L’ANNEAU DE CÉSAR - Souvenirs d’un soldat de Vercingétorix

 

LES PARISES DE LUTÈCE

CHAPITRE XII — La guerre entre Lutèce et la Rivière.

 

 

Les funérailles terminées, je délibérai avec les chefs de la vallée sur la dette de sang que j’avais à exiger des Lutéciens. Il y avait là quarante chevaliers, trois cents écuyers et un millier d’hommes à pied. Tous étaient venus pour rendre les derniers devoirs à Béborix, me saluer comme son successeur et comme leur frère aîné ou leur père. Des bœufs entiers rôtissaient devant les grands feux et la vallée était pleine du bruissement des armes.

On tint conseil et l’on jura sur les glaives de tirer des Lutéciens, s’ils n’offraient pas satisfaction complète, une vengeance dont il serait parlé dans toute la Gaule.

Carmanno partit avec un gros de cavaliers et alla se présenter à la porte de Lutèce qui commande le pont de la rive gauche. Les habitants, effrayés de cette irruption, s’empressèrent de barricader la porte, puis du haut de la palissade, demandèrent ce qu’on leur voulait. Carmanno exposa son message : l’homme qui avait insulté Béborix et celui qui avait porté les mains sur lui devaient être livrés aux parents de la victime, pour qu’ils en fissent à leur volonté ; sinon, la ville serait détruite. Et il remit au gardien de la porte une touffe de poils que j’avais arrachés de ma barbe.

Carmanno attendit près d’une heure la réponse, car les sénateurs s’étaient réunis pour en délibérer. On lui déclara que c’étaient les gens de la Roche-Grise qui avaient commencé le tumulte en assommant un des citoyens ; qu’ils avaient ensuite blessé et estropié beaucoup d’habitants inoffensifs ; que la mort de Béborix était un malheur, mais que, dans le désordre et l’obscurité, il n’avait pas été possible de savoir qui l’avait frappé ; que les notables avaient fait tous leurs efforts pour arrêter le carnage ; qu’il n’y avait, par conséquent, ni satisfaction ni compensation à donner, et qu’on serait plutôt en droit d’en exiger des gens de la Rivière ; que les Lutéciens souhaitaient vivre en bonne amitié avec leurs voisins, mais qu’ils ne craignaient aucun ennemi et ne se laissaient pas effrayer par les fanfaronnades, leurs guerriers étant nombreux et braves, et leurs palissades solides.

C’est tout ce que vous avez à nous dire ? demanda Carmanno.

C’est tout, répondirent les insulaires.

Que les dieux, vengeurs des crimes, jugent donc entre nous !

Il brandit une javeline et la lança contre la massive porte de chêne, dans laquelle, vibrante, elle pénétra d’une longueur de main.

Puis il repartit au galop avec ses hommes, faisant trembler le pont de bois sous les sabots de ses chevaux.

Quand il fit son rapport à la Roche-Grise, les guerriers assemblés poussèrent un grand cri de colère.

Par Camul ! s’écria Cingétorix, je ne rentrerai chez moi qu’avec huit ou dix de ces grenouilles de marais enfilées dans ma lance, coassant et agitant leurs pattes !

L’île maudite ! mugit Boïorix, je briserai ses deux ponts, je l’arracherai des racines qui la fixent au fond du fleuve, je la retournerai sens dessus dessous, comme un bouclier, avec ses maisons et ses habitants, où je l’abandonnerai au fil de l’eau.

Je crois qu’on va pouvoir s’amuser, dit tout bas Dumnac, en donnant un grand coup de coude dans les côtes d’Arviragh.

Le lendemain matin, sur le flanc oriental du mont Lucotice, trois cent cinquante cavaliers en grand costume de guerre, huit cents piétons armés d’arcs, de frondes, d’épieux, de haches pour couper les bois, de pioches pour déchausser les palissades, de crocs pour arracher les claies d’osier, deux cents bêtes de somme portant des vivres pour trois jours, descendaient vers Lutèce.

Dans les champs qui avoisinaient le fleuve, on rencontra des paysans de l’île qui rentraient en toute hâte leurs moissons. On leur donna la chasse ; plusieurs furent tués ou pris, les autres se cachèrent dans les joncs. On mit la torche dans les blés encore sur pied et dans les meules.

Une troupe de marchands lutéciens, qui menaient un convoi d’ânes chargés de poteries et d’outres de vin, eut le même sort : on but le vin et on brisa les pots.

Quand on arriva en vue de Lutèce, on trouva que le pont avait été retiré. On occupa le reste de la journée à échanger des balles de plomb, des flèches et des malédictions. Nos cavaliers, en courant sur la rive, trouvèrent une douzaine de barques ; ils les ramenèrent, après avoir jeté à l’eau les bateliers. On s’installa pour la nuit en plein champ.

Avant que le soleil fut levé, je fis passer dans des barques trois cents piétons ; j’en pris le commandement, après avoir laissé celui du campement à Cingétorix. Aussitôt débarqués sur l’autre rive, nous courûmes au grand pont : les Lutéciens étaient déjà en train de le défaire ; ils ne purent achever leur travail que sous une grêle de projectiles, dont beaucoup furent blessés grièvement. Lutèce avait maintenant pour fossés les deux bras du fleuve, et avec nos barques nous ne pouvions arriver aux palissades en assez grande masse pour leur donner assaut.

Durant cette journée, nous battîmes les deux rives ; quand des voyageurs ou des marchands se présentaient pour entrer dans la ville, si c’étaient des étrangers, on les forçait à rebrousser chemin, si c’étaient des insulaires, on tombait dessus à coups de lance et à coups de latte.

Nous arrêtions de même tous les arrivages, en amont et en aval de l’île. Nous prîmes toutes les barques lutéciennes, nous détruisîmes toutes les pêcheries.

Une nuit, on fit une tentative pour incendier les palissades avec des torches cachées dans de grands pots. Elle échoua, et nous perdîmes quelques hommes. Une autre nuit, comme il faisait très sombre, on s’embarqua en aussi grand nombre que les bateaux pouvaient nous contenir, et ramant très doucement pour ne pas donner l’éveil, on aborda au pied des palissades, et l’on commença à les déchausser à coups de pioche, à les abattre à coups de hache. Aussitôt des lumières coururent dans toute la ville, les Lutéciens arrivèrent en foule et l’on dut se retirer sous une grêle de traits.

Cependant ils souffraient beaucoup, car le commerce était entièrement interrompu, et les vivres leur manquaient.

Au matin du quatrième jour, une barque se détacha de l’île, avec deux rameurs et un barde couronné de verdure et tenant sa harpe. C’était un ambassadeur, et sa personne était sacrée pour nous.

Arrivé à portée de la voix, il nous cria :

Gens de la Roche-Grise ! Les anciens du sénat de Lutèce vous font dire qu’il n’est point convenable à des guerriers comme vous de se musser dans les roseaux des marais pour surprendre des gens inoffensifs. Si vous avez une querelle à vider avec eux, ils vous proposent une rencontre en rase campagne, dans les champs qui s’étendent au pied du Lucotice. Ils demandent que vous ne les empêchiez pas de rétablir le petit pont et que vous ne vous opposiez pas au passage des guerriers. Dans deux heures, nous pouvons nous rencontrer face à face, et les dieux décideront entre nous.

Accordé ! répondis-je. Dans deux heures.

Le barde retourna vers file.

Je me hâtai de rappeler ceux de mes gens qui étaient sur la rive droite. Tous ensemble, nous nous retrouvâmes sur la rive gauche, et l’on rétrograda vers les pentes du mont Lucotice, afin de laisser aux Lutéciens le temps de passer leur pont et de se déployer en plaine.

Je me plaçai au centre avec les guerriers et les paysans de la Roche-Grise. Cingétorix prit la droite avec Boïorix et tous les hommes de la haute Rivière. Carmanno commanda la gauche, avec tous les contingents venus des vallons de l’ouest.

Nous vîmes les Lutéciens ouvrir leur porte du sud, replacer les madriers du petit pont sur les pilotis, puis, précédés de cors et de trompes qui sonnaient, s’allonger en colonne serrée.

Quand ils furent à trois cents pas de nous, ils se déployèrent en ligne. Ils n’avaient point de cavalerie, et leurs sénateurs mêmes étaient à pied, car leurs administrés n’eussent pas permis qu’il en fût autrement.

Ces guerriers au teint pâle marchaient vraiment en bon ordre, d’un pas rythmé par leur musique, bien armés et bien équipés, avec la contenance d’hommes résolus.

Je vis bien que mes ambactes éprouvaient quelque émotion à se retrouver en face d’hommes avec qui on avait échangé tant de gais propos autour des tables, et avec qui maintenant il s’agissait de se couper la gorge. Nos paysans reconnaissaient des citadins dont ils avaient maintes fois empoché les pièces d’argent en échange de leurs moutons, après qu’on s’était topé dans la main et qu’on avait vidé quelques pintes de bon vin.

Moi-même, je détournais les freux quand, dans les rangs ennemis, je reconnaissais des visages d’hôtes et amis, comme le sénateur Verjugodumno qui avait tant de fois dormi sous le toit de mon père, qui jamais n’était venu chez nous qu’avec de petits cadeaux pour l’enfant de la maison et qui, à Lutèce même, m’avait toujours accueilli et traité comme un fils.

Il y en avait parmi les nôtres qui avaient leur fille mariée dans l’île et songeaient qu’ils allaient peut-être la rendre veuve et ses enfants orphelins.

Mais l’honneur était en jeu et le sang de mon père criait vengeance.

Tout de suite, de part et d’autre, on fit passer en avant les gens armés de frondes et d’arcs. Puis un grand cri s’éleva dans les deux armées ; nos cavaliers rassemblèrent leurs coursiers dans leur main pour charger ; les deux lignes de piétons commencèrent à marquer le pas, les épieux et les lances baissés.

Tout à coup, sur notre droite, entre les deux armées, s’élança du bois du Lucotice un grand vieillard en robe blanche bordée de pourpre, couronné de branches de chêne. Derrière lui se hâtait un cortège de druides portant le même costume, et de bardes avec les harpes dans les mains.

Sous les flèches qui sifflaient et les balles de plomb qui ronflaient, le vieillard se précipita, les deux bras étendus, et cria d’une voix tonnante :

Arrêtez !

Sans que nul des chefs eût fait un commandement, les deux armées suspendirent leur élan. Les lances baissées se relevèrent, les bras tendus pour lancer les javelines hésitèrent, et les chevaux, sentant l’à-coup du mors, se cabrèrent.

Le vieillard s’avança jusqu’au centre des deux armées, regarda tour à tour les chefs, et, croisant ses bras sur sa poitrine, s’écria :

Encore du sang gaulois qui va couler ! Pourquoi ? Quelle fureur vous jette donc les uns contre les autres, fils de la même terre, qui buvez, aux mêmes sources, qui parlez la même langue, et qui dans les visages de vos ennemis reconnaissez vos propres traits ?... Vous ne trouvez pas que la Gaule soit assez déchirée par le conquérant étranger, par le Germain, par le Latin ? Il faut que vous portiez aussi vos ongles sur le sein maternel. Alors, cent mille Helvètes noyés dans les flots du, Rhône ou morts de faim dans les défilés du Jura, soixante mille Nerviens égorgés sur les bords de la Sambre, cinquante-cinq mille Aduatiks vendus aux enchères, toute la nation vénète engloutie dans la mer ou jetée sur les marchés d’esclaves, les peuples de la basse Seine décimés, les six cents ambactes des Sontiates tués sur le cadavre dé leur roi, tout cela ne vous suffit pas ? Vous n’avez pas de larmes pour tant de milliers de femmes et d’enfants gaulois livrés à toutes les hontes de l’esclavage, pour tant de vaillants chefs succombant sous le fer et la trahison de l’ennemi, pour Boduognat le Nervien, pour Viridorix l’Unelle, pour Adiatun le Sontiate, pour cette élite des marins et des guerriers d’Armorique, dont la Gaule ne nourrira pas de longtemps les pareils ?... Vous voulez d’autres victimes. Eh bien, apprenez que César vient de faire assassiner Dumnorix l’Édue, le seul peut-être qui fût un homme dans cette nation dégénérée. Oui, il l’a fait cerner et sabrer par ses cavaliers parce qu’il refusait de passer la mer avec son contingent, parce qu’il ne voulait point porter le fer chez les Britons de la Grande-Ile, vos frères aussi, d’origine et de langage, parce qu’il avait horreur de tremper une épée gauloise dans le sang celtique, parce qu’il avait osé invoquer la qualité d’homme libre et de citoyen d’un peuple libre.

Des cris de douleur et d’indignation éclatèrent dans les deux armées. Qui donc n’avait entendu parler de Dumnorix, le seul Édue en faveur duquel on fit un peu grâce à sa nation de traîtres ?

Le druide continua :

Vous, Parises de l’île et Parises de la Rivière ; vous avez gardé vos glaives au fourreau quand César, autour de vous, à l’est, au nord, à l’ouest, versait comme de l’eau claire le sang de vos frères. Vous n’avez pris les armes ni pour les Bolgs, qui vous sollicitaient par ambassadeurs, ni pour les Unelles, qui vous suppliaient en embrassant vos genoux, ni pour les Armoricains, qui mouraient en vous maudissant. Les bras croisés, vous avez regardé passer les longues files de captives gauloises, qui sont vos mères et vos sœurs, pendant que le fouet traçait de rouges sillons sur leurs épaules...

Ce sont les Lutéciens qui nous ont empêchés de courir au secours des Bolgs ! crièrent les hommes de la Rivière.

Ce sont les Castors qui ont refusé d’aller aider les Lexoves ! protestèrent les gens de l’île.

Vous êtes tous coupables, également coupables, interrompit le vieillard. Il n’y a chez vous du fer et du courage que pour vos luttes fratricides. Vous n’avez même pas ce que la bonne nature a départi aux brutes : l’instinct de la conservation, car le loup n’attend pas qu’on vienne le pousser du pied dans son repaire pour s’en élancer sur qui le menace. Vous n’avez même pas ce qu’ont les bêtes privées de raison : l’instinct de la solidarité, car l’auroch s’arrête dans sa fuite pour revenir sur le chasseur qui s’attaque aux aurochs de sa bande. Qu’attendiez-vous donc ? Que les dieux prissent eux-mêmes la peine de vous délivrer de César ? Quand il a franchi l’Océan ou le Rhin, vous avez bien cru que le fleuve le garderait, que la mer l’engloutirait, et vous vous êtes rassurés. Mais voilà qu’il est revenu de l’île de Bretagne, et qu’après y être retourné une seconde fois il en est encore revenu, vainqueur du brave Cassivellaun et de ses chars de guerre, enrichi des dépouilles de vos frères d’outre-mer, ramenant avec lui de nouvelles bandes de captifs. Il est revenu, vous dis-je ! Il prépare d’autres attentats. Les Bolgs le gênaient dans ses desseins contre vous ; l’Éburon Ambiorix, le Trévire Induciomar, en prenant tout à coup les armes, ont éloigné un moment dé vos têtes l’orage prêt à fondre sur vous. César a couru chez eux ; il leur fait, dans les Ardennes, sur la Meuse et sur la Moselle, une guerre d’extermination... Laissez écraser ceux-là, comme vous avez laissé écraser tous les autres, et votre destinée sera proche : Avancez-la encore en tournant vos armes les uns contre les autres. César peut bien vous laisser quelques jours en paix : vous faites son œuvre. Il peut attendre, puisque vous, gens de la Rivière, vous ne savez que passer les jours à chasser et à boire, puisque vous, gens de l’île, vous ne savez que demander ce qu’il y a de nouveau, et qu’enfin tous, vous vous haïssez plus entre vous que vous ne détestez l’ennemi commun. Vous aurez le sort de tous ces peuples gaulois, dont les mis par orgueil se présentent seuls au combat, tandis que les autres, par jalousie ou couardise, les regardent mourir, ou même fournissent à l’ennemi des contingents. Quand on songe que s’ils avaient consenti à oublier leurs haines, à se donner la main, à se jeter tous ensemble sur cette poignée d’idolâtres, les légions auraient été balayées du sol celtique, César aurait été réduit à repasser les Alpes en fugitif, et Rome aurait tremblé comme autrefois sous l’épouvante des tumultes gaulois ! Mais parce que vous méprisez les dieux, parce que vous oubliez que Teutatès est le père commun de vos nations, vous serez livrés l’un après l’autre à l’ennemi ; oui, l’un après l’autre, vous verrez flamber vos villes, crouler vos oppida, des mains rapaces vider vos cachettes pour payer les dettes de César, et, sous le fouet des maquignons romains, se traîner vos femmes et vos enfants...

A mesure qu’il parlait, les chefs et les soldats des deux armées s’étaient rapprochés de lui. Insulaires et Castors se mêlaient, sans plus songer à se mettre en garde les uns contre les autres. Ils semblaient suspendus à ses lèvres comme on se représente suspendus aux lèvres d’Ogma par des chaînes d’or les mortels que charme son éloquence.

Sous l’aiguillon des paroles amères, on les voyait frémir, courber de honte leurs têtes, ou de douleur tordre leurs bras. Les prédictions du druide les épouvantaient, comme des malédictions sacrées dont chaque mot, par soi-même, a une vertu funeste.

A cette menace que leurs femmes et leurs enfants seraient traînés en esclavage, ils élevèrent les mains vers lui et s’écrièrent suppliants :

Tais-toi, père, tes paroles nous porteraient malheur.

Eh ! de quelles paroles assez terribles se servir pour se faire entendre à des sourds ?... Vous n’avez donc pas d’oreilles pour écouter, pas d’yeux pour voir ? Regardez donc ces gens d’Italie qui viennent chez vous sous prétexte de trafic, vous apportant les vins qui enivrent et les vices qui corrompent. Ils savent que votre chute est prochaine, et ils calculent le profit qu’ils en peuvent tirer. Ils notent les meilleures terres que César leur donnera. Ils formeront chez vous des colonies pareilles à celles qui ont ruiné les Gaulois de la Province. Où prospèrent aujourd’hui des nations entières, il n’y aura plus place que pour dix propriétaires romains. De vos paysans on fera des serfs, qui travailleront sous le fouet ; de vos guerriers, des mercenaires qu’un centurion mènera à coups de verges ; de vos femmes, des servantes pour les matrones romaines. La cognée s’abattra sur les chênes séculaires de vos enceintes sacrées. Vos autels ruisselleront du sang de vos druides et de vos bardes. Au lieu du Dieu vivant, ce qu’on adorera dans les villes nouvelles, ce seront des idoles de pierre et de marbre, des statues de brigands romains... Regardez-les, dans vos villes et dans vos villages, rôder ces maquignons d’Italie. Ils te soupèsent et t’évaluent du coin de l’œil, toi, Boïorix ; et calculent ce qu’un esclave de ta taille et de ta force, attelé aux meules, pourrait moudre de blé en un jour. Et toi aussi, Dumnac, et toi, Arviragh, ils supputent ce qu’on vendrait bien une paire de hardis gladiateurs comme vous, qui s’entr’égorgeraient si bravement sous les yeux du peuple roi ! Et vous aussi, gens de Lutèce, qui, les fers aux pieds dans l’ergastule, travaillerez à sertir des bijoux, ou qui, dans la maison, serez des serviteurs spirituels, si ingénieux à charmer l’ennui d’un maître, si patients à souffrir ses boutades et ses soufflets... Cette destinée, c’est vous-mêmes qui l’aurez tissée pour vous. Et ce sera le juste châtiment de vos iniquités, de vos sacrilèges, de vos guerres impies...

J’essayai alors de lui expliquer le juste motif de mon courroux, mais les sénateurs lutéciens se mirent à parler tous à la fois pour s’excuser.

Le grand vieillard nous écarta de la main, et reprit :

Je sais tout... Je ne vous demanderai qu’une chose : Voulez-vous continuer à vous déchirer comme des bêtes enragées, ou vous unir pour le salut du pays ? Êtes-vous décidés à oublier vos injures particulières pour ne songer qu’à venger l’injure commune ? Êtes-vous des Gaulois, ou des gladiateurs enrôlés d’avance par César pour le plaisir de la canaille romaine ?

Père, lui fut-il répondu de toutes parts, dis-nous ce que nous devons faire, et nous t’obéirons.

Vous m’acceptez comme arbitre ? Je consens à juger entre vous, mais souvenez-vous que quiconque osera résister à ma sentence, les dieux le châtieront !

Il se recueillit un instant et, d’une voix grave et lente, prononça ces mots :

Le sang du glorieux chef Béborix a été versa par une main criminelle... Il y a deux principaux coupables : celui qui a fait la première insulte et celui qui a porté le coup mortel ; mais ce sang a rejailli sur la cité tout entière, par l’impunité accordée à ces malfaiteurs. J’ordonne que l’homme qui a dessiné l’injurieuse image et celui qui leva l’épieu sur le noble défenseur du pays soient bannis de Lutèce et qu’ils n’y puissent rentrer sous peine de la vie. Pour le prix du sang, le sénat livrera au fils de la victime douze casques de bronze, douze boucliers et douze glaives de bon acier. Vénestos mettra en liberté, sans rançon, tous les prisonniers qu’il a enlevés aux Lutéciens. Comme lui aussi s’est souillé de sang fraternel, il donnera douze bœufs blancs, de deux ans, qui n’aient point subi le joug, sans défaut et sans tache. Ils seront immolés dans l’enceinte sacrée du mont Lucotice, en un sacrifice solennel à Bélisana, et tous les combattants des deux armées y prendront part, afin de se purifier par l’aspersion du sang. J’ai dit.

A peine eut-il parlé que tous les Lutéciens, levant leur main droite vers le ciel, crièrent ensemble :

Qu’il soit ainsi ! qu’il soit ainsi !

Comme je me taisais, pensant à mon père assassiné, impuissant à dompter mon ressentiment, le druide se tourna vers moi, me fixa de ses yeux sévères et me dit à mi-voix :

Penses-tu, Vénestos, que c’est dans du sang gaulois que ton père, qui trône avec ta sainte mère au Cercle de félicité, souhaiterait te voir laver son injure ?...

Je baissai la tête, puis je dis à haute voix :

Qu’il soit ainsi !

De cette façon se termina ma guerre contre les Parises de Lutèce.

Les sénateurs me prièrent d’envoyer quelques cavaliers pour assister au châtiment des coupables. Je chargeai de ce soin Carmanno, escorté de Dumnac et d’Arviragh. Ils entrèrent dans la ville, et, en leur présence, on fit sortir par la porte du nord les deux condamnés.

L’homme que paie le sénat pour exécuter les criminels, et dont le contact même est infamant, poussa devant lui les deux scélérats jusqu’au bout du grand pont. Là il les informa que, s’ils osaient le repasser, ils seraient brûlés vifs ; puis, prononçant la formule consacrée du bannissement, il administra à chacun d’eux un vigoureux coup de pied dans les reins. Ils s’éloignèrent au milieu des malédictions et des huées du peuple.

Les sénateurs retinrent nos cavaliers pour leur faire fête et leur présentèrent du vin dans la coupe d’honneur. J’ai su que le soir, dans les carrefours, tous les bardes de la ville chantèrent les exploits de mon père et la magnanimité de son fils.