LES PARISES DE LUTÈCE
Les funérailles terminées, je délibérai avec les chefs de la vallée sur la dette de sang que j’avais à exiger des Lutéciens. Il y avait là quarante chevaliers, trois cents écuyers et un millier d’hommes à pied. Tous étaient venus pour rendre les derniers devoirs à Béborix, me saluer comme son successeur et comme leur frère aîné ou leur père. Des bœufs entiers rôtissaient devant les grands feux et la vallée était pleine du bruissement des armes. On tint conseil et l’on jura sur les glaives de tirer des
Lutéciens, s’ils n’offraient pas satisfaction complète, une vengeance dont il
serait parlé dans toute Carmanno partit avec un gros de cavaliers et alla se présenter à la porte de Lutèce qui commande le pont de la rive gauche. Les habitants, effrayés de cette irruption, s’empressèrent de barricader la porte, puis du haut de la palissade, demandèrent ce qu’on leur voulait. Carmanno exposa son message : l’homme qui avait insulté Béborix et celui qui avait porté les mains sur lui devaient être livrés aux parents de la victime, pour qu’ils en fissent à leur volonté ; sinon, la ville serait détruite. Et il remit au gardien de la porte une touffe de poils que j’avais arrachés de ma barbe. Carmanno attendit près d’une heure la réponse, car les
sénateurs s’étaient réunis pour en délibérer. On lui déclara que c’étaient
les gens de C’est tout ce que vous avez à nous dire ? demanda Carmanno. — C’est tout, répondirent les insulaires. — Que les dieux, vengeurs des crimes, jugent donc entre nous ! Il brandit une javeline et la lança contre la massive porte de chêne, dans laquelle, vibrante, elle pénétra d’une longueur de main. Puis il repartit au galop avec ses hommes, faisant trembler le pont de bois sous les sabots de ses chevaux. Quand il fit son rapport à Par Camul ! s’écria Cingétorix, je ne rentrerai chez moi qu’avec huit ou dix de ces grenouilles de marais enfilées dans ma lance, coassant et agitant leurs pattes ! — L’île maudite ! mugit Boïorix, je briserai ses deux ponts, je l’arracherai des racines qui la fixent au fond du fleuve, je la retournerai sens dessus dessous, comme un bouclier, avec ses maisons et ses habitants, où je l’abandonnerai au fil de l’eau. — Je crois qu’on va pouvoir s’amuser, dit tout bas Dumnac, en donnant un grand coup de coude dans les côtes d’Arviragh. Le lendemain matin, sur le flanc oriental du mont Lucotice, trois cent cinquante cavaliers en grand costume de guerre, huit cents piétons armés d’arcs, de frondes, d’épieux, de haches pour couper les bois, de pioches pour déchausser les palissades, de crocs pour arracher les claies d’osier, deux cents bêtes de somme portant des vivres pour trois jours, descendaient vers Lutèce. Dans les champs qui avoisinaient le fleuve, on rencontra des paysans de l’île qui rentraient en toute hâte leurs moissons. On leur donna la chasse ; plusieurs furent tués ou pris, les autres se cachèrent dans les joncs. On mit la torche dans les blés encore sur pied et dans les meules. Une troupe de marchands lutéciens, qui menaient un convoi d’ânes chargés de poteries et d’outres de vin, eut le même sort : on but le vin et on brisa les pots. Quand on arriva en vue de Lutèce, on trouva que le pont avait été retiré. On occupa le reste de la journée à échanger des balles de plomb, des flèches et des malédictions. Nos cavaliers, en courant sur la rive, trouvèrent une douzaine de barques ; ils les ramenèrent, après avoir jeté à l’eau les bateliers. On s’installa pour la nuit en plein champ. Avant que le soleil fut levé, je fis passer dans des barques trois cents piétons ; j’en pris le commandement, après avoir laissé celui du campement à Cingétorix. Aussitôt débarqués sur l’autre rive, nous courûmes au grand pont : les Lutéciens étaient déjà en train de le défaire ; ils ne purent achever leur travail que sous une grêle de projectiles, dont beaucoup furent blessés grièvement. Lutèce avait maintenant pour fossés les deux bras du fleuve, et avec nos barques nous ne pouvions arriver aux palissades en assez grande masse pour leur donner assaut. Durant cette journée, nous battîmes les deux rives ; quand des voyageurs ou des marchands se présentaient pour entrer dans la ville, si c’étaient des étrangers, on les forçait à rebrousser chemin, si c’étaient des insulaires, on tombait dessus à coups de lance et à coups de latte. Nous arrêtions de même tous les arrivages, en amont et en aval de l’île. Nous prîmes toutes les barques lutéciennes, nous détruisîmes toutes les pêcheries. Une nuit, on fit une tentative pour incendier les palissades avec des torches cachées dans de grands pots. Elle échoua, et nous perdîmes quelques hommes. Une autre nuit, comme il faisait très sombre, on s’embarqua en aussi grand nombre que les bateaux pouvaient nous contenir, et ramant très doucement pour ne pas donner l’éveil, on aborda au pied des palissades, et l’on commença à les déchausser à coups de pioche, à les abattre à coups de hache. Aussitôt des lumières coururent dans toute la ville, les Lutéciens arrivèrent en foule et l’on dut se retirer sous une grêle de traits. Cependant ils souffraient beaucoup, car le commerce était entièrement interrompu, et les vivres leur manquaient. Au matin du quatrième jour, une barque se détacha de l’île, avec deux rameurs et un barde couronné de verdure et tenant sa harpe. C’était un ambassadeur, et sa personne était sacrée pour nous. Arrivé à portée de la voix, il nous cria : Gens de — Accordé ! répondis-je. Dans deux heures. Le barde retourna vers file. Je me hâtai de rappeler ceux de mes gens qui étaient sur la rive droite. Tous ensemble, nous nous retrouvâmes sur la rive gauche, et l’on rétrograda vers les pentes du mont Lucotice, afin de laisser aux Lutéciens le temps de passer leur pont et de se déployer en plaine. Je me plaçai au centre avec les guerriers et les paysans
de Nous vîmes les Lutéciens ouvrir leur porte du sud, replacer les madriers du petit pont sur les pilotis, puis, précédés de cors et de trompes qui sonnaient, s’allonger en colonne serrée. Quand ils furent à trois cents pas de nous, ils se déployèrent en ligne. Ils n’avaient point de cavalerie, et leurs sénateurs mêmes étaient à pied, car leurs administrés n’eussent pas permis qu’il en fût autrement. Ces guerriers au teint pâle marchaient vraiment en bon ordre, d’un pas rythmé par leur musique, bien armés et bien équipés, avec la contenance d’hommes résolus. Je vis bien que mes ambactes éprouvaient quelque émotion à se retrouver en face d’hommes avec qui on avait échangé tant de gais propos autour des tables, et avec qui maintenant il s’agissait de se couper la gorge. Nos paysans reconnaissaient des citadins dont ils avaient maintes fois empoché les pièces d’argent en échange de leurs moutons, après qu’on s’était topé dans la main et qu’on avait vidé quelques pintes de bon vin. Moi-même, je détournais les freux quand, dans les rangs ennemis, je reconnaissais des visages d’hôtes et amis, comme le sénateur Verjugodumno qui avait tant de fois dormi sous le toit de mon père, qui jamais n’était venu chez nous qu’avec de petits cadeaux pour l’enfant de la maison et qui, à Lutèce même, m’avait toujours accueilli et traité comme un fils. Il y en avait parmi les nôtres qui avaient leur fille mariée dans l’île et songeaient qu’ils allaient peut-être la rendre veuve et ses enfants orphelins. Mais l’honneur était en jeu et le sang de mon père criait vengeance. Tout de suite, de part et d’autre, on fit passer en avant les gens armés de frondes et d’arcs. Puis un grand cri s’éleva dans les deux armées ; nos cavaliers rassemblèrent leurs coursiers dans leur main pour charger ; les deux lignes de piétons commencèrent à marquer le pas, les épieux et les lances baissés. Tout à coup, sur notre droite, entre les deux armées, s’élança du bois du Lucotice un grand vieillard en robe blanche bordée de pourpre, couronné de branches de chêne. Derrière lui se hâtait un cortège de druides portant le même costume, et de bardes avec les harpes dans les mains. Sous les flèches qui sifflaient et les balles de plomb qui ronflaient, le vieillard se précipita, les deux bras étendus, et cria d’une voix tonnante : Arrêtez ! Sans que nul des chefs eût fait un commandement, les deux armées suspendirent leur élan. Les lances baissées se relevèrent, les bras tendus pour lancer les javelines hésitèrent, et les chevaux, sentant l’à-coup du mors, se cabrèrent. Le vieillard s’avança jusqu’au centre des deux armées, regarda tour à tour les chefs, et, croisant ses bras sur sa poitrine, s’écria : Encore du sang gaulois qui va
couler ! Pourquoi ? Quelle fureur vous jette donc les uns contre les autres,
fils de la même terre, qui buvez, aux mêmes sources, qui parlez la même
langue, et qui dans les visages de vos ennemis reconnaissez vos propres
traits ?... Vous ne trouvez pas que Des cris de douleur et d’indignation éclatèrent dans les deux armées. Qui donc n’avait entendu parler de Dumnorix, le seul Édue en faveur duquel on fit un peu grâce à sa nation de traîtres ? Le druide continua : Vous, Parises de l’île et
Parises de — Ce sont les Lutéciens qui
nous ont empêchés de courir au secours des Bolgs ! crièrent les
hommes de — Ce sont les Castors qui ont refusé d’aller aider les Lexoves ! protestèrent les gens de l’île. — Vous êtes tous coupables,
également coupables, interrompit le vieillard. Il n’y a chez vous du fer et du courage que pour vos
luttes fratricides. Vous n’avez même pas ce que la bonne nature a départi aux
brutes : l’instinct de la conservation, car le loup n’attend pas qu’on vienne
le pousser du pied dans son repaire pour s’en élancer sur qui le menace. Vous
n’avez même pas ce qu’ont les bêtes privées de raison : l’instinct de la
solidarité, car l’auroch s’arrête dans sa fuite pour revenir sur le chasseur
qui s’attaque aux aurochs de sa bande. Qu’attendiez-vous donc ? Que les dieux
prissent eux-mêmes la peine de vous délivrer de César ? Quand il a franchi
l’Océan ou le Rhin, vous avez bien cru que le fleuve le garderait, que la mer
l’engloutirait, et vous vous êtes rassurés. Mais voilà qu’il est revenu de l’île
de Bretagne, et qu’après y être retourné une seconde fois il en est encore revenu,
vainqueur du brave Cassivellaun et de ses chars de guerre, enrichi des
dépouilles de vos frères d’outre-mer, ramenant avec lui de nouvelles bandes
de captifs. Il est revenu, vous dis-je ! Il prépare d’autres attentats.
Les Bolgs le gênaient dans ses desseins contre vous ; l’Éburon Ambiorix, le
Trévire Induciomar, en prenant tout à coup les armes, ont éloigné un moment
dé vos têtes l’orage prêt à fondre sur vous. César a couru chez eux ; il leur
fait, dans les Ardennes, sur A mesure qu’il parlait, les chefs et les soldats des deux armées s’étaient rapprochés de lui. Insulaires et Castors se mêlaient, sans plus songer à se mettre en garde les uns contre les autres. Ils semblaient suspendus à ses lèvres comme on se représente suspendus aux lèvres d’Ogma par des chaînes d’or les mortels que charme son éloquence. Sous l’aiguillon des paroles amères, on les voyait frémir, courber de honte leurs têtes, ou de douleur tordre leurs bras. Les prédictions du druide les épouvantaient, comme des malédictions sacrées dont chaque mot, par soi-même, a une vertu funeste. A cette menace que leurs femmes et leurs enfants seraient traînés en esclavage, ils élevèrent les mains vers lui et s’écrièrent suppliants : Tais-toi, père, tes paroles nous porteraient malheur. — Eh ! de quelles paroles
assez terribles se servir pour se faire entendre à des sourds ?... Vous
n’avez donc pas d’oreilles pour écouter, pas d’yeux pour voir ? Regardez donc
ces gens d’Italie qui viennent chez vous sous prétexte de trafic, vous
apportant les vins qui enivrent et les vices qui corrompent. Ils savent que
votre chute est prochaine, et ils calculent le profit qu’ils en peuvent
tirer. Ils notent les meilleures terres que César leur donnera. Ils formeront
chez vous des colonies pareilles à celles qui ont ruiné les Gaulois de J’essayai alors de lui expliquer le juste motif de mon courroux, mais les sénateurs lutéciens se mirent à parler tous à la fois pour s’excuser. Le grand vieillard nous écarta de la main, et reprit : Je sais tout... Je ne vous
demanderai qu’une chose : Voulez-vous continuer à vous déchirer comme des
bêtes enragées, ou vous unir pour le salut du pays ? Êtes-vous décidés à
oublier vos injures particulières pour ne songer qu’à venger l’injure commune
? Êtes-vous des Gaulois, ou des gladiateurs enrôlés d’avance par César pour
le plaisir de la canaille romaine ? — Père, lui fut-il répondu de toutes parts, dis-nous ce que nous devons faire, et nous t’obéirons. — Vous m’acceptez comme arbitre ? Je consens à juger entre vous, mais souvenez-vous que quiconque osera résister à ma sentence, les dieux le châtieront ! Il se recueillit un instant et, d’une voix grave et lente, prononça ces mots : Le sang du glorieux chef Béborix a été versa par une main criminelle... Il y a deux principaux coupables : celui qui a fait la première insulte et celui qui a porté le coup mortel ; mais ce sang a rejailli sur la cité tout entière, par l’impunité accordée à ces malfaiteurs. J’ordonne que l’homme qui a dessiné l’injurieuse image et celui qui leva l’épieu sur le noble défenseur du pays soient bannis de Lutèce et qu’ils n’y puissent rentrer sous peine de la vie. Pour le prix du sang, le sénat livrera au fils de la victime douze casques de bronze, douze boucliers et douze glaives de bon acier. Vénestos mettra en liberté, sans rançon, tous les prisonniers qu’il a enlevés aux Lutéciens. Comme lui aussi s’est souillé de sang fraternel, il donnera douze bœufs blancs, de deux ans, qui n’aient point subi le joug, sans défaut et sans tache. Ils seront immolés dans l’enceinte sacrée du mont Lucotice, en un sacrifice solennel à Bélisana, et tous les combattants des deux armées y prendront part, afin de se purifier par l’aspersion du sang. J’ai dit. A peine eut-il parlé que tous les Lutéciens, levant leur main droite vers le ciel, crièrent ensemble : Qu’il soit ainsi ! qu’il
soit ainsi ! Comme je me taisais, pensant à mon père assassiné, impuissant à dompter mon ressentiment, le druide se tourna vers moi, me fixa de ses yeux sévères et me dit à mi-voix : Penses-tu, Vénestos, que c’est dans du sang gaulois que ton père, qui trône avec ta sainte mère au Cercle de félicité, souhaiterait te voir laver son injure ?... Je baissai la tête, puis je dis à haute voix : Qu’il soit ainsi ! De cette façon se termina ma guerre contre les Parises de Lutèce. Les sénateurs me prièrent d’envoyer quelques cavaliers pour assister au châtiment des coupables. Je chargeai de ce soin Carmanno, escorté de Dumnac et d’Arviragh. Ils entrèrent dans la ville, et, en leur présence, on fit sortir par la porte du nord les deux condamnés. L’homme que paie le sénat pour exécuter les criminels, et dont le contact même est infamant, poussa devant lui les deux scélérats jusqu’au bout du grand pont. Là il les informa que, s’ils osaient le repasser, ils seraient brûlés vifs ; puis, prononçant la formule consacrée du bannissement, il administra à chacun d’eux un vigoureux coup de pied dans les reins. Ils s’éloignèrent au milieu des malédictions et des huées du peuple. Les sénateurs retinrent nos cavaliers pour leur faire fête et leur présentèrent du vin dans la coupe d’honneur. J’ai su que le soir, dans les carrefours, tous les bardes de la ville chantèrent les exploits de mon père et la magnanimité de son fils. |