LES PARISES DE LUTÈCE
Dans la vallée de la petite rivière d’Yeres vivait un chef parise qu’on appelait Kérétorix. C’était un beau garçon de trente ans, et comme sa terre était féconde, il avait de l’or en abondance. Il recevait quelquefois les autres chefs et venait à leurs fêtes. Mais on l’aimait point ; on se défiait de lui, et, dès qu’il paraissait, on cessait de terrier des discours sur l’indépendance. Jadis, un de ses parents, un sénateur édue, l’avait emmené en Italie. Il en était revenu engoué des Romains, de leur langue, de leurs usages, de leurs modes. Il s’était fait bâtir une maison qui ressemblait à un palais romain comme une cage à lapins rassemble à la demeure d’un chef. Elle était toute petite ; mais on y voyait des espèces de colonnes, des manières de statues que les gâcheurs de marbre du Latium lui avaient vendues aussi cher que des chefs-d’œuvre. Le toit était plat, formant terrasse comme ceux d’Italie, et comme notre climat n’est pas si clément que là-bas, Kérétorix avait le désagrément, dès qu’il tombait une ondée, d’avoir de l’eau jusque dans sa couche. Il avait ramené de Rome un esclave qui n’avait d’autre occupation que de raser les lèvres de son maître, de friser ses cheveux, de les teindre de noir. Kérétorix, au lieu de la tignasse rouge et des fières moustaches d’un noble gaulois, nous présentait la face glabre d’un mercanti romain. Il avait essayé de porter une toge et des cothurnes, mais on s’était tant gaussé de lui qu’il y avait renoncé. Il prenait sa revanche en faisant tailler ses braies, sa saie et sa tunique dans les étoffes importées d’Italie et qu’il payait dix fois leur valeur. Il se moquait de nos cuculles et de nos saies, tissées, disait-il, par des paysannes, et barbouillées de couleurs barbares. Il nous vantait la laine fine que blanchissent les foulons italiens, les étoffes brillantes qui viennent d’un pays très lointain où les fils en sont pondus par une espèce de chenille, quelques-unes si légères qu’elles ressemblent à de la brume tissée et qu’elles passeraient tout entières dans un anneau d’or. Nos festins, où l’on déchire les viandes avec les mains et les dents, lui inspiraient du dégoût ; il disait que notre hydromel et notre cervoise étaient bons pour laver les pieds des chevaux ; il ne s’enivrait que de vins d’Italie. Quand il avait bien bu, il nous humiliait en décrivant ces festins de Rome, où l’on mange couché sur des lits, où la table se couvre de cristaux transparents comme l’air et fins comme une pelure d’oignon, où l’on sert des mets dont personne ne peut deviner la nature, tant ils sont adroitement préparés ; où l’on fait le dédaigneux sur des poissons péchés dans tous les océans, sur des turbots grands comme des boucliers, et sur des plats de langues de rossignols. Souvent il finissait par nous agacer, et Cingétorix lui criait : Dis-nous donc ce que font tes
bons amis les Romains quand ils ont trop mangé et qu’ils veulent manger
encore ! Kérétorix le disait, car d’eux il admirait tout, et cet usage répugnant lui semblait une marque de richesse, de haute aristocratie et de bon goût. Puis il nous dépeignait cette cité colossale, avec de grandes voies pavées de larges dalles, ses temples des frontons sculptés, ses alignements de colonnades, ses aqueducs qui amenaient l’eau des sources de cent lieues à la ronde, ses égouts dont le réseau formait comme une ville souterraine, ses jardins où resplendissaient des fruits d’or, et partout des statues d’airain et de marbre. Est-ce que tes Romains n’ont pas élever un temple à Jupiter-Voleur ? interrompait Cingétorix. Ce doit être leur suprême divinité ! Cependant nous ne pouvions nous empêcher de l’écouter, tant il parlait de choses extraordinaires pour nous. Il nous montrait le Sénat assemblé dans la curie pour voir les rois d’Asie, aux tiares d’or, se coiffer du bonnet d’affranchi et se prosterner à plat ventre devant lui ; le peuple couvrant le Forum d’une houle tumultueuse, qui s’apaisait tout à coup lorsqu’un orateur célèbre, avec de grands gestes de la main droite, la main gauche enveloppée dans sa toge, soulevait les colères ou faisait couler les pleurs ; les longues processions de citoyens en habits de fête, de jeunes filles en robes blanches, de flamines, d’augures, de vestales, devînt des dieux aux visages points et couchés sur des lits ; les sacrifices où coulait le sang de cent taureaux blancs comme la neige ; les théâtres où des acteurs au masque de bronze, rugissant d’une voix métallique, jouaient les amours des immortels et les infortunes des héros. Mais, ce n’est rien encore ! poursuivait Kérétorix en s’exaltant. Qui n’a pas vu les jeux du cirque n’a rien vu. C’est là que, sur une mer improvisée, des flottes de galères, heurtant leurs éperons, se livrent des combats dont les flots sont empourprés. C’est là que s’exhibent les bêtes sauvages de l’Afrique, des éléphants par cent à, la fois, des panthères par quatre cents, des lions par sis cents, et qu’on les fait lutter contre des hommes. C’est là qu’on voit jusqu’à trois cents couples de gladiateurs, les uns avec le bouclier et le glaive, les autres avec le trident et le filet, déployer toutes les ruses de l’escrime, se charger avec fureur, tandis que le peuple, les consuls, même les jeunes filles de race, monte les vestales en robe violette, le pouce tourné en bas, décident de l’égorgement du vaincu... — On leur a donc retiré la cervelle et le cœur, à tes gladiateurs ? Pourquoi ne se jettent-ils pas ensemble sur ces vestales et ces consuls ?... Et puis leur as-tu parlé jamais à ces malheureux ? — Sans doute. — Ne t’ont-ils jamais répondu en langue gauloise ? Kérétorix ne se laissait pas troubler pour si peu. Vous croyez, disait-il, être obéi par vos clients et par vos esclaves ? Allez voir à Rome ce que c’est qu’être obéi. Vous y apprendrez ce que c’est qu’un patron. Tous les matins son palais est assiégé par une multitude de gens qui viennent pour baiser le bas de sa robe ; souvent il ne daigne pas les recevoir ; quand on le salue sur les places, il a un esclave pour rendre le salut. Et les esclaves ! Pas des brutes comme les nôtres ; mais des hommes mille fois plus savants que nos druides, instruits dans la grammaire et la poésie, tirant de toutes sortes d’instruments des mélodies enchanteresses, ayant pénétré tous les secrets de la médecine et de la magie ! Et ils obéissent au doigt et à l’œil, comme des génies captifs. Le maître ne daigne même pas leur adresser la parole, mais avec un sifflement de ses lèvres, un claquement de ses doigts, un mouvement de son sourcil, leur signifie ses volontés. Le plus souvent, c’est à eux de deviner et prévenir son désir. Voilà comme j’aimerais à être servi ! Pour les indociles ou les négligents, des châtiments terribles ; les verges, la fourche, le front marqué au fer rouge, les membres cloués sur une croix, ou les poissons carnassiers des étangs. D’ailleurs, les meilleures murènes sont celles qui sont nourries de chair humaine. — Quelle horreur ! Et ce sont les Romains qui nous accusent d’être des Barbares ! — Eh ! oui, c’est vous les Barbares. A-t-on idée que vous puissiez prendre votre plaisir à écouter de vieux bardes croasser des absurdités, en tourmentant un instrument de bouvier, sur un air qui est toujours le même... Quand j’entends un de ces vagabonds se lamenter à ma porte comme un chien malade, je le fais chasser tout de suite... C’était bon au temps de Luern de leur distribuer des pièces d’or... Parlez-moi des poètes romains ! En voilà qui entendent à chanter la gloire des ancêtres, les louanges des dieux, les délices des champs !... Et comme ils sont ingénieux à rendre les tourments d’un cœur épris, les charmes de l’objet préféré !... Je n’oublierai jamais l’un d’eux qui nous arrachait des pleurs sur un moineau, le moineau de son amie... Il ne voyait même pas qu’il nous faisait pouffer de rire, avec son objet préféré et son moineau. Concevait-on qu’un homme qui avait le cœur assez dur pour chasser les bardes errants, pour ne pas s’étonner qu’on nourrisse des poissons avec de la chair humaine et pour se faire une fête du supplice de gladiateurs, prétendit nous attendrir avec lui sur un oiseau mort ? Élégant et parfumé comme tu l’es, lui disait Cingétorix, avec ce goût raffiné des choses galantes qui te distingue, là-bas tu as dû être la coqueluche des dames romaines ? Kérétorix prenait alors un air avantageux et fat, comme un homme qui ne veut pas dire tout ce qu’il sait. Allons ! ne fais pas le mystérieux avec nous !... Conte-nous tes aventures. Et chacun de se rapprocher de lui, tous allumés de gaieté moqueuse. Et, sans broncher, il racontait, parmi les interpellations ironique des jeunes et les exclamations indignées des vieux guerriers, comment il fallait d’abord faire assidûment sa cour, rechercher leur voisinage sur les gradins des théâtres et des cirques, être aux petits soins pour elles, savoir disposer des coussins derrière leurs reins et sous leurs petits pieds serrés de rubans, applaudir les acteurs, les danseurs, les chanteurs, les cochers qu’elles préféraient, tourner les mains comme elles pour exiger la vie ou la mort d’un gladiateur, deviner le parfum dont elles raffolaient ce jour-là, disposer des fleurs sur le seuil de leur demeure, glisser la pièce d’or dans la main, du portier, enjôler la soubrette, séduire le chien favori ; faire semblant de mourir de langueur, annoncer un prochain suicide... — Et tu veux qu’un peuple aussi, efféminé puisse jamais l’emporter sur nous, les Celtes et les Bolgs ? — Efféminé, qu’est-ce que cela
veut dire ? César aussi est à Rome un efféminé. Et vous avez vu quel rude
guerrier il devient en campagne... On dirait que-vous ne connaissez pas les
légions... Allez, mes bons, amis, avec vos cohues de chevaliers indisciplinés
paysans mal armés, jamais vous ne serez de taille à lutter contre elles.
Jamais ! jamais !... Oh ! cela ne m’empêchera pas d’aller
combattre à vos côtés quand la trompette sonnera ; mais ma supériorité sur
vous consistera à savoir que je fais une sottise. Avec vos druides, vos
bardes, vos dieux cornus, jamais on ne fera rien de vous. Heureusement que
Rome vous mangera comme les autres. Un peu plus tôt, un peu plus tard. Le
plus tôt serait le meilleur pour vous, car alors vous pourriez devenir des
Romains. Dans toute Mais alors les colères s’allumaient. C’était trop fort à la fin, tout ce qu’il disait là. On lui criait : Tu n’es plus un Gaulois ! Tu n’es qu’une mauvaise imitation de Romain !... On ne te surnomme plus que Kérétorix le Romain... Ce n’est pas Kérétorix que l’on devrait t’appeler, mais bien Quiritorix... Oui ! tu n’es qu’un Quirite, un vil citoyen, quelque chose de moins qu’un légionnaire. — Je suis aussi bon Gaulois que vous, répondait-il, mais je le suis autrement. César aussi est bon Gaulois. Même quand il vous aura tous vaincus, Rome lui décernera le surnom de Gallicus. Chaque jour davantage nous le prenions en mépris. Personne ne l’invitait plus dans les festins. On ne voulait pas s’exposer à trahir devant lui les secrets du pays. Et puis son ironie glaçait notre enthousiasme. Il était l’oiseau croassant, le chien de mauvais augure. Un jour, par hasard, il vint chez moi. Il vit Ambioriga, et l’aspect de cette fière beauté le troubla profondément. Il essaya de faire parler mes gens. On lui dit seulement que c’était une parente de ma mère, Néhaléna l’Aulerke. Il revint et me demanda la permission de chasser dans mes forets : Tant qu’il te plaira, lui dis-je. Tu trouveras des lièvres sur le plateau et des sangliers dans les fonds. Il revenait même en mon absence, trouvant un prétexte pour entrer dans la maison et parler à Ambioriga. Un jour, il s’enhardit jusqu’à lui déclarer ses sentiments en termes alambiqués comme le langage de ses chers poètes d’Italie. Ambioriga le regarda. Elle parut aussi étonnée que si elle eût eu devant elle quelque bête curieuse. Qui es-tu, jeune fille ? soupirait-il en modulant ses paroles. Une mortelle ? ou bien une déesse cachée sous les habits d’une mortelle ? Ni Diane quand elle apparut à Endymion, ni Vénus quand elle daigna se révéler à Anchise... — Et toi, qui es-tu ? répondit-elle sèchement. Un loyal chef gaulois, ou bien un esclave des Romains ? Enfin que me veux-tu ? — Mes intentions sont pures comme la lumière du jour, murmura-t-il, déconcerté par cet accueil auquel ne l’avaient pas accoutumé les élégantes romaines. Et sa passion l’amenant tout de suite à changer de ton et de projet : C’est en mariage que je prétends te rechercher. — Ce n’était donc pas en mariage tout à l’heure ?... Écoute, et fais ton profit de mes paroles. Tu ne sais pas qui je suis. Tu ignores si tu parles à une captive de Vénestos, à sa parente ou à sa fiancée. Comment donc as-tu osé, si tu me crois sa captive, convoiter sa propriété ; si tu me crois sa parente, m’adresser la parole, sans en avoir demandé l’autorisation au chef de ma famille ; si tu me crois sa fiancée ; comparer son mérite avec le tien ?... Sache seulement que je suis une noble fille gauloise, et que celui qui me recherchera, devra jeter à mes pieds, avec les bijoux de fiançailles, des têtes de Romains... Et ta tête ressemble trop à celles que je demanderai ! Puis, montrant les glaives des panoplies, elle ajouta : Si je croyais qu’une femme
telle que moi pût être offensée par un homme tel que toi, j’aurais sous la
main de quoi venger moi-même mon injure. Je ne te ferai pas l’honneur de
révéler ton audace à Vénestos. Va-t’en ! Il sortit humilié et furieux. Il ne cessa d’aimer
Ambioriga, mais d’un amour mêlé de haine. Par contrecoup, sans que j’en susse
rien, il me haïssait. Son cœur, qui déjà ne comprenait plus Ambioriga, dédaigna de m’informer de cette aventure, soit qu’elle crût le châtiment de Kérétorix trop indigne de mon bras, soit qu’elle ne voulût point troubler mon esprit tout occupé de la guerre sacrée. |