L’ANNEAU DE CÉSAR - Souvenirs d’un soldat de Vercingétorix

 

LES AIGLES

CHAPITRE XIX — La revanche de la Gaule.

 

 

Quand je revins à la Roche-Grise avec Ambioriga et les cinquante Parises que j’avais arrachés à la servitude, je trouvai mon domaine vide de gens et de biens.

Tous les chefs qui avaient tenu de mon père la possession de leurs villages étaient morts quand ils avaient laissé des enfants, je donnais à ceux-ci l’héritage de leur père ; quand ils n’avaient pas de fils, je réunissais leurs propriétés à mon domaine.

Celui-ci n’était déjà que trop vaste pour moi ; car, ce qui fait la valeur des terres, ce sont uniquement les hommes qui les cultivent.

Or, tant de paysans avaient succombé que les charrues étaient menées par des vieillards, des femmes et de atout jeunes garçons.

Presque tous les chevaux avaient péri dans nos guerres ; le bétail avait servi à la nourriture de l’armée : au lieu de bœufs et d’étalons, il fallait, dans beaucoup de nos villages, pour creuser le sillon, atteler des ânes, et quelquefois, à côté d’eux, les esclaves. La porcherie était dévastée comme la basse-cour. Faute de bras, les foins avaient pourri sur pied ; les champs de blé, foulés par le passage des guerriers ; versés par les orages, retournés par les bêtes sauvages, nous donnèrent à peine le quart de la récolte. Je n’avais plus d’hommes pour battre les gerbes avec le fléau : les femmes, prenant à la main des poignées d’épis, les frappaient contre les murailles pour en faire jaillir le grain.

En recherchant les dépôts d’or et d’argent dans des cachettes à moi connues, en vendant quelques pièces de terre aux Lutéciens du côté du mont Lucotice, en leur empruntant quelques sommes, je réussis à repeupler mes étables.

Par l’intermédiaire de mon ami Gnœus Maro, je rachetai à des marchands italiens beaucoup de mes paysans faits prisonniers. J’accueilles sur mes terres des laboureurs chassés de leur pays par la guerre, des captifs évadés, des camps romains, et qui, n’ayant plus ni feu ni lieu, épousèrent les femmes veuves de mes esclaves disparus.

Vous avez déjà deviné quel fut mon premier soin, dès que je rentrai sous le toit paternel. Je suppliai Ambioriga de consentir à notre union, tant de fois traversée par de tragiques événements.

Nos noces n’eurent pas la splendeur des anciens jours. Elles avaient pour témoins de malheureux paysans, quelques chefs des vallées voisines échappés aux massacres, quelques sénateurs lutéciens qui voyaient à peine leur cité renaître de ses cendres. Les présents de noces furent modestes, car tous nous étions pauvres, mais ils furent offerts de si bon cœur !

Le druide cher à Éponina, le druide qui, d’une voix cassée, prononça sur nous les paroles de bénédiction, semblait avoir vieilli d’un siècle.

Les rites du mariage, qui tous parlent de félicité, de fécondité, de richesse, semblaient démentis par le spectacle de la misère environnante, attristés par la crainte de nouvelles épreuves. Les grains de blé qu’on fait ruisseler sur la chevelure de la mariée en signe d’abondance avaient été mesurés d’une main avare, car nous en avions si peu pour les semailles.

C’est avec le cœur grave et les yeux mouillés de larmes que nous allâmes nous agenouiller au pied du tertre qui recouvrait les corps glorieux de mon père et d’Éponina.

Le festin même fut triste. Où étaient ceux qui autrefois égayaient de leur bonne humeur les fêtes seigneuriales de la Roche-Grise ? Où étaient Boïorix l’Auroch, Cingétorix le Coq, Carmanno le Coucou, Dumnac et Arviragh, les deux héros inséparables ? En quel cercle de félicité vibrait la harpe de Vandilo et rêvait le doux Prydano ? Qu’étaient devenues les vantardises héroïques, la confiance sans bornes en la force de nos bras, les longues histoires de chasses et de batailles, les joyeuses chanson, les grâces guerrières de la danse de l’épée ?

Toutes ces tristesses, parmi lesquelles se célébra notre union, ne rendirent pas notre bonheur moins profond.

J’épousais enfin la femme que les dieux mêmes m’avaient destinée, celle qu’ils avaient mise sur mon chemin dans la forêt de la Seine, Ambioriga aux yeux d’azur, aux longs cheveux d’or, la fille du plus glorieux chef du Nord, vaillante comme un héros, sainte et auguste comme une prêtresse, pour qui j’avais accompli tant d’exploits, qui avait fait s’épanouir en moi l’âme de la patrie et haussé mon cœur au niveau des plus braves.

Dès qu’elle eut son premier enfant, un changement se fit en elle. Plus jamais elle ne voulut toucher à un glaive ; plus jamais elle n’eut de ces hallucinations prophétiques qui me ravissaient et m’épouvantaient.

Elle fut une épouse dévouée, une mère tendre. A la voir bercer son enfant mi-nu sur ses genoux, souriant à son premier sourire, jamais on n’eût pu se douter que c’était la même femme qui avait posé son pied sur l’aigle d’or de la légion Sabinus, et qui était tombée sous Alésia entraînant avec elle tout un pan des loricæ romaines.

Nous jouissions de notre félicité avec une âme d’autant plus éprise que chaque heure rapprochait le jour où un courrier de César viendrait m’apporter l’ordre de marche.

Autour de nous, s’entendaient bien encore des bruits de guerre. Mais si près de nous que l’on se battit, l’écho ne nous en arrivait plus que très affaibli.

Ce n’était plus le temps où les émissaires couraient de village en village, où des voix criaient de sommet en sommet, propageant les nouvelles, annonçant les prises d’armes, nous émouvant d’une bataille livrée au pays des Nerviens ou d’un oppidum enlevé au pays des Aduatiks, soulevant la Gaule entière d’une mémo passion. La Gaule gisait comme un grand corps épuisé de sang, où la sensibilité s’était émoussée, et oit les nerfs avaient cessé de transmettre les impressions et les volontés.

C’est presque par hasard que nous sûmes que Corrée le Bellovak, celui qui par orgueil refusa de se joindre à la grande armée, se vantant d’attendre les Romains chez lui et de les y vaincre, avait succombé dans un dernier combat. Il s’était montré indifférent au sort de la patrie commune, et son malheur nous laissa presque insensibles. Du moins, il racheta son égoïsme par une mort de héros. Cerné par toute une légion, qui admirait sa bravoure et qui lui criait de se rendre, il monta sur les racines d’un chêne, s’adossa contre le tronc, abattit de son glaive tout ce qui tenta, de l’aborder, et les Romains ne purent en venir à bout qu’en faisant ruisseler sur lui un orage de javelots et de flèches.

Comm l’Atrébate, après avoir aussi vaillamment lutté, fit sa soumission le dernier parmi les guerriers du nord, et y mit cette fière condition, que jamais il ne serait obligé de venir chez les Romains et que jamais il ne verrait la face d’aucun d’eux.

Bien plus tard encore, nous apprîmes les derniers exploits de Luctère le Cadurk, la chute du nid d’aigle d’Uxellodunum et la vengeance atroce qu’avait tirée César de la ténacité des défenseurs.

Combien d’autres, parmi les héros de la Gaule, eurent une fin tragique : Sédull le Lémovik, tombé presque à mes côtés à l’assaut du camp romain, au mont Rhéa ; Gutruat, un des chefs de l’insurrection carnute, livré par ses propres concitoyens et périssant sous les verges et la hache des licteurs ; Drappès le Senone, prisonnier des Romains, mais échappant à l’esclavage ou au supplice en se laissant mourir de faim ; Luctère le Cadurk, un des meilleurs lieutenants de Vercingétorix, vendu par un traître ; Dumnac l’Andégave, disparaissant tout à coup, et, comme aussi mon beau-père Ambiorix, trouvant quelque retraite cachée ou quelque région lointaine où l’on pût vivre libre. Combien de fois leurs faces glorieuses se sont présentées à ma mémoire, ont hanté mes rêves et arraché des larmes à mes paupières !

Maintenant la Gaule tout entière était pacifiée, comme ils disent à Rome, et c’était sur les palais du Latium qu’allait se déchaîner le fléau de la guerre. Maintenant les Quirites allaient connaître les horreurs des villes prises d’assaut.

Deux ans après la chute d’Alésia, une armée césarienne était réunie au cœur de l’Italie, parmi les champs de blé magnifiques, les pampres de vigne courant d’un orme à l’autre, les bois d’oliviers, sous les ombrages des platanes et d’autres arbres qui nous étaient inconnus.

Outre les fameuses légions, il y avait là vingt deux cohortes de Gaulois, sur lesquelles se dressaient des enseignes supportant une alouette en bronze : l’alouette, l’oiseau si cher aux Celtes, l’oiseau qui s’élève dans l’azur poussant ce cri joyeux que l’on entend quand lui-même est devenu invisible, l’oiseau qui converse déjà avec les dieux quand les humains le cherchent encore des yeux, l’oiseau qui va et vient sans cesse du séjour des mortels au Cercle de félicité, portant de l’un à l’autre des messages !

Dans les rangs des combattants gaulois, je reconnaissais beaucoup -de ceux qui avaient couru les hasards de la grande guerre, ceux qui avaient combattu sous le mont Lucotice, sous Avaricum, sous Lutèce, sous Bibracte, sous Alésia, les soldats de Camulogène, de Litavie, de Comm, de Sédull, de Vergassilaun, tous les amoureux de l’aventure, de la gloire, du butin, tous les braves compagnons. Et moi-même, sur les panes de leur infanterie, je galopais avec mes turmes de cavaliers aux casques ailés, aux longues moustaches rousses, l’élite de ceux qui avaient heurté les alæ romaines dans les plaines de la Vingeanne et de la Brenne.

Avec eux j’ai combattu quatre ans sous les enseignes de César. Avec eux j’ai passé les pots courroucés de l’Adriatique, enduré la faim sous les murs de Dyrrachium, retrouvé les traces de nos pères au pied de la montagne de Delphes, chargé dans la plaine de Pharsale des légions romaines noyées dans la cohue des contingents asiatiques, pourchassé des rois vêtus d’étoffes transparentes et montés sur des éléphants.

Là, nous avons combattu un contre trois. César lui-même nous apprit comment on enfonçait un carré d’infanterie romaine, comment on ramenait le glaive dans les reins une charge de cavalerie romaine, comment on devait pointer au visage du chevalier romain, afin que tous ces jeunes nobles, soigneux de leur beauté, se hâtassent de nous présenter le dos.

Des soldats de César, nous avons appris comment on refuse quartier au vaincu, comment on lui enfonce le glaive dans la bouche ouverte pour prier, parce que, dans les guerres civiles, chaque mort laisse un palais vacant, des richesses sans maître et des terres qu’on peut partager entre les plus vaillants.

Avec César, j’ai traversé la mer bleue sur des galères romaines, abordé sur une terre éblouissante de lumière, revu des cavaliers numides comme en Gaule et des éléphants comme en Thessalie, et d’autres rois barbares qui, ceux-ci, avaient des visages bronzés, et encore des légions. Et tout cela fuyait devant nous, y compris les cohortes de Labienus, et Labienus lui-même.

Les villes africaines, peuplées de citoyens romains, ouvraient leurs portes devant des cavaliers de la Celtique et de la Belgique ; des multitudes s’agenouillaient devant nous, suppliantes ; et des prêtresses, à la peau couleur d’ambre, agitant des sistres et des tambourins, dansaient devant nos coursiers. Elles dansaient afin d’apaiser notre courroux, et aussi afin de nous faire oublier que, plusieurs siècles auparavant, des Brenns gaulois avaient été crucifiés sur leurs collines et que d’autres étaient morts de faim dans les défilés, et que si les os qui encombraient lei cirques de montagnes venaient à s’animer, c’est en celte qu’ils nous raconteraient leurs infortunes.

César lui-même nous apprit à broyer les légers escadrons numides sous le poids de nos chevaux bardés de lames de bronze, à piquer les éléphants à la croupe, à les rejeter sur les cohortes romaines qu’ils écrasaient, à enlever d’assaut des camps italiens.

Et de toutes parts les nouvelles nous arrivaient que ces princes du Sénat romain, dont les surnoms héréditaires étaient empruntés aux nations vaincues, s’arrêtaient. épouvantés dans les villes, les uns, pour se faire couper la gorge par leur écuyer, les autres pour se percer eux-mêmes le cœur en lisant des livres grecs, d’autres pour expirer, couronnés de fleurs et vidant les coupes d’or, sur des bûchers allumée par leurs affranchis. Une terreur, un souffle de mort passait sur cette aristocratie latine pour qui nous n’étions que des Barbares.

Un vaincu romain valait moins qu’un vaincu gaulois après les batailles de la Sambre ou d’Alésia : il n’était même pas bon à faire un esclave, parce qu’il était un citoyen. Il n’était bon qu’à être tué. Et, dans notre armée, les Romains en étaient venus à nous reprocher d’être trop doux envers leurs frères.

Après la Grèce, après l’Afrique, ce fut le tour de l’Espagne : Pharsale, Thapsus, Munda !

A Munda, qui rencontrai-je en face de moi, sur un champ de bataille espagnol embaumé du parfum des orangers, des citronniers, des grenadiers ? Qui ? Ce même Labienus dont la voix avait retenti dans les plaines parises, entre les loricæ des camps romains d’Alésia. Il avait voulu nous haranguer, croyant que nous étions des Italiens, nous émouvoir au nom de la patrie romaine et du Capitole de Rome, nous ramener par son éloquence sous les aigles du Sénat. Il poussa vers nous son cheval, ôtant son casque, afin que nous reconnussions bien sa figure. Mais quand il fut à quelques pas de nous, il distingua de longues moustaches rousses, des yeux bleus, des ailes de faucon sur des heaumes, des castors sur des boucliers, et sur nos enseignes un gentil oiseau qui n’était pas un aigle. Il remit vivement son casque et voulut tourner bride.

Trop tard ! Un glaive, le mien, lui entra dans la gorge, et tandis que je lui criais : Souviens-toi des Éburons ! souviens-toi du Lucotice ! souviens-toi d’Alésia ! — son âme jaillit dans un bouillon de sang.

J’ai gardé son épée, ses décorations ; et j’ai gardé aussi maint collier d’or et maint bracelet d’or de centurions et de tribuns romains, avec des couronnes de rois asiatiques ou africains, ramassées sur tous les champs de bataille.

J’ai collectionné aussi plus d’une blessure. A Pharsale, j’ai été meurtri par une sagette syrienne ; à Thapsus, par un javelot numide ; à Munda, par un glaive ibérique.

Par nos victoires gauloises nous faisions de César un dieu parmi les siens. Les Romains, terrifiés, lui dressaient des statues dans leur cité républicaine ; ils posaient sur ses cheveux, plus rares et plus soigneusement ramenés, des lauriers d’or ; ils instituaient des collèges de prêtres tout exprès pour chanter ses louanges.

Nous nous réjouissions de leur abaissement. Ce n’était pas assez pour eux d’adorer. des idoles de marbre. et de bronze, à notre grande risée : la malédiction de nos druides pesait sur eux ; car les voilà qui se mettaient à adorer un mortel, un homme que j’avais tenu dans mes bras, mon glaive sur sa gorge ! Le maître qu’ils nous avaient imposé, à notre tour, nous le leur imposions. Et il y avait entre eux et nous cette différence que, sous le joug commun, ils étaient les vaincus et nous les vainqueurs.

De nouveau, nous campâmes sous les murs de Rome. César, prenant la place de nos anciens Brenns, nous avait conduits sur les fameux champs de bataille de nos ancêtres, en Grèce, en Afrique, en Espagne. Maintenant, c’était sous les remparts mêmes de la ville de Jupiter qu’il nous amenait. Il n’avait qu’un signe à faire, et nous donnions, à des siècles d’intervalle, un second assaut au Capitole. Nous aurions su quel goût peuvent avoir les oies romaines, rôties avec des châtaignes d’Arvernie dans leur panse. Ce signe, il ne le fit pas.

Au contraire, avant d’entrer en triomphe dans Rome, traînant à sa suite des reines d’Égypte et des rois d’Afrique, il nous licencia.

Je suis content de toi, me dit-il. Tu t’es bien battu. Tu as bien servi la cause de la liberté romaine...

La liberté romaine ! Il souriait de ses lèvres minces en prononçant ces mots. Il ajouta. :

Maintenant tu peux rentrer chez toi. Va guérir tes blessures. Quelque jour peut-être je te rappellerai. Sais-tu que tu ferais un fort honnête sénateur de Rome ?...

César a eu bien tort de ne pas nous garder avec lui. Ce n’est pas nous qui l’aurions laissé poignarder par des patriciens romains, fuyards de nos batailles.

De retour auprès de ma chère Ambioriga, quand j’appris que le grand César était mort, assassiné, disait-on, par son propre fils, j’éprouvai un sentiment étrange.

Certes, je le haïssais pour tout le mal qu’il nous avait fait, pour ses atrocités chez les Vénètes, à Avaricum, à Alésia, à Uxellodunum, pour sa barbarie envers le fils de Keltil et son cousin Vergassilaun, envers Gutruat, Drappès ; Luctère et tant d’autres braves. Mais on n’a pas combattu pendant quatre années sous les ordres d’un chef sans s’attacher un peu à lui, surtout quand ce chef vous conduit toujours à la victoire.

Il y a dans l’année deux jours, deux anniversaires, pendant lesquels je suis triste : celui où Vercingétorix déposa son glaive aux pieds de César, celui où César tomba sous le poignard des Romains.

Les Romains ont répandu que, lorsque César était tombé, dans leur Sénat, au pied de la statue de Pompée, c’était en sacrifice expiatoire à l’ombre de son rival.

Je dis, moi, que le Sénat étant bâti non loin du Tullianum, où Vercingétorix fut cruellement exécuté, c’est aux mânes de notre héros gaulois que les dieux ont dédié le sang du héros romain.

Tes victoires sous les enseignes de César te feraient-elles oublier tes campagnes sous les enseignes du fils de Keltil ? me disait malicieusement ma chère Ambioriga.

Certes, à cette triade de batailles, Gergovie, la Vingeanne, Alésia, s’oppose une triade d’autres batailles, Pharsale, Thapsus, Munda. J’ai été le soldat de Vercingétorix, et un jour il m’a embrassé. J’ai été le soldat de César, et un jour il m’a promis un trône d’ivoire dans son Sénat de marbre.

Y a-t-il donc deux hommes en moi ? Lequel domine l’autre ? Suis-je sur le point de devenir, de Gaulois, un Romain, comme ils le sont presque tous devenus dans le Sud ? Oh non !

Y a-t-il vraiment désaccord entre les sentiments que je garde à mes deux anciens chefs ? Je ne le crois pas. J’ai de l’admiration pour le génie militaire de César, et je ‘lui sais gré, non seulement d’avoir fait repasser nos bandes gauloises, sous les ailes de l’alouette d’or, par les chemins glorieux de nos ancêtres, mais de leur avoir peut-être montré les voies de l’avenir. Quel sera cet avenir ? Rome elle-même a pris la peine de réunir tous les Gaulois sous le joug d’un même pouvoir suprême ; elle a mis fin è ces antiques divisions qui faisaient notre faiblesse et sa sécurité ; elle les a contraints d’oublier dans le malheur commun ces vieilles rivalités jusqu’alors incurables ; elle les a armés, contre elle-même, des arts de la paix et des arts de la guerre. Cette rude discipline, si je ne me trompe, aura des résultats que ni Rome ni César n’ont prévus, car la déité qui veille sur les destins de la Gaule leur est supérieure en sagesse. Je pressens pour les fils de Teutatès d’éclatantes revanches : et qui sait si l’un de nos petits-neveux n’héritera pas de cet empire du monde que Rome a prétendu consolider par notre asservissement, et que les héritiers de César croient avoir acquis pour l’éternité. Un César de race celtique ! Un Auguste éburon ou aquitan ! Rêve insensé, direz-vous ?... Les dieux en savent plus long que les mortels.

Vous comprenez pourquoi ma haine contre César se tempère par d’autres sentiments. Mais le fils de Keltil ? Ah ! celui-là je l’admire sans réserve, je l’aime sans mesure, et mon culte pour lui se confond avec mon adoration pour la déesse Patrie. Il fut mon premier chef, et je jure par Camul que je lui suis resté fidèle jusque dans nos batailles romaines.

Certes, il est doux au cœur d’un héros de remporter des victoires en pays lointains. C’est une volupté que de faire sonner les fanfares triomphales dans les cités d’Italie, de Grèce, d’Afrique, d’Espagne, comme ont fait avant moi nos anciens Brenus, chantés par Vandilo et ses émules. C’est un spectacle à ravir l’âme que de voir fuir devant soi la fleur de la chevalerie romaine, les rois d’Afrique emportés au galop de leurs étalons affolés, les rois d’Asie embarrassés dans leurs jupes d’étoffes molles, frangées de petites boutes d’or.

Mais rien ne peut se comparer à la mâle volupté de souffrir le froid, la soif, la faim, de risquer chaque jour sa vie, fût-ce dans le combat lé plus inégal, quand c’est pour la défense du pays où l’on s’est réjoui de votre premier sourire et qui garde les tombes des aïeux. C’est pour la terre natale, féconde en moissons ou en guerriers, pour les ‘champs où les blés jaunissants s’étoilent de coquelicots et dé bluets, qu’il est beau de mourir ou de vaincre.

Année maudite et bénie, la huitième après celle qui me vit attacher à mon flanc le glaive du chevalier ! Année au rude hiver et à l’été torride ! Année où nos moissons se tordirent dans l’incendie et où l’on expira de faim dans les enceintes de nos oppida ! Année où nous passâmes par toutes les joies de la victoire et toutes les angoisses de la défaite ! Année où chaque minute de ma vie me semblait un inespéré présent des dieux ! Année de Gergovie et d’Alésia ! Si parmi toutes celles de mon existence déjà si longue, il en était une que je voulusse encore revivre, certes ce serait celle-là !

Car c’est en celle-là que je sentis dans ma poitrine de guerrier novice battre le cœur d’une grande nation, où mon âme fut l’âme d’un peuple, et où j’avais conscience que, si les dieux ne bénissaient pas toujours mes efforts ; toujours ils les approuvaient.

Non seulement je ne regrette pas de l’avoir vécue, mais, si elle avait été pour moi la dernière, j’estime que je serais mort plein de jours.

Et d’où vient donc ce respect qu’ont aujourd’hui les Romains pour les Gaulois, qu’ils méprisaient autrefois comme des Barbares ? C’est de cette année-là ! Car alors ils ont compris que rien ne nous était cher au prix de la liberté et que, tout autant et plus qu’eux-mêmes, nous étions prêts à tout sacrifier pour elle. Oui, nous avons été vaincus ; mais les Romains depuis lors ont pu s’assurer, par une dure expérience, que le droit peut être d’un côté et le succès d’un autre. Ne regrettez pas cette année-là, mes enfants, comme affectent de le faire certains sages d’aujourd’hui, sous prétexte que nous aurions fait alors une dépense démesurée et déraisonnable en vies et en biens. L’honneur est-il donc devenu moins précieux que le sang et que l’or ?

Oh ! quand les Trois Mères auront enfin tranché le fil de mes jours, ce fil qu’elles roulent depuis si longtemps entre leurs doigts lassés, que je ne sois pas enseveli avec mes trophées de Pharsale, de Thapsus, de Munda l Non, pas même avec ceux de Gergovie ! Enterrez-moi, avec le glaive ébréché et la cuirasse bossuée de coups que je portais sous Alésia !

Et si vous empruntez aux Romains l’usage, que je ne désapprouve point, de graver dans le marbre des noms et des titres, écrivez sur ma stèle ces simples mots :

Ici repose un soldat de Vercingétorix !

 

FIN