LES AIGLES
Combien de temps restai-je ainsi étouffé sous les blessés et les tués, inondé du sang qui en découlait et du mien ? je l’ignore. C’est le froid de la nuit finissante qui me réveilla. Vers l’Orient, par-dessus les retranchements que j’avais assaillis la veille, une blancheur à peine sensible dans le ciel, et l’étoile du berger encore dans tout son éclat. Je me tirai avec précaution de cet amas de corps, dont quelques-uns tressaillaient encore des dernières convulsions de l’agonie. J’entrevis des ombres qui allaient et venaient sur le champ de bataille, penchées sur ceux qui gisaient, achevant les blessés et dépouillant les morts. Mon premier soin fut de dégager mon glaive. Puis je me mis à ramper lentement, me dissimulant parmi les cadavres, évitant de frôler ces abatis d’hommes, de crainte d’y éveiller la plainte de quelque blessé. J’atteignis la lisière du bois dont la veille nous nous étions élancés, je fis quelques pas dans le fourré, et je m’affaissai contre un arbre. Je ressentais une grande lourdeur à la tâta, et, sur mon épaule gauche, saignaient deux larges plaies. Dans les lignes romaines, tout était silencieux, sauf qu’on entendait de loin en loin le cri des sentinelles, se répondant sur tout le pourtour des camps. Non moins silencieuse se dressait la montagne d’Alésia. La défaite se taisait comme la victoire, toutes deux épuisées du suprême effort. Seulement, de là-haut, répondait au cri des sentinelles du camp le même cri, dans la même langue, en langue latine ! Sur la crête des remparts de l’oppidum, de loin en loin, quelque chose de ténu et de presque invisible faisait saillie : sans doute les enseignes romaines arborées sur les murailles conquises. Du côté de l’ouest, sur la plaine, à travers laquelle s’allongeaient les ombres des tours ennemies, plus rien de vivant. Les deux cent mille hommes, de l’armée de secours avaient disparu. C’était comme un rêve qui s’était évanoui. Des tas sombres, dispersés dans la campagne, jalonnaient la route de la fuite. Dans la détresse de mon âme et dans la douleur de mes blessures, dans l’engourdissement de mes sens, j’avais peine à rassembler mes pensées. Un grand vide était dans ma tête. Je comprenais bien qu’il venait d’arriver quelque chose de terrible, d’irréparable, qui m’oppressait le cœur et le cerveau, mais j’avais peine à me représenter au juste ce que c’était. Mes souvenirs, flottant sur les événements déjà lointains, n’arrivaient pas à se fixer sur les plus récents. J’étais comme bercé dans une songerie douloureuse. Oui, il était survenu quelque chose de terrible, mais quoi donc ? Je voyais bien ce camp ennemi ; cette ville silencieuse, cette plaine vide de combattants, ces fossés pleins dé cadavres ; niais de tout cela je n’arrivais pas à tirer une conclusion, ou plutôt je ressentais vaguement la terreur de cette conclusion, quand elle flamboierait tout à coup devant mes yeux. Ma pensée était paresseuse ; mais c’était par une sourde épouvante du réveil qu’elle s’obstinait dans ce demi-sommeil. C’était bien fini. Fini, fini ! Mais quoi donc ? Quoi encore ? Mes compagnons d’armes, mes amis d’enfance, tous mutilés, tous morts autour de moi, et c’était de leur sang autant que du mien que j’étais couvert. Ainsi tant d’espoir nourri pendant tant d’années, les longues patiences, les longs préparatifs à la lutte suprême, les serments prêtés sur les enseignes par tant de peuples ivres de liberté, une âme unique entrant dans un million de poitrines, la vieille terre de Gaule poussant elle-même au combat les plus humbles de ses fils, ceux qui sont le plus près de son cœur, inspirant à des bûcherons et à des bouviers les sentiments de chevaliers... tout cela était noyé dans ces flaques de sang, étouffé sous ces monceaux de corps. Quoi de plus ? Vergassilaun, mon chef bien-aimé, Vercingétorix, l’espoir et la force du pays... où étaient-ils maintenant, dieux immortels ! Mais quelque chose, en outre, sans doute ?... Et soudain ma pensée, que je harcelais de mon effort pour me souvenir, se réveilla tout à fait. Un cri m’échappa : Et Ambioriga ? Ambioriga ! qu’était-elle devenue ? J’avais encore dans l’oreille les vibrations de sa voix éclatant derrière les palissades romaines, d’abord joyeuse, victorieuse, puis anxieuse, triste, désespérée. Qu’était-elle devenue la bien-aimée ? Morte ? Cruellement blessée ? Prisonnière peut-être ? Du coup je fus sur mes jambes, comme un cheval épuisé qui s’enlève sous un dernier coup d’éperon. Je regardai les lignes romaines, puis l’oppidum. Était-ce la, dans la ville conquise ou dans le camp victorieux, que j’aurais chance de la retrouver ? Je vais la chercher, me dis-je tout à coup. Je mourrai si elle est morte ou si je ne puis la rendre libre. Mais comment pourrai-je, me glisser dans ce camp, parvenir à cette ville, affronter le regard du vainqueur ? N’importe ! Je vais la chercher. La vie a-t-elle donc tant de pris, maintenant, pour un guerrier gaulois ? En errant dans le bois, j’aperçus une source. J’y étanchai ma soif ardente de blessé. je lavai mes mains, mon visage et mes vêtements souillés de sang. rappliquai des chiffons mouillés sur mes plaies. Je réparai de mon mieux la désordre de nia toilette militaire. Dans le bissac d’un mort, je trouvai un peu de pain, et je repris des forces. Puis je cherchai à me souvenir quel aspect avaient ces Gaulois qui servaient dans les troupes romaines. Sur mon épaule blessée, je rejetai toute ma scie ; la manche droite de ma tunique, je la relevai. J’avais maintenant le bras droit tout nu, comme les Édues à Gergovie. Avec ma chevelure que mes dix doigts, en la peignant, rejetèrent en arrière, avec mes moustaches dont j’étirai la pointe, ma ceinture de bronze ciselé, mon torque et mes maniaques d’or, mon glaive remis dans le fourreau, j’avais encore l’air d’un chef. A peine eût-on dit que je sortais d’une bataille sanglante et que j’avais dormi sous des cadavres. D’un pas résolu, je descendis la colline ; je me dirigeai, à travers les amoncellements de morts, vers la porte du camp, et j’appelai : Qui vive ! cria la sentinelle. — Gaulois auxiliaire !... Un message pour l’Imperator ! Le soldat me considéra longtemps, d’abord avec méfiance. Mais j’étais seul, sacs autre arma que !!!0!! glaive, et il faisait déjà grand jour. Évidemment, on n’avait rien à craindre de moi. Je parlais d’ailleurs d’une voix si assurée ! La porte s’entrouvrit. Un centurion s’avança : Que veux-tu ? — Je l’ai déjà dit... J’ai un message pour l’Imperator. Je ne puis le délivrer qu’à lui-même. — Mais qui me dit que tu ne mens pas ? — Je suis un chevalier gaulois, et je pourrais te demander compte de ce propos... La preuve que je suis à César, la voilà. Et je montrai, suspendu à mon cou, un anneau d’or que le centurion n’eut pas de peine à reconnaître. Certes ! dit-il. Il faut même que tu lui tiennes de bien près pour être porteur d’un tel bijou... Mais l’Imperator n’est pas au camp. Il est allé prendre possession d’Alésia. Le centurion tourna la tête, et dit : Deux hommes de garde pour accompagner ce courrier ! C’est entre deux légionnaires en armes que je traversai le camp romain, puis la partie du champ de bataille qui s’étendait entre les lignes ennemies et les murailles de l’oppidum. Ce champ de bataille n’était pas moins horrible à voir que celui oit j’avais combattu. Les morts et les blessés romains avaient déjà été relevés ; mais les nôtres couvraient les pentes, entasses surtout au pied des retranchements, pour la plupart atrocement mutiles par les engins de guerre italiens. Ici comme du côté de la plaine, des soldats ou des valets d’armée erraient, dépouillant les corps de tout ce qui avait quelque prix. Des Numides, on riant d’un rire féroce, les mutilaient. Ce sont d’abominables sauvages, me dit un de mes légionnaires. Les Romains n’entendent pas la guerre comme ces Barbares. Mais, apercevant quelque chose qui brillait dans un tas de cadavres de femmes, il se baissa, arracha deux boucles d’oreille en arrachant les lobes, et, tirant son glaive, coupa un doigt pour prendre un anneau. Plus loin, comme un blessé râlait, il lui coupa la gorge et dit : Il vaut mieux lui donner le coup de grâce. Les Numides s’amuseraient à le torturer. Je franchis sans difficulté les portes de l’oppidum, très content de n’avoir plus à exhiber l’anneau de César. La déclaration de mes deux gardiens, affirmant que j’étais envoyé de leur camp, fut trouvée suffisante. La spectacle de l’oppidum me préparait des horreurs pires que celles du champ de bataille. Afin d’assurer quelque régularité dans le pillage, chacun des quartiers de la ville avait été assigné à l’unie des cohortes romaines ou à l’un des corps auxiliaires. Pour que les soldats n’y vinssent pas en masse, un service d’ordre avait été organisé. Chaque troupe avait délégué un détachement conduit par un centurion. Ils entraient successivement dans les maisons du lot qui tour avait été attribué, les pillaient méthodiquement, entassaient le butin devant la porte, avec quelque écriteau de ce style au bout d’une lance : Dixième légion, troisième cohorte, deuxième manipule. J’en vis qui tenaient à un paysan ses pieds nus dans un brasier, pour lui faire avouer où était caché son argent. Ils opéraient sans colère, non par cruauté, mais afin que le manant ne fit pas tort à la masse. D’autres versaient de l’eau sur la terre battue des huttes pour voir si elle n’avait pas été fraîchement remuée. D’autres étaient en marche avec des individus de mauvaise figure, des maquignons d’hommes. Avec eux ils discutaient, presque aussi habiles que ces coquins, la prix d’un collier ou d’une sale tachée de sang. Ils leur présentaient un guerrier robuste ou un adolescent, faisaient admirer leur beauté ou leur farce, obligeant leurs captifs à marcher, à courir, à lever des poids, leur prenant la bouche comme à des chevaux pour montrer que les dents étaient saines. A terre, en tas, appuyés à une palissade, les mains attachées derrière le dos, des guerriers pleuraient de honte. Les soldais, avec la pointe de leur pilum sous le menton des malheureux, les forçaient à le relever et à regarder les marchands, tandis que ceux-ci affectaient un air détaché ou dédaigneux. Peuh ! cela se vend si mal aujourd’hui, disaient-ils. Vous en avez encombré les marchés d’Italie. Et puis tout cela est bien amaigri, bien chétif. Il en coûtera de l’argent pour les remplumer ! Parfois s’élevaient des cris perçants. De quelque hutte les soldats chassaient un nouveau lot de captifs. Ils faisaient un tri et, tout d’abord égorgeaient les vieux, les blessés et les malades. Partout le sang ruisselait. Et je pensais qu’Ambioriga pouvait être parmi ces misérables qu’on exécutait si cruellement, ou, plus misérable encore, parmi les captifs qu’on avait réservés pour la vente à l’encan. Non ! me disais-je. Ce n’est pas elle qu’on eût prise vivante.... Elle n’est plus. J’aurais dû regarder là-bas, parmi les morts, au pied du camp qu’elle assaillait. Et une colère me prenait, avec un désespoir : A quoi bon aller trouver César ? que lui dirai-je ? que lui demanderai-je ? Elle est morte. Il vaut mieux étrangler mes deux gardiens, tomber ensuite sur ces massacreurs, mourir le glaive au poing. Et déjà je mettais la main sur le pommeau de mon épée, lorsqu’au détour d’une ruelle, je vis un officier romain qui avançait en boitant, appuyé sur une hampe de javelot. Comment ! c’est toi ? me dit-il. Et que fais-tu ici ? — Gnœus Maro ! m’écriai je. Et, laissant mes deux soldats, qui, par respect pour un centurion, restèrent sur place, la main gauche allongée sur le glaive, la main droite à la visière de leur casque, je m’avançai vers Maro. Nous étions assez prés l’un de l’autre pour que les deux soldats ne pussent nous entendre. Ma femme est ici captive, lui dis-je tout bas, et je vais la redemander à César. A peine avais-je dit ces mots que je m’en repentais déjà. Redemander au proconsul une captive gauloise ! Assurément ce centurion allait me rire au nez. Il me regarda d’un air attristé. Je n’ai pas oublié que je te
dois la vie, me dit-il, et je voudrais pouvoir l’exposer pour toi. Mais tu n’y
songes pas !... Et, baissant encore la voix, il ajouta : Non ! tu n’y songes pas ! Te
présenter devant l’Imperator, toi ! Car tu es un insurgé, et ton bras droit
nu jusqu’à l’épaule ne me trompe pas. Tu tiens donc bien peu à tes quatre
membres ? — Si peu que, pour délivrer ma fiancée, je me laisserais mettre en croix. — La délivrer ! Eh ! voilà bien le plus difficile de l’affaire ! Je lui pris les mains avec emportement : — Tu sais quelque chose de son sort ? Dis ! elle est morte ? Est-ce pire ? Parle ! Je puis tout entendre. — Non, elle n’est pas morte. Mais cela ne vaut guère mieux pour elle ni pour toi. On l’a ramassée à peine vivante, accablée sous un grand pan des loricæ qu’elle avait arraché aux parapets de Réginus, prise là-dessous comme sous un filet. Sans cela, par Hercule, personne n’aurait pu mettre la main sur elle. Je n’y étais pas, mais on m’a raconté. C’est un démon que ta femme. Elle nous a tué ou estropié une douzaine d’hommes. Quand on l’a ramassée, on ne savait, à cause de son armure, si c’était un homme ou une femme. Mais un Gaulois auxiliaire qui servait dans une des turmes de Réginus, un Parise, je crois bien, s’est écrié : C’est une femme ! C’est un chef important ? Ne lui faites pas de mal ! Qu’on la conduise à César ! On l’a conduite à César, qui avait d’abord bonne envie de la faire sabrer. Ce chef Parise l’a supplié de l’épargner et de la lui donner comme esclave. César l’a regardé... regardé de son air, et a répondu qu’il aviserait. — Alors, il ne lui a rien promis ? — Non ! mais, entre un Parise qui sert sous les enseignes et un autre qui n’a cessé de les combattre, crois-tu qu’il hésitera ? Sans compter qu’il peut très bien ne la donner ni à celui-là ni à toi, mais la verser dans la part de butin destinée aux soldats, ou bien en faire cadeau à quelque centurion, o’u bien tout simplement, si on lui rompt la tête de cette histoire, la faire jeter dans un puits. — Est-il donc si cruel ? — Cruel, non ; mais il est irrité contre vous autres, qui, par vos éternelles insurrections, l’empêchez d’aller suivre ses affaires à Rome. Non, il n’est pas cruel. Il est même, à l’occasion, plus que clément. Dans le partage des prisonniers entre l’armée et lui, il s’est réservé tous les Édues et les Arvernes. On dit qu’il veut les mettre en liberté sans rançon afin d’essayer, une fois encore, s’il ne peut ramener leurs nations dans son alliance. Tu vois comme il est désintéressé et généreux. Quant à Vercingétorix, si noble qu’ait été l’acte de sa soumission, je crains qu’il ne paie votre équipée plus cher encore que les autres. — Je vais trouver César, dis-je brusquement. Adieu !... Peut-être ne me reverras-tu jamais. Prends cette fibule d’or : tu la donneras de ma part à ton neveu le poète. Il a raison d’aimer la paix des champs : s’il voyait de plus près ce que c’est que la guerre, il en aurait encore plus l’horreur. Qu’il n’oublie pas que vous êtes un peu des Gaulois. Et, faisant signe à mes deux gardiens, je me remis en marche. |