L’ANNEAU DE CÉSAR - Souvenirs d’un soldat de Vercingétorix

 

LES PARISES DE LUTÈCE

CHAPITRE XV — Ambioriga.

 

 

Toujours occupé de maintenir l’union des Parises contre la domination étrangère, je partis un jour pour aller visiter un chef de la rive droite, dont le village fortifié avoisinait la colline de la Haute-Borne. J’étais accompagné seulement de Dumnac et d’Arviragh.

Pour passer la Seine, nous nous servîmes d’un lourd bateau plat, qui pût nous porter, nous et nos trois chevaux. Arrivés sur l’autre rive, nous amarrâmes ce bac sous de grands saules dont la frondaison le dissimulait à tous les regards. Puis nous chevauchâmes jusqu’au village du chef ; nous restâmes deux jours chez lui, et, vers le milieu du troisième jour, nous étions tout près de la touffe de saules qui cachait notre embarcation.

Avisant une clairière, nous mimes pied à terre pour prendre notre repas. Les chevaux furent attachés aux arbres et se mirent à brouter l’herbe fleurie, dissimulés ainsi que nous sous les ombrages.

Tout à coup, nous vîmes un cavalier traverser la clairière, venant du nord et se dirigeant vers la Seine. Il était armé et équipé à la mode germaine, qui est presque celle des Bolgs de la Meuse et de la Moselle. Il était poudreux et paraissait las, autant que sa monture. Ce qui nous surprit, c’est que le visage était caché non seulement par la visière du casque et le nasal destiné à protéger le nez, mais par une sorte de masque en tissu de mailles d’acier.

Le guerrier mystérieux arriva jusqu’à la berge du fleuve, et du bois de sa longue lance sembla sonder la profondeur des eaux. Celles-ci étaient hautes et assez rapides ; il parut découragé.

Puis il poussa un cri de joie ; il venait de découvrir sous les saules notre embarcation. Il mit pied à terre, prit son cheval par la bride, s’approcha du bateau, y entra, et, tirant son glaive, se disposa à en couper les amarres.

Dumnac et Arviragh se levèrent aussitôt, mirent leurs glaives au clair, et courant vers l’inconnu, commencèrent à lui crier :

Attends ! vagabond ! brigand ! voleur de bateaux ! C’est pour toi sans doute que nous avons amené celui-là ! Rends-toi, coquin.

L’étranger ressortit vivement de la barque et se campa sur le rivage. Il appliqua un coup du bois de sa lance à droite sur les reins d’Arviragh, un coup à gauche sur la nuque de Dumnac. Tous deux tombèrent en avant, les mains étendues, et comme le bord était tout près, ils piquèrent dans le fleuve un double plongeon.

A ce spectacle, la colère me gagna. On m’insultait en la personne de mes chevaliers !

Je détachai mon coursier, me mis en selle d’un bond, et saisissant à l’arçon ma grande lance, je la couchai et ne fus pas long à galoper vers l’ennemi.

En me voyant monter à cheval, il n’avait pas été moins leste que moi. Il remonta également en selle et courut à ma rencontre la lance en arrêt et le bouclier serré sur son cœur.

Ma lance glissa sur sa targe, la sienne se brisa à ma ceinture de bronze. De ce double coup nous fûmes tous deux presque couchés sur la croupe de nos bêtes, et nos deux chevaux, l’à-coup du mors leur meurtrissant les barres, s’assirent battant l’air des sabots de devant.

Le coursier de l’inconnu, une fois assis, ne put se relever et, pivotant sur son train de derrière, s’abattit, comme à bout de forces. Son cavalier fut assez agile pour se retrouver debout, ayant entre ses deux jambes écartées le cheval abattu.

C’est dans cette position incommode qu’il reçut mon second choc, cette fois le glaive à la main. Il para mon coup de latte, m’atteignit sous le bras, mais la pointe glissa en m’éraflant l’épaule. Je ripostai par un autre coup qu’il para encore ; il se fendit et engagea sa pointe dans la boucle de ma ceinture, sans me faire aucun mal. Je déchargeai alors sur son casque un coup terrible, qui lui aurait fendu le crâne avec la botte de fer, si, les pieds embarrassés dans les courroies de son cheval, il n’avait butté et n’était tombé en avant. La force du coup que je lui avais porté s’amortit d’autant ; mais cela n’avait pas dû l’empêcher d’en être assommé, car il ne remuait plus.

Je sautai à bas de mon coursier ; je pris l’homme à la gorge, le retournai sur le dos et lui appuyai la pointe de mon glaive sur la poitrine.

A ce moment, Dumnac et Arviragh sortaient des flots en s’accrochant des mains aux arbustes de la berge, trempés, couverts de vase, rendant l’eau par la bouche et par le nez. Le premier, le seul qui eût recouvré la parole, hurlait, d’uni voix étranglée par le fade breuvage :

Tue ! tue ! assomme !... Maître, achève-le ! achève ce brigand, ce pirate, ce voleur de bateaux.

Le vaincu ne remuait toujours pas, et il me répugnait d’enfoncer le glaive au cœur d’un homme qui peut-être était déjà mort. D’autre part, l’aspect de mes fidèles serviteurs ruisselants d’eau, noirs de fange et couronnés d’herbes aquatiques comme des dieux fluviaux, me mit en gaieté et désarma mon courroux.

Je me bornai à lever le masque qui cachait le visage du vaincu, et j’éprouvai une stupeur. Je vis des traits fiers mais imberbes, délicats comme ceux d’un enfant. J’enlevai le casque, et une épaisse chevelure blonde ruissela sur les épaules. C’était une jeune femme ! Elle pouvait avoir vingt ans.

Tue ! tue ! assomme ! hurlaient maintenant de concert les deux chevaliers, qui accouraient en brandissant leurs lattes.

Je me retournai vers eux, et leur dis :

Avec votre manie de crier comme des blaireaux, de toujours vouloir tuer et assommer, regardez le bel exploit que nous allions accomplir.

Ils regardèrent, et parurent aussi penauds que moi. Mais j’étais bien plus troublé qu’eux. Un sentiment inconnu pénétrait dans mon cœur. Était-ce seulement de la pitié. Je ne sais pourquoi, mais je ne permis pas qu’ils m’aidassent aux soins que je rendais à ma victime.

De lui-même, Arviragh courut au fleuve, et en rapporta son casque plein d’une eau limpide et fraîche. J’en jetai quelques gouttes sur le visage de la jeune femme. Elle eut un soubresaut, entrouvrit les yeux et les referma aussitôt avec un soupir douloureux.

Elle vivait. Je ne pouvais m’expliquer la joie que je ressentais à le constater.

Bientôt elle rouvrit les paupières, nous regarda de ses yeux fixes, de grands yeux bleus, doux et altiers. Elle paraissait d’abord farouche, comme s’attendant à mourir. Mon air compatissant et anxieux la rassura.

Écoute, lui dis-je, et ne crains rien. Je ne te demanderai jamais qui tu es, ni d’où tu viens. Je reconnais que tu es une vaillante femme, je le sens .à certaine blessure qui saigne à mon épaule. J’imagine que tu as des motifs pour te cacher, puisque tu es venue par des sentiers perdus dans les bois, et que tu couvrais ton visage. Nous respecterons ton secret, quel qu’il soit. Je puis supposer aussi que tu allais dans la direction du sud : nous y allons ; nous te transporterons dans cette même barque que tu voulais conquérir, et tu n’auras pas d’escorte plus sure que la nôtre. Tous trois, tes ennemis de tout à l’heure, mes chevaliers et moi, nous sommes prêts, s’il le faut, à nous dévouer pour toi... Tu parais lasse et viens de recevoir un coup brutal, dont je souffre en ce moment plus que toi. Je te demande seulement de te reposer quelques jours dans mon village. Tu y seras entourée de tous les respects que méritent ton courage et ta noblesse, car je vois bien que tu n’es pas issue d’un sang vulgaire... Rassure-toi, je t’en conjure et t’en supplie. Je ne suis pas ton ennemi ; tu n’es pas ma prisonnière, mais mon hôte révéré. Quand tes forces seront rétablies, tu iras librement où ton destin t’appelle.

Je parlais, je parlais toujours, tant je craignais que la conclusion de mon discours fût un refus de sa part, tant je redoutais le moment de silence qui suivrait mes paroles. Ma voix prenait des inflexions qui m’étonnaient moi-même, d’une douceur persuasive, de tendresse respectueuse, humble et suppliante. Moi, Vénestos, fils de Béborix, le plus rude guerrier de la Rivière, je suppliais ! Je suppliais un ennemi vaincu, et je n’en avais point de honte. Même la présence de mes fidèles ne mettait point d’embarras dans mes paroles et mes regards.

Elle murmura :

Merci.

Puis, apercevant le sang qui coulait de mon épaule, sans qu’il me fût venu à l’esprit d’étau cher ma blessure, elle ajouta :

Tu souffres aussi.

Elle dit ces mots en celtique, avec l’accent qu’ont les Bolgs en s’exprimant dans notre langue.

Je ne savais quoi lui dire encore, et cependant je ne pouvais m’empêcher de parler, moi, le taciturne Vénestos, l’élève du méditatif Prydano. Je lui demandai tout à coup, avec un peu de honte :

Est-ce que la tête te fait mal ?

Et je regardais cette belle tête à la longue chevelure, sur laquelle mon bras coupable s’était abattu si violemment. J’avais les fibres du cœur qui se pinçaient douloureusement à la pensée qu’un hasard seul rivait empêché le coup d’être mortel. Cependant, pas une goutte de sang ne perlait dans cette gerbe de fins cheveux ondulés, blonds comme les blés. Elle secoua doucement la tète et répondit :

Presque pas.

Elle se souleva un peu, regarda autour d’elle, et apercevant un arbre tout prés, s’y trains et s’appuya du dos contre le tronc. Je n’avais point osé l’aider, et le moindre signe de contrariété qui lui eût échappé m’aurait cloué sur place.

Les couleurs revenaient sur son visage tout à l’heure si pâle. Elle avait un teint d’une blancheur liliale, qui aux joues se nuançait de rose.

Penché vers elle, dans l’attitude la plus respectueuse, je lui dis alors :

Tu viens de loin, par des lieux déserts. As-tu faim ? As-tu soif ?

De la tête elle fit un signe affirmatif. Arviragh ouvrit sa panetière : il y restait une galette et une gélinotte rôtie. Dumnac détacha sa grande gourde, encore à demi pleine de vin d’Italie. Tous deux semblaient comme moi aux petits soins pour elle ; mais ils n’étaient point aussi absorbés dans leurs pensées, car de temps à autre ils regardaient le disque du soleil qui déclinait sur l’horizon.

Elle mangeait avec délicatesse, toutefois en personne qui, depuis longtemps, n’a fait un repas. Elle porta la gourde à ses lèvres, parut surprise du breuvage, et dit simplement :

De l’eau !

Mes hommes coururent au fleuve quoique le casque qu’ils en avaient rapporté tout à l’heure fût encore plein.

Quand elle eut mangé et bu, elle se dressa, non sans un nouvel effort et put se tenir debout, toujours adossée à son arbre. Elle essaya de faire un pas, puis recula pour s’adosser de nouveau. Alors elle étendit la main, la posa sur mon épaule et s’y appuya. Puis elle dit :

Allons !

Son cheval, qui s’était remis sur pied, avait pris de son côté un bon réconfort dans la prairie verdoyante. Dumnac lui rajusta la bride et le fit entrer dans le bateau avec les nôtres, mais les jambes de la bête tremblaient ; elle semblait fourbue. Toujours appuyée sur moi, l’inconnue monta dans la barque avec précaution, s’assit à l’arrière, sans refuser cette fois mon aide, et dit encore :          

Merci !

Pendant que les deux chevaliers ramaient et que je tenais la barre du gouvernail, la jeune femme, assise à mon côté, restait silencieuse, mais ne paraissait plus si triste.

Quand nous fûmes arrivés sur l’autre rive, Dumnac dit que le coursier de l’étrangère était décidément trop faible pour qu’on pût la lui confier sans risquer quelque accident. Je demandai à ma captive si elle croyait pouvoir monter à cheval.

J’essaierai, dit-elle.

Elle me permit de l’aider à se mettre en selle sur mon coursier et parut s’y tenir assez solidement. Par surcroît de précaution, je pris la bride et marchai à côté d’elle. Mes hommes conduisaient en main leurs chevaux. Souvent je me tournais vers elle, pour m’assurer que fout allait bien. Elle avait l’air reconnaissante de mes soins, mais ne parlait pas.

Il nous fallut plus de trois heures pour atteindre la Roche-Grise, et heureusement nous ne rencontrâmes personne. Combien je me félicitai de ce que, cette fois, notre chemin ne passât point par Lutèce ! Les insulaires auraient répandu l’histoire aux quatre vents.

J’avais recommandé à mes deux compagnons de ne parler à âme qui vive de cette aventure. A ceux qui les interrogeraient ils répondraient qu’une jeune parente de ma mère était venue du pays des Aulerks. Pour tous, elle s’appellerait Néhaléna.

Cette combinaison parut faire plaisir à la jeune fille.

Je la conduisis dans la chambre même qu’avait habitée ma mère. Je lui donnai deux femmes, jeunes, assez jolies et très entendues. Je dis à Dumnac que j’irais coucher sous son toit.

Je fus longtemps à m’endormir, cette nuit-là. Ce n’étaient point les émotions du combat ni la morsure de ma plaie qui me donnaient la fièvre.

Le lendemain, après avoir laissé couler beaucoup d’heures qui me semblèrent longues, je lui fis demander si elle consentait à me recevoir.

Je la trouvai dans le grand hall, vêtue cette fois d’habits de femme, qu’une des paysannes lui avait donnés. Elle les portait avec élégance et dignité. Dans sa belle chevelure blonde, où l’on devinait les soins d’une main plus experte que celle d’une paysanne, des bleuets étaient piqués.

Elle se leva quand j’entrai, fit une inclinaison de tout la corps, respectueuse et noble, et resta debout tant que je ne l’eus pas suppliée de se rasseoir. Elle me pria d’en faire autant, et souriant :

Tu as tenu ta parole. Je vois que tu ne me traites pas en captive. Merci pour ta généreuse hospitalité. Tu m’as reçue sous le toit de ta mère sans me demander qui j’étais, d’où je venais, où j’allais. Je sais que tu ne m’en parleras pas le premier. Je vais te le dire. Quand j’aurai prononcé mon nom et celui de mon père, tu verras ce qu’il te reste à faire. Si tu es, comme tant d’autres, un esclave des Romains, tu auras une belle occasion, en me livrant à eux, de t’assurer leur faveur. Si tu as seulement peur d’eux, peur d’attirer le courroux de César sur le toit qui m’aura recueillie, tu me feras sortir la nuit de chez toi et tu me montreras le chemin le plus sûr pour aller au pays des Carnutes, le centre sacré des druides.

Tu m’offenses, lui dis-je, plus peiné qu’irrité. Je ne suis ni un esclave, ni un peureux.

J’en suis sûr, dit-elle avec grâce. Je t’ai vu hier à l’œuvre. Si tu me connaissais mieux, tu saurais que ce n’est pas un mince honneur de m’avoir terrassée, encore que je fusse épuisée de fatigue. Mes mains sont habituées à manier non la quenouille, mais la lance et le glaive. J’ai brisé plus d’un casque romain et j’ai vu sous mes pieds une aigle d’or.

Je me rappelais avec quelle solidité de poignet elle avait envoyé Dumnac et Arviragh faire leur plongeon dans la Seine, avec quelle fermeté elle avait reçu mon premier choc, la promptitude de ses parades et la vivacité de ses ripostes. Si elle n’avait combattu dans une position aussi désavantageuse, il n’était pas certain que je fusse sorti vainqueur du tournoi.

Maintenant ce costume de jeune femme, cette chevelure d’enfant, ces mains fines aux doigts fuselés me faisaient me demander si vraiment je n’avais pas rêvé ce funeste duel.

Et voilà que ses paroles, son ton vibrant et mâle, son regard courageux sans provocation me ranimaient dans l’oreille le cliquetis de ce combat. Je me souvins alors que, tout en bataillant, elle avait toujours gardé le silence. Un héros qui est une vierge ! une jeune fille qui a défoncé des casques et foulé aux pieds une enseigne de légion ! Je me perdais en mes réflexions. Elle reprit :

Oui, j’étais à l’assaut du camp de Cotta et de Sabinus, j’étais au siège du camp de Quintus Cicéron. J’ai été à toutes les batailles sur la Sambre, sur la Meuse, sur la Moselle, dans les gorges des Ardennes. J’ai trempé mes mains dans le sang... Je dois t’inspirer de l’horreur !

Je fis un signe de dénégation. Non certes, ce n’était pas de l’horreur qu’elle m’inspirait, quelque étranges que fussent ses aveux, dais alors quel sentiment m’inspirait-elle ? Elle continua :

Que veux-tu ? dans une nation comme la nôtre, sans cesse attaquée par les Romains ou par les Germains, les jeunes filles n’ont pas le temps de filer la laine. Il leur faut savoir d’abord se protéger elles-mêmes, ne pas craindre le fer de ces soldats dont chacun est doublé d’un marchand d’esclaves, apprendre à préférer la perte de la vie à la perte de l’honneur. Nos mères, plus d’une fois, se sont jetées dans les mêlées pour ramener au combat les guerriers hésitants ; plus d’une fois, quand leurs maris et leurs fils étaient tous couchés dans la poussière, elles ont prolongé la bataille, derrière le rempart des chariots, à coups de lance, à coups de pierres, avec leurs ongles, avec les crocs de leurs chiens de garde, avec les torches de résine, avec les cadavres de leurs enfants égorgés par elles, lancés à l’ennemi comme des projectiles, mais délivrés avec elles et par elles de la servitude. Mon père, qui n’a jamais en de fils, m’a élevée à l’instar d’un fils. C’est de lui que j’appris, à l’âge où vos petites filles jouent avec des poupées, à manier la lance et le glaive, à parer les coups, à en porter, et — tu l’as vu —à en recevoir. Je ne suis point une élégante de Massilia, de Bibracte ou de Lutèce. Je suis une Barbare et fille d’une nation de Barbares.

Puisse la Gaule être tout entière peuplée de Barbares comme ton père... et comme toi. Mais poursuis, car je n’ose t’interroger.

Connais-tu Ambiorix ?

Quel Gaulois digne de ce nom ne le tonnait et ne l’honore ! Ambiorix qui le premier a montré qu’une légion romaine n’est point invincible et qu’un camp romain peut se forcer ! Ambiorix qui a su faire connaître à César le sentiment de la crainte et de la honte ! Ambiorix qui seul aujourd’hui, dans le silence de la Gaule, maintient quelque part, je ne sais où, des étendards triomphants et des épées qui bravent le conquérant !... Je vais appeler devant toi tous mes guerriers. Ils te diront quel nom fait frémir les glaives à nos flancs. Ils te diront combien de fois nous avons mesuré les espaces et évalué les obstacles qui nous séparaient du héros.

Tout en parlant, je m’étais levé, je marchais à grands pas, et ma voix sonnait dans le hall, avec le nom dix fois répété d’Ambiorix.

Oui, oui, dit-elle en me prenant la main. Et combien longtemps il vous a attendus ! Combien souvent il a répété devant moi le nom des Bellovaks, des Suessons, des Senones, des Carnutes, des Parises ! Mais depuis que j’ai traversé ce pays tout couvert de camps et de légions, j’ai compris pourquoi il vous attendait en vain.

Ambiorix, mais tu le connais donc ?

C’est mon père ; je suis sa fille unique Ambioriga.

Je mis un genou en terre, je pris le bas de sa robe et le baisai avec ferveur. Elle sourit et me dit :

J’étais sûre que tu ne me livrerais pas aux Romains.

Sois sûre aussi que tu ne sortiras de cette maison que par ta libre volonté, dussent cent cohortes y apporter le fer et la flamme. Un jour viendra, et je le sens proche, où je te ramènerai dans les bras de ton père avec dix mille guerriers parises pour escorte et des aigles de légion pour trophées... Mais permets-moi de te faire une question : comment donc te trouvais-tu sur les bords de la Seine, occupée à couper les amarres de mon bateau ?

Rien de plus simple. César, avec dix, légions, poursuit mon peuple d’une guerre d’extermination. Tantôt elles tombent en masse sur nos forces réunies, tantôt elles se séparent, pour suivre les vallées et les gorges, brûlant les villages, tuant jusqu’aux troupeaux, égorgeant même les femmes et les enfants ; car le soldat romain sait qu’on ne peut faire de nous des esclaves ; le captif éburon tue ou se tue ; on n’en veut plus sur les marchés de Rome. Ici, ce sont des populations entières enfumées dans les cavernes oh elles ont cherché un abri. Là, on chasse à l’homme, dans les marais et les fourrés, avec des chiens nourris au sang. Seul, mon père, avec quelques cavaliers fidèles, réussit à dépister les ruses et la férocité des chasseurs. Vingt fois on a cru le cerner dans une enceinte de forêt : toujours l’enceinte s’est trouvée vide. Vingt fois on a apporté une tête à César : ce n’était jamais la tête du véritable Ambiorix. Les Romains sont sur les dents, et alors César, pour reposer un peu ses troupes, a fait appel aux brigands, aux Barbares d’Outre-Rhin, et les a lâchés sur notre pays. Dans une de ces hideuses campagnes, je me suis trouvée séparée de mon père, traquée moi-même comme un loup. Mais j’ai imité le loup ; je me suis retournée contre la ligne des traqueurs, j’ai forcé le cordon et pris du champ. J’avais avec moi une douzaine de cavaliers ; les chevaux sont morts de misère, puis les hommes. Le dernier de mes compagnons a laissé ses os à une journée d’ici, là-bas, derrière cette montagne au sommet de laquelle, la nuit, s’allume un feu, sans doute en l’honneur de Camul. Comment j’ai pu arriver jusqu’à l’endroit où tu m’as vue pour la première fois, je l’ignore moi-même. J’ai choisi les sentiers perdus des forêts, évité les camps et les oppida, voyagé la nuit, dormi le jour dans quelque fourré, vivant des fruits sauvages, des racines et des baies de la forêt.

Comment n’ai-je rencontré ni sentinelle romaine, ni espion latin, ni traître gaulois, c’est par un signe visible de la protection du ciel. Les dieux sans doute ont veillé sur moi, afin qu’Ambiorix, leur fidèle serviteur, ne perdit pas tout en même temps, et son peuple et sa fille. Je me guidais sur les étoiles, j’allais toujours dans la direction du sud-ouest, car j’espérais, ou chez les druides des Carnutes ou chez les vierges des îles de l’Océan, trouver un asile honorable. La Seine m’arrêtait, j’ai trouvé un bateau, c’était le tien. Tes homes m’ont traitée de voleur ; pouvais-je entrer en discussion avec eux ? Auraient-ils cru cette histoire si peu croyable ? Étaient-ils de loyaux Gaulois ou des traîtres vendus aux Romains ? J’ai préféré me taire et les envoyer dans le fleuve. Tu m’as alors chargée sans demander aucune explication : je n’avais qu’à me défendre et à me taire. Tu sais le reste. Tu ne me livreras pas aux Italiens, mais si la présence de la fille d’Ambiorix sous ton toit peut attirer sur lui la foudre romaine, fais-moi conduire au pays des Carnutes.

Je me levai, je saisis sa main droite dans mes deux mains, et, prenant à témoin les dieux, je jurai de la défendre jusqu’à la dernière goutte de mon sang.

Sache bien, lui dis-je, que c’est toi qui es la maîtresse dans cette maison. C’est ma mère qui te reçoit chez elle. Du haut du Cercle de félicité, où par un sacrifice volontaire elle est allée rejoindre son époux héroïque, elle te protégera et te gardera. Ne va pas chercher si loin, en pays inconnus, un asile moins sûr que celui que t’offre cette enceinte de palissades, jusqu’à présent inviolée. Ici tu recevras plus promptement des nouvelles de ton père. Bientôt, j’en suis certain, la trompe d’appel retentira dans cette vallée ; tu nous verras courir aux armes pour venger ta querelle et celle de la Gaule ; tu nous verras combattre et, s’il le faut, mourir pour toi.

Il fut convenu qu’on ne révélerait à personne ni son origine, ni son nom. Elle serait toujours Néhaléna l’Aulerke, venue en ce pays pour y trouver un refuge contre les dangers de la guerre et pour sacrifier sur le tertre de sa parente Éponina.

Afin de la laisser plus libre chez moi, je me fis bâtir dans le village une autre maison. Elle vécut dès lors comme la fille d’un chevalier parise, portant le costume de notre pays, distribuant les tâches aux servantes, surveillant les travaux des champs.

Il me semblait que ma chère Éponina était revenue animer la vieille demeure. Un génie bienfaisant avait ramené le bonheur à la Roche-Grise. Les mânes des ancêtres devaient s’en réjouir, et, quoique l’automne fût avancé et les jours plus courts, c’était un éternel printemps qui me souriait sur nos toits de chaume.

J’évitais d’approcher de la porte de la maison paternelle, et sans cesse je m’y trouvais ramené. Ambioriga ne me fuyait pas, et souvent je la trouvais sur le seuil, en sa longue robe flottante qui faisait valoir son corps jeune et svelte, les longs cheveux blonds épars sur ses épaules, contemplant l’horizon ou regardant d’un rail gai le défilé des animaux qui rentraient du pâturage ou qui s’y rendaient en faisant tinter leurs clochettes de bronze, tandis que sonnait la corne du berger. Ou bien, assise sur le banc de pierre devant la porte, elle fourbissait les glaives et les pointes des lances, éprouvant au contact du fer un plaisir visible. Ou bien on la trouvait aux étables, frappant de sa main blanche sur l’encolure des coursiers, les appelant par leur nom. Les bonnes bêtes hennissaient de contentement, sentant que c’était la main d’un guerrier et que c’était la main d’une femme. Je ne l’ai jamais vue tenir une quenouille.

Les chevaliers et les écuyers la saluaient respectueusement, les paysans s’inclinaient en murmurant des paroles de bon augure. Elle était courtoise pour les uns, bienveillante pour les autres, mais toujours avec l’air imposant d’une reine :

Les dieux nous ont donné une autre Éponina, disaient-ils.

Nous avons passé de longues heures devant la porte de ma maison, a parler des exploits de son père, des malheurs de son peuple et des nôtres, de la revanche prochaine.

Un de mes chevaliers fut, à la chasse, grièvement blessé par un sanglier. Sa cuisse avait été ouverte du genou jusqu’à la hanche. Ambioriga se rendit à la lisière des bois, par un clair de lune, y cueillit des plantes mystérieuses, les broya et les appliqua sur la paie en prononçant une formule magique. Une semaine après, l’homme, qui avait dormi trois jours d’un sommeil enchanté, était debout, demandant si l’on ne retournerait pas bientôt à la chasse. De ce jour, tous se seraient fait tuer pour Néhaléna.

Un soir, comme je passais devant la maison, elle sortit et me prit la main dans sa main droite. Elle était pâle et profondément troublée. Ses yeux, démesurément agrandis, semblaient fixer quelque chose dans la nuit.

Regarde ! me dit elle.

Je ne voyais rien.

Mais hâte-toi donc et mets le glaive au clair... Vois-tu cet homme à la taille gigantesque, couvert d’une peau d’aurochs, qui fuit sur son courrier écumant... Ils sont cinq cents à sa poursuite, les cavaliers au casque bas... Un fleuve immense va l’arrêter, le livrer à eux... Non ! non ! bénie soit Arduina !... D’un dernier bond, il leur échappe... Les flots le reçoivent comme leur enfant chéri, le berçant jusqu’à l’autre rive... Les maudits se sont arrêtés, tout penauds, sondant de leurs lances la profondeur du fleuve...

Elle resta, longtemps ainsi, haletante. Puis elle respira plus librement, et, comme revenant à elle, parut surprise de voir sa, main dans ma main, et enfin sourit :

Ambiorix vient encore d’échapper à un grand péril... Non pas ici, mais là-bas, bien loin, par delà les forêts et les monts, sur la Moselle aux flots clairs... Maintenant, à cette heure, il est en sûreté.

Je compris alors que quelque chose de divin était en elle, que son œil perçait dans la nuit et voyait plus loin que celai des autres mortels.

Un autre jour, je la trouvai qui pleurait.

Tu ne vois donc pas ! me dit-elle. Un grand bûcher aux portes d’une ville très haute... Sur ce bûcher, un homme attaché au poteau... Il a la mine d’un vaillant guerrier, et son costume, tout lacéré, est celui d’un chef gaulois... Parmi ceux qui l’entourent, des légions romaines rangées en bataille et un homme chauve, en manteau rouge... Mais il y a là aussi des guerriers gaulois en armes, des chefs avec le casque aux ailes éployées... N’ont-ils pas honte de porter le collier d’or et des bracelets d’or quand c’est un des leurs qui va mourir ?... L’homme au manteau rouge a levé la main ; des soldats armés de torches s’approchent du bûcher. Ils y mettent le feu... Ah !

Ambioriga tomba évanouie et ne revint à elle que longtemps après.

Je songeais à ce qu’elle m’avait dit.

Je me souvins alors quo César avait convoqué l’assemblée générale des Gaules à Durocortor, ville forte des Rhèmes, afin de juger Accon, l’auteur du soulèvement des Carnutes et des Senones. Cette fois j’avais refusé d’obéir à la convocation.

Mais quel rapport pouvait exister entre cette assemblée et la vision qui avait épouvanté Ambioriga ? Des chefs gaulois assistant, les brais croisés, au supplice d’un des leurs ! Ce n’était point possible. Au péril de leur vie ils l’eussent défendu. Me laisserais je donc émouvoir par le rêve tout éveillé d’une femme !

Quelques jours après, des sénateurs lutétiens, qui revenaient de Durocortor, m’apprirent ce qui s’était passa.

Les Senones avaient été contraints par la terreur de livrer leur chef. César avait exigé qu’il fût jugé par les députés des nations gauloises. Singuliers juges que ceux, qui délibéraient sous les glaives de six légions ! César avait affecté de ne point se mêler du procès, entendant laisser tout l’odieux de la condamnation aux compatriotes de l’accusé. Ils le condamnèrent comme rebelle, complice du meurtre du roi Tasget et fauteur de révoltes. Ils le condamnèrent, espérant que César se contenterait de la sentence et n’irait pas jusqu’à exiger le supplice. Il l’exigea ; mais il ne voulut même pas y employer les verges et la hache de ses licteurs :

C’est vous qui l’avez condamné, dit-il aux juges. A vous de procéder à l’exécution. Il a commis son crime non contre Rome, qui est a l’abri de ses attentats, mais contre la paix de la Gaule. C’est un crime gaulois ; il faut un supplice gaulois. Quel est celui que prescrivent les coutumes de vos ancêtres ?

Ce supplice était celui qu’avait subi autrefois Keltil, roi des Arvernes ; le supplice des traîtres, le supplice ignominieux qui anéantit jusqu’à la dépouille mortelle, ne laissant que des cendres bientôt dispersées par les vents.

Les sénateurs lutéciens étaient honteux, exaspérés de la lâcheté de tous et de la leur :

Cette fois César a passé toutes les bornes. Nous, les juges et les bourreaux des héros de la Gaule ! Que le dieu Kirk, de son souille d’orage, disperse donc la cendre d’Accon et la répande sur toutes les campagnes de la Celtique ! Partout elle suscitera des vengeurs... Frères de la Rivière aux Castors, la patience de Lutèce est à bout. Battez le fer et forger des glaives. Avant que les neiges aient fondu sur le mont de Camul, la Gaule sera libre ou nous serons morts.

Je partageais leur fureur, mais j’admirais de quel don précieux et triste les dieux avaient doté Ambioriga.

L’affection qui grandissait dans mon cœur y était comprimée par le respect. Quand je voyais ses yeux bleus se troubler comme un lac que fait frissonner un vent d’orage, une horreur sacrée envahissait mon âme, pareille à celle qu’on éprouve en approchant d’une enceinte de chênes consacrée à Ézus.