétement ennemi du parti impérial, et il vit l'armée qui avait épuisé la Lombardie, s'approcher menaçante de Rome sous le rebelle Connétable de Bourbon. Florence échappa comme par miracle au sort qui frappa la capitale de la chrétienté. Le mécontentement contre les Médicis, soutenu et alimenté par de nombreux citoyens non moins que par les familles les plus distinguées, devenait chaque jour plus fort, chaque jour on prévoyait davantage l'explosion ; la révolte avait même commencé lorsque les troupes du Connétable passèrent au sud de la vallée de l'Arno. La ville ne s'était jamais trouvée dans un danger plus grave qu'au moment même de ce mouvement insensé. Pendant qu'Alexandre et Hippolyte de Médicis sortaient de Florence avec le Cardinal de Cortone pour se concerter avec le Duc d'Urbin, capitaine des troupes du Pape et de la ligue opposées aux Impériaux, la révolte éclata. Au milieu de ce désordre, le Palais des Priori fut attaqué, et la statue du David de Michel-Ange garde encore aujourd'hui les traces du coup de pierre qui lui rompit le bras gauche[2].

Mais pendant que les ennemis des Médicis tentaient d'organiser leur parti, ceux-ci revinrent avec le Duc d'Urbin, et, avec l'appui des troupes, ils rétablirent les choses telles qu'elles étaient auparavant. A peine cette révolte était-elle apaisée, qu'arriva la nouvelle terrible, que le 6 mai Rome avait été prise d'assaut et livrée à un pillage effrayant, que le Pape était prisonnier au château Saint-Ange, et que l'armée alliée, conduite par le Duc d'Urbin, était arrivée trop tard pour le secourir.

La nouvelle, apportée par des courriers, et presque en même temps par des fugitifs échappés à la rage des impériaux, agit sur les esprits avec la promptitude de l'éclair ; ce fut un coup de foudre. Le 11 mai, Florence était en pleine sédition.

Silvio Passerini n'était pas homme à étouffer une telle révolte. On le pressa de se servir de l'autorité prête à lui échapper,. mais il ne sut prendre aucun parti. Quelque hétérogènes que fussent les éléments qui, dans ce moment, s'étaient conjurés contre les Médicis, ils restèrent cependant unis. A la tête du parti de la noblesse, qui ne voulait plus le régime actuel des Médicis, était Nicolo Capponi. C'était un homme prudent et modéré, et son nom, ainsi que les souvenirs glorieux de ses ancêtres, lui valurent cet honneur d'être à la tête de la faction contraire à la domination des Médicis, qui s'était formée au temps de Laurent, Duc d'Urbin ; il était fils de ce Pierre, qui jeta aux pieds du Roi de France le traité de paix après l'avoir déchiré. Tandis que le Cardinal hésitait encore, les rues s'emplissaient de plus en plus d'hommes armés, les citoyens fermaient les. boutiques et les maisons, la révolte s'annonçait déjà forte avant que ceux qui gouvernaient eussent eu le temps de rien prévoir. De telles émeutes avaient été fréquentes à Florence.

Le mouvement n'était que contre les Médicis, et leurs plus proches parents y prirent part. Il ne faut pas se représenter un bouleversement démocratique : le parti qui renversa le gouvernement à Florence en mai 1527, voulait un gouvernement populaire où se seraient fait sentir l'autorité et la prudence des grandes familles, mélange d'aristocratie et de théocratie vanté et prôné jadis par le célèbre Savonarole. Ainsi qu'il arrive d'ordinaire, ce fut la démocratie qui en profita.

Philippe et Clarice Strozzi venaient justement de revenir de Rome dans une disposition que les événements récents n'avaient pas rendue plus favorable au Pape. Lorsque Clément, épouvanté par l'approche du Connétable, conclut avec Charles de Lannoi, ministre impérial et vice-roi de Naples, un armistice qui n'arrêta point l'ennemi et qui ôta des mains du Pontife ses dernières armes, Philippe Strozzi fut livré au Vice-roi parmi les otages. Clarice, qui était à Rome, s'en prit au Pape, et elle le tourmenta de telle façon qu'elle parvint à racheter son mari autant avec ses propres deniers qu'avec ceux du trésor. Philippe revint à Rome à la fin d'avril ; mais à l'approche des ennemis, la terreur étant générale, et les enrôlements tardifs du Pape n'inspirant que peu de confiance, il voulut revenir dans sa patrie. Les portes de Rome ne lui furent point ouvertes : le départ des grands et des riches n'aurait-il pas augmenté les inquiétudes du peuple ? Clarice dut avoir recours à la ruse. Avec le secours du capitaine Renzo da Ceri, elle fréta une brigantine, et prétextant, elle et son époux, une partie de plaisir, ils s'enfuirent avec deux de leurs fils à Ostie, deux jours avant l'assaut donné à la ville. Une des galères d'Antoine Doria les recueillit, et ils parvinrent facilement jusqu'à Pise.

La nouvelle épouvantable du sac de Rome les avait précédés. De tous côtés on les appela à Florence. Ils devaient, suivant le désir des mécontents, engager le Cardinal de Cortone et les jeunes Médicis à quitter la ville sans aucun éclat.

Philippe, avec cet esprit d'indécision qui lui valut une mauvaise renommée et une fin misérable, ne voulut pas être le premier qui se déclara contre le Pape. Gliwice, plus décidée de caractère, partit, quoique souffrante, laissant son mari à Pise. Elle arriva le 15 mai, avec le gouverneur de ses fils et quelques autres intimes, à sa belle villa alle Selve, près de Signa, site admirable dans la vallée inférieure de l'Arno. Le même soir elle était à Florence. Le matin suivant on la porta en litière à la maison des Médicis, où non -seulement les amis et les clients étaient accourus, mais aussi un grand nombre de citoyens, partisans du mouvement. Elle y trouva aussi l'archevêque Cardinal Pierre Ridolfi, le fils d'une sœur de Léon X, ainsi que Messer Ottaviano de Médicis, un parent éloigné mais fidèle ami des descendants de Côme l'Ancien. C'est à ce dernier que le Pape avait confié la surveillance des deux jeunes seigneurs, et c'est aussi en lui que les trésors d'art de la famille (entre autres le portrait de Léon X de la malin de Raphaël) trouvèrent un gardien fidèle ; c'est encore en lui que les artistes florentins André del Sarto, Michel-Ange et Vasari, trouvèrent un protecteur et un ami si dévoué. A cette époque et en d'autres moments de l'histoire des Médicis, pour ainsi dire à chaque pas, apparaît le nom d'Ottaviano. Il empêcha, du moins pour un peu de temps, l'éclat de l'insurrection, et durant le gouvernement démocratique, non sans courir de graves dangers, il demeura à Florence pour sauver à sa famille ce qu'il put lui sauver ; il prit soin des personnes et des biens, et, à leur retour, il fut de ceux qui contribuèrent le plus à leur élévation. Il offrit sa maison au Duc Alexandre lors des noces de ce Prince, et en 1536 il s'employa pour Côme et pour les rejetons de la branche aînée. N'eût-il pas mérité une meilleure récompense que celle qui, après sa mort, en 1546, fut donnée à son fils Bernardetto ? Le Duc, en effet, sous le prétexte qu'Ottaviano, pendant l'administration de ses biens, avait été infidèle, obligea Bernardetto au remboursement de sommes importantes. Lui qui avait épousé Julie, fille naturelle d'Alexandre, conçut un tel chagrin de ce noir procédé, qu'il abandonna Florence et se rendit à Naples, où il donna souche à la famille des princes d'Ottaviano, encore aujourd'hui florissante.

Mais il est temps de revenir au Palais Médicis. L'Archevêque et Hippolyte accoururent à la rencontre de Clarice, et ils la conduisirent dans un appartement voisin de la chapelle, dont Benozzo Gozzoli, le vaillant peintre du Campo Santo à Pise, dans de meilleurs temps, avait décoré les murs avec la gaie et ingénue représentation de l'Épiphanie, avec d'innombrables groupes d'Anges et de personnages aux riches costumes, avec des processions superbes dans un pays charmant et séduisant.

 

 

 



[1] Francesco Vettori, Sacco di Roma ; dans le Viaggio in Alemagna, par le même, 242. (Publié à Paris, 1837.)

[2] On peut lire la description de l'assaut donné par les troupes mercenaires et celle de la défense des citoyens qui se trouvaient dans le palais, animés et encouragés par l'historien Jacopo Nardi : Essi a gara l'uno dell' altro tante pietre e cosi grosse cominciarono giù sopra la porta a piombare (una delle quali ruppe l'omero e spezzo di tronco tutto il braccio stanco al Davitte di Michelagnolo) che i soldati furono di subitamente retirarsi costretti. Varchi, Istoria fiorentina.