L’ANNEAU DE CÉSAR - Souvenirs d’un soldat de Vercingétorix

 

LES AIGLES

CHAPITRE XIII — La faim.

 

 

Notre unique espérance, à laquelle nous nous accrochions comme des noyés à une épave, c’est que nos amis accourraient des confins de l’horizon et prendraient à revers ces camps, ces fossés et ces pièges.

Bientôt, par delà toutes ces lignes romaines, tout au loin déjà ; nous vîmes s’activer les travailleurs romains, presque nus sous l’ardente morsure du soleil, et les corvées de paysans gaulois, qui peinaient, suaient, saignaient sous les verges et le bâton, pour la perte de leurs frères et de leurs défenseurs. Et là-bas un autre rempart s’éleva dont les créneaux d’osier, regardaient la plaine ; là-bas d’autres fossés se creusèrent ; là-bas d’autres trous de loup, qu’on eût pris à cette distance pour ceux de fourmis-lions, d’autres cippi, d’autres stimuli, mouchetèrent la campagne.

César recommençait de l’antre côté de ses camps le travail colossal, cruellement ingénieux, qu’il avait achevé de ce côté-ci. Les mêmes lignes dont il s’était protégé contre nos sorties, il les reproduisait exactement là-bas pour se protéger contre l’irruption de nos amis. Après les ouvrages de contrevallation, il entreprenait des ouvrages, plus considérables encore, ceux de la circonvallation !

A cette vue, notre espoir décroissait. Ne serait-il pas impossible à nos amis, aussi impossible qu’il l’était maintenant pour nous, d’assaillir les camps romains ? A la porte de cachot fermée sur nous s’en ajoutait une autre, verrouillée du côté de l’armée de secours !

On tomba chez nous dans un profond découragement. Les plus braves s’abandonnaient ; les autres pleuraient comme des femmes, et croyaient déjà sentir sur leurs épaules d’esclaves le sifflement des lanières. D’autres frissonnaient, comme de froid, ramassés sur eux-mêmes. D’autres écriaient des reproches et des injures contre Vercingétorix.

Le Pen-tiern parcourait chaque jour tous les postes, sourd aux imprécations, mais le cœur sans doute déchiré par le désespoir muet des plus résignés. Il parlait à chacun, leur montrait les collines de l’ouest d’où quelque jour, un jour prochain, voleraient vers nous la sonnerie des trompes gauloises e ! les fanfares de victoire.

Quand il trouvait ses soldats par trop énervés, exaspérés de leur inaction, il commandait un assaut, et c’étaient quelques heures encore qui s’écoulaient pendant lesquelles, dans le bruissement, des armes et parmi les cris de guerre, on se reprenait à espérer la délivrance.

Le reste du temps Vercingétorix restait enfermé dans sa tente, et l’on disait qu’il s’entretenait avec des génies, ou bien qu’il causait avec son glaive, un glaive trempé dans une onde magique et qui parlait d’une voix humaine.

Les trente jours s’étaient écoulés !

De nouveau le Pen-tiern prescrivit de minutieuses recherches pour les blés qui pourraient être cachés. Un ancien silo creusé dans une roche, sans doute oublié par son propriétaire, fut découvert, et Won y recueillit de quoi subsister encore quelques jours. Le peuple poussa des cris de joie, et l’on rendit solennellement des actions de grâces à Moristag, le dieu des Mandubiens, et aux génies de la source chaude et de la source froide.

Toutefois le Pers-tiern ordonna de réduire de moitié les rations, et trois jours après il les réduisit au quart. Quant aux femmes et aux non combattants, on leur donnait juste assez pour qu’ils ne mourussent pas de faim.

Les dernières vaches avaient été abattues et les petits enfants des Mandubiens et des immigrés, sevrés brusquement de lait, leur unique nourriture, périssaient par douzaines.

On avait mangé les chiens et les chats ; on faisait la chasse aux rongeurs. Un rat se payait aussi cher qu’autrefois un veau et une souris le même prix qu’un mouton.

Parmi nos soldats il y en avait qui, habitués à manger à leur appétit, dépérissaient ; leurs bras musculeux devenaient comme ceux des vieillards infirmes, et quand on les plaçait en faction, on les voyait s’appuyer lourdement sur leurs lances, ou bien ils s’asseyaient sur quelque pierre, n’en pouvant plus.

L’ivresse de la faim montait aux cerveaux et les troublait de visions. Des femmes se levaient tout à coup dans les camps et criaient des mots incohérents, que les superstitieux prenaient pour des prophéties. Des hommes hors d’eux-mêmes se précipitaient seuls vers les ouvrages italiens, hurlant des malédictions, mais traînant à peine leurs armes, et tombaient abattus de quelque vireton.

Les soldats romains se plaisaient à irriter nos souffrances : par-dessus les retranchements, ils nous montraient des pains ouverts par le milieu pour nous en faire admirer la blancheur. Aux pieux des parapets ils pendaient par les pieds des bœufs et des moutons égorgés pour les dépecer sous nos yeux. Et quelques-uns des assiégés, à cette vue, devenaient des fous furieux, qu’il fallait abattre.

Nos yeux, qui pouvaient à peine supporter l’éclat du jour, s’écarquillaient cependant pour regarder dans la campagne : parmi les reflets argentés du feuillage des saules, il nous semblait distinguer des reflets d’armes. Le soir, sur le fond lumineux du couchant, nous croyions deviner des lances et des glaives qui se mouvaient, hérissant le contour net des collines de l’ouest, hachures noires sur le ciel empourpré.

Ce qui nous était le plus cruel, c’est qu’à chaque instant- quelque fausse alerte nous éveillait. en sursaut dans le sommeil fiévreux de la nuit ou dans la fiévreuse somnolence du jour. Un clairon qui sonnait aux vivres dans le camp romain éclatait à nos oreilles comme la trompette d’alarme, et l’on criait :

Ce sont les nôtres qui attaquent !

Un Mandubien m’appela un jour avec des cris de joie.

Tu vois là-bas ce bois d’aulnes, me dit-il. Eh bien ! il n’est pas aujourd’hui à la même place qu’hier. Ce sont les nôtres qui l’ont coupé et qui rampent vers les camps romains en se couvrant des branches vertes.

Quelques courriers de César arrivaient-ils à son camp, on les prenait pour l’avant-garde de la grande armée gauloise. A toute heure du jour ou de la nuit, un cri éclatait, toujours le même :

Les voilà ! les voilà !

Et des gens croyaient voir, voir de leurs yeux, les troupes de secours, couronnant d’une forêt de lances les collines ; puis, déçus une fois de plus, ils se recouchaient pâles comme des morts, pour se relever un instant après à. quelque autre rumeur.

Huit jours avaient encore passé. Le neuvième, Vercingétorix convoqua tous les chefs en conseil de guerre. Il n’eut pas besoin de beaucoup de paroles pour nous mettre au courant de la situation. Elle était terrible ; même en ne distribuant plus qu’un demi-quart de ration, nous n’avions plus de vivres que pour trois jours. Il nous dit simplement :

Que chacun donne son avis.

Quelques-uns remontrèrent que, puisque huit jours de plus que les trente d’abord convenus s’étaient écoulée, puisque tout espoir d’être secourus s’était évanoui, il n’y avait qu’à tâcher de capituler aux meilleures conditions possibles, ou plutôt aux moins mauvaises, et à ouvrir les portes de l’oppidum.

Ils faisaient cette proposition timidement, d’une voix blanche, les yeux baissés, et comme honteux de ce qu’ils disaient.

Des cris indignés leur imposèrent silence. Un autre chef prit la parole et dit :

Une capitulation ! Quand vous avez osé vaincre César à Gergovie ! quand depuis quarante jours vous le retenez frémissant au pied de ces remparts, servant ainsi la haine de ses ennemis de Rome, retardant son triomphe, compromettant sa fortune, le livrant à Caton et à Pompée ! Une capitulation ! Il n’en est plus pour vous, sinon les verges et la hache pour les chefs, le carcan de l’esclave pour les soldats. Une capitulation ! Oui, comme à Avaricum ! Ne vaut-il pas mieux, pendant que la faim n’a pas encore tari tout le sang de nos veines, tenter contre ces retranchements un dernier effort ? Nous n’avons plus à ménager nos vies ; elles ne sont plus à nous. Qu’importe ce qu’il faudra de cadavres pour jeter des chaussées en travers des ruisseaux, aveugler les trous de loup, étouper de chair humaine les crocs des stimuli, des cippi et des cervi, combler les fossés, élever un rempart palpitant aussi haut que celui des Italiens. Il en survivra toujours bien assez parmi nous pour arracher ces cuirasses d’osier, déchausser ces palissades, épuiser sur eux-mêmes la réserve de traits et de javelots romains, ébrécher les glaives et lasser les bras des légionnaires. Le reste passera. Et s’il ne reste personne, eh bien ! la Gaule ne pourra nous reprocher un trépas dont elle sera l’auteur. Contraignons la victoire à force de funérailles, ou que nos funérailles épouvantent le monde !

Critognat l’Arverne alors se leva. Il flétrit ceux qui avaient osé parler de capitulation. Tout en louant le guerrier qui venait de proposer une sortie de désespérés, il dit :

N’est-ce pas faiblesse d’âme, plutôt qu’héroïsme, que ne pouvoir supporter quelques jours de misère ? Les hommes qui courent se jeter en proie à la mort seront toujours moins rares que ceux qui supportent patiemment la torture de la faim. Certes j’approuverais ce projet de sortie s’il n’y avait d’autre enjeu, dans cette partie, que nos vies à nous. Mais ce n’est pas de nous seulement qu’il s’agit. Tournons donc notre pensée vers la Gaule entière que nous avons appelée à notre secours. Lorsque ces guerriers, nos parents, nos frères, trouveront ici cent mille hommes égorgés en un même lieu, lorsqu’il leur faudra combattre pour ainsi dire sur nos cadavres, les pieds glissant dans notre sang, de quel courage pensez-vous qu’ils seront animés ?...

Nos parents, nos frères ? ils sont bien loin ! interrompit un chef. La Gaule ? elle nous abandonne. Depuis bientôt quarante jours que nous nous débattons dans cette agonie, pas un émissaire n’a paru. A nos regards anxieux l’horizon reste vide.

Qui vous dit que des émissaires ne vous aient pas été expédiés ? Et comment auraient-ils pu franchir ces retranchements ? Vous attendez un message annonçant le soulèvement en masse de la Gaule ? Mais ce message, vous l’avez sous les yeux. Regardez tout autour de cet oppidum ! Ces ouvrages mêmes que fiévreusement multiplient les Romains, voilà les courriers de victoire ! Croyez-vous que César ait fait travailler ses soldats jour et nuit, qu’il ait accompli cette œuvre qui confond l’imagination, que sur cette circonférence de vingt-deux mille pas il ait bouleversé le sol de fond en comble, croyez-vous qu’il ait converti en fascines, en gabions, en loricæ d’osier, des forêts entières, s’il ne sentait pas accourir de l’horizon quelque chose de formidable ?

Ces paroles nous rassuraient un peu ; mais la fin du discours de Critognat nous terrifia. Il nous rappela que nos pères, enfermés dans leurs oppida, au temps de la grande irruption des Cimbres et des Teutons, avaient supporté de plus cruelles famines. Plutôt que de se rendre,.ils avaient mangé de la chair humaine, dévoré les corps des vieillards, des femmes, des enfants. A ce prias, ils avaient lassé les. fureurs de l’invasion. Les Cimbres et les Teutons finirent par s’éloigner et se porter vers d’autres contrées, nous laissant nos droits, nos lois, nos champs, la liberté.

Faisons comme nos pères ! fut sa conclusion.

Le silence seul y répondit. Tous baissaient la tête, saisis d’horreur. On sentait que de telles paroles offensaient les dieux, car il a ne permettent pas aux mortels de porter leur effort au delà du possible. Cependant personne n’osa contredire. Peut-être serions-nous forcés d’en venir à cette extrémité. Tout plutôt que la soumission aux Romains !

Une voix s’éleva :

Avant de nous résigner à ce qu’on nous propose, n’est-il pas quelque autre moyen de prolonger, ne fût-ce que de quelques jours, la résistance ? Il en est un, à peine moins terrible que celui-là ; mais on l’emploie couramment dans toutes les places assiégées. C’est de faire sortir de la ville toutes les bouches inutiles : les vieillards, les femmes, les enfants, tous ceux qui n’ont point d’armes ou ne savent s’en servir.

Mais que deviendront-ils ?

César peut-être les accueillera pour les vendre comme esclaves. S’ils doivent périr par la faim ou sous le fer de l’ennemi, leur trépas ne précédera le nôtre que de peu de jours. Peut-être aussi aura-t-il servi à sauver l’armée, et, par leur mort, la Gaule sera libre.

Ainsi, nous en étions réduits à une telle extrémité que nous ne discutions plus que de choses épouvantables et que nous n’avions le choix qu’entre des atrocités ! Nous étions résignés, nous, les chevaliers gaulois, à payer quelques heures de sursis au prix de la vie des vieillards, des enfants et des femmes !

Ce même jour, on expulsa de la ville tous ces malheureux. Les infortunés Mandubiens, qui nous avaient accueillis dans leurs maisons, en furent chassés.

Une foule hurlante et pleurante, se tordant les bras, se lamentant comme à des funérailles, descendit les pentes. Arrivés au bas de la montagne, ils s’agenouillèrent et tendirent les mains vers les retranchements italiens, suppliant qu’on les reçut comme esclaves. Une décharge des catapultes leur répondit, et, spectacle plus horrible que celui de guerriers couchés morts dans leurs armures, ce furent des cadavres de femmes et d’enfants qui couvrirent le sol ensanglanté.

Les survivants remontèrent vers nous, fous de terreur, invoquant tous les dieux de la Gaule. Les femmes appelaient leurs frères, leurs maris, leurs fils. Mais les portes restèrent fermées.

Us errèrent ainsi toute la journée entre les deux camps, décimés par les traits dès qu’ils s’approchaient de celui des Romains. A la fin, l’âme désespérée, on les vit se coucher comme pour mourir.

Nos cœurs étaient brisés de ce spectacle, et nous en détournions les yeux, accusant les dieux et nous-mêmes de cruauté.

Beaucoup des bannis périrent ce jour-là, dès longtemps épuisés de misère et de chagrin. On voyait parfois un corps de femme tressaillir, puis se roidir. De petits enfants pleuraient sur des seins refroidis.

Quand la nuit fut venue, la plainte de l’un d’entre eux monta vers nous, si continue, si lamentable et si douce, que les plus endurcis ne purent ni manger ni dormir.

Ambioriga pleurait silencieusement. Elle n’avait point été comprise dans l’ordre d’expulsion, car elle était un guerrier. A la fin, elle me dit :

Mon cœur souffre trop. La voix de ce petit enfant inconnu me poursuivra dans mes rêves jusqu’à la fin de mes jours. Elle sera comme une malédiction des dieux sur notre amour. Va le chercher.

Je descendis ; je pris l’enfant et le cachai sous mon manteau, et je repassai par la porte de l’oppidum sans que personne paru s’apercevoir de ce que j’avais fait : les sentinelles firent exprès de regarder d’un autre côté.

En bas, tout en trébuchant parmi les morts et les mourants, j’avais entrevu, dans les ténèbres, quelque chose de plus affreux que le trépas. Des soldats romains aussi, à l’insu de leurs chefs, s’étaient laissé glisser de leurs remparts. A voix basse, ils avaient appelé les misérables. Des ombres s’étaient traînées vers eux. Et les soldats palpaient ces malheureux. Si c’était une femme encore jeune ou un adolescent, quelque chose dont on pût faire de l’argent, ils faisaient signe à des camarades, et les ombres montaient suspendues à des cordes. Si c’était un vieillard ou une femme âgée, ils leur posaient la main sur la bouche, afin qu’on n’entendît pas leur cri, et leur coupaient la gorge.