L’ANNEAU DE CÉSAR - Souvenirs d’un soldat de Vercingétorix

 

LES AIGLES

CHAPITRE VI — Le recul des Aigles.

 

 

Dès lors que la révolution avait commencé chez les Édues, pour nous il ne s’agissait plus que de tenir quelques jours encore, mais il le fallait à tout prix. Le soulèvement des populations de la Loire et de la Saône suffirait alors pour obliger César à se réfugier dans la Province Romaine.

Seulement, une aventure pareille à celle de la Roche-Blanche, en resserrant le blocus autour de nous, pourrait rendre intenable notre position dans Gergovie.

Un conseil de guerre fut convoqué dans la tenté de Vercingétorix. Le Pen-tiern nous dit :

La perte de la Roche-Blanche ! voilà encore un malheur qu’on eût pu éviter. Si la garnison que j’avais mise sur cette colline s’était fortifiée d’une levée de terre ou d’un mur en pierres sèches, comme celui que j’ai élevé à mi-côte de Gergovie, César n’aurait pu l’enlever par un coup de main. Vous ne comprendrez donc jamais, Celtes et Bolgs, ce que vaut une pelle ou une pioche en temps de guerre ? Enfin, le mal est fait. Du moins, il nous reste d’absolument libres trois côtés de l’oppidum, et, par là, nous pouvons aller faire du fourrage à dix lieues à la ronde. Tâchons que la prise de quelque autre colline ne vienne pas encore restreindre nos débouchés. Je ne crains rien pour le mont Rugueux ni pour le Puy-Noir : ils sont trop hauts pour que les Romains les escaladent. Mais regardez la Roche-aux-Chênes. Elle est tout près de notre oppidum. Si les Italiens s’en emparaient, le ravin qui nous sépare d’elle nous serait interdit. Nous serions bloqués sur deux faces de notre forteresse, et César aurait vue sur les quatre. Si vous m’en croyez, cette nuit môme, au lever du jour, nous occuperons cette hauteur. Nous y élèverons un mur comme celui-ci. Pour faire vite, il faut beaucoup de bras. Emmenons toute l’armée, et la besogne sera terminée en dix heures. Nous travaillerons cachés par les arbres... Les Romains ne sauront rien, ne se douteront de rien. Et, s’il leur prend fantaisie d’escalader la Roche-aux-Chênes...

Ils se casseront le nez contre un mur de basalte ! interrompit Vergassilaun.

Mais si les Romains profitent de notre absence pour donner l’assaut à la ville ? intervins-je. Ils verront bien qu’il ne reste plus personne sur ces pentes qui, aujourd’hui, fourmillent de soldats.

Non, répondit le Pen-tiern ; car je laisserai du monde entre le mur de six pieds et la muraille de l’oppidum. Nos camps seront toujours là, et César ignorera s’ils sont plus ou moins garnis. D’ailleurs, nous ne serons pas si loin, et nous pourrons revenir à la première alerte.

Le projet fut approuvé par tous, et l’on se sépara pour aller dormir quelques heures. Avant le lever du soleil, tout le monde était debout.

Nous étions depuis plusieurs heures occupés sur la Roche-aux-Chênes, et les chevaliers eux-mêmes mettaient la main à la besogne, tandis que chaque demi-douzaine de chevaux était confiée à un cavalier qui retenait toutes les rênes passées à son avant-bras. Le mur s’élevait comme par un enchantement ; il était presque terminé.

Une estafette nous arriva de Gergovie, et dit au Pen-tiern :

On s’agite beaucoup dans les camps italiens. On y fait môme plus de bruit qu’il ne serait naturel. Les litui et les buccines ne cessent de sonner. Du grand camp au petit camp, par le double fossé, passent des aigrettes de casque, dont les porteurs ne semblent point se soucier d’être aperçus. Par les brèches du gabionnage, on voit marcher des cohortes avec leurs vexilla.

Vercingétorix réfléchissait sur ce que l’homme lui rapportait. De l’endroit où nous étions, à cause du Puy-Noir, nous ne voyions ni les remparts sud de la ville, ni nos camps, ni les camps romains.

On fit quelques pas, et l’on aperçut le petit camp fourmillant de soldats.

Est-ce donc à la Roche-Blanche qu’ils veulent donner l’assaut ? se demandait-on.

Mais voilà que du petit camp, par les sentiers raides et glissants, descend toute une légion, avec l’aigle planant au-dessus des files et trompettes en tête. Elle chemine vers l’ouest et prend position au pied du Puy-Noir. Elle semble vouloir se dissimuler dans les bois.

Serait-ce au Puy-Noir qu’ils en ont ? Il faut nous y porter en masse !

Et voici que, vers le sud-ouest, dans la plaine, tout le long de la montagne en forme de glaive, contournant le Puy-Noir, suivant le ruisseau qui coule au pied du mont Rugueux, se répand une masse énorme de cavalerie.

Ils veulent tourner la Roche-aux-Chênes par le côté sud !dit une voix.

Évidemment ! reprit une autre. Et ensuite ils essaieront de gravir le ravin qui nous sépare de l’oppidum. Nous allons être coupés !

Convenez du moins qu’il était temps de construire notre mur.

Oui, mais il suffit d’y laisser une garnison. Il ne faut pas nous y faire enfermer.

Tout le mouvement que les Romains se sent donné dans leur camp, ce fourmillement de soldats sur la Roche-Blanche, cette légion qui se cache au pied du Puy-Noir et à laquelle le grand camp semble expédier des renforts, cette immense cavalerie qui menace l’accès de notre gorge, tout cela ne prouve-t-il pas que c’est la Roche-aux-Chênes qu’ils ont en vue ?

César ne se doute pas que nous y sommes si nombreux... Comme il y va être reçu !

Ne vaut-il pas mieux profiter de sa témérité, le surprendre dans ce grand détour, tomber sur son flanc ?

Non, c’est ici qu’il faut l’attendre de pied forme et l’accabler quand il se trouvera engagé dans le ravin.

Ainsi devisaient les chefs. Vercingétorix était perplexe. Il se défiait de César et de ses ruses.

Je vois bien, dit-il, une légion sous le Puy-Noir et une autre encore sur la Roche-Blanche. Mais où sont les quatre autres ? Pourquoi tout ce bruit inaccoutumé de trompettes ? César aime à faire ses coups à la sourdine. Pourquoi ces soldats qui affectent, de se montrer et d’autres qui affectent de se cacher ? De la cavalerie pour escalader des ravins !... Il y a du louche dans tout ceci. Avons-nous affaire à une fausse attaque ? Ou prépare-t-on la véritable d’un autre côté ?

C’est ici la fausse attaque, pour sûr ! dis-je tout à coup.

Depuis un instant, avec la vue perçante de chasseur que j’avais alors, j’examinais cette cavalerie qui menait si grand bruit dans les fonds.

Voyez donc ! poursuivis-je. Sont-ce là des cavaliers romains ? Ils ne vont qu’au pas. Les uns sont penchés sur l’encolure des bêtes, les autres presque couchés sur le troussequin. On dirait plutôt des paysans qui s’en vont au marché, avec des paniers de pommes en croupe. Il me semble aussi que beaucoup de ces chevaux sont bien petits et que leurs oreilles sont bien longues !

Une conviction acheva de se former dans mon esprit et je m’écriai, dans l’étonnement et la stupeur de tous :

Par le Camul des Parises ! Je gage ma vie qu’il y a là plus de muletiers et de valets d’armée que de vrais cavaliers... Pen-tiern ! C’est un piège que César nous tend. Alerte ! Nous n’avons rien à faire ici contre ces goujats. C’est à l’oppidum qu’il faut courir... Alerte !

Au même instant, de l’oppidum accourait au galop Teutomat, le roi des Nitiobriges, sans armes, nu jusqu’à la ceinture.

Alerte ! alerte ! cria-t-il. Les Romains donnent l’assaut à Gergovie. Ils ont escaladé le mur dé six pieds. Ils ont surpris trois de nos camps et tué la moitié de nos hommes pendant qu’ils faisaient leur méridienne... Je n’ai eu que le temps de sauter, presque nu, sur mon cheval ! Et voyez, il a une javeline dans la croupe... A cette heure, la ville doit être prise.

En même temps, une clameur confuse nous arrivait de l’oppidum et de la plaine du sud.

Sur la face ouest de la ville, celle qui était tournée de notre côté, nous voyions des hommes se laisser plisser à des cordes le long des murs. Ceux qui ne s’étaient pas brisé quelque membre dans leur chute dévalaient la long des pentes et accouraient vers nous en agitant les bras.

Alerte ! cria Vercingétorix. Sauvons l’oppidum s’il en est temps encore.

En un clin d’œil, nous autres les cavaliers, nous fûmes en selle. On galopa sur les pentes au risque de se casser le cou ; on arriva au tournant de la montagne de Gergovie ; et voici le spectacle qui s’offrit à nos yeux.

Une marée montante de casques d’acier couvrait la pente sud du mont de Gergovie, sur toute sa largeur. Le fameux mur de six pieds était comme crénelé de soldats qui l’escaladaient ou qui en sautaient.

Plus haut que ce mur, au pied même des remparts de l’oppidum, le sol disparaissait sous le grouillement des légionnaires. En de certains endroits, ils étaient suspendus par grappes, hissés sur les épaules les uns des autres et s’accrochant des mains au faite de la muraille. Ailleurs, ils formaient la tortue avec leurs boucliers et s’élevaient en pyramide. De longues échelles étaient portées au-dessus des carrés de pila. Contre les portes à clous de bronze de la cité on entendait sonner les haches.

En haut du rempart et sur les tours, plus de guerriers gaulois, mais des femmes, les cheveux épars, hurlant ou suppliant, tendant leurs enfants aux soldats romains, leur jetant des bijoux pour désarmer leur cruauté, et criant désespérément le nom tragique d’Avaricum. Plusieurs, comme affolées, plutôt que de s’exposer aux horreurs d’une prise d’assaut, préféraient se rendre comme esclaves, et, suspendues aux bras de leurs servantes, se laissaient glisser ou tomber au pied de la muraille. On n’entendait que des cris féroces de triomphe et des lamentations.

Et toujours de nouvelles cohortes, au pas de course, montaient les pentes. Sans cesse il en sortait du grand camp et du double fossé. Cette marée de fer, après s’être arrêtée un instant contre le mur de six pieds, le submergeait comme d’un coup de mer et venait battre la muraille de l’oppidum.

Je distinguais nettement l’enfoncement du Ravin-aux-Laves, et de ce côté-ci du ravin, plus bas que le mur de six pieds, sur une sorte de mamelon, toute une légion qui semblait placée là comme en réserve, dans un ordre parfait, ayant à sa tête, mais très en avant, un état-major d’officiers à manteau rouge et à grand panache.

Toutes ces choses, je les vis en moins de temps qu’il n’en faut pour les raconter, ou moins de temps qu’il n’en faut pour ramasser un coursier dans les rênes et le serrer des éperons.

Sans regarder seulement de combien de cavaliers j’étais suivi, je partis à fond de train, piquant droit sur le groupe des manteaux rouges.

J’arrivai comme la foudre sur celui des officiers qui précédait les autres et qui avait la tête nue. Je heurtai son cheval en flanc. Je fis rouler la bête et de mes deux bras j’enlevai l’homme de sa selle. Je le couchai en travers de la mienne. Lâchant mon glaive, je lui arrachai le sien. Je me préparais à l’en percer au défaut de la cuirasse, tenant fortement sa main gauche dans ma main gauche.

Ses camarades, un instant étourdis de l’impétuosité de ma charge, poussèrent tous ensemble leurs chevaux contre le mien, en criant des mots que l’effroyable vacarme de la bataille m’empêcha d’entendre. Des fantassins se détachèrent de la légion et achevèrent de me cerner. Une chose qui m’étonna, c’est qu’aucun d’eux ne fit mine de me frapper du glaive ou du pilum. On m’assénait des coups de bois de lance sur le casque ; on se pendait au mors de mon cheval, on se cramponnait à ses jambes. Surtout on cherchait à m’arracher mon prisonnier.

Je fus encore plus violemment bousculé quand les cavaliers gaulois qui m’avaient suivi tombèrent sur le tumultueux groupe dont je faisais maintenant partie. Nous roulâmes tous trois, mon cheval, mon prisonnier et moi.

Des cadavres de Romains me recouvrirent, puis des cadavres de Gaulois, et je me sentis le visage inondé de sang, tandis que la respiration me manquait. C’était une vraie bataille qui se livrait sur mon corps.

Je croyais toujours tenir la main de mon prisonnier dans ma main gauche ; tout à coup je constatai qu’elle avait glissé. Quand je pus enfin me dégager, l’homme au manteau roule avait disparu, sans doute enlevé par ses camarades.

Je ne trouvai plus autour de moi qu’un monceau de morts et de mourants, de la cavalerie gauloise qui galopait, et plus loin des Romains qui fuyaient.

Je m’aperçus alors que j’avais dans la main droite un glaive qui n’était pas le mien, d’un acier merveilleux avec une poignée d’or ciselée, et dans la main gauche un anneau.

Cet anneau, par le dieu des combats ! je le reconnus tout de suite. Il était en or massif, avec une grosse pierre ronde et rouge, et ce qui s’y trouvait gravé, c’était une femme qui sortait de la mer en tordant ses cheveux.

Qui donc était l’homme que j’avais tenu si longtemps entre mes bras, l’homme au manteau de pourpre, à la cuirasse d’or, à la tête nue ?

Je serrai précieusement l’anneau, et, après avoir attrapé un cheval sans maître, je me préparai à faire bon usage du glaive.

La bataille continuait.

La légion qui naguère occupait le mamelon en deçà du ravin des laves, la fameuse légion Dixième, était fort malmenée. L’élan de notre cavalerie avait jeté trois de ses cohortes dans le ravin, mais le gros se repliait en aussi bon ordre que le permettait un sol aussi tourmenté. Les, Romains subissaient ce désavantage d’avoir l’ennemi plus haut qu’eux. Nos coups tombaient d’aplomb sur leurs casques, comme ceux du marteau sur l’enclume, et ils ne pouvaient y riposter que de bas en haut. Cependant la légion Dixième descendait peu à peu vers la plaine, marquant chacune des étapes de sa retraite par échelons, chacun de ses arrêts, par un tas de cadavres.

Pendant que nous chargions au-dessous du mur de six pieds, voici que, dans l’espace compris entre ce mur et le rempart de l’oppidum, un carnage effroyable s’accomplissait dans les rangs de la Huitième légion.

Les soldats romains, tout à l’heure, étaient presque maîtres de la ville. Maintenant, pressés, entre le rempart et le mur, ils succombaient à l’énorme poussée des masses gauloises qui arrivaient sans cesse de la Roche-aux-Chênes. Parmi eux, il n’y avait plus ni cohortes ni manipules, mais une cohue désordonnée, où l’on ne distinguait plus les chefs, où l’on n’entendait plus les commandements. Toujours braves, se battant pour le salut de leur peau, ils résistaient assez bien à notre infanterie, ne cédant le terrain que pas à pas.

Ce qu’il y avait de plus terrible pour eux, c’est que du haut des remparts et des tours, maintenant garnis de combattants, on laissait tomber sur leurs têtes les lourds saunions, avec la pointe en bas ; on les assommait avec les blocs arrachés à la muraille ; on les arrosait de plomb fondu, d’huile bouillante, de sable rougi au feu dans des boucliers de bronze.

Tout à coup ils se trouvaient acculés aux ravins, et alors on entendait le bruit sourd des chutes, un fracas d’armures qui se brisaient, avec les corps humains qu’elles contenaient.

Les malheureux ! Il leur fallait repasser le mur de six pieds. Et, pendant qu’ils cherchaient à l’escalader, on les y clouait avec la pointe des glaives ; s’ils réussissaient à le sauter, en les recevait en bas sur la pointe des lances.

Toutes les trompettes de l’armée romain sonnaient désespérément la retraite. A peine si les légionnaires les entendaient, dans ce vacarme où l’on n’eût pas ouï le tonnerre de Tarann. Et puis, par où l’effectuer, cette retraite ?

Quant aux troupes romaines qui avaient donné l’assaut de l’autre côté du Ravin-aux-Laves elles furent moins maltraitées parce qu’elles n’eurent pas à subir la fureur de notre premier choc.

Un incident acheva la déroute des Romains : César ayant ordonné aux Édues cantonnés dans le grand camp de se porter à leur secours, l’apparition de ces porteurs de braies effraya les légionnaires, dont ils semblaient menacer le flanc droit.

Si les Italiens n’eussent point perdu tout sang-froid, ils auraient pu remarquer que ces hommes avaient le bras droit nu jusqu’à l’épaule, la sais étant rejetée sur l’épaule gauche ; et c’est à cela qu’on distinguait les Gaulois auxiliaires des Gaulois insurgés.

Les Romains ne virent pas ce signe d’alliance, ou peut-être ne s’y fièrent point. Entendant nos clameurs sur leur gauche, apercevant ces troupes suspectes sur leur droite, avant en face d’eux, sur les murailles de la ville, non plus des femmes suppliantes, mais des guerriers exaspérés, ils laissèrent le cri de sauve qui peut ! se propager dans leurs rangs. Ils redescendirent les pentes beaucoup plus vite et beaucoup moins nombreux qu’ils ne les avaient montées.

Pas une cohorte, dans les quatre légions engagées contre nous, n’aurait échappé au désastre, si César, quand il se retrouva en lieu sûr, n’avait envoyé ordre à la troupe cachée au pied du Puy-Noir de revenir et à celle qui occupait la Roche-Blanche de faire une sortie. Notre flanc droit était menacé maintenant par dix mille hommes de troupes fraîches. Vercingétorix, d’en haut, vit le danger que nous courions et fit aussitôt sonner la retraite.

Le carnage que nous avions fait des Romains n’en était pas moins prodigieux : une légion était presque anéantie ; trois autres avaient été fort malmenées.

Tout l’espace compris entre le rempart de la ville et le mur de six pieds était jonché de cadavres romains ; au pied de celui-ci, il y en avait des tas presque aussi haut que lui ; le Ravin-aux-Laves en était comblé, et le ruisseau qui l’arrose coulait pourpre.

Parmi les morts, nous relevâmes quarante-six centurions !

Les gens de Gergovie reconnurent le centurion Fabius, qui avait le premier atteint la crête de la muraille, et le centurion Pétronius, qui avait essayé de faire sauter la porte à coups de hache.

Avant l’assaut, Fabius s’était vanté que personne ne le précéderait dans Gergovie, car le butin trouvé dans Avaricum l’avait alléché, et il comptait bien en recueillir autant chez nous. C’est lui, au contraire, qui nous laissa pour souvenirs sa cuirasse dorée, ses torques, ses bracelets et ses décorations. Avec les vexilla des cohortes détruites, les armes et les bijoux de ces centurions formèrent les dépouilles opimes qu’on alla consacrer dans le temple du dieu Lug.

Dans Gergovie même on éleva un colossal trophée avec les casques, les cuirasses, les glaives et les pila des simples soldats.

Nous étions ivres de joie et d’orgueil ; il nous semblait que, du côté de l’ouest, la ligne de bataille des Puys dumiens se dressait plus haute, et que ces monts amis se pressaient, s’appuyaient sur les épaules les uns des autres, avec leurs têtes casquées de géants qui sortiraient de terre, afin de mieux se rassasier du spectacle de nos exploits.

Le soir, quand on se rendit au rapport dans la tente du Pen-tiern, beaucoup d’entre nous avec un bras en écharpe ou la tète bandée, Vercingétorix nous félicita :

C’est une victoire éclatante que nous avons remportée. Nous la devons aux dieux, qui ont tourné contre César sa propre ruse et qui ont fait contribuer ses alliés édues à la déroute de ses soldats. Elle aura dans les siècles à venir un long retentissement, et, dès cette nuit, elle va voler de bouche en bouche par toute la Gaule. César a perdu son renom d’invincible. Ses alliés les plus tenaces vont se déclarer contre lui. Dès maintenant il n’est plus pour lui d’alliance édue : ces dix mille auxiliaires, qu’il a fait apparaître si mal à propos sur le champ de bataille, sont à vous. Demain ou après demain, Éporédorix et Viridomar nous les amèneront. Il n’a plus à espérer d’alliance lingone, ni séquane, ni helvienne. Votre glaive a tranché tous les lieux dont il tenait la Gaule garrottée. Elle est libre, de la mer de Morinie aux Cévennes. Dans un mois elle le sera jusqu’aux Alpes.

Quand je m’avançai pour faire mon rapport, Vercingétorix me dit :

Vous autres Parises, vous êtes aussi avisés que braves. Ce n’est pas à toi qu’on ferait prendre des muletiers pour des cavaliers des alæ. Ce matin, tu as bien vu et tu m’as bien conseillé. Ce soir tu t’es battu comme un lion. Je t’ai vu. Je saurai t’en récompenser.

Pen-tiern, tes paroles resteront ma récompense la plus précieuse. Je sais quelqu’un qui sera bien content quand je les lui redirai... Mais je n’ai pas achevé mon rapport.

Je racontai alors mon duel avec le cavalier au manteau rouge, sur l’identité duquel je n’avais plus besoin d’être fixé.

Je ne dis rien de l’anneau d’or, car je savais bien à qui je le destinais ; je montrai le glaive.

Par Camul ! dit un des chefs arvernes, qui avait servi parmi les auxiliaires de Rome. Mais c’est le glaive de César ! Assez souvent je l’ai vu pendre le son flanc ou luire en son poing dans des affaires très chaudes.

Un ébahissement saisit l’assemblée. Puis des cris de joie et de triomphe éclatèrent. C’était b qui parmi les chefs se précipiterait pour me féliciter, et le fils de Keltil m’embrassa le premier...

Oui, mes enfants, j’ai reçu un baiser de Vercingétorix !

Il prit le glaive dans sa main droite, le couchant sur son bras gauche. Il le considéra longuement, puis l’éleva vers le ciel, dans une muette et fervente prière. Il me dit :

Un tel trophée ne peut appartenir qu’aux dieux. Demain, avec ce qu’il y a de plus précieux dans le butin, il sera consacré dans le temple de Lug.

Puis se tournant vers mon chef et ami Vergassilaun :

J’entends que ce brave garçon soit indemnisé de ce sacrifice. Avec les torques et les bracelets des centurions romains tu rempliras son bouclier. Et puis, tiens, ajoute cette grande coupe d’argent, merveilleusement ciselée, qu’enguirlandent des feuilles et des baies d’olivier en relief. Les élégants que César a fait venir de Rome y buvaient à leurs prochains succès sur les Gaulois ; Vénestos, avec ses amis parises, y boira joyeusement à notre victoire.

Il me dit encore :

Je n’ai plus besoin de toi ici, et j’ai besoin de toi chez les Parises. Je te charge d’aller leur annoncer le détail de la victoire. Elle leur donnera du cœur pour la lutte qu’ils soutiennent en ce moment contre les légions d’Agedincum. Tu as vaincu César en Arvernie, va battre Labienus sur la Seine. Que tous les peuples du nord complètent leurs contingents. Après votre victoire, poussez devant vous Labienus, comme je vais pousser devant moi César. Quand ils auront opéré la jonction de leurs débris d’armée, nous les écraserons d’un seul coup. J’assigne aux Parises et autres peuples du nord rendez-vous à Bibracte, la métropole des Édues.

Je fus d’autant plus heureux d’obtenir cette permission que je n’osais point la solliciter, quelque envie que j’en eusse.

Tout Gergovie, toute l’armée saluaient en moi le vainqueur de César. J’entrais dans la gloire. Vergassilaun était fier de m’avoir eu sous ses ordres. Pourtant il me dit en riant :

Quel singulier oiseleur tu fais ! Quand on tient un oiseau de ce plumage, comment peut-on le laisser s’envoler ?

Je lui montrai mon visage et mes membres couverts de meurtrissures :

Pourquoi donc aussi, répondis-je du même ton, avez-vous pris mon dos pour un champ de bataille ?

Mes blessures étaient légères. Elles ne m’empêchèrent point d’avoir, le lendemain matin, achevé mes préparatifs de départ.

Comme j’entendais voyager avec une extrême rapidité, pour devancer, s’il se pouvait, la nouvelle de la victoire, je ne pris avec moi que quatre de mes cavaliers parises. Chacun de nous, outre le coursier qu’il montait, devait en tenir en bride un second, afin de pouvoir sauter de l’un sur l’autre, pour les moins fatiguer. Je choisis ces dix chevaux parmi les plus vigoureux de mon escadron. Deux autres leur furent adjoints pour porter les provisions de route et mon butin.

C’est avec fierté que je rattachai à mon flanc le glaive que j’avais lâché pour saisir celui de César. J’étais parvenu à le retrouver sous le tas des morts. Un guerrier ne doit jamais se séparer de son arme.

Comme le soleil montait à l’horizon, nous sortîmes de Gergovie par la porte du nord. Nous commençâmes à cheminer grand train, d’abord par les montagnes de l’Arvernie ; puis par les plaines des Bituriges. Il s’agissait de parcourir en cinq jours près de trois cent mille pas.

Dès que nous eûmes quitté la région des montagnes et que nous fûmes en plaine, le printemps commença pour nous. Partout les ruisseaux, démaillotés de leurs langes de glaces, jasaient gaiement. Les prés s’étoilaient de fleurs. Les oiseaux saluaient de leurs pépiements le renouveau de l’année. Il me semblait que la mère patrie, elle aussi, parmi les chants d’allégresse, parée de fleurs, ressuscitait.