L’ANNEAU DE CÉSAR - Souvenirs d’un soldat de Vercingétorix

 

LES AIGLES

CHAPITRE III — Autour d’Avaricum.

 

 

Un jour, comme notre corps de cavalerie, commandé par Vergassilaun, s’était abrité dans un ravin à cause d’une tourmente de neige, nous entendîmes des cris qui se propageaient de sommet en sommet et que, de proche en proche, de loin en loin, répétaient les échos de la montagne. A cause de la rafale, nous ne distinguions point les paroles.

En même temps, les ruisseaux et les cascades, qui coulaient parmi les stalactites et les aiguilles de glace, se colorèrent en rouge et en noir.

Vergassilaun me dit :

On a versé du sang et de la poussière de charbon dans les sources. C’est un signe que quelque grave nouvelle est arrivée, et qu’on tient à donner l’alarme tout le long des cours d’eau. Tel est l’usage de nos montagnards.

Comme nous remontions la pente du ravin, nous heurtâmes un cavalier qui accourait au galop, mais que le sol ouaté de blanc nous empêchait d’entendre venir et que les flocons de neige nous empêchaient de voir.

Où est Vergassilaun ? cria cet homme.

Me voici, répondit le chef.

Merci à Lug !... Il y a longtemps que je te cherche. Je t’apporte un message de Gergovie... César a passé les Cévennes...

C’est impossible.

Cela est. Il est arrivé chez les Helves avec des recrues d’Italie... Aidé des montagnards, il a déblayé les neiges des gorges... On ne peut savoir combien il a d’hommes derrière lui... Ils doivent être nombreux comme les étoiles... Car ses cavaliers se répandent partout à la fois... Sur la Loire, sur l’Allier, sur la Sioule, on voit dans la nuit flamber les villages.

Bon, ce n’est que de la cavalerie. Nous allons lui donner la chasse.

Oui, mais derrière ce rideau de cavalerie, César va courir chez les Édues, appeler à lui ses légions du nord, se jeter avec toutes ses forces sur nous... Gergovie même est menacée. L’Arvernie tout entière est dans l’épouvante. On dépêche courrier sur courrier à Vercingétorix. pour qu’il revienne du pays des Bituriges, à Luctère pour qu’il accoure du pays des Gabales... Il ne s’agit plus de l’empire de la Gaule et du monde... Nos foyers mêmes sont en péril.

La consternation était profonde parmi nos cavaliers arvernes. Ils voyaient déjà l’ennemi chez eux, leurs villages en flammes, leurs familles égorgées.

César avait donc des ailes ? dis-je à Vergassilaun.

On les lui coupera, » répondit-il.

Et il ajouta :

En route sur Gergovie !

Nous arrivions à peine à Gergovie que nous apprîmes une autre nouvelle : César avait rejoint ses légions !

Il avait paru chez les Boïes du bas Allier et délivré leur ville de Gorgobina, qu’assiégeait Vercingétorix. Il avait paru chez les Senones, et, en trois jours, avait forcé leur oppidum de Vellaudunum à ouvrir ses portes et à livrer six cents otages. Il avait paru chez les Carnutes, et s’était jeté sur Genabum, où ses soldats avaient tout tué pour venger le massacre des mercantis romains. Il était maintenant chez les Bituriges, et Noviodunum, cet oppidum aux assises et aux murailles de granit, avait déjà fait sa soumission[1].

Sans doute, la partie n’était pas perdue pour nous. On avait été surpris, voilà tout. César avait réoccupé tout le cours de la Loire, et le fleuve cessait de nous être une barrière contre ses légions ; mais l’Arvernie restait inviolée ; on pouvait encore arrêter l’ennemi dans les plaines et devant les oppida des Bituriges.

Ce pays plat des Bituriges était comme un immense glacis dont le massif des montagnes arvernes restait la citadelle.

Pour moi, j’eus un poids de moins sur le cœur quand je sus que les légions d’Agedincum cessaient de menacer le pays des Parises et qu’elles avaient été rappelées sur la Loire.

Ce n’était pas à Gergovie même qu’il fallait défendre Gergovie : c’était dans cette partie du pays biturige qui restait intacte, la plus vaste, la plus riche et la plus populeuse.

Nous y courûmes et nous rejoignîmes Vercingétorix, non loin du Cher, à son camp près d’Avaricum. Il était à la tête d’une solide armée, et ne semblait point découragé de ce que ses envieux appelaient une série d’échecs.

Il convoqua en conseil de guerre les chefs des nations. Il leur remontra que l’on ne pouvait penser à tenir tête aux Romains en case campagne. On était aussi braves que les Italiens, au moins aussi nombreux ; mais la supériorité de l’instruction et de l’armement restait encore de leur côté. On devait donc recourir à une tactique toute nouvelle, faire le désert devant l’ennemi, affamer ces soldats et cette cavalerie, déjà fort éprouvés parle passage des Cévennes. Les campagnes, encore couvertes de neige en grande partie, n’offraient aux légions ni vivres ni fourrages. Les Boïes étaient un trop petit peuple pour leur en fournir, et les Édues se refusaient aux réquisitions, attendant quelle serait l’issue de la guerre. Les Romains ne trouveraient à subsister que dans les oppida, les villes et les villages des Bituriges. Il fallait donc brûler tout le pays plat, depuis les opulentes cités jusqu’à la moindre hutte de berger qui pourrait contenir un sac de blé ou une botte de fourrage. Il fallait même incendier toutes les villes fortes des Bituriges, car l’armée serait trop affaiblie si l’on devait mettre dans toutes des garnisons. L’exemple de Vellaudunum, Genabum, Noviodunum des Bituriges, prouvait que les Romains restaient nos maîtres dans l’art d’attaquer les places. On devait Ies réduire par la destruction de tous les lieux habités, par la famine, par les nuits glaciales dans les bivouacs sans vivres. C’était la terre même de Gaule qui s’armerait contre eux, et de leur grande armée ferait une armée de spectres et de moribonds.

De telles mesures, ajoutait Vercingétorix, peuvent paraître cruelles ; mais il est bien plus cruel encore de voir ses enfants et sa femme réduits en esclavage.

Un morne silence accueillit d’abord cette proposition. Le temps n’était plus où les glaives battaient des bans joyeux sur le bronze des pavois.

Même les chefs des Carnutes, des Senones, des Parises, quoiqu’ils n’eussent rien à perdre dans cette dévastation, se sentaient le cœur déchiré à l’idée de porter eux-mêmes la torche dans ces villages et ces villes qu’ils étaient venus défendre. Si dédaigneux que fussent les Arvernes, gens des Hautes-Terres, pour les Bituriges, ces gens des Basses-Terres qui avaient été jadis leurs tributaires, ils éprouvaient de la compassion pour leur malheur.

Quant aux chefs bituriges, l’œil perdu en de sinistres visions, comme le laboureur qui retrouve sa maison brillée par la foudre, ils pleuraient sans prononcer un mot. Personne n’osait contredire au discours de Vercingétorix. Chacun reconnaissait qu’il disait vrai, et qu’on ne pouvait agir autrement.

La proposition fut votée silencieusement, à mains levées, et obtint la majorité des suffrages.

Tout ce jour-là, ce fut dans le pays entier, sur les chemins détrempés par la pluie et la fonte des neiges, un lamentable défilé de bêtes et de gens. Les paysans fuyaient leurs demeures dévouées aux torches, n’osant même se retourner pour regarder une dernière fois le chaume qui les avait vus naître. Ils gagnaient lentement les pays éloignés, et surtout les Hautes-Terres d’Arvernie, dont les vallées semblaient leur promettre un asile.

Derrière les troupeaux mugissants et le bêlement effaré des moutons, cahotaient, achevant de défoncer les chemins, les grandes bannes d’osier attelées de bœufs, surchargées d’une montagne de choses les plus diverses. Sur les sacs de grains et les gerbes de blé s’amoncelaient les objets les plus vils mêlés à la vaisselle d’or et d’argent des riches. Des poteries tombaient et leurs débris criaient sous les roues. Des poules, attachées par les pattes au rebord des bannes, les ailes pendantes, le cou retourné, caquetaient, gloussaient, piaulaient, roulant des yeux ronds et terrifiés.

Au faite des voitures, des vieillards songeaient, des mères en larmes allaitaient leurs nouveau-nés, tandis que des enfants, ravis de cette promenade inespérée, battaient des mains et poussaient des cris de joie.

La plainte criarde et monotone des roues pleines, grinçant autour des essieux de bois, se confondait avec les lamentations aiguës des femmes.

Beaucoup, dans la hâte du déménagement, avaient abandonné à la destruction leurs objets les plus précieux ; mais ils avaient sauvé une amphore ébréchée, et le caprice d’une fillette avait préservé un chat, un passereau dans une vieille cage d’osier, ou une poupée informe.

Et, contemplant ce défilé de richesses et de misères, les secrets du foyer étalés au grand jour, la vaisselle d’or elle-même paraissant sordide parmi les débris fangeux sous le ciel bas et gris, nos guerriers, appuyés sur leurs lances, méditaient.

Demain, peut-être, ce sera le tour des nôtres, se disaient-ils.

Dès que la nuit tomba, d’un seul coup, le pays dans son ensemble prit feu. Il n’y avait pas de repli de vallon ou de coin de roche qui n’eût son incendie. Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, on ne voyait que des tourbillons de fumée rouge, des étincelles d’or volant parmi les masses de cendres, et des reflets sanglants sur les flaques d’eau dans les ornières des chemins.

On eut dit que partout à la fois s’allumaient des holocaustes, et, parfois, parmi le rugissement des flammes, on entendait le hennissement désespéré de quelque cheval oublié dans les étables, parfois même des clameurs humaines, car des vieillards impotents avaient refusé d’abandonner leur chaumière et d’aller chercher si loin une sépulture.

Aux limites de l’horizon, par delà les colonnes de feu qui semblaient soutenir les nues resplendissantes, on n’apercevait que des rougeoiements qui emplissaient le ciel, comme si nous eussions été cernés d’aurores boréales.

Une seule ville avait été épargnée, celle d’Avaricum, la métropole des Bituriges. Au moment d’y mettre la torche, le cœur leur avait manqué. C’était la plus belle du pays et l’une des plus belles de la Gaule, avec des maisons qui ressemblaient aux palais des Romains, des rues bien alignées, des ateliers d’artistes et d’orfèvres, des magasins regorgeant de richesses.

Les chefs de la nation s’étaient jetés aux pieds des autres Gaulois, embrassant leurs genoux, implorant surtout leurs proches voisins, les Carnutes et les Turons, attestant les souvenirs des bonnes relations et des services rendus, invoquant l’immensité du sacrifice qu’ils venaient déjà de faire à la patrie commune, les suppliant de ne pas chasser de sa ville la déesse Avarica. Ils juraient de défendre jusqu’au dernier souffle les remparts de poutres et de pierres, remontrant que les marais dont la ville était entourée la rendaient imprenable.

Tous les chefs s’attendrirent et pleurèrent avec eux. Vercingétorix, après avoir longtemps gardé un visage inflexible tandis que le cœur lui saignait, dut céder à la volonté de tous.

Il prédit qu’on paierait cher cette faiblesse.

Elle fut, en effet, la cause d’un grand malheur. César vint assiéger la ville, et ces mêmes marais, qui devaient la défendre, nous empêchèrent de lui porter secours. Pendant près d’un mois, sans se laisser intimider par les démonstrations de nos cavaliers, assiégé par nous en même temps qu’assiégeant la ville, il creusa des fossés, éleva des chaussées, dressa des parapets, amoncela une forêt entière en fascines et en gabions, fit rouler des tours. Un beau jour, quand on s’y attendait le moins, les Italiens sautèrent de leurs remparts sur ceux de la ville, et Avaricum tomba en leur pouvoir.

Ce ne fut pas seulement des édifices qui périrent, mais dis mille hommes d’élite que nous avions jetés dans la ville, mais quarante mille habitants qui s’y trouvèrent pris comme dans un piège. Les soldats romains, qui na-. guère souffraient de la famine, au point que César lui-même leur avait proposé de lever le siège et de se replier sur la Loire, trouvèrent dans leur conquête d’immenses approvisionnements. Ils échappèrent à la mort des affamés, se refirent de leurs fatigues.

Tout le fruit de notre patience fut perdu : le sacrifice de vingt villes et de cinq cents villages incendiés en un jour resta vain, parce qu’on avait consenti à épargner une cité et qu’on n’avait point osé compléter l’holocauste.

Dans Avaricum, l’armée romaine osa une chose épouvantable. Toute notre garnison, toute cette population de quarante mille âmes, furent égorgées de sang-froid après l’assaut. Les pleurs des petits enfants et la beauté des femmes ne désarmèrent pas les meurtriers. Des nourrissons arrachés à leurs mères furent jetés vivants dans les flammes ; ou bien, en manière de jeu, on les prenait par les pieds, on les faisait tourner comme une fronde et on leur écrasait la tête contre l’angle d’un mur. L’avarice même du soldat, pour qui tant de captifs eussent été une fortune, fut vaincue par la fureur du meurtre. Ils disaient qu’ils vengeaient les Romains égorgés dans Genabum. Quand ils eurent massacré jusqu’à la dernière créature humaine, ils se prirent à tuer le bétail et même les chats et les chiens :

Les auxiliaires édues, si habitués qu’ils fussent aux atrocités de leurs amis d’Italie, avaient horreur de ce carnage. Dès la première heure, ils avaient essayé d’intercéder auprès de César. L’Imperator répondit froidement :

Il faut bien que le soldat ait son heure de plaisir.

La boucherie d’Avaricum eut pour résultat d’imprimer à la guerre un caractère de férocité implacable. Nos Gaulois ne firent plus de prisonniers ; déjà les Romains n’en faisaient plus. Quand un Italien ou un Crétois s’agenouillait aux pieds de nos guerriers, jetant ses armes, s’offrant comme esclave, demandant grâce de la vie, avec la pointe du glaive on lui renfonçait dans la gorge son cri de miséricorde.

Un Romain, s’il égorgeait un des nôtres, lui criait :

Souviens-toi de Genabum !

Et s’il tombait sous nos coups, on lui criait en pleine figure :

Souviens-toi d’Avaricum !

On jura que, si nous parvenions à forcer un camp latin, on y tuerait tout, même les hommes du- train et les valets d’armée, même le prêtre qui entretient le feu de Vesta dans le prætorium. Tout le butin serait consacré à Teutatès et à Camul, brûlé sans qu’on pût en distraire une caracalle.

Un peu de ce courroux se tourna contre Vercingétorix. Ainsi, après nous avoir promis la liberté et l’empire du monde, il n’avait su préserver ni Vellaudunum, ni Genabum, ni Noviodunum, ni Avaricum !

Il s’est éloigné avec sa cavalerie, au moment où il s’est aperçu que la ville allait succomber ! criaient les uns.

Il a laissé l’armée sans chef pendant plusieurs jours !... Où donc est-il allé ? demandaient les autres.

Par Camul ! c’est qu’il s’entend avec César.

C’est de César qu’il veut obtenir l’empire de la Gaule !

Les têtes se montaient. Les Bituriges, affolés par leurs malheur, ajoutaient foi aux accusations les plus absurdes. Les chefs qui avaient été contraints par leur peuple à embrasser le parti de la guerre prenaient leur revanche et disaient :

Nous vous l’avions prédit... L’oncle Gobanition savait bien ce qu’il faisait en chassant de Gergovie le fils de Keltil.

D’autres, qui souffraient de voir leur nation subordonnée à celle des Arvernes, répétaient dans les groupes

Hein ! ces gens des Hautes-Terres, avec leur morgue et leur orgueil... ils ne sont pas plus malins que les autres... Ce sont eux qui ont attiré les légions sur nous, et voilà comme ils s’entendent à les repousser !

On reprochait maintenant aux, Carnutes d’avoir donné le branle. Et pourquoi cet inutile massacre de Romains désarmés ? Pour un Italien qu’on lui égorgea, César fait égorger mille des nôtres.

Les Carnutes se défendaient et accusaient :

Avez-vous donc si bien tenu vos serments, vous, les Pictons, les Lémoviks, les Senones ? Quand vous promettez vingt mille hommes de contingent, vous en amenez cinq mille. Vous nous avez montré tant d’enseignes dans le Némèdh d’Autricum ! Où sont les guerriers qui devaient les entourer ? Pensiez-vous qu’on chasserait César avec des sangliers de bronze ?

Ainsi, nos camps étaient pleins de découragement et de discordes. On accusait les chefs de trahison. On refusait d’obéir à leurs ordres. Les vieilles rivalités entre nations se réveillaient. Des chevaliers désertaient, emmenant leurs ambactes. D’autres commençaient à tourner la tête du côté de leur pays.

C’était surtout Vercingétorix qui était en butte aux colères et aux soupesons. On disait qu’il n’oserait plus paraître devant l’armée.

C’est alors surtout que j’eus lieu d’admirer le fils de Keltil. De lui-même il convoqua l’assemblée, et y appela jusqu’aux plus petits chefs, jusqu’à ceux qui commandaient seulement à dix hommes. Il se présenta seul à cette réunion houleuse, où les regards des plus affectionnés évitaient le sien, où tant d’yeux le bravaient. Debout et croisant les bras, il dit :

Pourquoi vous laisser abattre par un échec ? Pourquoi ce découragement, ces récriminations, ces soupçons ? Avez-vous moins de griefs qu’hier contre les Romains, moins de raison qu’hier pour préférer la mort à la servitude, moins de motifs qu’hier pour rester unis ? Êtes-vous moins braves, ou les Romains le sont-ils devenus davantage ? Mais ce n’est point par leur bravoure, ce n’est point en bataille qu’ils ont été victorieux. Ils sont plus habiles que nous à assiéger les places ; ils savent construire des machines encore inconnues aux Gaulois. C’est pourquoi je ne voulais pas renfermer mes hommes dans une place. Qui donc a proposé d’incendier Avaricum comme lés autres villes des Bituriges ? Et à quoi tient-il que ce glorieux sacrifice, qui sera dans l’avenir l’honneur de cette nation, n’ait pas été accompli jusqu’au bout ? Ai-je conseillé de défendre cette ville ? Ne sont-ce pas vos prières qui m’ont forcé de renoncer à mon avis ? N’ai-je pas prédit ce qui est arrivé ? C’est un grand malheur que la prise d’Avaricum : beaucoup de nos guerriers d’élite y ont péri, et beaucoup d’âmes innocentes ; et César y a trouvé les vivres que nous lui refusions. C’est un échec, je le reconnais. Mais pensiez-vous qu’à la guerre on ne remporte que des victoires ? Nos aïeux, dont la gloire est répandue dans le monde entier, ont éprouvé de bien autres désastres. Les noms des Brenns d’Italie, de Grèce et d’Asie, le nom de Bituit l’Arverne, de Boduognat le Nervien, d’ Ambiorix l’ Éburon, ont grandi dans la défaite. Pensiez-vous que les Romains fussent si faciles à vaincre et que César fût un général méprisable ? Le malheur est grand, mais il n’est pas irréparable. Pour quelques milliers de guerriers qui ont succombé dans Avaricum, il va nous en arriver des myriades. Il fallait du temps aux contingents des nations lointaines pour achever leurs préparatifs, accomplir leurs étapes par les chemins d’hiver. Mais l’hiver touche à sa fin, vos souffrances vont s’adoucir. Les légions ont souffert plus que vous ; n’avez-vous pas vu des Italiens déserter leurs camps, se rendre à nous affamés et grelottants, se livrer comme esclaves en échange d’un morceau de pain ? Les provisions trouvées dans Avaricum, et qui ont permis aux Romains d’échapper à la mort, s’épuiseront. Il ne leur en viendra pas d’autres. La dévastation du pays biturige continue à les envelopper comme d’une solitude. Les Édues se refusent aux réquisitions. Ils se préparent à nous joindre, et entraîneront tous les peuples des. Cévennes, du Rhône et des Alpes. Toute retraite est déjà coupée à César : les déités l’ont livré entre nos mains. Mais, par le Dieu que l’on ne doit pas nommer, ne vous abandonnez plus aux soupçons que sèment des ennemis secrets de votre gloire. Moi le complice de César ! Moi espérer de lui l’empire de la Gaule ! De lui, je ne puis espérer que le supplice le plus cruel et le plus ignominieux, car à ses yeux je suis le plus coupable d’entre vous. L’autorité, je ne puis l’attendre que de vos libres suffrages, et la gloire, que de votre bravoure. Ayez confiance, ayez courage. Vous combattez pour une juste cause, et les dieux ne peuvent favoriser des enseignes souillées par les atrocités d’Avaricum : Seulement il ne suint pas d’être braves : il faut être dociles aux chefs ; il faut pouvoir supporter l’attente, les privations, le labeur. Que de fois je vous ai recommandé de fortifier vos camps ! Les guerriers gaulois ne peuvent-ils s’assujettir aux travaux qu’accomplissent les Romains ? A la guerre, la pelle et la pioche honorent les mains du guerrier tout autant que la lance et le glaive. C’est aux chevaliers, c’est aux colliers d’or à donner l’exemple, comme font les tribuns et les légats de Rome. Bannissez les pensées de discorde. Il est plus nécessaire que jamais de rester unis, comme une seule nation de frères. Contre l’union de la Gaule entière que vaut l’effort de dix légions ? La Gaule d’accord avec elle-même ? Mais le monde entier ne pourrait lui résister !

Ce discours avait d’abord été froidement écouté. Puis, peu à peu, les regards indécis ou hostiles se fixèrent de nouveau sur le Pen-tiern avec confiance. On lui savait gré de la crânerie avec laquelle il avait provoqué la réunion de l’assemblée, remettant ainsi sa vie entre Ies mains de ses jaloux et de ses ennemis. Il fallait convenir aussi qu’il n’était pour rien dans cette malheureuse campagne d’Avaricum. Même sa sagesse avait éclaté dans son opposition à ce que la ville fût conservée et défendue. Il avait tout prévu ; les dieux ne cessaient pas de l’inspirer.

Tout ce qu’il disait des alliances qu’il avait contractées avec les autres peuples, des contingents qui étaient en marche pour nous rejoindre, de la révolution qu’il fomentait chez les Édues, nous était confirmé par des émissaires qui accouraient à chaque instant.

Pendant qu’il parlait, on annonça l’arrivée de Teutomat, le fils du glorieux Ollovico, roi des Nitiobriges ; bien que son père eût reçu le titre envié d’ami du peuple romain, il n’avait point hésité à nous amener son contingent. La vue de ces beaux cavaliers, aux yeux noirs, aux cheveux noirs et bouclés, aux vêtements noirs sous l’acier, costumés et équipés à la mode des Aquitans, avait achevé de ragaillardir les cœurs.

A la fin du discours du Pen-tiern, de nouveau éclata ce bruit joyeux dont nous commencions à nous déshabituer, le battement des glaives sur les boucliers. Les soupçons et les discordes s’évanouissaient. L’âme de la Gaule rentrait en nous.

Était-ce donc pour avoir perdu quelques milliers d’hommes que la Celtique cesserait d’être la terre des braves ?

Un matin, on s’aperçut que César avait décampé pendant la nuit.

Avaricum, qui avait regorgé de provisions, il le laissait vide comme un grenier que les rats mêmes désertent parce qu’ils n’y trouvent plus un grain de blé. On apercevait encore le dos de ses soldats d’arrière-garde. Il s’en allait vers la Loire, évacuant toutes ses conquêtes en pays biturige, poursuivi par les malédictions du paysan indigène qui de loin lui montrait le poing.

Était-il chassé par la famine, ainsi que l’avait prévu le Pen-tiern ? Ou fuyait-il à l’aspect de nos camps chaque jour plus nombreux, étagés sur les collines, et maintenant fortifiés de murs et de levées de terre ?

Bientôt nous connûmes le motif de sa retraite, et ce fut une nouvelle confirmation des prévisions de Vercingétorix.

Un matin, Vergassilaun me dit :

Il paraît que ça chauffe au pays des Édues.

Qu’y a-t-il donc de nouveau ?

Il y a que les deux partis entre lesquels, cette nation est divisée sont sur le point d’en venir aux mains. C’est pour cela que les Édues refusent d’envoyer à César des contingents et des vivres chaque chef préfère garder ses hommes, amasser des provisions dans ses oppida et ses châteaux forts, prévoyant qu’il pourrait en avoir besoin contre ses voisins. Dans les assemblées du sénat édue, qui se tient sur la montagne de Bibracte, on échange les gros mots et l’on commence à se gourmer. Tu sais bien que les coryphées des deux partis, Cot et Convictolitan, se disputaient la magistrature suprême, sous le titre de Vergobret. Ils ont trouvé moyen de se faire élire tous deux en même temps, chacun par ses partisans, chacun dans un lieu différent. Chacun d’eux dénonce son rival comme un violateur de lois, un usurpateur, un traître à la patrie. Tous les colliers d’or et tout le peuple sont partagés, plus furieux les uns contre les autres que nous ne le sommes contre les Romains. Une partie des gens de guerre sont entraînés par Éporédorix, qui tient pour Cot ; l’autre parti suit Viridomar, qui tient pour Convictolitan. Je n’ai guère plus, de confiance en Viridomar qu’en Éporédorix : d’abord tous deux sont jeunes, inexpérimentés, et cependant finassiers comme on l’est chez eux. Je me défie de celui-ci, parce qu’il est apparenté à toutes les grandes familles, et de celui-là, quoiqu’il soit un parvenu, parce qu’il est ami de Divitiac, et, que, sur la recommandation du druide, César s’est employé à lui faire obtenir des honneurs.

Mais qu’est-ce que tout cela peut bien faire à César ?

Cela pourtant l’intéresse à tel point que c’est justement pour cette raison qu’il a déserté ses campements d’Avaricum et s’est rabattu sur la Loire. Il a convoqué tous les grands du pays en une assemblée de leur sénat, à Decize. Il veut imposer son arbitrage aux deux partis et tâcher d’arranger l’affaire. On dit qu’il tient pour Convictolitan, parce que c’est le seul qui ait été élu, suivant les usages de la cité, par les chevaliers et les druides réunis, et dans le némèdh que la loi désigne comme lieu d’élection ; et aussi parce que Cot n’avait pas le droit d’être nommé, vu que son frère Valétiac remplissait l’année dernière les mêmes fonctions, et que la coutume de la nation ne permet pas qu’elles se continuent dans la même famille.

Quand César aura fait déposer l’un et proclamer l’autre, quel profit en aura-t-il ?

Je doute que cela lui serve à beaucoup. Cet et ses amis lui en voudront d’avoir perdu leur procès ; Convictolitan ne lui saura aucun gré d’avoir gagné le sien. Au contraire, pour écarter l’idée qu’il soit un protégé des Romains, il enchérira sûr les démonstrations de son adversaire ; c’est à qui des deux parlera le plus haut de l’indépendance de la nation édue, de la liberté des élections, de la nécessité de repousser toute ingérence de l’étranger dans les affaires du pays. Il y aura entre eux une émulation de sentiments gaulois ; ils chercheront à se gagner de vitesse, comme des chevaux qu’an essaie à la course. Que ce soit Cot ou Convictolitan qui soit nommé, le résultat sera le même. César aura gagné un ennemi et il n’aura pas conquis un ami... Seulement il court maintenant au plus pressé : empêcher la guerre civile d’éclater chez les Édues... Tandis qu’il se trouve nez à nez avec nous, il ne se soucie pas d’avoir sur ses derrières un pays en feu, où l’on se battra de village à village et de château à château...

Est-ce que César n’aurait pas mieux agi dans son intérêt en laissant les Édues s’entr’égorger ? Comme cela il était assuré qu’ils ne se réuniraient pas pour tomber tous ensemble sur ses derrières.

Les avis sont là-dessus partagés. Mais, qu’il se mêle de leurs affaires ou ne s’en mêle pas, le résultat sera le même. Que les Édues se battent ou ne se battent pas entre eux, leur réunion contre les Romains n’en est pas moins certaine. Tous les chefs édues ont fait de grands préparatifs, fortifié leurs châteaux, armé leurs hommes, enrôlé des aventuriers. Que veux-tu qu’ils fassent maintenant de tous ces guerriers ? On ne peut pas les renvoyer chez eux sans qu’ils aient combattu, fait quelque butin. La tentation sera grande de les employer contre les Romains... Et puis il y a Litavic... Connais-tu Litavic ?

J’ai entendu prononcer ce nom.

Vergassilaun tira de ses braies une pièce d’or et me la montra. Elle représentait sur la face une tête de femme couronnée d’un diadème, et sur l’autre un cavalier portant une enseigne surmontée d’un sanglier, avec ce nom gravé dans l’or : LITAVICOS.

Faut-il, me dit Vergassilaun, qu’il soit riche et puissant en domaines et en guerriers, et orgueilleux, pour faire frapper ainsi des pièces d’or à sa marque ! Rien que parmi ses chevaliers, ses clients, ses paysans, il peut lever une armée.

Pourtant il ne s’est pas présenté aux élections pour être Vergobret.

J’ignore si la loi l’y autorisait. Mais, j’en suis sûr, jamais il n’eût brigué un titre qu’on ne peut obtenir sans l’assentiment de César. Il s’est donc réservé ; il n’a semblé pencher ni pour un parti ai pour l’autre. Peut-être est-il avec Convictolitan, qui est un grand seigneur comme lui. Mais il est surtout de son parti à lui, et méprise les intrigues des autres. Son héros, c’est Dumnorix, qui jadis appela les Helvètes en Gaule et qui s’est fait tuer par les Romains plutôt que de conduire son contingent dans l’île de Bretagne. Sa bête noire, c’est le druide Divitiac. Il espère obtenir par Vercingétorix la royauté dans son pays. Au fond, il est avec nous. Il hait les Romains.

Pourquoi ne s’est-il pas déclaré contre eux ?

Pour se faire égorger comme Dumnorix ? Il n’est point si sot. II guette l’occasion. Sois sûr qu’à Decize, César le trouvera parmi les empressés à lui faire fête... Mais as-tu remarqué dans notre camp ce vieux qui est pauvrement vêtu, comme un paysan ?

Oui.

Eh bien ! C’est un chevalier qui, chez lui, porte le collier d’or. C’est un ambassadeur de Litavic. Vercingétorix a dû attendre la nuit pour le recevoir... Mais chut ! n’en parle à personne. C’est un grand secret.

 

 

 



[1] Gorgobina serait à Saint-Pierre-le-Moutier ; Vellaudunum, à Château-Landon ; Noviodunum, à Neuvy-sur-Barajon.