L’ANNEAU DE CÉSAR - Souvenirs d’un soldat de Vercingétorix

 

LES AIGLES

CHAPITRE XV — L’effort suprême.

 

 

La grande armée gauloise fit halte sur la pente d’une colline, à trois mille pas des premiers retranchements ennemis, à quatre mille pas des remparts de l’oppidum. En toute hâte on s’entoura de fossés et sur leur remblai on planta des palissades. Dans l’enceinte de ce camp improvisé on fit entrer les grandes bannes d’osier, tous les autres charrois, tous les animaux qui portaient les provisions, les réserves d’armes et les bagages.

Le soleil du lendemain se leva radieux. Quelles œuvres humaines allait-il éclairer de ses rayons ?

Les quatre chefs firent sonner le boute-selle. Je me plaçai en tête du contingent à cheval des Parises, acclamé par les chefs et les guerriers de toutes nos Rivières.

Jamais plus belle occasion ne s’était offerte à des bravos pour vaincre ou pour mourir. Nous étions en spectacle à quatre cent mille combattants, à l’élite de l’Italie, à l’élite de la Gaule ; nous allions combattre sous les yeux de ceux qui nous avaient connus dès notre enfance ; les bardes étaient attentifs pour tout raconter à la postérité, les exploits des héros ou les traits de couardise ; et là-haut, sur cette colline, je savais quels regards me cherchaient.

Nous chargeâmes les escadrons de cavalerie latine et germaine qui galopaient à notre rencontre. Nous les filmes plier, et les piétons agiles qui couraient à la crinière de nos chevaux commencèrent à éventrer les coursiers et à chercher le cœur des cavaliers au défaut de leur cuirasse.

Toute la journée, on ne vit dans la plaine que des termes qui s’entrechoquaient, tour à tour chargeant et chargées, poussant leur avantage ou ramenées en désordre. La victoire se portait tantôt de notre côté, tantôt de l’autre ; et, dans la buée sanglante des mêlées, Kathubodua faisait une abondante récolte d’âmes de héros.

Ce qui sans cesse nous ramenait à la charge avec une fureur nouvelle, c’est que, par delà les lignes romaines, nous entendions les clameurs des gens d’Alésia, qui assaillaient de l’autre côté les retranchements italiens. A chaque instant, nous nous attendions à voir apparaître sur les parapets bouleversés les casques ailés et les longues moustaches de nos amis.

La nuit sépara les combattants. Nous rentrâmes clans nos camps, et les chefs se réunirent en conseil.

Voilà une brillante journée, dit Vergassilaun, mais c’est une journée perdue. Ce n’est pas avec des charges de cavalerie que nous enlèverons ces hautes murailles de terre, de maçonnerie et d’osier. La chevalerie gauloise s’est donnée aujourd’hui du plaisir ; demain ce doit être la bataille des gens de pied, la bataille des archers, des frondeurs et des pionniers, la bataille des paysans. Imitons les Romains pour les vaincre. Il nous faut maintenant, — et c’est par là que nous aurions dû commencer, car nos exploits de la journée ne feront pas souper nos amis de là-haut, — nous mettre à couper les arbres et à faucher les saules. Il nous faut des claies, des gabions, des fascines pour combler les fossés, des harpons bien emmanchés pour arracher les loricæ, des échelles solides pour escalader les parapets.

Le lendemain, à la pointe du jour, tout le monde mit la main à l’œuvre ; la campagne se dénuda de verdure comme si un nuage de sauterelles eût passé sur elle. On travailla toute la journée.

Je dirigeais un atelier de vannerie en plein air ; mais, entre deux gabions ainsi fabriqués, je me levais pour regarder du côté d’Alésia. J’aurais voulu avoir les yeux d’un lynx pour apercevoir là-bas ne fût-ce que le reflet d’une tresse blonde. Je m’avançai même si loin, les yeux tendus vers l’oppidum, comme perdu dans mon rêve, que je rapportai mon bouclier tout hérissé de traits.

Le soir vint, la nuit tomba. A un signal, d’immenses lignes d’hommes s’avancèrent ; au premier rang, nos archers et nos frondeurs, balayant à coups de flèches, à force de balles, les parapets romains ; au second rang, des silhouettes d’hommes étranges dans la nuit, coiffés d’énormes gabions, courbés sous les lourds sacs à terre, trébuchant sous le balancement des longues échelles.

D’abord on eut l’avantage grâce à la multitude de nos tireurs. Nos archers s’étaient mis à viser les nuages afin que leurs flèches retombassent, la pointe en bas, dans l’intérieur du camp, y perçant le haut des casques, crevant des yeux, s’étonnant des joues, clouant des mâchoires l’une à l’autre, cousant des lèvres, fouillant des clavicules, frappant l’ennemi derrière l’abri de ses boucliers, l’effrayant comme de traits qui tomberaient tout droit du ciel ainsi que des foudres.

C’était une averse de projectiles, une pluie chassée par un vent d’orage, qui s’abattait avec un bruissement de rivière sur les retranchements des Italiens ; et ceux-ci, dans l’obscurité, ne savaient comment pointer leurs machines contre d’invisibles assaillants.

Nous gardâmes l’avantage tant que nous ne fûmes pas arrivés dans la zone dangereuse, infestée par les trous de loup et les chausse-trappes.

Bientôt nous vîmes de nos hommes, comme piqués par des reptiles, harponnés par d’invisibles griffes, crier en tirant une jambe, ainsi qu’un loup pris par la patte. D’autres s’abîmaient tout à coup, engloutis jusqu’aux épaules, hurlant de douleur, comme si une bête féroce, sous la terre, leur eût déchiré les entrailles.

Nos lignes d’assaillants flottaient, se rompaient ; les gabions s’échappaient, roulant et bondissant, de mains roidies puer une mort atroce ; et les échelles, lâchées tout à coup, s’abattaient à grand bruit sur les casques ou sur les crânes.

En avant ! commandaient les chefs. En avant ! N’entendez-vous pas le cri de guerre de nos amis d’Alésia qui répond à notre cri de guerre ? Étouffons les Romains entre nos deux armées !

On avançait, on marchait sur les corps convulsés des nôtres, et de nouvelles victimes s’amoncelaient.

Bientôt les machines romaines se mirent de la partie ; on entendait ronfler les boulets de pierre et hurler les viretons des balistes, déchirant l’air de leurs ailerons de bronze.

Sur plusieurs points -on s’approcha des retranchements, jusqu’à pouvoir jeter des ponts sur les fossés et appliquer les échelles aux remparts. On se battait sur des choses branlantes, et l’on essuyait les volées de pila.

Tel poste où l’on avait cru que tous les défenseurs étaient tués par nos tireurs regorgeait tout à coup de cohortes appelées en toute hâte des autres redoutes. Les trompettes romaines sonnaient haletantes, éperdues, affolées.

Dans ce désordre et dans ces ténèbres, il y avait un génie qui seul veillait, prévoyait tout, réparait tout, et, par malheur, c’était le génie de César.

Le jour en se levant éclaira notre désastre. On put contempler alors une jonchée de gabions et de cadavres gaulois. Chacune de nos colonnes d’assaut avait, dans sa retraite, jalonné son chemin de morts et de blessés, qui étaient de vrais suppliciés, car leurs cris disaient leurs affreuses tortures sur la pointe des pieux ou dans les dents des stimuli.

Une stupeur s’empara de l’armée. Jamais nos recrues et nos paysans n’avaient assisté à de telles horreurs. Les visages étaient pâles et les cornemuses se taisaient. Les chefs se réunirent :

Tu l’as eue, ta bataille de rustres après notre bataille de chevaliers ! cria Viridomar l’Édue à Vergassilaun. L’une n’a pas mieux tourné que l’autre. Nous ne pouvons rien contre ces retranchements. C’est un génie infernal qui les a élevés ; des magiciens les ont enchantés.

Quelle folie aussi, dit Comm, l’Atrébate, lorsque toutes les forces de Rome sont accumulées sur un seul champ, de prétendre leur arracher ce champ ! N’avions-nous pas réussi dans nos guerres locales, peuple .par peuple, chacun chez soi ? Depuis les débuts de la lutte, une seule légion a été détruite. c’est dans les forêts des Éburons. Demande à César ce qu’il pense des marais de la Ménapie, des brousses de la Morinie, des gorges de l’Éburonie.

Oui, appuya l’autre chef édue, Éporédorix. Les gens de marais se battent mieux dans leurs marais, ceux des forêts dans leurs bois, ceux de la mer dans leurs anses et leurs criques, ceux des montagnes sur leurs pics ou sur leurs puys. Ta victoire de Gergovie, Vergassilaun, c’est le génie du lieu qui te l’a donnée. La terre natale s’anime pour aider à la défense de ses enfants : c’est comme un coursier qui connaît bien son maître et un glaive qui est bien en main. Ici chacun de nous se trouve dépaysé, sur un sol inconnu, sous un ciel indifférent. Allons-nous-en ! Ceux qui voudront persister à combattre, eh bien ! qu’ils combattent !

Et sans doute aussi, dit Vergassilaun, ceux qui voudront se soumettre, eh bien ! qu’ils se soumettent !... Êtes-vous donc si pressés de remettre vos contingents sous la main des légats et des tribuns ?

Depuis qu’ils sont sous la main de Vercingétorix, tout nous a si bien réussi, n’est-ce pas ? répliqua l’Édue. Battus à la Vingeanne, battus sous Alésia, battus de jour et battus de nuit. Rien ne nous réussit, ni combat de cavalerie, ni combat de piétons, ni la bataille en rase campagne, ni l’assaut aux remparts. Qu’espères-tu donc ?

Et oublies-tu, intervint Viridomar, que nous n’avons de vivres que pour deux jours ? Comment t’y prendras-tu pour faire subsister deux cent mille hommes dans ce pays dévasté ? Pour empêcher les gens d’Alésia de mourir de faim, faut-il nous vouer au même supplice ? L’extermination de notre armée nous consolera-t-elle de la perte de celle-là ? Nous avons fait, pour sauver ton cousin, plias que le possible. L’honneur est sauf...

Votre honneur de chevalier, oui, sans doute ; un honneur qui se console avec une belle charge en plein soleil ! Mais l’honneur de la Gaule ?

Longtemps Vergassilaun supplia les autres tétrarques sans pouvoir les convaincre. Comm faisait déjà, ses préparatifs de départ ; d’autres l’imitaient ; l’armée était sur le point de se dissoudre. Éporédorix et Viridomar se retiraient à l’écart pour parler de choses secrètes ; sans doute des conditions qu’on pourrait espérer de César.

Mais quand ils voulurent donner le signal de la retraite, un cri d’indignation courut dans l’armée entière. Les paysans ne voulaient pas abandonner le fils de Keltil, en qui tous avaient cru et qui s’était dévoué pour le salut commun.

Pas de retraite ! criaient-ils. Bataille ! bataille ! La revanche !

Et dans les rangs des Arvernes et des Parises on entendit :

Pas de capitulation ! à bas les traîtres !

Vergassilaun, que tous acclamaient sur son passage, obtint de ses trois collègues une nouvelle conférence.

Je ne vous demande qu’un seul jour, leur dit-il. Un seul effort ! Un seul assaut ! Cette nuit, si vous voulez, demain matin, si vous préférez. Vous dites qu’il échouera ? Alors je serai mort et vous ne me trouverez plus là pour vous contredire.

Ils cédèrent, un peu par honte d’abandonner le chef suprême de la Gaule, un peu par crainte de revenir chez les artisans de Bibracte sans avoir épuisé tous les moyens de sauver le Pen-tiern ; beaucoup aussi sous la contrainte que leur faisait le sentiment déclaré de l’armée.

Au nord-ouest d’Alésia, près du point on j’avais réussi à franchir les lignes romaines, s’élevait une haute colline, celle de Rhéa. Du côté du nord, elle se prolonge par un plateau couvert de bois touffus. Sur celui de ses flancs qui regarde la ville, César avait établi un de ses camps.

Il n’avait pu envelopper le plateau ni la colline dans ses lignes, car elles en auraient pris un développement excessif ; mais, comme la colline dominait ce camp, il l’avait fortifié avec plus de soin que les autres. Il y avait placé deux légions, commandées par les légats Réginus et Rébilus.

C’est précisément ce camp si bien fortifié et si bien garnisonné que Vergassilaun avait projeté d’enlever d’assaut. Je lui en avais montré les points faibles. Il comptait, du haut de la colline, se jeter sur les Romains, les surprendre, faire par là sa trouée dans leurs lignes et donner la main aux défenseurs d’Alésia.

Il fit choix des guerriers les mieux équipés et les plus aguerris. Il prit le contingent parise, le contingent lémovik et le contingent arverne tout entiers. Lui-même devait commander les Arvernes : Sédull conduisait les Lémoviks, et moi les Parises. Je remerciai Vergassilaun de sa confiance. Il me dit :

J’aime mieux, pour ce que je veux tenter, une élite de soixante mille hommes qu’une cohue de deux cent mille.

A la faveur de la nuit qui tombait, et sans que les vedettes romaines nous eussent aperçus, il nous amena dans les bois qui prolongent au nord la colline ; il nous y fit camper, nous prescrivit un silence absolu et nous interdit d’allumer des feux.

Dormez, nous dit-il. Prenez des forces pour la journée de demain. Je vous réveillerai quand le moment sera venu.

Mais qui donc dormit cette nuit-là ? Le plus obtus des bouviers sentait que ce serait la dernière pour la liberté gauloise ou pour la puissance romaine.

Le jour parut ; nous passâmes la matinée sous les armes. Les heures se traînaient lentement. Quel signal attendait-on pour commencer ? Vergassilaun allait et venait, courbant sa haute taille sous les ramures des arbres, impatient ; nerveux, pressant à chaque instant la départ d’une nouvelle estafette.

Écoute ! me dit Vergassilaon, et prends patience. Ah ! certes, il en faut. Mes trois collègues ont décidé qu’on n’attaquerait qu’à midi. Ils espèrent, disent-ils, qu’on surprendra, ces Italiens livrés aux douceurs de la sieste. Ils ne connaissent donc pas les Romains ? Est-ce qu’un soldat de César pique sa méridienne comme une petite-maîtresse ? Au fond, je crois qu’ils aiment mieux quo l’affaire dure moins longtemps. Je leur ai demandé une bataille et ils ne m’accordent qu’une demi bataille. Heureusement que les jours sont encore longs.

Le soleil était à son zénith. L’ombre d’un guerrier, avec le plus haut casque et la plus longue lance, était ramassée tout entière entre ses pieds.

En avant ! commanda Vergassilaun.

En avant ! répéta Sédull à ses Lémoviks.

En avant ! criai je à mes Parises.

A travers le fourré qui s’agita comme sous un vent de tempête, soixante mille hommes descendaient sur le camp de Réginus et de Rébilus. Sur le sol que nous foulions, ni chausse-trappes, ni trous de loup. Rien qu’un fossé, qui fut, en un rien de temps, comblé de fascines, de gabions et de sacs à terre. Tout de suite on appliqua les échelles aux remparts ; on se mit à arracher les cervi, à harponner les loricæ, à déchausser les palissades.

Derrière notre première ligne d’assaillants, d’autres lignes, celles-ci d’archers et de frondeurs, tirant sur tout casque qui apparaissait aux créneaux des loricae, aux étages des tours.

Le camp romain s’était réveillé en sursaut. A l’apparition de nos têtes de colonnes, les sentinelles avaient jeté le cri d’alarme. Maintenant les parapets fourmillaient de soldats ; des milliers de casques étincelaient ; des volées de pila, de flèches, de phalariques, de balles de plomb, de balles d’argile répondaient aux nôtres. Nous entendîmes grincer les treuils des machines que l’on armait.

Sur notre droite, dans la plaine, nous vîmes la cavalerie de la grande armée rangée en bataille, sur une ligne immense, et s’avançant au trot. Derrière elle cheminaient les masses profondes de notre infanterie, hérissées d’épieux, de lances, de casse-tête, de faulx, de tridents, avec les enseignes de bronze se balançant au-dessus des carrés. Les cris de guerre de Comm, Éporédorix, Viridomar, retentissaient. C’était toute l’armée gauloise qui s’ébranlait.

A notre clameur, élevée tout à coup, en répondait une autre du haut de l’oppidum ; et sur les pentes du mont d’Alésia nous voyions dévaler une multitude immense, avec dés armes, des échelles, des engins de toute aorte.

Allons ! criait Vergassilaun. La grande armée va occuper les Romains sur toute la longueur de leurs lignes de l’ouest. La garnison d’Alésia va les prendre à revers. Nous les tenons. Courage ! courage !

Nous n’avions pas besoin de ces exhortations. Mes Parises avaient déjà escaladé le parapet, et avec leurs crocs, tiraient à eux les loricæ.

Boïorix avait saisi l’une d’elles de ses deux mains étendues. Seulement la résistance élastique de cette muraille d’osier déjouait et lassait sa force de titan. Il roidissait ses muscles sur ce frôle adversaire, qui pliait, se redressait, échappait à son étreinte. Il lui semblait embrasser un lutteur fait de nuée.

Il glissa, se trouva accroché par la ceinture à une corne des cervi, et il agitait ses membres dans le vide, comme un bœuf qu’une poulie a enlevé de terre au bout d’un câble et va déposer dans une barque. Tout à coup Boïorix roula au fond du fossé ; mais les cervi, en cédant sous son poids, avaient arraché un morceau du parapet.

Il remonta furieux et, saisissant le pien d’une palissade, le cassa au ras du sol, comme un fétu de chanvre, puis sa fureur s’on prit aux pieux suivants, et il les brisait les uns après les autres, à l’ébahissement des pionniers qui se mettaient h quatre pour en déchausser un seul.

Dans l’intervalle des loricæ, le maigre Carmanne s’était glissé et, de sa lance, piquait les Romains dans le ventre, à travers les pendeloques de leur jupe. Dumnac et Arviragh étaient déjà glaive à glaive avec les légionnaires. Accroché de la main gauche à un pien, je faisais le coup de latte avec un centurion.

Nos regards pénétraient dans l’intérieur du camp ; nous voyions les soldats romains courir çà et là, manipule par manipule, tandis que les tribuns et les légats, le glaive tendu, leur indiquaient leurs postes de combat.

Encore un effort, et tous ensemble, nous les Parises, nous allions faire brèche dans le camp, frayant le chemin à soixante mille Gaulois, dont nous sentions l’ardente haleine, derrière nous, dans nos jarrets.

A travers les jambes des Romains, — car nos têtes étaient à peine au niveau de leurs pieds, — nous voyions les palissades de l’autre revers secouées furieusement, des glaives gaulois qui passaient entre les loricæ, et nous entendions les cris, et nous distinguions les voix.

Une de ces voix, je crus la reconnaître, et mon cœur tressaillit. Ne voulant pas trahir son secret, à elle, je criai seulement :

Ambiorix ! Ambiorix !

C’était bien la voix de la fille d’Ambiorix qui, joyeuse, répondit :

Vénestos ! Vénestos !

Dire que je n’étais séparé d’elle que par quelques longueurs de lance !

On redoublait d’efforts. Le camp romain craquait comme les côtes d’un lutteur enlacé de deux vigoureux biceps. Nous l’écrasions de nos deux armées. Nos deux assauts allaient se rencontrer.

En ce moment suprême, je jetai un coup d’œil sur notre droite.

La grande armée gauloise, parvenue à la zone des chausse-trappes et des trous de loup, n’avançait plus. Les hampes à enseigne de Comm et des deux autres tétrarques semblaient avoir pris racine. Derrière la cavalerie hésitante, l’infanterie battait la semelle et marquait le pas.

De temps à autre on voyait une colonne de piétons passer entre les escadrons, vider les sacs à terre dans des trous, jeter, mais de trop loin, des gabions et des fascines dans la direction des fossés.

Allons donc ! leur criait Vergassilaun, debout sur un tertre. Allons donc ! Nous avons ici deux légions sur les bras : voulez-vous que nous en ayons dix ! Par Camul, accentuez votre diversion !

Ils étaient trop loin pour qu’ils l’entendissent. Ils continuaient à faire halte ou à s’avancer lentement, conquérant et consolidant le terrain pas à pas.

Les nôtres redoublaient d’ardeur. Nous combattions : presque à l’ombre, tant les traits de nos archers passaient sur nos têtes en rafales opaques. Ceux qui grimpaient après nous nous poussaient de leurs tètes ; mais, nous qui combattions le menton au ras des parapets, nous n’avions pas l’avantage contre les légionnaires : ils nous piquaient d’en haut et frappaient du talon sur nos casques.

Au fossé à demi comblé s’élevaient maintenant les boucliers superposés, imbriqués les uns sur les autres, comme les tuiles d’un toit ou les écailla d’une tortue.

Sur cette pente glissante de fer, de bronze et d’osier, des téméraires se hasardaient, montaient en courant. A coups de glaive, à coups de faulx, ils tailladaient l’osier des loricæ ; à travers les interstices des vanneries ils essayaient de piquer des jambes nues ou des flancs découverts. De man côté, nous étions toujours rampants, couchés, collés au sol, les vivants confondus aven les morts, et la brèche dans le revêtement d’osier allait s’élargissant. Je criai encore :

Ambiorix ! Ambiorix !

Et de là-bas, une voix dont chaque vibration secouait mon cœur me répondit

Vénestos ! Vénestos !

Mais les rangs des légionnaires, au lieu de s’éclaircir sous nos traits et nos coups de lance, semblaient au contraire s’épaissir. Aux insignes des légions de Réginus et Rébilus se mêlaient les insignes d’autres légions. Leurs soldats ne semblaient plus en proie au môme trouble que tout à l’heure, ardents à nous faire face, mais troublés par les cris qui s’élevaient derrière leur dos du côté d’Alésia.

Et je distinguai la voix de Labienus qui accourait en criant :

Tenez bon ! Je vous amène six cohortes.

Et plus loin encore, des retranchements sur notre droite, s’élevait celle de César :

Allons ! Brutus ! allons ! tes six cohortes ! Presse-toi, Fabius, tes sept cohortes ne seront pas de trop !

Les romains, que la grande armée gauloise attaquait trop mollement, envoyaient donc contre nous, manipule par manipule, cohorte par cohorte, tout ce qu’ils avaient de disponible.

Nous n’avancions plus ; de l’autre côté du camp, l’effort des gens d’Alésia semblait se heurter à des obstacles grandissants, et de plus loin maintenant, suppliant, désespéré, retentissait le cri :

Vénestos ! Vénestos !

Et j’y répondais, plus haletant, plus épuisé :

Ambiorix ! Ambiorix !

Il n’est pas ici votre brigand d’Ambiorix ! gronda la voix de Labienus. Il est mort étouffé dans quelque bourbier, votre sanglier des Ardennes ! Tas de marcassins ! On va vous en donner de l’Ambiorix !

Sur les terrasses des retranchements romains, à notre gauche, à notre droite, nous entendîmes le roulement lourd de choses énormes avec le grincement d’essieux de bois. Les renforts de machines accouraient avec les renforts de légionnaires.

Bientôt sur notre flanc, arrivèrent les boulets de pierre et les viretons à ailerons d’airain. Ces formidables projectiles nous prenaient en écharpe, broyant les grappes humaines suspendues aux parapets, cueillant les guerriers par douzaine pour les jeter à vingt pas plus loin.

Un manteau de pourpre passa devant nos yeux, flamboyant entre les cuirasses d’acier, et une immense clameur s’éleva dans les rangs italiens :

L’Imperator ! l’Imperator !... Vive Jules César !

Aux glaives, mes amis ! aux glaives !... finissons-en ! répondait la voix de l’homme chauve.

Une poussée violente se fit contre nous. Les Romains eux mêmes abattaient leurs loricæ pour nous combattre de plus près. Les lignes d’assaillants qui déjà couronnaient les crêtes des parapets furent culbutées ; les mains qui se crispaient aux palissades furent tranchées ; les glaives, sur nos casques, frappaient avec un bruit de forge, comme dans un atelier de batteur de fer.

Deux portes du camp, s’ouvrant tout à coup à notre droite et à notre gauche, vomirent deux torrents de cavaliers. Maintenant, nous étions coupés du gros de notre troupe. L’armée de Vergassilaun était rejetée en désordre dans les bois, et l’on entendait le cri sinistre :

Sauve, qui peut !

Boïorix, tenant par les pieds un Romain étouffé par lui, le faisait tournoyer et en assommait les autres, mais un vireton de baliste, qui eût tué net un éléphant, l’atteignit en plein thorax. Un boulet d’onagre, du même coup, broya les deux têtes fraternelles d’Arviragh et de Dumnac, et tous deux roulèrent enlacés. Un autre partagea en deux le corps fluet de Carmanno.

La cavalerie romaine maintenant se rabattait sur nous ; nous étions sabrés par derrière, pendant que les projectiles des machines nous prenaient en flanc et que les légionnaires se ruaient sur notre front. A nos cris répondaient, par delà le camp romain, dans la nuit qui tombait, les cris de désespoir des gens venus d’Alésia et qu’on égorgeait.

Sur mon casque je reçus le coup de massue d’un cavalier germain ; je roulai au bas du parapet, confondu avec les mourants et les morts, bientôt recouvert d’une avalanche de cadavres.

Et je perdis connaissance.