L’ANNEAU DE CÉSAR - Souvenirs d’un soldat de Vercingétorix

 

LES AIGLES

CHAPITRE II — Au pays du feu.

 

 

Les premières troupes que Vercingétorix eut achevé de réunir et de former, il les confie au plus énergique de ses lieutenants, Luctère le Cadurk.

Celui-ci traversa le pays des Nitiobriges, dont le roi Teutomat se réunit aussitôt à lui avec son contingent, puis dans celui des Rutènes, riches en bétail, en moutons, en’ chevaux, en métaux de toute nature.

Renforcé de tous leurs guerriers, il marcha sur la Province Romaine, et dans les cités de Toulouse, de Narbonne, de Biterræ, les marchands et colons latins commencèrent à trembler, à se prosterner aux pieds de leurs idoles et à appeler César comme des agneaux qui bêlent après leurs mères. Ce qui surtout les effrayait, c’est qu’une partie des populations indigènes s’agitait, disant qu’elles étaient gauloises après tout et qu’il fallait chasser les Romains.

Vercingétorix, avec le reste de ses forces, s’était dirigé vers le pays des Bituriges, où abondent les oppida florissants, où des milliers de moutons couvrent les plaines, où le minerai de fer se recueille presque à fleur de terre.

Ces Bituriges avaient été autrefois un des plus puissants peuples de la Gaule. Ils avaient même commandé à presque toutes les nations de la Celtique. C’était au temps où régnait sur eux le roi Ambigat, qui comptait parmi ses serviteurs les Sigovèse et les Bellovèse, et qui les avait envoyés conquérir l’Italie, la Grèce et l’Asie. Mais ces temps étaient loin. Pressés entre les Arvernes et les Édues, sans cesse attaqués dans leur pays de plaines, si difficile à défendre, ils avaient dû rechercher la protection tantôt de ceux-ci, tantôt de ceux-là, et, finalement, ils étaient devenus les clients des Édues.

Vercingétorix savait que, parmi les chefs des Bituriges, un certain nombre était pour lui : il en était même qui avaient prêté le serment dans le Némèdh des Carnutes ; d’autres, au contraire, non par amitié pour les Romains, mais par crainte de voir la guerre déchaînée sur leur territoire, refusaient de se prononcer pour l’indépendance.

Pourtant, quand il approcha de leur capitale Avaricum, tous les sénateurs de la nation vinrent lui présenter le vin d’honneur.

Vous avez bien tardé, leur dit-il. Et je sais que vous avez demandé secours aux Édues, comme si vous étiez envahis par un ennemi.

Pen-tiern, intervint l’un d’eux, vois quelle est notre situation. On ne sait encore qui triomphera de l’Arvernie ou de Rome. Si nous nous étions joints à toi sans paraître y être contraints, César aurait pu exercer sur nous de terribles représailles. Nous avons da nous mettre à couvert, en réclamant le secours que nous ont promis les légats romains et que nous doivent nos confédérés les Édues.

Et qu’ont répondu les Édues ?

Ils ont demandé aux légats ce qu’il y avait à faire.

Et qu’ont dit les légats ?

Ils ont déclaré qu’ils ne pouvaient faire sortir les légions de leur camp sans l’ordre de César. Ils ont invité les Édues à marcher au secours de leurs confédérés. Les Édues se sont avancés jusqu’à la Loire, qui sépare nos deux territoires. Puis ils ont rebroussé chemin. Ils ont raconté, parait-il, aux légats, que nous voulions les attaquer en deçà du fleuve et que nous les avions appelés à notre secours unique. ment pour les faire périr dans un guet-apens.

Ces Édues qui sont venus jusqu’à la Loire sont commandés par des chefs qui sont acquis à ma cause. Ils savaient bien ce qu’ils avaient à faire... Quant aux légats et aux logions, ils sont aussi à moi, irais d’une autre manière, car, dans deux jours, je vais passer le fleuve pour les enfumer dans leurs camps... Votre soumission est tardive, mais je l’accepte... Vous me remettrez des otages : d’abord tous ceux qui se sont prononcés contre l’indépendance. Vous m’ouvrirez vos oppida. Vous me fournirez votre contingent. J’ai surtout besoin de cavalerie.

Tu prendras tous les otages qu’il te plaira. Entre d’abord dans notre splendide Avaricum ; tous les autres oppida te seront ouverts. Nous appellerons aux armes toute notre jeunesse : Gutruat, que tu connais bien, la commandera sous tes ordres. Nos enseignes, surmontées du sanglier, se joindront aux tiennes. Tout ce pays est à toi, avec toutes ses richesses.

Êtes-vous disposés à combattre avec nous, dans la mauvaise fortune comme dans la bonne, pour la défaite comme pour la victoire ?

Oui, à la vie, à la mort !

Êtes-vous disposés à sacrifier toutes vos richesses à la cause sacrée de l’indépendance, à voir sans pâlir la torche portée dans vos villages et vos cités ?

Ils hésitèrent un instant et dirent encore :

Nous sommes prêts à tout.

Je vous accepte dans l’alliance de l’Arvernie, dans la confédération de la Gaule soulevée tout entière contre ses oppresseurs... J’espère vous apporter la sécurité et la victoire dans les plis de mes étendards ; mais la victoire est entre les mains des dieux.

Ce que firent alors ces Bituriges, c’est ce qu’ont fait beaucoup de nations gauloises. Il nous a fallu les contraindre un peu pour qu’elles se joignissent au soulèvement. Partout le peuple était pour l’indépendance ; il cherchait à entraîner les sénats des cités et les chefs des tribus ; mais ceux-ci étaient divisés, soit par d’anciennes querelles, soit parce qu’ils ne pensaient pas de môme sur la guerre. Il fallait souvent, pour faire pencher la balance, mettre, comme au jour de la rançon de Rome, l’épée de notre Brenn dans un des plateaux.

Les Bituriges parurent d’ailleurs ravis d’avoir été contraints. L’enthousiasme succéda bientôt à l’hésitation.

Celle-ci, après tout, était permise ; car ils étaient exposés les premiers, comme on ne le vit que trop bien, aux représailles de César. Nul peuple de la Celtique n’a payé plus chèrement son adhésion à la cause sacrée.

Pendant ce temps, avec Vergassilaun, je parcourais les vallées de l’Arvernie, pour hâter la mise sur pied des contingents.

La neige couvrait encore les hauteurs, s’entassait dans les gorges. Cependant l’hiver commençait à fléchir. Il y avait de belles journées claires, et les parties basses du pays commençaient à verdoyer.

C’est un pays étrange que cette Arvernie, où les montagnes n’ont pas la môme forme qu’ailleurs, oit tout révèle la puissance du dieu du feu et des forces souterraines. Pour qui n’avait vu comme moi que les collines de la Seine et de l’Armorique, ces montagnes effrayaient par leur hauteur. Auprès d’elles, nos collines parises, notre mont de Camul, notre mont de Bélen, notre mont Lucotice, qui, dans mon enfance, me semblaient les colonnes du ciel, ne sont que des nids de fourmis.

Il est vrai qu’un guerrier de notre escadron, né dans les Alpes, m’assurait qu’auprès des montagnes de son pays, couronnées de neiges éternelles, striées de glaciers qui semblent des mers d’azur figées, les hauteurs de l’Arvernie ne sont elles-mêmes que des taupinières. La plus imposante d’entre elles, posée sur ce mont Blanc, où l’air manque aux poumons humains, paraîtrait une simple verrue. Le monde est si grand ! Qui n’est point sorti de son trou ne sait rien.

Ce qui rend les montagnes de l’Arvernie si étranges, c’est que parfois elles semblent, au beau milieu d’une plaine unie, être tout à coup jaillies de terre, toutes à la file. On dirait des casques de géants posés l’un à côté de l’autre. Dans la langue dit pays, on les appelle des puys.

Si l’on a gravi leurs pentes, au lieu d’un sommet, on trouve sous ses pieds un abîme béant, aussi profond que la montagne est haute. C’est comme une coupe bien arrondie, mais de dimensions prodigieuses, et cela s’appelle un cratère. Dans un de ces cratères, un titan qui aurait volé notre colline parise de Camul pourrait l’y cacher tout entière, avec celle de Bélen et encore celle du Lucotice.

Les pentes des monts et les pentes intérieures de leurs cratères sont, clés que la neige a fondu, revêtues de gazon et de bouquets d’aulnes, entre lesquels errent des moutons et des bœufs, en faisant tinter leurs clochettes. En dépit de ce sourire de la nature, ces formes de montagnes sont vraiment effrayantes, et pour rien au monde je n’oserais descendre dans un des cratères, surtout quand le soleil couchant ou un nuage qui passe les emplit d’ombre à moitié, jusqu’au fond. Non, non, je n’oserais pas ! J’ai peur de ce que je pourrais y entendre.

Il suffit de gratter un peu le gazon, pour voir que cette terre n’est pas comme une autre, mais tout entière formée d’éclats rouges et noirs, de pierres légères comme du liège, de roches et de métaux fondus, et que ce sont les scories de forges colossales.

Les pâtres prétendent qu’en collant l’oreille au fond de ces cratères on perçoit distinctement le bruit de marteaux gigantesques sur des enclumes, le souffle haletant de soufflets énormes, le grondement des flammes et le grésillement de l’eau touchée par le fer rouge. Ils disent qu’il fut un temps où ces montagnes lançaient jusqu’au ciel des tourbillons de fumée, de cendres et de débris, croisaient leurs foudres souterraines avec les foudres des nues, épandaient dans toutes les vallées des fleuves d’un feu visqueux, aujourd’hui refroidis et figés, et qu’on appelle des laves.

Tous les Arvernes le croient, car au sommet de la plus haute de ces montagnes, le Puy Dumien, du faite duquel l’œil inquiet plonge dans les entonnoirs des monts voisins, ils ont consacré un temple à Lug. Ils donnent à ce dieu l’épithète de Dumien et se le figurent avec une face formidable, des cheveux hérissés, et, dans la main, un prodigieux marteau à long manche.

L’effigie de Lug et de son compagnon, le cheval sans mors ni bride, est sur toutes leurs monnaies. Ils en décorent leurs enseignes.

Le temple de Lug sur le Puy Dumien est le grand sanctuaire du pays des Celtes, le but de pèlerinages sans nombre, le trésor où viennent s’amasser les offrandes de la moitié de la Gaule, le siège d’un collège de druides les plus savants et les plus redoutés entre l’Océan et les Cévennes.

Tout ce pays est à la fois plein de charme et de terreur. Au printemps, ce ne sont que bois verdoyants, prés fleuris, et partout des eaux fraîches et limpides, murmurantes, gazouillantes, cascadantes, entre les roches qui pleurent. C’est, parmi les myosotis, comme un chœur de voix cristallines, qui vous bercent du chant des nymphes. Mais, parfois, il jaillit des sources empoisonnées, dont les exhalaisons donnent le délire, et des sources bouillantes, s’enveloppant de buées opaques, élevant au ciel une colonne de vapeurs, et dans lesquelles un taureau jeté vivant ne mettrait pas un quart d’heure à se réduira en squelette.

Les paysans assurent que ce sont les eaux rejetées des forges souterraines, après que des forgerons infernaux y ont trempé les armes et les foudres des dieux. Elles guérissent de toutes les maladies, ou peuvent donner des maladies mortelles : les druides seuls peuvent savoir quelles sont celles qui seront bienfaisantes à tel ou tel patient et par quelles prières on peut assurer leur efficacité.

Il y a là aussi des sources fées dans lesquelles il suffit de plonger un cadavre d’homme pour en retirer une statue de marbre ; et des lacs fées, verdoyant ou bleuissant dans la vasque des cratères, si terribles d’aspect que les oiseaux n’osent voler dessus et que les pêcheurs mêmes les évitent ; si profonds, que le plomb d’une sonde n’en a jamais atteint le fond ; des lacs d’épouvante, qu’aucune barque n’a jamais affrontés, car le téméraire glui s’y risquerait serait saisi par un tourbillon et entraîné dans l’abîme ténébreux. Le sacrilège qui oserait jeter une pierre dans ces flots vivants et divins verrait aussitôt s’y former un orage, et disparaîtrait dans une tempête de tonnerres, d’éclairs et de grêle.

Les indigènes de cette région étrange, les compatriotes de mon chef et ami Vergassilaun, sont robustes comme lui, également avisés et fins, et sachant calculer leur intérêt. Ils sont indomptables à la fatigue, endurcis à la pauvreté, redevables de leurs dents blanches et de leur vigueur au seigle des plateaux et à l’eau pure des sources. Ils comptent parmi les plus vaillants de la Celtique.

Je n’ai jamais vu d’hommes plus hospitaliers, et, si lourdes que leur fussent les charges imposées par la présence de l’armée, leur dévouement à la cause de l’indépendance ne s’est jamais démenti.

Ils sont pleins de piété envers leurs dieux, se sentant enveloppés de divin et foulant un sol miraculeux. Après leur Lug du Puy Dumien et son épouse Rosmerta Dumienne, ils adorent les génies des lacs et des monts, et surtout les sources. Ils vénèrent la déesse Stanna au mont Dore, la déesse Brise sur le mont Brison, le dieu Adidon sur un des puys de la Loire supérieure, les divinités des fontaines, auxquelles ils donnent des noms, comme Divona, Borvo et son épouse Borvonia.

Près des roches où naissent les sources, ils déposent des vases d’argile rouge et artistement décorés, des vases d’argile blanche d’Arvernie sur lesquels, avec une pointe de couteau, ils inscrivent le nom du donateur. Quand l’eau de ces fontaines est limpide, on voit au fond une jonchée de pièces d’argent, d’électrum et d’or. Si pauvres que soient les montagnards, jamais une main sacrilège ne s’est étendue sur ces trésors. Et tous les temples du Lug, sur tous les sommets, dans les cavernes creusées de main d’homme au flanc des roches, anciennes cités de troglodytes, sont pleins d’ex-voto apportés par la piété des fidèles : figurines de serpent, de bouc, de tortue ; bras et genoux en terre blanche de ceux qui ont été guéris par les dieux. Vraiment les Arvernes sont un peuple très religieux.