Ainsi, à peine âgée de vingt-deux jours, Catherine était orpheline. Sa vie commença dans le deuil. Elle resta dans la maison des Médicis d'abord sous la protection de sa grand'mère Alfonsina, puis sous celle du Cardinal de Médicis, qui avait été nommé son tuteur. Alfonsina Orsini mourut dès le 7 février de l'année suivante, en 1520. Si la mort du fils avait causé peu de regrets à Florence, celle de la mère en causa bien moins encore. On l'accusait de l'influence la plus pernicieuse sur Laurent. La fille de Robert Orsini, Duc de Tagliacozzo et d'Albe dans les Abruzzes, méprisait la bourgeoisie de Florence ; les habitudes féodales de Rome et de Naples, au milieu desquelles elle avait grandi, ne connaissaient que le noble ou le valet. Mariée, dans le château de Naples, en présence du roi Ferdinand d'Aragon et de toute sa Cour, à Pierre de Médicis, auquel elle apportait une dot considérable, elle se croyait au-dessus de tous dans sa nouvelle patrie. Loin de s'être améliorée aux leçons d'un long exil et d'une gène éprouvée après la mort prématurée de son époux, elle devint à charge à son beau-frère Léon par ses prétentions orgueilleuses, tandis qu'elle aigrissait tout le monde par sa cupidité. Elle avait forcé les Florentins à lui vendre le lac de Fucchio dans la vallée de Nievole, et elle en tirait, par la pèche abondante qu'on y faisait, un bénéfice considérable. Son héritage valut à la maison de Médicis de belles possessions dans la campagne romaine : le château Saint-Ange, près de Tivoli, auquel la première Duchesse de Florence, Marguerite, fille de l'Empereur Charles-Quint, donna le nom de Château-Madame, et Lunghezza, l'ancienne Collatie, qui fut vendue plus tard par Clément VII à l'épouse de Philippe Strozzi, à Clarice de Médicis, sœur de Laurent, unique fille d'Alphonsine. Pendant l'exil, qui dura de 1494 à 1512, l'étoile des Médicis avait pâli, et Alphonsine et le Cardinal Jean, son beau-frère, considérèrent le mariage de Clarice (elle tenait ce nom de sa grand'mère, épouse de Laurent le Magnifique) avec Philippe Strozzi, alors âgé de vingt ans, comme aussi avantageux qu'honorable. A cet effet, ils abandonnèrent l'alliance déjà projetée avec Baldassar Castiglione, le noble protecteur de Raphaël Sanzio, l'écrivain plein de talent et le diplomate habile. Philippe Strozzi, qui avait hérité de son père (un marchand actif et heureux, fondateur du fameux palais) une belle fortune et une position non moins honorable à Florence, pouvait rivaliser avec les Médicis quant à la famille et quant aux alliances. Parmi les grandes familles florentines, en effet, il est vrai de dire qu'il n'en est point qui ait acquis un renom et une considération supérieurs à ceux des Strozzi. En négligeant même de rappeler la tradition qui fait combattre l'un d'eux dans le camp de Montaperti, où, avec le secours du Roi Manfred, les Gibelins de Toscane ont remporté une si terrible victoire, il faut convenir que l'histoire parle des hauts faits des Strozzi dans tous les genres. Ne trouvons-nous pas seize d'entre eux ayant exercé la plus haute charge dans la République ? Si, dans la suite, les discordes civiles ont transplanté à Mantoue, à Ferrare et dans d'autres cités ce nom illustre, si dans l'histoire de la renaissance des lettres et des arts, à l'époque la plus splendide et la plus créatrice, ce nom s'est autant distingué, ne pouvons-nous pas dire aussi que Florence témoigne de la grandeur et du faste des Strozzi par ses édifices religieux et civils, et surtout par ce palais grandiose qui semble fait pour l'éternité : ce palais qui, sous un aspect sévère qu'adoucit la plus noble recherche du goût, par l'harmonie savante de toutes ses parties et par la perfection de l'art qui y a présidé, est demeuré un modèle incomparable ? Philippe Strozzi n'avait donc que vingt ans lorsqu'il épousa Clarice de Médicis, et on peut dire qu'il s'attira par ce mariage le ressentiment des lois de la République, qui défendaient toute alliance de sang avec les rebelles[1]. Si Clarice l'a consolé en lui donnant des fils de talent et de belles filles, lui, cependant, qui avait plus d'esprit et d'amabilité que de constance et de fermeté, et qui se laissait facilement entrainer par son tempérament, fut mis par cette parenté dans une situation qui lui attira nombre de reproches, les plus grands soucis, qui lui fit commettre mainte erreur et le conduisit enfin à sa perte. Clarice avait hérité de l'orgueil et de la violence de sa mère, mais aussi de l'esprit élevé de son grand-père, Laurent le Magnifique. Ce fut elle qui prit soin de sa nièce orpheline, et dans le temps de sa puissance et de sa grandeur, la Reine de France, en accordant sa protection constante aux fils expatriés de Clarice, récompensa l'amour que la mère lui avait témoigné dans son enfance. Autant Clarice était attachée à la fille de son frère, autant elle méprisait les descendants illégitimes de la famille que Clément VII préférait : aussi était-elle peu dévouée au Pape lui-même. Elle disait que Clément, comme Cardinal, lui avait pris ses biens, et comme Pape, sa chair et son sang. Lorsqu'à la mort, en effet, de son père et de sa mère, elle avait fait valoir des prétentions bien fondées sur une partie de l'héritage, elle n'avait pu rien obtenir, et tandis que le Pape statuait arbitrairement sur les biens et la personne de Philippe Strozzi, il oubliait sa promesse d'un chapeau de cardinal pour son fils aîné, qui devint plus tard maréchal de France. Elle refusa de donner à un de ses fils le nom de Clément, parce qu'une prédiction avait annoncé que Florence, sous un pape Clément, serait frappée d'un grand malheur[2]. La petite Duchesse, la Duchessina — c'est ainsi qu'on se plaisait à nommer Catherine à Florence, bien qu'après la réinstallation de François-Marie de la Rovère par le Pape Adrien VI dans ses États héréditaires, il ne lui était plus resté d'Urbin que le titre —, passa ses premières années d'enfance dans le palais de sa famille. Emmenée ensuite à Rome, on ne sait au juste à quel moment[3], mais sans doute alors que le Cardinal de Médicis dut abandonner le gouvernement de la ville, elle revint à Florence, au printemps de l'année 1525, en même temps que cet Alexandre que l'on disait être son frère naturel[4]. Le Pape Clément montra toujours pour Catherine une grande affection et lui témoigna des soins tout paternels ; il ne lui en donna pas seulement des preuves dans sa patrie, mais en France aussi il soigna ses intérêts. Il profita de son autorité auprès du Roi pour lui assurer l'héritage de Madeleine de la Tour d'Auvergne, sa mère, que, parait-il, son oncle maternel le Duc d'Albany, de qui notas aurons beaucoup à parler, avait géré plus à son profit qu'à celui de sa nièce. La rente fixée par le Roi au Duc d'Urbin, était également arriérée depuis longtemps. Le Florentin Robert Acciaiuoli, qui alla en France en qualité de Nonce, reçut l'ordre de régulariser hi chose et de réclamer cette dette[5]. |
[1] Vita di Filippa Strozzi, par Niccolini, Florence, 1847, XI.
[2] Nardi, VII, II, 94.
[3] On sait aujourd'hui, d'après les extraits des dépêches de l'ambassadeur vénitien Minio auprès de Léon X, que la petite Duchesse fut amenée à Rome dès l'année 1521. Voyez les détails curieux que nous rapportons à ce propos dans notre Préface. (Note du traducteur.)
[4] Scipione Ammirato, Istorie fior., lib. XXX.
[5] Le 18 avril 1526, Clément VII envoya au Roi François le bref suivant :
Regi Francie, charissime in Christo fili noster, salutem, etc. Cum dilecte in Christo filie nobilis puelle Catherinae de Medicis Urbini Ducisse nostre secundum carnem proneptis paternam curam ac tutoriam personam geramus, nec pro officio et affectu nostro possimus commodis et inribus eius deesse, mandavimus dilecto filio Roberto Acciaiolo ut super his nostro nomine Serenitatem Tuam alloqueretur. Sicut enim ipse Robertus latius explicabit, hinc ipsi Catherinae ex materna successione plura bona cum multorum annorum fructibus per dilectum filium Johannem Ducem Albaniae, hinc ex bone memorie Laurentii Ducis Urbini patris sui successione, Comitatus de Lavaure cum pertinentiis et locis circumvicinis pro annuo redditu X millium Francorum eidem Laurentio Duci per Serenitatem Tuam assignatus, etiam cum fructibus debentur. Quare Nos licet plurimum in iustitia et probitate, nec minus in benevolentia erga Nos tua speremus nec dubitare possimus quin (quant omnibus soles) etiam nostre pronepti iustitiam tua sponte sis benigne administraturus, tamen quo possimus studio et affectu Serenitatem Tuam hortamur et requirimus in Domino, velis pro manifesta rei equitate, et intuitu nostro, ac pro dicti Laurentii (qui Tuam Serenitatem officiosissime coluit) memoria, in hac quoque re ut in ceteris Tuam erga Nos benignitatem declarare, efficaciterque ordinare ac mandare, ut utraque bona predicta cum illorum fructibus omnibus eidem nostre pronepti vel procuratori ejus, quem dedita opera istuc misimus, integre ac sine mora consignentur et restituantur. Quod Nos quidem, licet a Serenitate Tua pro institia debitum agnoscamus, grati tamen loco muneris ab Ea suscipiemus. Quemadmodum ex eodem Roberto (cui fidem haberi a te cupimus) plenius intelliges. Datium, etc., XVIII avril 1526, a. III. (Aux Archives Médicis, append. Carte Srozziane, f. I, Ins., n° 19.) Un bref fut en même temps et dans le même but adressé au Duc d'Albany ; ce bref se trouve également ces archives.