L’ANNEAU DE CÉSAR - Souvenirs d’un soldat de Vercingétorix

 

LES AIGLES

CHAPITRE V — Litavic l’Édue.

 

 

Un matin on parut très affairé dans les deux camps romains.

De l’un à l’autre circulaient des estafettes et des signaux s’échangeaient.

Trop de sentinelles ! dit alors Vergassilaun. Pour sûr, il doit y avoir là moins de soldats. Que diable a bien pu faire César pendant cette nuit ? Si nous tâtions le pouls à l’ennemi ?

Vercingétorix consentit à ce qu’une attaque M tentée sur la Roche-Blanche.

Elle échoua parce que les hommes glissaient sur cette maudite argile blanche, par les sentiers tout détrempés.

Quant aux Romains de I’autre camp, à notre grande surprise, ils ne portèrent point secours à leurs camarades, et se contentèrent d’envoyer des éclaireurs dans le double fossé. Nous en primes quelques-uns.

Au lien de les tuer, on les amena au præterium de Vercingétorix. On leur promit la vie sauve, s’ils disaient la vérité, et la mort la plus cruelle, s’ils mentaient.

Où est César ? demanda le Pen-tiern.

Parti dans la direction de l’Allier.

Dans quel dessein ?

Il allait au-devant des dix mille Édues qu’amène Litavic... Il a pris quatre légions pour escorte... Il paraît que cela va mal là-bas... Les uns disent que César a fait tuer Viridomar et Éporédorix qu’il gardait avec lui... D’autres protestent que ce n’est pas vrai, que c’est un bruit que fait courir Litavic pour insurger son contingent, et qu’en effet il y a réussi.

De ces prisonniers on ne put tirer d’autres renseignements. Mais, dans la nuit, au pied de l’oppidum, cette fois par la face du nord, un son de trompette gauloise retentit, le nom de Litavic fut crié, et, peu de minutes après, ce chef et son entrée dans la ville, avec un gros de cavaliers édues.

Affaire manquée ! dit-il à Vercingétorix. Je croyais t’amener les dix mille fantassins et cavaliers du contingent édue, et je n’ai pu me faire suivre que de nies clients et de mes ambactes. Le coup était cependant joliment monté... À vingt-cinq mille pas d’ici j’arrête mes dix mille hommes ; je leur conte que César a fait assassiner ceux de leurs frères qu’il gardait dans son camp : Éporédorix et Viridomar avaient péri sous la hache ! On m’a cru d’autant plus aisément qu’on a chez nous le ressentiment encore chaud du meurtre de Dumnorix. Quelques assassinats de plus, je pouvais bien les attribuer à César. On ne prote qu’aux riches, n’est-il pas vrai ? D’ailleurs, je produisais des témoins échappés au prétendu massacre, et ils ajoutaient d’horribles détails à mon récit. Ma petite histoire avait donc parfaitement pris. Les cavaliers pleuraient des larmes de rage, agitaient furieusement leurs armes et me suppliaient de sauver la nation édue, de venger leurs amis... Tout à coup, qu’est-ce que je vois arriver ? César en personne, avec quatre légions ! Il débite à son tour une harangue. Personne ne le croit. Alors il fait sortir des rangs, qui ? Éporédorix ! Viridomar ! Il les adjure de dire eux-mêmes s’ils sont vivants... Les imbéciles, ils avaient bien besoin de ne pas être morts ! Tu comprends bien que je n’ai pas attendu la suite des explications. J’ai commandé demi-tour à droite à mes ambactes ; j’ai filé sur la gauche des légions, j’ai gagné aux champs ; et me voilà... Pardonne si le résultat n’a pas répondu à mes bonnes intentions.

On ne mesure pas les intentions au résultat, ni le courage au succès... Sois le bienvenu dans Gergovie, noble et vaillant Litavic ! Tu y seras reçu avec tous les honneurs dus à ton rang, comme si tu amenais toute l’armée et toute la nation des Édues, comme si votre déesse nationale, Bibracte à la tête couronnée de tours, faisait son entrée dans nos murs.

Et puis, ajouta Litavic, je crois que tout n’est pas fini. Aux premiers mots de mon histoire, chaque escadron avait dépêché des courriers au pays pour soulever toutes les tribus... Les miens étaient déjà partis... César croit avoir coupé les ailes à mon canard sauvage, mais l’oiseau vole, vole, vole. Il vole par les oppida et les campagnes. Je voudrais bien savoir ce qui va se passer cette nuit à Bibracte, à Matisco, à Cabillon, à Noviodunum-des-Édues, où César a rassemblé tous les otages exigés des nations gauloises, en les confiant à la garde de ses bons amis les Édues.

Et Cot ?

Il ronge son frein depuis que César l’a fait déposer.

Et Convictolitan ?

Il s’indigne quand on lui rappelle qu’il doit à César son titre de Vergobret. Il prétend ne le devoir qu’à son seul mérite et au libre suffrage de ses concitoyens. Lui, une créature de l’étranger ? allons donc ! Le rouge lui en monte à la face, surtout quand il a vidé, de plus qu’à l’ordinaire, une coupe de vin des Cévennes. Il faut alors entendre sa voix s’enfler et vibrer, et répéter : La liberté du pays avant tout ! Pourquoi les Édues prendraient-ils César pour arbitre de leur droit et de leurs lois, plutôt que les Romains les Édues pour arbitres des leurs ? Il se gardait bien de parler ainsi quand César présidait l’assemblée de Decize et le faisait proclamer Vergobret. Mais quand la crise est passée, on n’offre plus aux dieux que la peau et les os du taureau dont on leur avait promis la chair. Ne t’inquiète pas de la gratitude romaine de Convictolitan !

Tu dis que César avait quatre légions avec lui.

Quatre ! J’ai compté les aigles et les vexilla.

Alors nous n’avons plus devant nous que deux légions !... C’est une occasion qu’il ne faut point négliger... Ami Litavic, pour ta bienvenue, nous donnerons demain matin l’assaut aux deux camps. Tu conduiras l’une des colonnes.

Merci, mon général !

Au soleil levant, nous descendîmes les pentes. Du côte du petit camp, ce ne fut qu’une fausse attaque. Sur le double fossé, on se contenta de bouleverser les gabionnages. C’était contre le grand camp que l’on s’acharnait. Vercingétorix, du haut de l’oppidum, nous envoyait sans cesse des troupes fraîches, pour relever les colonnes trop éprouvées, remplacer les blessés et les morts.

Jamais je n’ai vu un camp si près d’être forcé.

Tout à coup, du côté de l’Allier, retentirent les trompettes de l’infanterie romaine, les litui, qui jettent des notes claires et soutenues, les buccins, recourbées comme des cornes et qui beuglent comme des taureaux.

C’étaient les quatre légions qui revenaient, précédées de cavalerie latine et édue. Elles arrivaient au pas de charge. Du haut de l’oppidum, Vercingétorix fit sonner le rappel.

On ramena dans Gergovie maints beaux jeunes hommes à la poitrine trouée, déjà morts ou qui n’en valaient pas mieux. An avait perdu presque autant de guerriers que dans Avaricum. Mais ce n’était pas la môme chose. L’ardeur belliqueuse, dans nos rangs, n’était pas tombée. Il nous semblait naturel de faire tuer trois des nôtres pour qu’un Romain fût tué. On avait flairé de si près la proie ! Si près on avait été de la victoire !

Ce qui nous consola de nos funérailles, ce fut d’assister d’en haut à celles des Romains, au flamboiement des bûchers qui s’allumaient pour les officiers de marque, à l’entassement des simples soldats dans de grandes fosses.

Je ne crois pas que nos glaives et nos projectiles, parmi les vingt mille hommes qui gardaient les camps, en aient laissé douze mille qui fussent sans blessure. Nos archers et nos frondeurs nous montraient leurs carquois et leurs pannetières vides.

Toutes nos flèches et toutes nos balles, disaient-ils, ne doivent cependant pas s’être perdues !

Litavic avait eu deux chevaux tués sous lui ; son bouclier, hérissé de flèches, ressemblait à la pelote d’une bonne ménagère ; un trait de baliste avait enlevé son casque ; un pilum s’était brisé contre son corselet de fer ; une flèche avait traversé son avant-bras. Il était radieux.

Cela fait du bien, disait-il, de s’expliquer franchement avec les Romains, au lieu de passer son temps à emmêler des quenouilles au sénat de Bibracte.

Malgré la douleur de sa blessure, qu’un druide du mont Dumien vint charmer, il avait ordonné de laisser sa tente ouverte et d’y faire entrer tout messager qui viendrait du pays des Édues.

Eh bien ! ne te l’avais-je pas annoncé ? disait-il au Pen-tiern. Mes jeunes gens de là-bas vont très bien. A Cabillon, ils massacrent les négociants romains. A Noviodunum, ils ont mis la main sur les otages de César. Ces otages sont maintenant les nôtres : l’Imperator les avait pris pour s’assurer de la fidélité des peuples gaulois ; nous les gardons pour provoquer les défections.

Deux jours après, il recevait un nouveau message.

Cette fois, l’affaire est dans le sac, dit-il à Vercingétorix... Ne t’inquiète pas de voir des députés édues arriver au camp de César pour expliquer les massacres par un simple malentendu. A la vérité, les chefs de mon peuple ne savent où donner de la tête ; les uns poussent à l’insurrection ; l6s autres s’obstinent à parler de réconciliation avec César. Allons donc t le sang des Romains de Cabillon est entre nous et lui. Le vin est tiré, il faut le boire... Bibracte doit être aux mains des nôtres... J’y cours, et je te ramène quarante mille Édues.

Mais les dix mille Édues que César a maintenant dans son camp ?... Ce sont des otages aussi !

Bah ! ils trouveront bien un moyen pour se tirer d’affaire. On n’exécute pas dix mille guerriers aussi aisément que deux douzaines de vieux sénateurs... Ils se sont jetés eux-mêmes dans la gueule du loup ; qu’ils en sortent !... D’ailleurs, César ne connaît peut-être pas encore toute la vérité. Les nouvelles sont lentes maintenant à lui parvenir. Toutes les routes sont coupées derrière lui... Je prends congé. Tu me reverras bientôt.

Et il partit, le bras en écharpe, avec son escorte d’ambactes.