L’ANNEAU DE CÉSAR - Souvenirs d’un soldat de Vercingétorix

 

LES AIGLES

CHAPITRE XVII — L’anneau de César.

 

 

Je n’eus pas de peine à trouver la maison qui abritait César. Une foule énorme l’entourait, chefs gaulois et officiers romains, magistrats des nations alliées ou vaincues, cortèges de suppliants, convois de captifs.

De chaque côté du seuil se tenaient des légionnaires à la barbe grisé, à la mine sévère et dure, parfois un bras en écharpe ou un linge sanglant en travers du front, sous l’acier ,du casque. Ils écartaient d’un geste brusque les curieux qui regardaient de trop près, ou bien, ils croisaient leur pilum pour barrer le chemin.

Des estafettes, pied à terre, les rênes de leur cheval passées dans l’avant-bras, grignotaient un morceau de pain en attendant des ordres.

J’eus un serrement de cœur quand je vis, jetées en un tas contre la muraille, une masse énorme d’enseignes gauloises, parfois la hampe rompue, l’étoffe déchirée et souillée de sang, les figures de bronze tordues et bossuées, les sangliers mêlés aux aigles éployées, les grues symboliques avec les coursiers ailés. Chacun de ces étendards captifs représentait un contingent anéanti, un peuple détruit. C’étaient comme les âmes prisonnières de nations et d’armées. Je détournai les yeux pour ne pas voir le navire de Lutèce et le castor de la Rivière.

Je pénétrai dans la salle d’audience, toujours escorté de mes deux hommes. Il y avait là plus de chefs gaulois au bras droit dénudé que d’officiers romains.

Beaucoup étaient venus implorer la clémence de l’Imperator pour des égarés, comme ils disaient, assurant avoir tout fait pour les retenir, ces fous !

D’autres suppliaient pour eux-mêmes, à genoux au pied de l’estrade où s’élevait le siège proconsulaire d’ivoire, prosternés sous les yeux mornes et indifférents dés gardes, ayant jeté devant eux leur glaive et leur bouclier.

A presque tous César parlait d’un ton âpre et dur, comme indigné de tant de rechutes dans le mal, de tant d’impuissance chez ses amis, de tant d’obstination chez ses ennemis. Cependant aux uns il laissait entrevoir quelque espérance ; les autres, il leur annonçait la destruction de leurs villes et la vente aux enchères de leur peuple.

Quelques-uns même, par son ordre, furent saisis sur-le-champ et emmenés par les légionnaires.

Qu’on les conduise dans le même cachot que Vercingétorix et Vergassilaun !

Les Édues n’étaient plus là pour supplier en faveur des autres. Ils avaient assez à faire d’implorer pour eux-mêmes, de tout rejeter sur Litavic, Cot et leurs complices, de tâcher &expliquer les excès de Cabillon et Noviodunum.

Les délégués des Rhèmes étaient accourus des premiers. Dés le début du siège d’Alésia, ils avaient, dans le camp romain, surveillé le dénouement. Si matin qu’il fût, ils attendaient leur tour d’audience.

Comme ils avaient obstinément refusé de prendre part à l’insurrection, César les reçut avec bonté ; mais quand ils dirent qu’ils venaient encore une fois supplier pour leurs clients, il les interrompit, détournant le visage et faisant le geste d’écarter de la main toute idée de pardon.

Non ! non ! s’écria-t-il enfin. Il faut aujourd’hui que justice se fasse. Vos Suessons ! Combien de fois, à votre prière, leur ai-je pardonné ? Mais la clémence a des bornes...

Du dehors des cris déchirants éclatèrent.

Vous entendez ? dit aux Rhèmes l’Imperator. Eh bien ! Ce sont les prisonniers nerviens que je fais passer par les armes. Je traiterai de même tous ceux que j’ai trouvés incorrigibles.

Pourtant, dit doucement l’un des Rhèmes, on nous assure que tu vas pardonner aux Arvernes et aux Édues. Oh ! nous ne venons point parler contre eux. Mais quel peuple a donc plus cruellement trompé ta confiance, les Édues surtout ! Tu les avais sauvés de l’invasion helvète, de l’invasion germaine. Tu les avais élevés au-dessus de tous les peuples de la Gaule. Eh bien, n’ont-ils pas, à Noviodunum, à Cabillon, porté les mains sur des Romains désarmés ? Tandis que les Suessons...

Pour les Arvernes et pour les Édues, je sévirai. contre tous ceux qui ont tramé la révolte ; mais j’épargnerai la foule des égarés. Chez d’autres peuples, au contraire, tout a été coupable, les petits comme les grands. Vos Suessons, par exemple ! Et les Atrébates ! Et les Parises... !

Tout à coup ses yeux tombèrent sur moi. Son regard d’aigle me sonda jusque dans l’âme.

Qui es-tu, toi ? et que viens-tu faire ici ?

Je suis Vénestos, fils de Béborix, chef de la vallée des Castors, nation des Parises...

Les Parises ! Tu tombes bien, vraiment! Tous ils sont coupables. Non contents de vous être insurgés contre Labienus, vous êtes venus me combattre jusqu’ici. Je n’en épargnerai aucun... Si, un seul qui a combattu sous mes aigles. Tous les autres je les ferai vendre comme esclaves. J’ai bien assez d’avoir à régler les affaires des grandes nations, comme les Arvernes ou les Édues, sans être encore harcelé par de tout petits peuples... Un Parise, en ce pays d’Alésia, ne peut être que mort, ou captif, ou fugitif. Comment te trouves-tu donc ici ?

Je regrette de n’être pas mort ; mais je ne suis ni un fugitif, ni un captif. Je me suis présenté librement devant toi ; ce n’est donc pas ma liberté que je viens demander.

Alors c’est la grâce de ton peuple ?

Si je demandais grâce pour lui, c’est en même temps pour ta gloire que je demanderais grâce. Les dieux, en ces jours sanglants, t’ont trop exalté pour que tu puisses conserver des sentiments bas. Est-ce un crime de t’avoir imité en cherchant à faire grande sa patrie ? De quel métal est donc faite ta gloire, sinon de notre bravoure et de notre résistance ? Tu parlais tout à l’heure de clémence envers les grands peuples et de rigueur implacable envers les petits. Est-ce juste ? L’offense en est-elle plus grande parce qu’on est un petit peuple ? Et n’es-tu pas assez grand toi-même pour que tous apparaissent égaux à tes yeux ?

La hardiesse de mes paroles, de mes gestes, de mes regards, étonna, terrifia les ambassadeurs des Rhèmes. Ils rentraient la tète dans leurs épaules, roulant des yeux effarés. Ils me voyaient déjà taillé en pièces. Des officiers romains s’avançaient vers moi, le glaive à moitié tiré du fourreau, le visage tourné vers César, attendant un ordre.

Tu parles bien, dit l’Imperator avec quelque ironie. Ce ne sont pas les orateurs des plus petits peuples qui font les moins grands discours. Allons ! je verrai si je dois pardonner aux Parises comme aux Suessons... Mais puisque tu n’es ni mort, ni fugitif, ni captif, tu peux te retirer. Tu es libre.

Je t’ai dit que ce n’était pas ma liberté que je venais demander. C’est la liberté de ma fiancée, de ma femme, Néhaléna l’Aulerke, que tes soldats ont faite prisonnière au pied des retranchements de Réginus !

Ah ! c’est ta femme. Je t’en fais compliment. Un vrai chat sauvage. J’avais d’abord songé à la livrer à mes licteurs, pour faire un exemple. Vos hommes me donnent assez de mal déjà : que sera-ce si les femmes viennent à s’en mêler ? Cependant je lui ai fait grave de la vie. Mais j’ai déjà disposé d’elle dans ma pensée. C’est ma part de butin.

J’offre de te l’acheter.

J’en exigerais un prix que tous les Parises réunis ne pourraient payer.

Je crois cependant que je pourrai le payer à moi tout seul. Troc pour troc, veux-tu ? et rançon pour rançon. J’ai aussi une femme à te restituer.

Brusquement, je m’avançai, et je lui tendis l’anneau de Gergovie.

Il le prit et, si maître qu’il fût de soi, ses traits exprimèrent la plus vive surprise.

Où as-tu trouvé... ou volé... cet anneau ?

Je ne l’ai pas trouvé... je ne suis pas un voleur... Je l’ai conquis... sur toi, en même temps que ton glaive !

Pour le coup les Rhèmes et les autres Gaulois me virent perdu. Les officiers romains étaient stupéfaits, décidément offensés de mon audace.

Rappeler à César ce terrible épisode des batailles d’Arvernie, quand le nom même de Gergovie lui était odieux, quand dans ses rapports adressés à home il avait rejeté sur l’imprudence de ses soldats et de ses centurions toute la responsabilité de l’échec, quand il aurait voulu raser cette ville, aplanir cette montagne, en abolir jusqu’au nom et à la mémoire ! Il fallait que je fusse bien las de la vie pour avoir osé réveiller un souvenir qui lui faisait monter la colère au front, presque autant que le souvenir de la légion détruite par Ambiorix !

Et, le pire, c’est que je me vantais d’être le héros de l’épisode le plus désagréable pour César dans cette désagréable histoire.

L’Imperator me considéra bien en face, dans le blanc des yeux, et je sentis que son regard me fouillait les entrailles.

Je le soutins, ce regard, sans baisser les paupières ; mais j’avais conscience que de ma vie, ni sur les vaisseaux armoricains, ni sous Avaricum ou Gergovie, ni dans la brousse du mont Lucotice, ni dans ma baignade nocturne de l’Ose, ni hier sous la tempête des viretons et des pila, je n’avais vu de si près la face de la mort.

Pendant que César me regardait, je le regardais aussi, et je voyais toutes sortes de pensées se succéder dans sa tête, comme ces coups de vent sur un lac.

Celle qui revenait le plus obstinément, c’était l’idée de me livrer comme un espion à ses licteurs et de me faire clouer par les quatre membres sur une croix. Mais d’autres pensées, sans empêcher celle-là de revenir, la combattaient et toujours la rechassaient.

S’il ne croyait pas aux dieux de son pays, il avait la superstition d’une Némésis qui punit les actions par trop atroces ou les orgueils par trop superbes. L’homme qui avait eu l’honneur de croiser le fer avec lui ne pouvait être traité par lui comme un espion ou un esclave. J’avais violé en lui une majesté, mais par cela même, pour l’avoir frôlée, quoique un peu brutalement, cette majesté, j’en devenais presque sacré.

Il inclinait à me savoir quelque gré de cette témérité qui était le rehaussement de sa bravoure. J’étais le vivant témoin des grands dangers auxquels il s’était exposé pour acquérir la gloire.

La fortune, dont j’avais été alors l’instrument, souffrirait-elle qu’il la punit en moi ! La fortune, un moment contraire, l’avait cependant épargné ; serait-il plus inclément envers moi ? Ne devait-il pas sacrifier quelque chose pour reconnaître ses faveurs d’aujourd’hui ?

Et qui sait ? Pour la seconde fois elle me remettait en sa présence ; peut-être avait-elle sur nous deux des desseins, peut-être nous avait-elle attachés l’un à l’autre par un invisible lien. Elle l’avait par moi menacé ; ne m’avait-elle pas réservé pour l’aider en quelque heure suprême ? Une superstition lui venait à mon endroit.

César retournait l’anneau, considérant l’image de son aïeule divine, qui tordait sa chevelure superbe d’où découlaient les larmes de la mer. On eût dit qu’il lui demandait conseil.

Tous se taisaient ; et moi, les bras croisés sur la poitrine, comme Vercingétorix lorsqu’il s’était offert pour le salut de tous, j’attendais.

Nous allons voir s’il est vraiment un aigle, comme on le prétend. Un de leurs proverbes dit qu’un aigle ne prend pas les mouches.

Faites venir cette captive ! ordonna César à l’un de ses officiers.

Celui-ci sortit et revint avec Ambioriga.

Comme elle paraissait avoir souffert ! Sous les taches de fange et de sang, son visage était pâle de tant de privations subies et de tant de cruelles émotions. Et comme elle était belle avec ses yeux encore agrandis par la souffrance, ses traits affinés, son fier profil de guerrière vaincue qui faisait honte à la victoire !

Mon cœur battait à rompre ma poitrine comme pour s’élancer vers elle. Je me contins devant ces témoins indifférents ou redoutables. Et tous deux nous attendions.

César regarda bien Ambioriga et finit par me dire :

Soit ! j’accepte le marché. Pour cet anneau je te rends ton Aulerke. Mais toi, je te garde... Rassure-toi. Je ne veux pas attenter à ta liberté. Ce n’est pas l’esclavage que je te réserve, mais de la gloire. Tu es brave ; j’en sais quelque chose. Je vais avoir besoin... je veux dire Rome va avoir besoin de vaillants guerriers comme toi. Il y a un meilleur usage à faire de ton courage que de t’obstiner à la combattre, elle que les dieux protègent et dont les étendards tiennent la victoire captive. M’as-tu compris ?

Je serais heureux de servir sous tes ordres, ne fût-ce que pour bien apprendre le chemin de la victoire. Mais, pardonne à ma franchise, je ne puis servir contre mes compatriotes, et mes compatriotes ce sont tous les fils de la Gaule.

Ne veux-tu pas que je te donne des Romains à combattre ? dit l’Imperator, pinçant ses lèvres minces dans un indéfinissable sourire. Eh bien ! non, il ne s’agit pas de guerroyer contre les tiens, même contre ceux qui sont encore rebelles. Ceux-là je m’en charge. Le monde est grand : je pourrais te guider sur des chemins que suivirent autrefois tes ancêtres. Que penserais-tu, par exemple, d’une belle campagne en Illyrie, qui est une des provinces de mon proconsulat ? Tribun dans une légion gauloise armée à la romaine, avec un oiseau de ton pays sur les enseignes, cela t’irait-il ? Ou préfères-tu commander la cavalerie celtique qui galopera sur ses flancs ? Pour en commencer la formation, je t’autorise à choisir cinquante hommes d’élite parmi les prisonniers parises qui sont dans ma part de butin.

Je tournai les yeux vers Ambioriga. A ma grande surprise, elle inclina la tête en signe qu’il fallait accepter.

César me dit encore :

Je te donné jusqu’à ce soir pour réfléchir... Maintenant emmène cette femme. Je n’ai pas en tête que ton affaire.

Je sortis avec Ambioriga. Un centurion m’avait remis une tessère de plomb en manière de sauf-conduit.