L’ANNEAU DE CÉSAR - Souvenirs d’un soldat de Vercingétorix

 

LES PARISES DE LUTÈCE

CHAPITRE XVIII — Le Némèdh des Carnutes.

 

 

Le second jour du voyage, nous étions en plein pays carnute, aux portes d’Autricum. Des guides nous attendaient. A la tombée de la nuit, ils nous conduisirent, à travers une forêt épaisse, jusqu’à une vaste clairière. C’était le Némèdh ou enceinte sacrée.

Entourée de chênes colossaux, elle était occupée par une multitude que nous n’aperçûmes d’abord que confusément à cause de l’obscurité ; mais bientôt la. lune, tout à coup dégagée des nuages, laissa tomber sur la plaine blanche de neige une lumière éblouissante.

Nous pûmes alors distinguer d’énormes pierres levées, un vaste cercle de menhirs qui semblaient attendre une assemblée de dieux qui y tiendrait ses assises.

Près d’un autel en pierres brutes, étaient groupés des centaines de druides, aux robes blanches bordées de pourpre, aux chevelures couronnées de feuillage de chêne. Des bardes faisaient entendre, en s’accompagnant de leurs harpes, une mélopée grave et menaçante. Couvrant presque l’autel, un grand taureau blanc, étendu sur le flanc, les pieds liés, la tête pendante, mugissait.

Tout autour de l’enceinte, des statures gigantesques de guerriers, des cornes et des ailes déployées au sommet des casques, des reflets de boucliers, de glaives et de lances.

D’autres conjurés arrivaient, débouchant par toutes les avenues, le bruit de leurs pas étouffé dans la neige. A part le son argentin ou grave des harpes ; l’assemblée était silencieuse. On eût dit, aux clartés de la lune, dans cette blancheur du sol et des ramures d’arbres courbées sous le poids des frimas, un conciliabule de héros morts et de prêtres fantômes, sortis pour un instant de dessous les grands peulvans, et qu’un rayon d’aube ou le chant du coq devait faire s’évanouir. Je pensais à ce que m’avaient conté les Armoricains sur les mystères de la nuit de décembre, dans la baie des Trépassés.

Une voir s’éleva à travers la nuit, celle de Cotuat le Carnute. Il rappela les populations gauloises massacrées ou traînées en esclavage, attesta les ombres des chefs traîtreusement mis à mort par César. C’étaient des exterminations et des supplices de ce genre que bravait le peuple carnute en cédant à l’appel des autres nations. Il demandait des serments et nous engageait ceux de son peuple.

Dans le silence de la forêt retentirent alors le fracas des glaives sur les boucliers, les cris d’enthousiasme et de reconnaissance :

Merci à vous, nobles Carnutes. Vous vous êtes dévoués pour nous. Tous, nous nous dévouerons pour vous.

Et des guerriers pleuraient et sanglotaient d’attendrissement et de pitié à la pensés du grand sacrifice des Carnutes.

Soudain, illuminant l’enceinte, d’innombrables torches s’enflammèrent. Le chant des harpes monta. Les couteaux de bronze resplendirent aux mains des prêtres, les faucilles d’or à leur ceinture. Le grand taureau blanc s’agita désespérément dans ses liens, poussa un mugissement suprême, et un jet de sang tacha la blancheur de la neige et des robes sacerdotales.

A un signal donné, toutes les enseignes se rassemblèrent autour de l’autel ensanglanté.

Il y en avait des centaines sur lesquelles, en bronze doré ou en électrum, se dressaient des aigles, des grues, des alouettes, des coqs, des loups, des lions, des taureaux, des sangliers, des dragons. Un Helvète, d’une de ces bandes échappées aux poursuites de César, portait sur la hampe de l’étendard un ours. Les Arvernes et les peuples de leur clientèle arboraient le coursier sans selle et sans bride, symbole de l’indépendance indomptée, tandis que le cheval des Carnutes était bridé mais ailé, et que celui de la confédération armoricaine avait une tête d’homme et un casque de guerrier. Quelques unes des enseignes arvernes étaient surmontées d’un renard, en mémoire de Luern (le Renard). Sur celles des Aquitans on voyait une roue ailée, image du soleil au char rapide. Certaines nations de la mer avaient adopté le phoque ou le dauphin. Verjugodumno promenait le navire indestructible de Lutèce et, par moi, le castor assis des Parises de la Rivière vint se joindre à la noble assemblée des emblèmes héroïques.

Parmi ceux qui avec moi entouraient l’autel, la plupart m’étaient inconnus, au moins de visage. Les uns étaient revêtus d’armures presque romaines ; les autres du costume de guerre dont se parent les chevaliers gaulois ; d’autres n’avaient guère que des peaux de bête, dont les gueules, les mufles, les hures, les fronts cornus leur tenaient lieu de casques.

Le plus vieux des prêtres faisait approcher chaque porte-enseigne, lui ordonnait de tremper la pointe de son glaive dans le sang de la victime, et à haute voix proclamait le nom de son peuple ou de sa tribu, le nom des chefs et le chiffre des contingents promis pour la guerre sainte.

J’entendis nommer ainsi presque tous les peuples gaulois qui habitent entre les Cévennes et l’Océan. Je n’aurais pu imaginer que la conjuration fût aussi étendue et la haine du nom romain aussi générale.

J’entendis proclamer aussi les noms de chefs que je n’avais pas encore vus, mais dont je connaissais les exploits : Camulogène l’Aulerk Drappès le Senone, Comm l’Atrébate, Corrée le Beltovak, Lucère le Cadurk, Sédull le Lémovik, Gutruat le Carnute, Dumnac l’Andégave, Teutomat le Nitiobrige, Critognat et Vergassilaun d’Arvernie, glorieux entre tous les héros de l’indépendance.

Le nom de Vercingétorix fût accueilli par un tonnerre d’applaudissements ; la batterie des glaives fut si retentissante qu’au loin on entendit, dans l’épaisseur des bois, hurler les loups, et que de grands aigles, réveillés en sursaut et tout effarés, vinrent battre de leurs ailes la pierre de l’autel.

Sur chacune des enseignes inclinées devant lui, le vieux druide étendit les mains, en prononçant les paroles mystérieuses qui firent la victoire aux étendards. Nous répétions le serment de mourir chacun pour tous et tous pour chacun. Avec une branche de gui trempée dans le sang du taureau, les prêtres aspergeaient l’armée. Ils fulminaient des imprécations terribles contre quiconque manquerait à ses serments.

Que l’eau et le feu lui, soient interdits ! Qu’il soit maudit sur la terre, maudit dans les cieux, maudit dans les enfers ! Que Camul, dans les combats, vide sa selle ! Que son corps soit traîné par les loups dans les halliers et ses yeux becquetés par les corbeaux ! Que Teutatès égare son âme sur le chemin de la Félicité ! Qu’il la conduise dans l’abîme de l’éternel remords et de l’éternelle torture !

Les plus braves courbaient la tête sous ces bras levés par tous les prêtres ensemble, sous ces paroles formidables qui ne passaient par des lèvres humaines qu’après être descendues du ciel ou montées des enfers.

Quand la flamme allumée sur l’autel peut consumé jusqu’aux os de la victime, les torches furent enfoncées dans la neige, qui grésilla et fuma, et les voix des druides crièrent :

Ainsi soient éteintes les vies des Romains.

Les guerriers répétèrent :

Ainsi soient éteintes les vies des traîtres à leur patrie.

Le lendemain, Cotuat et Conconétodun rassemblèrent sur une des places de la ville sainte d’Autricum les délégués des nations. Ils leur dirent :

Vous nous avez engagé vos serments en plaçant la main sur la gorge ouverte d’un bœuf. Nous allons vous engager encore mieux les nôtres ; ce ne sera pas du sang des bêtes que nos mains seront rouges.

Ils déclarèrent que le même jour ils se rendaient à Genabum et ils nous invitaient à les suivre. Nous verrions alors si les Carnutes jouaient franc jeu avec nous.

Ils partirent si vite avec leurs guerriers que nous nous trouvâmes bien loin derrière eux.

On marcha toute la nuit. Au matin, quand nous, les gens de l’arrière-garde, nous arrivâmes près de la Loire en vue de Genabum, des flammes s’élevaient sur plusieurs points de la cité. Des cris désespérés s’y entendaient, comme de gens que l’on poursuit et que l’on égorge. Sur les eaux du fleuve, nous vîmes passer toutes sortes d’épaves, des meubles latins qui brillaient encore, des ballots de marchandises éventrés, des cadavres d’hommes vêtus à la romaine, et des corps de femmes que leurs robes gonflées d’air soutenaient sur les eaux.

Je dis à Verjugodumno que je n’aimais guère ces massacres. Ce n’était pas contre des hommes désarmés et contre des femmes que la valeur gauloise devait faire ses preuves.

Qu’y a-t-il de commun entre ces gens et nous ? me répondit-il. Garde ta pitié pour les nôtres... Avoue que les Carnutes ont montré une étrange audace, car ils n’ont maintenant, si nous étions vaincus, pas de quartier à espérer. Pour une tête de négociant ou de publicain d’Italie, César prendrait cent têtes de Carnutes. La haine implacable dont il honore Ambiorix ne serait rien auprès de celle dont il poursuivrait ces meurtriers de Quirites.

J’aime mieux, lui dis-je, admirer qu’ils aient tenté ce coup à la barbe des six légions campées chez les Senones. De leur campement d’Agedincum, par-dessus ce pays plat qui s’étend entre la Loire et la Seine, les soldats de César ont pu voir, dans la nuit, le ciel se rougir des incendies.

A peine le massacre de Genabum eut-il commencé que déjà la nouvelle s’en était répandue dans la Gaule entière. D’un village à l’autre, la nuit, on s’appelait à haute voix, et l’on entendait crier dans les ténèbres : On égorge les Romains ! Aux armes, les Gaulois !

Plus tard, les gens de Lutèce et de la Roche-Grise m’assurèrent qu’ils avaient connu le massacre dans cette même matinée et quand les flammes des incendies étaient à peine éteintes. On le connut dès le soir chez les Nerviens, chez les Vénètes, dans les monts de l’Arvernie et jusqu’au long de la frontière de la Province Romaine.

Nulle part les légions, terrifiées de cette soudaine explosion, n’avaient remué. Leurs chefs s’étaient même hâtés d’évacuer les forts détachés, les postes trop hasardés, de faire rentrer les patrouilles, les reconnaissances, les corvées de réquisition, et de se renfermer plus étroitement que jamais à l’abri des remparts des camps, en faisant murer une porte sur deux.

En même temps, sur les lèvres des hommes, sur les harpes et les rottes des bardes, dans les voix qui clamaient par les enceintes sacrées, retentit partout le nom de Vercingétorix, fils du roi Keltil, que les nobles de son pays avaient fait mourir, parce qu’il voulait unir la Gaule sous un seul chef.

On racontait de lui des choses miraculeuses. Les dieux avaient enveloppé l’enfant d’une nuée afin de le dérober aux assassins de son père. Ils l’avaient nourri dans ces enceintes formidables oit personne ne peut pénétrer sans être frappé de la foudre. Il avait grandi, caché sous la caracalle grossière d’un berger. Il s’était réfugié aux cratères des montagnes, qui autrefois vomissaient des flammes et crachaient jusqu’au ciel les roches liquéfiées. Des loups avaient été ses guides parmi les précipices ; des corbeaux lui avaient apporté sa nourriture dans les solitudes ; des aigles avaient plané sur lui pendant qu’il dormait afin de l’abriter contre les rayons du soleil. Il avait pu converser avec le Teutatès des Arvernes, qu’ils appellent Lug, le plus redoutable de tous les dieux, qui habite parmi les ouragans, sur un sommet entouré de nuées. Le dieu lui avait appris tout ce qui était indispensable pour vaincre les Romains ; il lui avait permis de se métamorphoser en renard de façon qu’il pût pénétrer dans leurs camps et surprendre le secret de leurs chefs, en faucon, ce qui lui permettait d’échapper à leur poursuite. Quand était venu le moment marqué par les destins, il s’était montré à son peuple. Les nobles rayaient renié, parce «il portait la caracalle du pâtre ; mais tous les humbles, tous les déshérités, tous les proscrits, les bergers, les paysans, les esclaves, les chasseurs de chamois et d’isards, les pêcheurs des lacs, les chevaliers pauvres, les écuyers errants, étaient accourus autour de lui, par centaines et par milliers. Ils avaient reconnu et acclamé en lui le Libérateur prédit par les vierges de l’île de Sein. Il avait donné l’assaut à l’oppidum de Gergovie, ou s’étaient réfugiés les puissants et les traîtres, et qui élève jusqu’aux cieux ses remparts de lave couronnés de tours de basalte. Devant lui la montagne s’était abaissée, les portes de bronze s’étaient ouvertes d’elles-mêmes, et les méchants s’étaient fait justice en se jetant dans les abîmes. Et maintenant il appelait aux armes tous les bons compagnons, tous ceux qui voulaient être libres ou mourir.

Ce sont des contes que tout cela, me dit Verjugodumno. Ce qu’il y a de vrai, c’est que le peuple, chez les Arvernes, a secoué le joug des nobles, et que le fils de Keltil est maître de Gergovie, maître de l’Arvernie, maître de tous les peuples qui sont clients et alliés des Arvernes. C’est l’insurrection qui s’étend jusqu’à l’Océan, jusqu’à la Garonne, jusqu’aux frontières de la Province. Ce sont les Cévennes, fermées pour le retour de César. Vercingétorix est vaillant, impérieux, avisé. Il est le chef qui nous convient...

Aussi vais-je le rejoindre, sans délai, avec mes hommes.

Y songes-tu ? Il nous faut bien vite retourner chez les Parises, nous préparer à défendre nos foyers. Tu oublies toujours les dix légions qui nous cernent.

Elles n’oseront pas remuer avant le retour de César. Tu le sais bien. Celles d’Agedincum ne se sont même pas risquées à franchir quelques étapes pour aller au secours de Genabum.

Tu as peut-être raison... mais ta maison... ta jeune hôtesse...

C’est à cause d’elle que je ne puis rentrer chez moi. Je ne reparaîtrai pas sans avoir trempé mon glaive dans le sang des Romains... Mon absence sera courte, tu verras. Je vous reviendrai avant que César ait pu vous faire sa visite, et peut-être réussirai-je à vous l’épargner... Je te confie mes biens, mes sujets... mes hôtes. Je te les confie comme à un allié, comme à un ami... A bientôt.

Que les dieux te conduisent et te ramènent !

Mes guerriers poussèrent des cris de joie quand je leur annonçai que je les conduisais vers le fils de Keltil et que nous ne rentrerions dans les villages de la Rivière que chargés de dépouilles romaines.

J’allai trouver l’Arverne Vergassilaun. C’était un parent de Vercingétorix, et l’un des rares de la famille qui fussent dévoués n la cause de l’indépendance.

Il me reçut dans son bivouac, sous les murs de Genabum, auprès d’un grand tas de bois de démolition qui brûlait, et sur lequel il chauffait ses mains étendues.

C’était un homme grand, robuste, aux jambes et aux bras fortement musclés, avec de larges mains et de solides pieds, le teint blanc et rose, les yeux noirs et éveillés, une chevelure épaisse, brune et bouclée. Il portait ses moustaches noires à la celte ; mais le poil de sa barbe était si dru sur son visage que, bien qu’il fût rasé de la veille, le menton était déjà bleu. Il me reçut d’un air avenant :

J’ai entendu ton nom, l’autre nuit, dans le Némèdh des Carnutes. Tu as un castor sur ton bouclier, c’est bien cela. Tu es le fils de Béborix et d’Éponina l’Aulerke. Mon cousin Vercingétorix m’a parlé de toi. Tu as déjà fait la guerre, et tu as de bons cavaliers autour de toi. Alors tu es résolu à guerroyer au sein de nos montagnes ?... Sois le bienvenu ; plus on sera de fous, plus on rira. Il y aura de beaux coups de lance à donner... Approche-toi donc de ce feu : ce sont les bois des palais romains qui en ont fait les frais, comme tu vois. Nos guerriers l’ont allumé avec les papiers et les comptes de Fusius Cita, un chevalier romain, autant dire un chevalier de finances. Il gardait les magasins de César à Genabum et lui servait d’espion. On lui a coupé le cou, et on a jeté son cadavre dans la Loire. Cela en fait toujours un de moins, de cette vermine d’Italie... Tu n’es guère chaudement vêtu pour la saison ; il te faudra comme à moi des braies de grosse laine, une tunique en peau de mouton, une bonne caracalle de berger sur les épaules. C’est qu’il fait froid dans nos montagnes d’Arvernie !

Il parla très longtemps de cette façon, affectant la cordialité ; mais du coin de l’œil il m’observait, me jaugeait, m’évaluait. Ces Arvernes, avec un air épais et bonasse, sont fins comme l’ambre. Il avait beau parler et parler, on sentait bien qu’il ne disait que ce qu’il voulait. Je le connaissais d’ailleurs pour un chef énergique, tenace, dévoué à son pays et à son cousin, passionné pour la guerre romaine.

Il me questionna sur les Parises, les Meldes, les Senones, les Suessons, les Bellovaks et autres peuples voisins de Lutèce, s’informant de ce qu’ils pouvaient produire en grains, en fourrage, en chevaux, en bétail, des contingents qu’ils étaient en état de mettra sur pied, de la valeur des chefs.

C’est bien à toi de venir à notre aide : d’autant plus que vous pourriez avoir fort à faire avec Labienus, le lieutenant de César chez les Senones. Mais tu le battras aussi bien ici, sur le dos de ses camarades, que là-bas. Du reste, nous allons mener vivement la campagne, et si César réussit à remettre le pied en Gaule, son premier souci sera d’appeler à lui ses légions d’Agedincum.

Crois-tu donc que César puisse reparaître de ce côté des Cévennes ?

S’il a des ailes, oui bien... D’ailleurs, c’est nous qui comptons aller le chercher là-bas. Le temps de décider les Bituriges, de soulever les peuples de l’Océan et de la Garonne, d’enlever les Édues et les Helves.

Quand verrai-je le fils de Keltil ?

Bientôt. Nous partons à l’aurore de demain. Je serai heureux de ta compagnie. Un mot encore... Vercingétorix a le cœur chaud, mais il est d’un abord un peu intimidant. C’est un volcan sous la neige, pareil aux montagnes de chez nous. Ne te trouble pas s’il te regarde quelque temps sans parler, avec ses yeux bleus et froids comme de l’acier. Ce n’est pas un homme tout rond, ainsi que moi. Surtout prépare-toi à obéir ponctuellement ; il ne badine pas sur la discipline. Quant au reste, tu n’as pas à t’inquiéter : pour tes cavaliers et toi, tu toucheras la solde, les rations de fourrages et de vivres. Tout se passe en règle dans notre armée. Nous combattons les Romains avec l’ordre romain et la tactique romaine, et ce sera sur des rançons romaines que nous nous payerons de nos avances.

Je suis ici pour obéir, au besoin pour mourir.

C’est cela qu’il faut. A bientôt ! Nous partons demain, au petit jour.

 

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

 

Note de l’éditeur

Ici se termine la première partie des rouleaux de papyrus dont se compose le manuscrit de Vénestos. Dans le reste de ces rouleaux que nous avons fini par retrouver, que nous ayons également traduits du latin et que nous publierons quelque jour, l’écriture nous apparaît un peu différente de celle des premiers volumina. Assurément elle est de la même main (l’authenticité du vénérable manuscrit ne fait pour nous aucun doute), mais, dans les derniers rouleaux, le caractère est plus gros comme si la vue de Vénestos s’était modifiée avec l’âge. C’est une écriture large et haute, très forte, mais on sent que le roseau a plus fortement appuyé sur le papyrus. Le vieux guerrier a dû mettre un assez long intervalle entre sa première tâche et sa seconde. Sans doute, au moment d’aborder la partie la plus dramatique de son autobiographie, quand il a dû évoquer en sa mémoire d’ancêtre les luttes de sa jeunesse contre l’envahisseur, la splendide victoire qui chassa de l’Arvernie les cohortes étrangères ; les vastes espérances de liberté et de grandeur dont tressaillirent alors tous les cours, l’ardente bataille qui ensanglanta le sol parise, la fougueuse assemblée de cavalerie sur la Vingeanne, les horreurs du siège d’Alésia, les péripéties de l’héroïque évasion qui permit à notre héros d’aller hâter la marche de la grande armée de secours, les suprêmes combats pour l’indépendance, le courage gaulois trahi ce jour-là par les destins, les angoisses dont la captivité de sa chère Ambioriga déchira le cœur de Vénestos, enfin l’aurore des jours meilleurs, la revanche que prirent sur les légions du Sénat les cavaliers celtiques enrôlés sous les aigles, — alors, sans doute, le fils de Béborix s’est longtemps attardé à l’évocation de tant de souvenirs glorieux ou funèbres, avant de se décider reprendre en ses doigts le calame qui avait à retracer sur le papyrus la formidable épopée de l’an 704[1].

 

 

 



[1] 704 de l’ère romaine ; 51 avant notre ère.