L’ANNEAU DE CÉSAR - Souvenirs d’un soldat de Vercingétorix

 

LES AIGLES

CHAPITRE IX — La veillée sur le Lucotice.

 

 

Bientôt s’allumèrent les feux des bivouacs latins, et des chants d’allégresse retentirent autour des brasiers.

Nous étions enfin parvenus au sommet du Lucotice.

Rassemblés dans l’enceinte du vieil oppidum abandonné, nous passâmes une triste nuit, sous le ciel étoilé et froid. Nous mourions de faim, mais bien plus encore de fatigue ; et la douleur d’avoir vu périr tant de nos braves nous oppressait. Nous pleurions sur ce lendemain de la grande victoire d’Arvernie, sur tant d’espérances déçues, sur le vaillant Camulogène qui gisait là-bas sans sépulture. En silence nous bandions nos blessures. Nous n’avions pas de vivres. Pour couche, la terre détrempée par les pluies. Transis de froid, nous n’osions allumer des feux, crainte d’attirer sur nous les légionnaires ou les maraudeurs.

De temps à autre un cri de détresse montait vers nous. C’était quelqu’un des nôtres que les Romains avaient surpris dans sa cachette et que Labienus faisait égorger sur le seuil de sa tente. Que voulez-vous ? Un esclave gaulois se vendait si mal !

Cependant, à tout instant, notre troupe se grossissait de nouveaux réfugiés. Échappés aux glaives des cavaliers, ils arrivaient à pas de loup par les pentes et les sentiers. Tous exténués comme nous, sanglants, affamés, lamentables débris d’une armée un instant victorieuse. Pourtant, c’était pour nous une consolation quand on retrouvait parmi eux quelques-uns de ceux que l’on avait crus morts : Alors on s’embrassait en pleurant.

Peu à peu la chaleur du sang gaulois reprenait ses droits, avec la bonne humeur de la race. Quand on eut dormi quelques heures, d’un sommeil plein de visions sanglantes, on se sentit plus forts et plus confiants dans l’avenir.

Je fis boucher les trous de la vieille muraille.

Je disposai des sentinelles. Si les Romains, au jour levant, tentaient une escalade de l’oppidum, ils trouveraient à qui parler.

Des Lutéciens commencèrent à chansonner Labienus et les oies du Capitole, et ils eurent de suite un cercle d’auditeurs. Cingétorix se dressa tout à coup sur ses pieds :

Et dire que j’en ai tué aujourd’hui près de cinq cents !

Un rire courut dans nos rangs d’éclopés. Il reprit :

Mettons vingt-cinq, et n’en parlons plus ! Mais qui donc a dit que nous étions vaincus ? Les Romains ont perdu plus de monde que nous. Allez voir ce qui reste de leur Douzième légion ! Ils ont beau multiplier leurs feux de bivouac : c’est pour nous donner le change sur leurs effectifs. Est-ce que le champ de bataille ne nous est pas resté ? Et même nous en occupons le meilleur, c’est-à-dire les hauteurs, tandis qu’ils se morfondent dans la plaine, d’où ils se relèveront perclus de rhumatismes. Qu’ils s’avisent demain de dresser un trophée ! moi j’en dresserai un autre à côté avec les casques et les cuirasses que nous avons vidés de chair vivante.

Ainsi le coq gaulois, si âprement qu’il eût été plumé, lissait ses pennes, aiguisait son bec et ses ergots, sautait sur le toit en battant des ailes et lançait au ciel un chant de victoire et de défi.

Au fond, est-ce que cela ne valait pas mieux que de se laisser accabler par la mauvaise fortune ?

Dès que le jour se leva, nous vîmes les Romains formés en colonnes de marche, trompettes en tête, les aigles hautes et les vexilla déployés. Pendant la nuit, les dix cohortes laissées sur la rive droite étaient venues les rejoindre, en traversant la Seine.

Dans la plaine on ne voyait plus un cadavre romain : ils avaient déjà enterré leurs morts. Les nôtres restaient étendus, nus comme la main, les yeux ouverts et vitreux, regardant le ciel.

Près de la Montagne-Rouge, un trophée se dressait, formé de boucliers gaulois, de casques et d’enseignes de bronze.

Au son des trompettes, les quatre légions, précédées de cavalerie, s’ébranlèrent. Dans lei intervalles des cohortes, de grandes bannes d’osier roulaient, les unes chargées du butin, les autres pleines de blessés romains, et celles-ci étaient les plus nombreuses.

Nous les vîmes traverser la Rivière aux Castors et passer sous les palissades de la Roche-Grise. Je crus un instant qu’ils allaient incendier mon village. Mais ils paraissaient se hâter vers un but assigné par leur général, et comprendre qu’il n’y avait pas à s’amuser en route.

Les hommes marchaient d’un pas pressé, et les officiers à cheval s’activaient sur les flancs des colonnes, stimulant à coups de bois de lance les retardataires.

Évidemment, ce n’était pas de nous qu’ils se souciaient. Ils allaient sur Agedincum. Le sanglier romain avait fait sa trouée, et maintenant il trottait content vers sa bauge. Tant pis pour nous si nous nous étions trouvés sur son chemin pour recevoir le coup de boutoir.

Tout de suite nous descendîmes du mont dans la plaine ensanglantée. D’autres bandes dévalaient des collines, débouchaient des bois. On se retrouva bientôt là cinq ou six mille.

Cingétorix ne voulut pas avoir le démenti de sa vaillantise. On respecta le trophée dressé par les Romains, car il était consacré aux dieux, mais sur la place où nous avions si bien étrillé la Douzième légion, nous en élevâmes un second, et ma foi tout aussi haut, avec les armes romaines trouvées dans les bois et les replis des vallons.

J’élevai la voix et je dis :

Nous voilà encore nombreux et braves. Nous n’avons cédé qu’au nombre et à une tactique supérieure, et nous n’avons pas cédé sur tous les points. En admettant que nous ayons été vaincus, les dieux nous doivent une revanche. D’ailleurs, nous nous sommes aguerris et il n’est plus parmi nous de novices ; en combattant bravement les Romains, nous avons fait un progrès dans l’art de les vaincre. Que ceux d’entre vous qui sont blessés ou trop fatigués restent ici pour donner la sépulture à nos morts, rendre à Camulogène les honneurs dignes de sa bravoure et relever les maisons de Lutèce. Que ceux qui se sentent encore vaillants et valides tirent le glaive du fourreau et reforment les rangs. Allons-nous donc laisser Labienus opérer sa retraite en toute sécurité, en se gaussant de notre timidité, répandant partout le bruit qu’il nous a détruits ou que nous n’osons plus l’affronter ? Ne comprenez-vous pas qu’en suivant de près une armée en retraite, il y a des trophées et du butin à conquérir ? Au moment où il repassera la Seine sur le pont de Melodunum et où son armée se trouvera coupée en deux par le fleuve, les dieux ne peuvent-ils pas nous ménager de belles représailles ? Pour moi, quand personne autre ne me suivrait, j’irai avec mes hommes ! Nous dînerons avec les provisions qu’emmènent avec eux les Romains.

Des acclamations retentirent, et aussitôt deux mille hommes d’élite s’offrirent à me suivre.

Ambioriga jura que rien désormais ne pourrait l’obliger à me quitter. Nos fiançailles furent célébrées, en présence de toute l’armée, dans la plaine couverte de morts, nos pieds dans le sang de nos amis. A défaut d’un prêtre, ce fut Carmanno qui joignit nos mains, posant son glaive nu sur nos deux têtes et prononçant les paroles de bénédiction. Quant au mariage, on attendrait une victoire.

Je dis à Boïorix et aux autres blessés parmi les nôtres qu’ils eussent à rentrer chez eux pour se guérir : dès que leurs plaies se seraient fermées, ils viendraient me rejoindre.

On fit sur le champ de bataille un repas frugal et l’on se mit en route. En passant sous les palissades de la Roche-Grise, je fis le salut de l’épée à la demeure paternelle qu’il ne m’avait pas été donné de revoir. Puis nous nous lançâmes sur la trace des légions.

Elles marchaient si vite que bientôt elles laissèrent derrière elles des blessés, des malades et des traînards. Non loin de Melodunum, que nous apercevions sur l’autre rive de la Seine, nous livrâmes un combat sanglant à l’arrière-garde et nous conquîmes un vexillum.

J’entrai, presque sur leurs talons, dans un faubourg de Melodunum qui est de ce côté-ci du pont.

Près d’une hutte de belle apparence, j’entendis des cris à l’intérieur. J’y pénétrai et je vis un centurion blessé, couché sur des bottes de paille, et que plusieurs des nôtres se disposaient à égorger. J’étendis sur lui mon glaive nu et déclarai qu’il était mon prisonnier et que j’entendais le faire respecter.

Un soldat de Labienus ! me dit Ambioriga d’un ton de reproche. Sûrement il a trempé ses mains dans le sang du peuple éburon.

C’est un blessé, lui dis-je, un malheureux. Ce n’est pas toi qui voudrais ôter la vie à un ennemi désarmé.

Le centurion me saisit la main pour la baiser et dit :

Je suis même un de vos frères !... Oh ! un frère éloigné de vous par l’espace et le temps. N’allez pas me prendre pour un de vos Gaulois qui combattent contre la Gaule. Je suis un Celte des rives du Pô, et il y a des siècles que nous sommes devenus des Italiens.

Il prononça quelques mots dans la langue des Cénomans de la Cisalpine, et me dit qu’on la parlait encore chez eux en même temps que le latin.

Comme la conversation devenait plus cordiale et qu’Ambioriga elle-même s’humanisait à son égard, la douceur féminine reprenant ses droits même chez une fille de proscrit, le centurion nous dit qu’il était de Mantoue, et qu’il s’appelait Gnœus Maro.

Il parlait avec émotion de ces belles rivières et de ces lacs magnifiques de la Gaule italienne, des cygnes si nombreux dans les roseaux du Mincio, des vignes qui vont d’un orme à l’autre, festonnant la campagne de pampres et de grappes.

Il aurait adoré vivre dans ce cher pays, y pousser la charrue, y élever des abeilles ; mais les levées l’avaient pris à vingt ans. A force de bonne conduite et de bravoure, la bouche déjà édentée, les cheveux blanchis, la poitrine couverte de cicatrices, il était parvenu jusqu’au grade de centurion. Il n’irait pas plus haut, car ceux de tribun, de légat, de questeur, étaient réservés aux fils des familles sénatoriales ou équestres. Quand il ne serait bon à rien, on le renverrait dans son pays avec quelque décoration de plus, et on lui assignerait près de Mantoue quelque lopin de terre qu’il n’aurait même plus la force de cultiver.

Puis il s’attendrit, nous parla de son frère, un bon fermier, d’un sien neveu âgé de vingt ans, son petit Publius Virgilius, qui donnait les plus belles espérances. Il écrivait en latin des vers qu’on admirait même à Rome, et quand il parlait de la campagne, des larmes vous venaient aux yeux.

Ces Romains sont pourtant des hommes comme nous, disais-je à Ambioriga.

Avant de quitter cette maison, j’y laissai un de mes écuyers qui était blessé, en lui recommandant de veiller sur les jours du centurion et de le protéger contre les habitants du faubourg quand ils rentreraient furieux dans leurs maisons dévastées. Ambioriga leur enseigna quelles herbes ils devaient appliquer sur leurs blessures et quels dieux il convenait d’invoquer pour leur guérison. En sortant de la maison, je dis au centurion :

Tu es libre, et je ne te demanderai pas de rançon. Je prie seulement le ciel qu’il ne nous mette jamais en présence sur les champs de bataille. Il m’en coûterait maintenant d’avoir à verser ton sang.

J’aurais plus de répugnance encore à verser le tien, car tu es mon sauveur et je te dois la vie. Je prie donc le grand Jupiter qu’il nous fasse nous rencontrer dans quelque circonstance où je pourrais te prouver ma gratitude.

Les légions ne s’étaient pas arrêtées pour passer la Seine à Melodunum. Elles filaient rapidement le long du fleuve. Elles atteignirent ainsi les bords de l’Yonne. J’étais trop faible pour les empêcher de la franchir. Je m’en pris encore aux cohortes de l’arrière-garde. Je leur tuai pas mal de monde, et même un centurion, que j’expédiai d’un coup de pointe dans la gorge. Ceci calma les scrupules que je gardais encore pour avoir préservé la vie d’un officier romain. Je mis aussi la main sur deux balistes, de nombreuses voitures de vivres et de munitions, une foule de mercantis et de traînards.

Sur l’autre rive de l’Yonne, tout près d’Agedincum, Labienus fit sa jonction avec César. Il n’y avait plus rien à tenter contre lui. Je ne songeai plus dès lors qu’à rallier Vercingétorix avec ma petite armée. J’appris qu’il était arrivé à Bibracte, métropole des Édues.